la machine Hamlet - La communauté inavouable

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Hamlet-machine (virus) de Heiner Müller
mise en scène de Clyde Chabot
Analyses de Clyde Chabot, Jean-Yves Coquelin, Marie-Madeleine Mervant-Roux,
Eric Vautrin
Et des éclats de Paola Piacentini, Marina Cavouriari, Eleftheria Komi et Nathalie Toulouse
Hamlet-machine de Heiner Müller est un texte limite par sa forme chaotique et condensée. Il
sonde la crise de l’individu après la chute des idéologies et la fin du communisme. Trois
strates de sens s’entremêlent intimement : l’histoire du Xxe siècle, celle du théâtre et la
biographie de Heiner Müller.
Je propose aux spectateurs non pas d’assister à une représentation mais de faire l’expérience
concrète de sa polysémie et de son caractère rhizomatique en s’impliquant personnellement.
Situés dans l’espace scénique, comme les acteurs et les techniciens, les spectateurs sont
invités à intervenir à trois positions d’activité : écrire à l’intérieur du texte de la pièce qui est
retranscrite sur un ordinateur vidéoprojeté, diffuser des CD et utiliser une caméra diffusée sur
un second écran. Ils sont libres d’occuper une position d’observation ou d’action. Leurs
propositions sont répercutées par l’équipe artistique : deux acteurs, une danseuse, un vidéaste,
un musicien, un informaticien. Le sens se réinvente chaque soir en fonction du contexte
littéraire, musical et visuel que les spectateurs proposent. Ils sont les protagonistes à part
entière du processus de création.
Je travaille sur cette pièce de Heiner Müller depuis 2000. Cette création a donné lieu à trois
étapes sur scène en 2001, 2002 et 2004, à la production d’une installation franco-allemande en
2003 et la réalisation d’un site internet www.inavouable.net. Si le lien au texte de Heiner
Müller et le rapport au spectateur sont au centre du projet, chaque étape de création produit
une œuvre en soi avec des partis pris dramaturgiques, des développements technologiques,
une équipe et une esthétique évolutifs.
A ce jour je ne sais pas encore si le projet se poursuivra scéniquement. J’ai souhaité qu’il se
prolonge pour l’instant via l’écriture, l’analyse et la théorie, comme une nouvelle forme de
prolifération. L’objectif commun était d’identifier les particularités de ce projet. Si la
recherche sur le plateau se poursuit, ces éléments de réflexion en constitueront la base. J’ai
proposé à Marie-Madeleine Mervant-Roux, Jean-Yves Coquelin et Eric Vautrin qui ont vu
Hamlet-machine (virus) en 2004 de participer à cet article à plusieurs mains et ils ont accepté.
Quatre étudiantes, venues dans le cadre de leurs cours (à Paris III avec Marie-Madeleine
Mervant-Roux et à Paris 8 avec Sigrid Pawelke), se sont jointes à cet article et disent leur
perception par éclats. Je les remercie tous vivement. Leurs avis sont partagés. Je souhaitais
que ces écrits puissent rendre compte du caractère controversé de ce projet. Au-delà des
sentiments personnels, il s’agissait de le considérer comme un sujet d’étude et de témoigner
de l’expérience vécue personnellement. C’est ce qui est tenté ici. J’écrirai mon article en écho
à ceux des autres.
Clyde Chabot
Le cadavre exquis de Hamlet-machine
Essai d’identification de la place du spectateur
Par Marie-Madeleine Mervant-Roux
Hiver 2000-2001. Alors que mon cours de licence porte pour la première fois sur le
public au théâtre et propose une interrogation sur la nature exacte de ce qu’on appelle souvent
son « activité » (le module s’intitule « Le rideau de visages. Qu’est-ce qu’un spectateur
actif ? »), je découvre le petit document annonçant la création du Hamlet-machine de Clyde
Chabot. Plusieurs passages me font aussitôt réagir :
- Il s’agit, dit le tract, de proposer aux spectateurs « d’être non seulement des
récepteurs mais de potentiels émetteurs ». Or, selon moi, les spectateurs (s’il s’agit bien de
spectateurs) sont tout sauf des « récepteurs » ; et plus ils sont des spectateurs, plus ils
« émettent » quelque chose. De toutes façons, le vocabulaire de l’interaction machinique me
paraît globalement inadéquat puisque le théâtre (là où il est bien du théâtre) n’est pas un
système de communication, comme Georges Mounin l’a montré dans un article fondateur 1.
- Chacun est « libre », dit aussi le texte, d’occuper « une position d’observation ou
d’action ». Pour ce qui est de la liberté, ayant effectué des années d’études de terrain dans les
salles, je demande à voir. Quant aux deux notions d’« observation » et d’« action »,
correspondant a priori aux deux termes de l’opposition classique « spectateur » / « acteur », la
première ne me semble pas convenir du tout à la pratique usuelle de l’assistance (laquelle
n’est pas un jury), quant à la seconde, elle me paraît si obscure qu’un semestre ne suffira sans
doute pas à amorcer son examen…
Côté studium, pour parler comme Barthes, ma lecture n’est donc pas enthousiaste.
Pourtant, quelque chose me retient. Une sorte de poétique paradoxalement assez froide, loin
de toute recherche conviviale ou groupale, le punctum étant certainement l’importance
accordée au livre, à l’écrit, à l’imprimé — on peut voir, dans une des photos, l’ouvrage de
Heiner Müller (la couverture, version éditions de Minuit), et au fond, sur un écran blanc, des
mots du texte projetés. Cette année-là, un exposé sera fait par des étudiants. Le spectacle
s’avère être un très bon objet théorique. En 2004, je vais donc voir, à deux reprises, ce qui est
devenu Hamlet-machine (virus) et le cours est le lieu de nouvelles réflexions. Nous partons
des représentations (est-ce le mot juste ?) dont nous avons fait l’expérience, nous lisons les
documents-programmes. Le flyer souligne par exemple, comme si ces caractères étaient
évidemment positifs :
1. le fait que les spectateurs « sont au cœur du projet »
2. le fait que l’œuvre « impuls[e] un théâtre du présent »
Mais pourquoi serait-il évidemment mieux que le spectateur soit au centre, qu’il soit
directement visé, c’est-à-dire forcément visible, perdant la position marginale, irreprésentable
qui est structurellement la sienne, qu’il disparaisse donc en tant que tel ?
Pourquoi serait-il mieux que le temps du spectacle s’accorde avec le seul présent, celui
de l’œuvre « en train de se faire » ? Le théâtre semble justement avoir pour richesse
d’échapper à l’emprise terrible de l’actuel. Le premier tract, en 2001, donnait d’ailleurs
beaucoup d’importance à la mémoire, à l’écriture de l’Histoire. La dernière mouture du
spectacle comporte toujours beaucoup de moments mémoriels. Le texte de Müller est-il « du
présent » ? (l’écriture est-elle du présent ?)
Du fait de ces tensions entre des objectifs contraires, son côté double bind, ou pari
impossible, le travail de Clyde Chabot constitue un objet fascinant, qui suscite la pensée, mais
rend en même temps celle-ci très difficile : le spectacle (est-ce le mot convenable ?) ne se
présente pas comme un simple « event » exploitant un texte-prétexte, mais comme une « mise
en scène d’Hamlet-machine », le texte n’étant pas pris comme un simple « matériau », quoi
que l’auteur lui-même en dise… C. Chabot souligne d’ailleurs que chaque soir la totalité du
1
Georges Mounin, « La communication théâtrale », in Introduction à la sémiologie, Paris, Minuit,
1970, pp. 87-94.
texte est énoncée, d’une façon ou d’une autre (dite, ou jouée, ou projetée…). Il ne se présente
pas non plus comme un happening, puisqu’il existe bien toujours des acteurs et des
spectateurs, même si, au cours du jeu, les rôles se brouillent un peu. Pour le commenter, on a
donc — légitimement — tendance à procéder par comparaison avec les autres mises en scène
qui ont été données du même texte — ou avec l’idée qu’on se fait d’une mise en scène
potentielle. Que, partant d’une telle attente, on ne se satisfasse pas d’Hamlet-machine (virus),
les réactions très partagées et les frustrations en témoignent. Mais on ne peut pas simplement
répondre aux participants déçus que le spectacle « est du présent », relevant par exemple de ce
que Hans-Thies Lehmann décrit (et semble légitimer du seul fait de « l’élargissement des
possibilités du théâtre ») sous les rubriques « Essais scéniques », « Cool Fun (culture-club) »,
ou « Théâtre de l’espace “partagé” » 2, puisque le projet, on l’a vu, maintient fermement le
rapport à l’œuvre, le rapport à la notion d’œuvre et au processus dramatique. Ce Hamletmachine inclassable oblige donc le critique à prendre à la fois ses distances avec le modèle
théâtrologique classique et avec son ersatz moderniste, puisqu’il se situe dans l’entre-deux, ou
ailleurs. Les deux modèles supposent en effet une même conception linéaire de l’histoire où,
dans un mouvement progressif (progressiste ?), les formes « post-dramatiques »
remplaceraient les « dramatiques », comme si le chemin était bien trop étroit pour qu’elles
puissent y tenir ensemble. Dans une conception plus anthropologique du temps, l’espace est
beaucoup plus ouvert, l’ampleur des pratiques cultivées comportant à chaque période une
diversité de formes, les unes vraiment théâtrales, les autres parathéâtrales, qui s’articulent les
unes aux autres d’une façon bien plus subtile que le classement binaire. Autour du binôme
classique de l’« acteur » et de « spectateur » apparaissent d’autres usages de l’expression
dramatique, impliquant d’autres participants (lecteurs, diseurs, narrateurs, auteurs dilettantes,
danseurs, chanteurs, comédiens amateurs…), mais tous ne s’équivalent pas.
Dans ce cadre élargi, peut-on essayer de décrire l’activité du spectateur de ce Hamletmachine (virus), c’est-à-dire de celui qui a payé une place pour être spectateur ? Il « agit »,
mais est-il acteur ? Non, bien sûr, même s’il lui arrive de donner la réplique ou même de
tenter quelques gestes. Qui en doute peut lire l’étude toujours actuelle de Bernard Dort sur
l’improvisation pratiquée par la salle 3 ou, pour prendre les choses dans l’autre sens, les
témoignages de comédiens sur l’exercice de leur métier publiées dans les deux dernières
livraisons de la revue OutreScène 4. Spectateur ? Il l’est quelquefois, mais d’une façon très
éclatée, dans la durée et dans l’espace, passant très rapidement d’un registre à un autre
(témoin, témoin très proche, voyeur, observateur distant, auditeur, analyste, spectateur plus
classique…). Serait-il alors un joueur, le « joueur en puissance » dont parle Denis Guénoun 5,
qui, pour une fois, passerait directement à l’acte ? La notion semble convenir, mais elle aussi
recouvre ici tant de pratiques diverses ! Pratiques solitaires volontaires (jouer à écrire, à
filmer, à diffuser des sons ; jouer à être acteur, à être spectateur) ; relationnelles et volontaires
(parler à X ou à Y, filmer X ou Y…) ; mises « en jeu » involontaires (certaines séquences
ressemblent beaucoup à des jeux de rôles sans contrôle, sur lesquels le regard peut se faire
clinique…). D’autres classements sont possibles : jeux mimétiques, jeux de compétition, jeux
avec le hasard, jeux de vertige… toutes ces formes sans exception surgissent dans ce Hamletmachine. L’important est que toutes sont toujours « légendées », inscrites dans un espace très
2
Voir Le Théâtre postdramatique [1999], trad. P-H Ledru, Paris, L’Arche, 2002, pp. 179-199.
Bernard Dort, « Libérer le spectateur », in Le Jeu du Théâtre. Le Spectateur en dialogue, Paris,
P.O.L, 1995, pp. 89-97.
4
OutreScène, revue du Théâtre National de Strasbourg, n° 3 et n° 4, mai et juin 2004.
5
« Le regard actif, regard de notre actualité, est un regard (de) joueur. Joueur en puissance, en
puissance de jeu, qui regarde l’autre qui joue pour échanger fictivement ses conduites avec les
siennes, en attendant de les croiser vraiment. » Denis Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Circé,
1997, p. 165.
3
fortement textualisé, visuellement et auditivement, dans toutes les perspectives possibles, de
tous les côtés de l’espace, et qu’elles s’inscrivent donc dans un rêve de spectacle. Alors que
surgissent, ça et là, de belles images fulgurantes — un graphisme coupé de noir par un corps
de théâtre d’ombre —, on pense aux cadavres exquis des soirées du surréalisme, transposés
dans le monde moderne, dans un contexte moins privé, une réunion hétérogène, et tous les
risques du hasard lorsque tout le monde n’est pas poète…
Composante 1. Les caractères bougent et glissent sous l’action de Hamlet disease.
Temps plein. Mise en scène du texte. Les spectateurs sont spectateurs.
Composante 2. Temps mort. Quelqu’un consulte un livre. D’autres attendent, certains
sont pensifs. Comme dans un atelier scolaire d’exploration de matériaux.
Composante 3. Une danseuse intervient et se ploie vers l’avant. L’espace se réorganise.
Plutôt que d’une mise en scène OU d’une expérimentation, on parlera d’un jeu
poétique collectif qui serait à la fois pré- et post-dramatique, mêlant les éclats contrastés d’un
spectacle qui aurait déjà / qui n’aurait pas encore — eu lieu.
___________
La chambre des vérités
Par Jean-Yves Coquelin
Avec Hamlet-machine, Heiner Müller se joue du palimpseste. Par dessus l’écriture ancienne,
de la nouvelle qui se dépose lentement, déforme, reforme, contorsionne les vieux sujets, les
fameux personnages. Jusqu’à ce que tout se dérobe, s’efface, se brouille. Ou bien s’éclaire, se
diffracte, se révèle. Se réappropriant le monde shakespearien, il détourne et invente, à travers
le souvenir d’Hamlet ravagé par les déchirements du présent, un discours de l’instant. La
pertinence dramaturgique du dispositif proposé par Clyde Chabot se tient, en partie, dans le
prolongement de ce jeu politique. Sans aucun respect du principe de propriété attaché au
capitalisme, l’action poétique à laquelle elle invite se veut d’abord emprunt, pillage, pour
laisser fructifier ailleurs ce qui était en propre. Comme Müller écrit un écheveau labyrinthique
que chacun démêle à sa guise, l’espace des possibles qu’elle offre au spectateur-créateur le
renvoie à la question première que pose Hamlet : qu’ai-je le droit et que suis-je capable de
faire dans un monde violent qui me révolte ?
Rassemblés par consentement mutuel, les spectateurs se retrouvent pris au piège face à des
objets singuliers qu’il s’agit de manipuler : photographies, textes, disques, caméra, ordinateur.
Ils ont en charge de réaliser ensemble, d’improviser sur le champ, le discours mutuel qui
viendra, par-dessus celui de Müller, par-dessus celui de la mise en scène, dire l’état de leurs
réponses à cette question centrale informulée mais palpable. Chaque réaction, chaque
déplacement, chaque dé-monstration de soi devient objet du “spectacle”. Rien de ce qui leur
appartient n’est désormais à eux seuls mais à tous.
Que l’un d’entre eux se risque à cadrer l’image vidéo, à taper quelques phrases projetées sur
l’écran, à faire entendre une chanson, et c’est autant de matériaux donnés en pâture à la
sensibilité de chacun. Extraverti ou timide, le spectateur se dépossède de ce qu’il a pris soin
de choisir. Dans l'entremêlement des propositions, quelque chose d'un troc imposé se met en
place. Un troc instable, dont les règles se dessinent au fur et à mesure qu'elles s'effacent.
Qu'échange-t-on sur cette place ? Des présences, des idées, des mots, des gestes. Un simple
sourire, un regard, tout devient offrande. Même l’immobilité, même le silence se livrent
immanquablement. Malgré soi. Une intimité naît de ce huis-clos magnétique qui décuple la
sensibilité, l’attention. A moins de se sentir submergé par ce trop-plein, ce concentré de
présence… Et lorsqu’il arrive, comme ce fut le cas, que quelques spectateurs décident de
sortir, les restants ressentent ce départ comme un abandon, une trahison presque de ce qui,
avec fragilité, tente d’exister.
Une étape supplémentaire est franchie lorsque, tiraillés par le désir de faire et de ne pas faire,
d’être ou de ne pas être, les spectateurs découvrent sur grand écran leurs propres portraits
photographiés là même quelques minutes plus tôt à leur insu, entendent des bribes de leurs
conversations enregistrées à la dérobée. Sentiment désagréable de mise à nu, d’exposition
impudique, de viol. Spectacle figé de la passivité, de l’impuissance, du désarroi. Mais passé le
temps de l’amertume, survient la sensation que l’intimité n’en est qu’encore plus forte, que
cette violence a eu raison des dernières inhibitions. Qu’une assemblée provisoire est là, où
l’altérité se respecte. Sans dictature de la communauté liberticide ni fanatisme consumériste
de la propriété individuelle. Ici, contrairement à l’espace public où chacun se veut désormais
maître absolu (y compris juridiquement) de son image, les hommes se regardent un à un. En
confiance. En conscience. Avec compassion même.
Et ce miroir douloureux parvient à éveiller, à élever. Car le spectateur se sentirait seulement
violenté si, en abîme, cette centrifugation n'était travaillée scrupuleusement par Heiner
Müller : « A bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la
mort. Quand elle traversera vos chambres avec des couteaux de boucher, vous connaîtrez la
vérité. ».
Le dépouillement orchestré par la mise en scène, tantôt joyeux, tantôt pathétique, achève ainsi
de nous renvoyer à la question de l’appartenance et de la propriété : rien d’autre ne
m’appartient que ma liberté d’être responsable collectivement du collectif. Dans ce vertige
actif, chacun se sent devenir sujet là même où il risquait de n’être qu’objet manipulé. Sujet
agissant et agi par la communauté, avide de lucidité. Prêt, peut-être, à aller un peu plus au
devant de cette vérité redoutable. Et d’en finir avec les « pétrifications monumentales de nos
espérances ».
__________
Mes mots n’ont plus rien à me dire
Sur Hamlet-machine (virus) de Clyde Chabot
Par Eric Vautrin
J’ai assisté à la première de la série au Colombier à Bagnolet, un lundi. J’écris ce texte six
mois après.
Description de l’endroit :
L’espace était carré, murs blancs, parquet de bois blond, charpentes en métal. On aurait dit
une galerie d’art contemporain si ce n’était un petit gradin masqué par une sorte de long
écran. Des chaises ça et là sur le plateau, quelques meubles (un moniteur et un clavier
accessible, une platine cd, une table basse avec des livres, un micro à main suspendu, une
caméra sur trépied à roulettes, des vidéoprojecteurs). La lumière tamisée. Lorsque les
spectateurs pénétraient sur le plateau, ils hésitaient sur l’attitude à adopter. Quelques minutes
plus tard, une femme prenait la parole doucement et décrivait – autorisait – le spectacle,
invitant à se mettre à l’aise et à participer en manipulant la caméra, écrivant entre le texte de
Müller qui apparaît sur le moniteur et est vidéoprojeté plus loin, ou mettre un cd, par exemple.
L’agencement du cadre était rassurant, promettant la bonhomie entendue des espaces d’art
contemporains ; appuyé par cette introduction douce, il désamorçait la cérémonie de prise de
contact avec l’espace symbolique et théâtral.
Le texte de Müller commençait quelque temps après au milieu des spectateurs, mi-lu mi-dit
par l’acteur, sans éclat –suite de ce début. Aucune des actions qui allaient avoir lieu ne fut
appuyée ou forcée. Elles restèrent sur le mode mineur de la tentative ou de l’essai lancé sans
certitude. Les propositions des spectateurs se mêlaient à un canevas de situations dont elles
servaient de fond ou de contexte, et dont elles influençaient le rythme et la façon. A chaque
fois, volonté visible, évidente, de faire sans convention de représentation, sans technique de
jeu (j’appelle technique de jeu par exemple la voix portée ou l’implication par le physique
dans une situation d’intrigue ou de retenue) – simplicité de la présence de l’acteur qui pourrait
aussi bien être un autre – ou à tout le moins, absence de distance symbolique entre acteurs et
spectateurs. Ces saynètes avaient une portée dramaturgique, liées en substance aux scènes du
texte de Müller tout en étant rattachées au déroulement du spectacle. Enfin, un mouvement de
retournement de la participation des spectateurs –mouvement que j’avais oublié- était amorcé
à la fin du spectacle par la vidéoprojection de leurs visages et quelques situations plus
contraintes (suppression des chaises du plateau, danse sur musique forte et rythmée…).
Deux plans :
Le spectacle comportait ainsi deux plans distincts.
D’un côté, la participation du public, à un tout autre niveau que celui de ses choix ou de ses
opinions, tout à fait autre chose qu’une expression de chacun construite et dialectique. Ici,
deux principes de base du spectacle se rejoignaient : d’une part la possibilité offerte aux
spectateurs d’influer sur la forme du spectacle, sur son extérieur, sa surface, et dans une
certaine mesure sur le rythme de la représentation, et d’autre part ce « retrait » dans le jeu des
acteurs, comme un refus de tout ce qui peut faire jeu et de fait faire symbole. Ce double
mouvement avait pour enjeu la mise à niveau des expériences-expérimentations de chacun, ce
qui n’a rien à voir avec une quelconque équivalence, mais plutôt avec la condition sine qua
non d’une expérimentation du collectif par le collectif. Et en effet, chaque participation était
moins perçue comme une proposition émanant d’Untel unique et à part, identifié par et avec
sa proposition, mais de l’un-de-nous, non nécessairement identifié. Pour soi-même
participant, la proposition, si elle avait lieu, valait moins comme acte de participation ou
comme appropriation de l’espace et du spectacle, qu’elle n’interrogeait nos possibilités
d’intégrer un agencement général dans lequel on se trouvait pris de fait par la représentation ;
comment on pouvait intégrer/disparaître dans cette vie-là, impersonnelle et toute entière
attentive au collectif, à l’ensemble.
Pour comprendre l’enjeu de ce plan participatif et collectif, on pourrait se référer
paradoxalement à Maurice Blanchot et à ce qu’il entreprenait en littérature. Au prix d’un
extrême dépouillement de la fiction, se refusant tout archétype et toute situation symbolique
ou mythique, il faisait apparaître ce qu’il appelait la communauté inavouable et le neutre6,
c'est-à-dire ce qui lie au delà de toute opposition (ou individuation). La fiction est alors tout
autre chose que l’appropriation de la fable par le lecteur (ou spectateur) et l’expression de la
subjectivité d’un auteur, mais au contraire le lieu où l’un et l’autre deviennent des figures
6
Le neutre, c'est aussi non plus le réel projeté dans la lumière du langage, comme dans toute
expression courante, mais le réel en tant qu’obscurité passé dans le langage. La communauté
inavouable est ainsi celle de ceux qui n’attendent plus rien, qui sont passés au delà de la souffrance
(le dernier stade de l’opposition entre soi et le monde) ; c’est aussi celle, invisible, indicible puisque
nous en sommes, qui nous rassemble dans le présent.
impersonnelles, c'est-à-dire des corps sans destin déterminé, sans caractère individuel
permettant de distinguer l’un de l’autre, mais uniquement des traits communs –l’inverse de ce
que la psychanalyse après Kant a appelé un sujet. Les participants et les acteurs de ce
spectacle étaient appelés à devenir de telles figures impersonnelles, davantage que des
individus caractérisés et « déterminés ».
Tout ramenait dans ce plan participatif et collectif, qui avait des accents nostalgiques et
aimables7 – nostalgiques dans la lenteur attentive de l’ensemble, aimables par le souci partagé
que l’ensemble persiste8. Et cela d’autant que toute proposition d’un spectateur passait
nécessairement par la technique, qui servait ainsi de modérateur, et ne permettait pas de
prévoir ce que deviendrait une proposition9. Ce plan pourrait paraître fait d’à-coups et de
relance au gré des propositions, fait de constructions et d’identification. Il est en fait élastique
et souple, beaucoup plus proche du ludique (et de ses indifférenciations), ce qui pouvait
donner l’impression qu’il était relativement libre ou ouvert aux seules données des présences
en jeu – c’était en fait une longue variation entretenue.
Et de sujet, Hamlet-machine (le texte) n’en laisse apparaître aucun clairement. Au contraire,
toute possibilité de centrer l’imaginaire ou le raisonnement est systématiquement détruite ou
retournée tout au long du texte – et de ce fait, c’est toute possibilité que le texte produise dans
sa rencontre avec l’autre-le-lecteur qui est mise à mal ; il n’y a pas jusqu’à l’auteur –dont on
déchire la photographie- et l’écriture même –elle serpente, radicale, entre citations et
absurdités- qui ne soient ici contesté. Ce qui reste de la lecture, c’est la question même de la
signifiance possible d’un texte, en d’autres termes, la mise en souffrance du lien qui nous lie à
un texte ; ce n’est plus le texte qui met en souffrance un sujet, un thème, un mythe, une fable,
en l’interrogeant, en le variant, en l’actualisant, mais le retournement de l’œuvre face à celui
qui l’appréhende en contredisant10 sa propre réception11. L’intelligence de ce projet était de
7
On pourrait dire aussi, si ce n’était se répéter, familiale (cf note suivante).
Jusque dans les départs, qui s’ils refusaient le spectacle, se faisaient ce soir-là discrètement malgré
la forme d’engagement, d’activité, que demandait le spectacle. Il y avait un sentiment de cohésion
prégnant et visiblement assez longuement présent ; on quittait l’espace comme on quitte une famille,
sans penser que cela puisse la remettre en cause parce qu’elle est inscrite quelque part quoiqu’on y
fasse ; les rares propositions émanant de spectateurs qui auraient pu s’opposer à ce long fleuve
étaient d’ailleurs rattrapées et ré-incluses aussitôt dans le plan (jusqu’au son d’une proposition
musicale d’un spectateur deux fois baissé parce qu’il gênait le déroulement d’une scène – qui elle
continuait sur son mode dit d’écoute et de retrait…). Il y a ainsi un déplacement de l’autor-ité – en
droit, c’est ce qui s’exprime et qui autorise, c'est-à-dire qui a droit de vie et mort sur le sujet donné :
depuis le romantisme, l’autorité de l’auteur porte sur le texte et son sujet, comme celle du père de la
Rome antique sur son fils ; ici, l’autorité portait sur la communauté, le groupe constitué par la
représentation ; le groupe était comme le fils de la représentation …ce qui mériterait d’être plus
amplement réfléchi. L’autorité, comme le montre Agamben (cf. « l’état d’exception », Le Seuil, 2003,
dernière partie : « Auctoritas et potestas »), appartient à la sphère de l’intime et du privé –ce n’est pas
la justice, son pendant public ; un des intérêts du spectacle est d’assumer et de jouer clairement
quelque chose qui sous-tend nombre de représentations contemporaines : la représentation entretient
la sphère intime et non la sphère publique ; le collectif –et le pouvoir- contemporain est de l’ordre du
privé et non de l’autre du public (au sens de res publica, la chose publique), du politique. A mon sens,
une des limites du spectacle est de ne pas mettre en perspective cette disjonction et de se concentrer
sur des problématiques internes au groupe en question (qui fait quoi, qui regarde qui, etc.) en
manquant la question fondatrice de sa constitution ; ce que réussi par ailleurs le texte de Müller à
travers, ne serait-ce que cela, la mise en jeu des citations et des archétypes.
9
En d’autres termes, on agissait moins qu’on ajoutait.
10
Cette contra-diction est cependant tout à fait différente d’une part des interrogations des capacités
du langage à exprimer une idée ou décrire un objet que l’on trouve par exemple dans le théâtre de
l’absurde, d’autre part avec les tentatives de dépassement de l’autorité du texte par exemple des
performances des années soixante-dix (américaines ou actionnistes) ou de la poésie sonore ; car elle
entretient tout au long l’impression de lecture, le sentiment-espoir-potentiel d’une lecture possible,
8
tenter de se tenir sur cette brèche. Il y avait ici un second plan : le canevas enchaînait des
situations qui peuvent être, avec le recul et essentiellement dans le souvenir, reliées au texte
de Müller (une interruption pour fausse panne technique, l’acteur qui revient nu après une
colère, des danses, l’acteur principal sur un balcon avec une spectatrice au milieu d’une image
d’archive, etc.). Ce plan, qui courrait comme par en dessous d’autant plus que chaque
situation semblait liée – de façon très fine – au déroulement de la représentation plutôt qu’à
une dramaturgie conceptuelle, était ainsi ferme, préparé et segmenté – structurant pour celui
qui pouvait le reconnaître.
Questions sur la participation
On pourra dire que la part sensible –productive– du spectacle se situait dans l’hésitation,
l’aller-retour entre le faire-partie/disparaître dans l’ensemble impersonnel et le rester-soispectateur ; entre, si l’on veut, être celui-qui-agit/rejoint et celui-qui-réfléchit/distancie (le
spectateur-acteur et le spectateur-spectateur, pour faire vite) ; et penser que la représentation
nourrissait et interrogeait cette hésitation, voire la liait au texte de Müller.
J’aurais pour ma part deux objections à cette hypothèse : La première serait que cette
participation s’épuisait rapidement, à mon avis, parce qu’elle n’inscrivait rien d’autre qu’ellemême ; et comme elle n’avait pas eu d’enjeu autre qu’elle-même, son retournement vers la fin
du spectacle n’avait pas de portée – certes il peut y voir un plaisir à se laisser porter par ce
sentiment de partage, et alors pourrait-on trouver à conséquence le délitement final du groupe,
mais c’est miser sur un piège tendu à l’innocence et à la bonne volonté12, qui sont les plus
simples des vertus à surprendre13.
La seconde vient en complément, en tentant d’interroger comment la participation (notre
premier plan) était liée au texte (le second). Selon moi, celui qui ne connaissait pas le texte –
ses détails, de ses incroyables didascalies au contexte de son écriture ; et ses principaux
thèmes– ne pouvait comprendre la mise en scène d’autant, comme on l’a dit, qu’elle restait
liée à l’événement-représentation (le hic et nunc) qui jouait là comme une sorte de diversion.
Personnellement, je ne lis ni la tentation/tentative de vivre dans le présent ou le devenir, ni la
stratégie de subversion par la diversion (que ce soit de la part des tenants du pouvoir que de
ses opposants) dans le texte de Müller, que je rattache plutôt à une destruction radicale de tout
faire-valoir ou socle. De fait, la lecture mise en jeu dans le spectacle n’était pas alimentée par
dont elle ne garde au final que l’extérieur, la ligne musicale, l’aspect si l’on veut, le style, ce que
Deleuze appelait la « splendeur » -splendeur de la lecture.
11
La dramaturgie d’Hamlet se fond alors littéralement avec l’intention de l’auteur : être ou ne pas être
du texte/Hamlet-philosophe, choix de parodier sa propre vie de l’auteur/Hamlet-comédien.
12
Certes on se laisse porter dans le rhizome deleuzien ou dans le dépouillement impersonnel de
Blanchot, comme dans l’action militante ; mais c’est pour faire varier les objets du désir dans le
premier cas, dépasser la mort dans le second et après s’être retrouvé autour de symboles fédérateurs
dans le dernier ; et à chaque fois, dans la mesure où il n’y a pas d’autorité qui appelle à ces variations
(parce qu’elle est impersonnalisée, ou parce qu’on lui fait confiance, ce qui revient au même) – or
dans le spectacle, rien n’était assez fixe pour être mis en variation, puisque c’est justement ce type
d’attache symbolique qui était remis en cause (hormis les intentions soupçonnées des artistes ; ainsi
de toute évidence, connaître au préalable le projet participait largement au plaisir d’y assister – mais
rien n’était fait pour établir cette connivence, qui est tout autre chose qu’une participation).
13
On aura compris que pour moi, le spectacle joue contre son camp (celui, disons, d’une certaine
conscience de l’existence et du désastre) en ne donnant pas les moyens explicites d’être lui-même
interrogé et mis en perspective – surtout lorsqu’il prétend lui-même interroger autre chose ; ce que
l’hésitation participative met en perspective étant autre chose que le spectacle lui-même, bien
davantage des problématiques générales liées à l’usage/la-fascination de la technique ou le regard
sur soi/sur l’autre par exemple... qui sont loin du texte, restent assez vagues et tournées vers l’interne,
vers l’étant.
le cours du texte, qui restait comme un fond amorphe assez lointain14 ; sauf pour ceux qui
« savaient », qui connaissaient par avance et pouvaient ainsi se tenir comme ce que Pierre
Legendre a analysé comme le tiers, cette place du retrait, du regard et du raisonnement – ici,
de rétablissement du cours et de l’ordre du texte. A cet endroit, j’avoue qu’il me semble que
ce qui était une position humaniste (s’attacher au partage du savoir et de l’étant avec le plus
grand nombre, ici en n’imposant aucune lecture, aucune interprétation) court le risque de se
retourner et de devenir son contraire (seuls ceux qui savent peuvent appréhender la fonction et
les limites de l’étant, tout en laissant croire au partage par l’apparition d’un groupe autour de
la discussion).
Ce projet était cependant remarquable, à mes yeux, dans sa double tentative : D’une part parce
qu’il pressent que le dépouillement du théâtre par le théâtre constitue une possibilité de
dramatiser l’événement en lui-même, en tant que tel, indifférent à ses différentes formes,
intrigues et péripéties, et de rassembler autour de ce qui reste de tout événement, sa
proximité, son analogie définitive avec la mort, sur les traces d’un Blanchot. D’autre part
parce qu’il reconnaît et accepte le passage du symbolique et du critique de la sphère du public
à celle du privé et qu’il s’interroge sur le retournement possible de cet état de fait. Il dépasse
ainsi le mode courant de l’interaction, souvent un peu rigidement démonstrative. Cependant il
ne menait peut-être pas ce qu’il tentait à son terme (et ainsi, ne laissait pas paraître ses propres
limites), la modération d’un de ses plans par l’autre ayant pour conséquence, il me semble,
d’en réduire la portée plutôt que de la décupler15. Cependant, dans ce champ du dépassement
de l’autorité de la représentation et du travail sur l’événement (particulièrement important
depuis 1945), champ qui reste comme neuf et sans cesse à actualiser parce qu’il fait appel au
plus contemporain, aux éléments contextuels des propositions, il faut reconnaître que les
explorations et les tentatives restent à la fois le mode et le moyen.
__________
Le spectateur-stagiaire enrolé dans la machine-théâtrale cherchante
Par Nathalie Toulouse
Les spectateurs sont invités pendant les représentations mais également pendant le processus
de création du spectacle à participer à une expérience théâtrale collective. Un glissement vers
le public s’effectue avec des « stages-spectateurs », comme les nomme Clyde CHABOT, ils
lui permettent de nourrir et de préciser le dispositif scénique. Dans le cadre d’une recherche
14
Les quelques « surgissements » concrets du texte, comme le dispositif informatique Hamlet-disease
qui consistait à animer des mots dans le texte défilant, ne suffisaient pas à porter l’ensemble de la
représentation.
15
On se souvient de cette formule de Levi-Strauss : le rite transforme l’événement en structure, et le
jeu transforme les structures en événement ; et ainsi, le rite modère le jeu et le jeu modère le rite. Elle
semble pouvoir être appliquée ici : un événement (la représentation) est fomentée, animée, par le jeu
(la participation), tandis qu’une structuration apparaît grâce aux éléments rituels ou totémiques
qu’apportent d’un côté le texte de Müller, de l’autre le « rendez-vous de théâtre », ses attentes et ses
habitudes. Mais l’un et l’autre n’entrent pas en rapport, ils ne se modèrent en rien, et l’on reste dans
l’excès de la participation, ou plus exactement dans le discours sur ce rapport supposé, rêvé,
souhaité, sans qu’il se réalise, à mon sens. Seule une connivence forte avec le spectacle et le texte
pouvait rétablir la double modération et le dépassement de l’intention.
de doctorat sur Le spectateur et les différents dispositifs scéniques contemporains, j’ai assisté
à plusieurs répétitions publiques en 2001, et de façon suivie à un « stage spectateur » du 30
mai au 4 juin 2002.
Certaines possibilités d’actions ont été transformées entre 2001 et 2002 comme la table sonore
remplacée par un lecteur CD. Le spectateur pouvait produire des sons à partir d’objets posés
sur une table sonore amplifiée. Sur cette table sonorisée se trouvaient une bouteille d’eau, des
verres, des récipients avec du gros sel, du riz, un bocal rempli de sable avec une petite
branche de feuilles séchées, une pierre dans un verre, des couteaux, des tubes d’aspirine, mais
aussi des objets sonores assez simples comme un marteau, du papier, une petite radio, des
récipients en métal ou en bois. A l’aide de tous ces objets, le spectateur pouvait, en les
rapprochant des deux micros posés sur la table, produire différents sons (l’eau qui se déverse
dans le verre, le gros sel qui tombe sur une plaque de fer, remuer les feuilles séchées dans le
sable, le bruit que produit l’aspirine dans l’eau quand il se dissout...). L’ingénieur son était
libre de les prendre ou non en compte et les rediffuser pendant le spectacle. Les propositions
des spectateurs ont quelquefois fait sens : une spectatrice a frotté la pointe d’un couteau sur la
table sonore alors que le texte de MÜLLER disait « dois-je puisque c’est la coutume enfoncer
un bout de fer dans la viande la plus proche ». Pour Clyde CHABOT : il y avait trop de bruit
et cela empêchait la mise en place de l’écoute entre les acteurs et les spectateurs.
Dans la première version, un moniteur diffusait, en continu, des vidéos. Le spectateur pouvait
y voir des images en lien avec le texte de Müller : le ressac, des visages historiques (MARX,
LENINE, MAO, HITLER), des soulèvements (octobre 1917, 1956, 1968), des extraits du
texte d’Heiner MÜLLER, des battements de cœur, des travestis. Pour Clyde Chabot, cela
accaparait trop l’attention des spectateurs. Ces projections vidéo (version filmée de Hamletmachine) sont devenues par la suite une banque d’images dont le vidéaste se sert pour le
spectacle.
La distribution a également été modifiée : les acteurs ne sont plus que deux maintenant contre
cinq lors de la première étape de la création de Hamlet Machine qui commençait par l’entrée
du comédien le plus âgé. Il comptait de 1 à 2001 (année de la représentation) en faisant tout le
tour du plateau avant de sortir. On entendait les quatre jeunes acteurs balbutier en voix off :
Je…Je suis… Je… Je… Je suis… alors qu’ils tenaient le livre de la pièce devant le visage,
entre leurs dents. Puis ils jouaient le texte d’Heiner MÜLLER. Personne n’avait de rôle fixe.
Chacun pouvait représenter HAMLET jeune et le père de HAMLET, ainsi que HORATIO et
OPHELIE. Le comédien le plus âgé représentait également l’Histoire du XXème siècle, la
mémoire, le temps, le passé, le communisme et l’auteur Heiner MÜLLER. Depuis la
deuxième étape de création, le texte est diffusé en voix off et repris de temps en temps au
micro par l’un ou l’autre des comédiens. Même si l’équipe artistique garde en mémoire les
précédentes expériences, Clyde CHABOT repart à chaque fois sur le principe d’une nouvelle
création. Chaque étape de création semble évoluer vers un peu plus de maîtrise sur les actions
des spectateurs…
__________
Les étudiants de licence qui ont suivi le cours " Le rideau de visages ". Qu’est-ce qu’un
public actif ? de Marie-Madeleine Mervant-Roux en 2004 à Paris III et ceux de licence,
maîtrise et Doctorat qui ont suivi le cours Le corps dans les arts depuis 1960 de Sigrid
Pawelke à Paris 8 sont venus une ou plusieurs fois aux séances publiques de Hamletmachine (virus). Certains d’entre eux ont accepté de répondre à un questionnaire que je
leur avais communiqué lors d’une rencontre qui a eu lieu après ces séances. Des extraits
de leurs écrits sont réunis ci-après.
Paola Piacentini, étudiante Erasmus en 2003-2004
Cette proposition est une métaphore du système politique actuel parce qu’elle est un terme
concret qui représente les dynamiques abstraites de la notre société. En effet pour le
spectateur elle est COMME une CAGE ou une prison. La cage : un terme concret qui
représente le sentiment d’impuissance de l’homme contemporain, en tant qu’animal politique.
Marina Cavouriari, étudiante de Licence en Arts du spectacle option de théâtre à Paris 8 en
2004 (actuellement en maîtrise)
C'était une grande leçon sur la responsabilité et la vie sociale, sur la consommation: les gens
se jettent dans un premier temps sur les machines à disposition, ne pensent qu'à eux,
consommation et individualisme au complet. Puis petit à petit l'écoute s'installe, l'interaction
entre nous, et chacun apporte son grain de créativité ou tout simplement son écoute. La
pulsion qui nous pousse à consommer se transforme en partage, en respect, chacun est
responsable du spectacle et chacun fait de son mieux pour que ce soit réussi. Et en même
temps on prend un plaisir immense.
Mais en général j'ai été saisie par l'optimisme du spectacle et par le sentiment de vivre en
communauté, de vivre en harmonie.
Eleftheria KOMI, étudiante de licence en Arts du Spectacle, option danse, à Paris 8
(Actuellement étudiante à l’Institut de pédagogie et de recherche chorégraphiques du CND)
Réussie ou non-réussie, intégrée ou pas, la pièce englobe les présences humaines venant de
l’extérieur, et elle les garde tout au long de sa durée, dans un état d’éveil. Un éveil vibrateur,
qui relie le moral et le sensoriel.
Ce corps étrange fait de régies, de supports vidéos, de projections, de machinerie décorative
mobile, et articulé de multiples performances humaines, s’anime et vibre par le facteur
extérieur « public » qui jouera radicalement le rôle de son essence.
La forme constamment modifiée du jeu traverse l’espace de l’exposition, et se remplit
d’images qui apparaissent et disparaissent aussitôt.
Il y a autant de présentations performatives que de points de vue de captation.
Hamlet-machine (virus) est-il nécessaire ?
Par Clyde Chabot
Marie-Madeleine Mervant-Roux conclut son texte sur la notion de jeu poétique collectif qui
serait à la fois pré- et post-dramatique, mêlant les éclats contrastés d’un spectacle qui aurait
déjà / qui n’aurait pas encore – eu lieu. Je voudrais repartir de cette analyse qui fait référence
à Denis Guenoun dont l’œuvre a largement rencontré notre recherche. Son concept de jeu
s’avère en effet précieux pour identifier notre travail, à la fois en ce qui concerne la mise en
scène de la pièce – ce qu’il nomme opération de théâtralisation - et la relation au public qui
constitue un jeu poétique mais aussi théâtral, social et politique. Mais il n’est pas certain que
le dispositif et le processus de création engagés ne débordent pas le cadre de la représentation
théâtrale envisagé par cet auteur. Pour lui, le texte est invisible16 et le spectateur un joueur en
puissance plus qu’effectif.
1. Une opération de théâtralisation
Selon Denis Guenoun, on vient au théâtre pour « s'y faire présenter une opération de
théâtralisation. On veut voir le devenir-théâtre d'une action, d'une histoire, d'un rôle. (…)
Voir comment ils font, ceux-là qui s’y produisent.17 »
Réaliser une opération de théâtralisation, c’est donner à voir non pas le produit théâtral fini,
mais le passage du texte à la scène, la traduction scénique dans son mouvement et non dans
son résultat18.
1.1. Le texte, acteur visible
On entre d’abord dans un espace-texte. La pièce de Heiner Müller est vidéoprojetée sur une
longue bande de papier blanc qui fait office de rideau de scène sur toute l’ouverture du
plateau. Le public entre donc en le voyant par transparence puis en franchissant la ligne de
l’écran. La pièce est également en libre consultation, dans sa version éditée, en français et en
allemand, sur une table dramaturgique qui réunit différents textes de, ou sur, Heiner Müller
ainsi que des livres qui ont nourri la création, comme un ouvrage de photos du Xxe siècle. Les
spectateurs peuvent parcourir Hamlet-machine à tout moment et écrire à l’intérieur de l’œuvre
de Müller sur l’ordinateur en écho à ce qu’ils ressentent ou à partir de questions qui leur sont
posées.
Le texte vidéoprojeté est activé par des animations en direct que réalise un informaticien. Le
logiciel créé par le collectif Music2eye, Hamlet disease, permet l’introduction de
perturbations dénommées « virus ». Appliquées à des mots isolés ou à l’ensemble des mots
présents à l’écran, ces virus provoquent leur disparition, leur chute, leur grossissement, leur
respiration, leur envol. Une sorte d’implosion de la machine produit une extrême perturbation
du texte. Comme dans des machines à sous, une sélection de mots - parmi ceux de la pièce de
Heiner Müller et ceux écrits par les spectateurs au cours de la soirée – défile sur trois lignes
dans un mouvement perpétuel d’agencements et de réinvention du sens. La machine-texte
semble s’autoreproduire, proliférer, écrire elle-même à partir de ses codes activés.
1.2. Le texte diffracté sur scène
Tous les matériaux (espace scénique, texte, acteurs, technique…) sont réunis pour qu’un
spectacle ait lieu, mais ce dernier se dissémine dans la multitude des langages qui coexistent
souvent plus qu’ils ne fusionnent. Il appartient à chacun de forger le sens en établissant des
16
« (Les) mots (…) par essence, sont impropres à la vue, in-montrables (parce qu’ils sont faits
de sons, et d’idées) » Denis Guenoun. L’Exhibition des mots. Circé / poche, p. 29.
17
Denis Guenoun. Le Théâtre est-il nécessaire ?. Circé, 1997, p. 154.
« Le jeu n’est aucunement la pure énonciation du texte pour lui-même (selon le régime de sa littéralité), pas
plus qu’il n’est l’installation au cœur du simulé, du factice, de l’image. Le jeu est exactement l’activité qui
conduit de l’un à l’autre, et qui donne à voir ce passage. Le jeu c’est le passage au jeu ». Denis Guenoun.
L’Exhibition des mots. Circé / poche, p. 33.
18
rapports entre le texte omniprésent, le corps des acteurs, de la danseuse, des autres
spectateurs, les écrans, les sons... La représentation ne survient aux yeux de tous que par
éclats, dans la figure des acteurs qui cristallisent en eux le sens précédemment flottant. Ils
établissent des rapports signifiants entre les matériaux en présence.
Tous les possibles de la présence scénique du texte sont donnés à voir : l’écrit, sa diffusion en
voix off par séquences, le jeu des acteurs qui peuvent dire le texte ou l’incarner avant que
toutes ces formes s’alternent ou s’entremêlent. La pièce est figurée de façon diffractée dans
les différents langages scéniques présents sur scène. Chacun des acteurs, des techniciens et la
danseuse joue à lui tout seul l’ensemble de la pièce, dans le langage artistique ou technique
qui est le sien.
1.3 Les spectateurs déclencheurs du processus de théâtralisation
S’il n’y avait pas d’intervention du public, on ne pourrait pas savoir ce qui est improvisé ou
non, ce qui se fabrique au présent et ce qui est fixé. Les propositions des spectateurs sont les
moteurs d’un jeu qui s’invente à chaque instant à partir d’un vocabulaire scénique commun.
Ces derniers contraignent, de façon dynamique, les acteurs à sortir de ce qu’ils connaissent et
à résoudre des énigmes théâtrales. Quoi qu’il arrive, le jeu ne doit pas être rompu et l’équipe
artistique doit échafauder des réponses scéniques aux événements aléatoires que les
spectateurs impulsent.
Tout ce qui advient doit, autant que possible, être pris en compte par l’équipe afin que le jeu
avec le public ne soit pas rompu : les scènes se fabriquent bien avec eux. Ces données
aléatoires obligent les membres de l’équipe, et notamment les acteurs, à passer d’un niveau à
un autre, d’un mode de jeu à un autre pour que ne soit pas rompu le lien à la pièce de Heiner
Müller, considérée comme une structure matricielle qui englobe tout.
En intervenant, les spectateurs émettent une information brute. C’est la fonction de l’équipe
artistique de la transformer en matière théâtrale. Un texte écrit par un spectateur peut être dit
par l’acteur puis développé et relié au texte de Heiner Müller. Une image filmée devient
l’écran dans lequel l’actrice peut entrer et jouer. Elle peut caresser l’image du visage
d’Hamlet (l’acteur ou un spectateur) ou lui envoyer un baiser, figurant ainsi à la fois leur lien
et le caractère impossible de leur relation. La danseuse peut se placer dans l’écran-texte et
jouer avec les mots qu’un spectateur écrit sur sa peau et que l’informaticien peut activer. Le
musicien peut enregistrer un spectateur qui prend la parole par effraction et rediffuser ses
paroles plus tard, à un moment qui fera sens avec le texte de Müller. Le vidéaste peut figer
l’image d’une spectatrice âgée filmée par un spectateur pour donner un visage à la mère de
Hamlet.
Hamlet-machine (virus) n’est pas une représentation figée, définitive. Elle s’invente à chaque
instant avec les spectateurs. On se situe dans un mouvement perpétuel de construction et
déconstruction du théâtre. Il s’opère une exploration individuelle et collective des possibilités
de sens et de représentation du texte.
2. Un jeu pluriel
Denis Guenoun retient également la notion de jeu entre la scène et la salle pour définir la
nécessité du théâtre aujourd’hui. Dans Hamlet-machine (virus), le jeu qui se joue est pluriel.
Le spectateur est convié à prendre part à un jeu théâtral, social, politique et poétique.
2.1 Un jeu théâtral particulier
Tous les protagonistes d’une représentation théâtrale classique sont réunis : texte, spectateurs,
techniciens, acteurs et metteur en scène. Mais au lieu de produire une forme définitive jouée
par des acteurs pour des spectateurs, tous interagissent au présent et c’est la matière même du
projet. On a vu la place du texte, acteur à part entière. Les spectateurs sont sur scène et
orientent très concrètement le rythme et le sens. Lorsque Hamlet règle ses comptes avec son
père, assassin (d’utopies, d’espoirs, d’hommes), le sens est largement modifié si les
spectateurs filment une image de Staline ou de Mitterrand. Les autres fonctions théâtrales sont
aussi déplacées. Les techniciens deviennent acteurs parce qu’ils agissent sur scène et qu’ils
sont reliés à la thématique de la machine, centrale dans le spectacle. Cette dernière peut être
synonyme de technologie, de système politique et financier de surveillance, ou de machine à
écrire19. Les acteurs ne représentent pas strictement la pièce de Heiner Müller. Ils improvisent
partiellement leur jeu, donnant ainsi à voir leur mode de transformation d’un événement brut
en théâtre. Enfin le metteur en scène devient l’hôte de la soirée. J’accueille les spectateurs
dans l’espace pour les éclairer sur l’expérience proposée. Je poursuis mon travail sous le
regard des spectateurs. Dans le cours de la séance, je donne le départ des séquences du texte
en voix off, lorsque je vois une figuration de la scène à venir dans l’espace. J’informe aussi
les techniciens et les acteurs d’une situation qu’ils peuvent ne pas voir.
Le projet devient ainsi l’interaction et la mise en jeu à vue et en direct de toutes les forces
théâtrales coprésentes. Il n’y a plus de production unilatérale de la scène vers la salle mais une
vaste machination théâtrale, une centrifugation comme l’identifie Jean-Yves Coquelin, dont
l’œuvre de Müller est le cœur.
2.2 Un jeu social
Chaque soir se tente la constitution d’un collectif anonyme. L’expérience porte largement sur
les conditions de possibilité de naissance d’un collectif en tant que corps à l’écoute, pensant et
agissant. Ce dont rend bien compte Eric Vautrin. Il voit là un cercle privé et familial. Ce que
nous cherchons est l’enflure de ce cercle, son dépassement de la sphère privée, son excès,
pour atteindre celle, sociale, du collectif anonyme, du commun. Le temps d’une soirée,
l’expérience peut être faite de s’inscrire en tant que subjectivité dans un collectif tout en le
créant20. L’expérience n’est pas facile et certains quittent la salle. Elle réquisitionne
l’attention, la protection, l’être avec de chacun.
La proposition se situe à la frontière du privé et du public. Elle vise à élargir le cercle du
domestique auquel l’époque tend à nous restreindre et à donner une dimension humaine à la
sphère publique qui s’est éloignée du réel. L’expérience pourrait se limiter à cela : tenter de
faire naître un collectif et de s’y inscrire. Ceci fait écho au texte de Müller qui dit l’impossible
du politique mais aussi l’impossible de la vie resserrée sur l’individu et la sphère privée.
2.3 Un jeu politique
Hamlet-machine (virus) peut apparaître comme une figuration de l’histoire du Xxe siècle.
Nous cherchons non pas à raconter cette histoire mais à proposer aux spectateurs de la revivre
de façon transposée. Non pour célébrer l’échec du communisme mais pour permettre d’en
vivre le deuil collectivement et de sonder d’autres possibles éventuels d’inscription dans le
collectif. Nous invitons les spectateurs à construire un nouveau théâtre dont ils seraient avec
nous les bâtisseurs. Dans une certaine mesure, l’espoir de ce communisme théâtral sera déçu.
Les spectateurs participants ne parviennent pas à intervenir autant qu’ils l’imaginaient,
19
Je traite de ce sujet dans l’article « Hamlet-machine (virus) : les technologies mises en jeu» in
Questions de Communication, numéro spécial, à paraître, janvier 2005 .
20
Je traite de ce sujet dans l’article « Hamlet-machine (virus) : une expérience de communauté » in
er
Théâtre s en Bretagne, n° 19, 1 semestre 2004
l’équipe ne peut tout répercuter, certaines structures sont fixes et peuvent faire penser que le
jeu n’est pas pleinement joué. Comme une prise en compte de cet échec, l’expérience bascule
dans un chaos de musique, d’images et de sons pour Scherzo, 3e partie de la pièce de Heiner
Müller, qui apparaît comme un cauchemar de la société occidentale marchande. Les
philosophes morts y lancent leurs livres sur Hamlet, Ophélie révolutionnaire revient en
prostituée du système. Après ce qui semble être une gigantesque panne électrique dans cette
sorte de boîte de nuit, les spectateurs découvrent que la panne était fausse et qu’ils ont été
filmés à leur insu pendant la première partie de la soirée. Les images de leurs visages sont
diffusées ainsi que leurs paroles enregistrées discrètement par le musicien / sonorisateur qui
les a interrogé pendant la panne. On découvre que la structure généreuse d’accueil était aussi
une vaste manipulation. Pour nous, il ne s’agit pas de piéger le spectateur. L’objectif est de
rendre compte de la déception qui peut clore l’expérience politique individuelle. Lorsque
quelqu’un s’engage dans un parti, une association politique ou un syndicat, il découvre
souvent après coup les enjeux et manipulations dont il est l’objet. Alors soit l’individu
renonce à son engagement, soit il continue à esquisser du lien avec le monde l’extérieur, mais
avec une conscience nouvelle. C’est ce que nous voudrions figurer et valoriser. Les
interventions des spectateurs qui ont lieu dans la deuxième partie sont d’ailleurs beaucoup
moins nombreuses et ne se font généralement plus seulement sur le mode ludique du début
mais sur celui de l’engagement, de l’intuition intime, de l’être avec.
Ce type d’expérience peut être vécu comme un portrait distancié et critique de la société,
figurant l’échec de la démocratie libérale ou du communisme. Dans les deux systèmes
politiques, il y a manipulation : le système, comme un virus, se nourrit du corps collectif à ses
dépens. Il peut aussi apparaître comme une invitation à (re)trouver dans la société une forme
de présence, de respiration, de possibilité de pensée et d’agir à la fois individuelle et
collective21.
2.4. Un jeu poétique
Au-delà de la volonté de jouer un jeu théâtral, social ou politique, ce que le projet souhaiterait
pouvoir faire naître, ce sont des lignes de fuite, des gestes intuitifs, presque involontaires, des
effractions poétiques, nourries du texte, de la présence des autres, de l’instant. Que tout cela
puisse porter le spectateur vers un ailleurs de lui-même, une écriture de sa présence
inexplorée, inouïe, improbable. Parfois, les spectateurs découvrent cette liberté : certains
prennent la parole avec ou sans micro, d’autres chantent ou dansent sur la musique, d’autres
encore réalisent des dessins en écho à ce qui a lieu. La précision du cadre d’intervention
proposé les conduit à une autosélection de ces actes intuitifs et transgressifs. Si l’équipe
parvient à accueillir et à répercuter finement ces interventions, le projet se réalise pleinement :
la sensation d’être avec, au présent, dans un moment irreproductible, se fait sentir ; le collectif
prend corps en chacun et en tous.
21
Le projet peut apparaître comme une figuration de la crise actuelle de la société et comme une
critique du caractère illusoire de la démocratie. On peut considérer avec la journaliste que les
spectateurs invités à intervenir via des pôles d’activités occupent la position de figurants malgré
eux, comme les citoyens occupent une position active largement fictive dans les démocraties
contemporaines. Le projet devient alors une sorte de figuration du dysfonctionnement de la
société, une critique concrète de l’illusoire possibilité d’intervention dans la société politique
actuelle alors que les structures de représentation sont épuisées, les alternatives inexistantes et
que les structures s’autoreproduisent indéfiniment avec très peu de lignes de fuites créatrices.
L’usage qui est fait des technologies présentes sur scène devient une figuration de la machine
économico-politique et du système hypertrophié dont les terminaux ouverts au public peuvent
figurer les portes d’entrées réduites dans une société active : élections, adhésion à un syndicat ou
une association.
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