texte est énoncée, d’une façon ou d’une autre (dite, ou jouée, ou projetée…). Il ne se présente
pas non plus comme un happening, puisqu’il existe bien toujours des acteurs et des
spectateurs, même si, au cours du jeu, les rôles se brouillent un peu. Pour le commenter, on a
donc — légitimement — tendance à procéder par comparaison avec les autres mises en scène
qui ont été données du même texte — ou avec l’idée qu’on se fait d’une mise en scène
potentielle. Que, partant d’une telle attente, on ne se satisfasse pas d’Hamlet-machine (virus),
les réactions très partagées et les frustrations en témoignent. Mais on ne peut pas simplement
répondre aux participants déçus que le spectacle « est du présent », relevant par exemple de ce
que Hans-Thies Lehmann décrit (et semble légitimer du seul fait de « l’élargissement des
possibilités du théâtre ») sous les rubriques « Essais scéniques », « Cool Fun (culture-club) »,
ou « Théâtre de l’espace “partagé” » 2, puisque le projet, on l’a vu, maintient fermement le
rapport à l’œuvre, le rapport à la notion d’œuvre et au processus dramatique. Ce Hamlet-
machine inclassable oblige donc le critique à prendre à la fois ses distances avec le modèle
théâtrologique classique et avec son ersatz moderniste, puisqu’il se situe dans l’entre-deux, ou
ailleurs. Les deux modèles supposent en effet une même conception linéaire de l’histoire où,
dans un mouvement progressif (progressiste ?), les formes « post-dramatiques »
remplaceraient les « dramatiques », comme si le chemin était bien trop étroit pour qu’elles
puissent y tenir ensemble. Dans une conception plus anthropologique du temps, l’espace est
beaucoup plus ouvert, l’ampleur des pratiques cultivées comportant à chaque période une
diversité de formes, les unes vraiment théâtrales, les autres parathéâtrales, qui s’articulent les
unes aux autres d’une façon bien plus subtile que le classement binaire. Autour du binôme
classique de l’« acteur » et de « spectateur » apparaissent d’autres usages de l’expression
dramatique, impliquant d’autres participants (lecteurs, diseurs, narrateurs, auteurs dilettantes,
danseurs, chanteurs, comédiens amateurs…), mais tous ne s’équivalent pas.
Dans ce cadre élargi, peut-on essayer de décrire l’activité du spectateur de ce Hamlet-
machine (virus), c’est-à-dire de celui qui a payé une place pour être spectateur ? Il « agit »,
mais est-il acteur ? Non, bien sûr, même s’il lui arrive de donner la réplique ou même de
tenter quelques gestes. Qui en doute peut lire l’étude toujours actuelle de Bernard Dort sur
l’improvisation pratiquée par la salle 3 ou, pour prendre les choses dans l’autre sens, les
témoignages de comédiens sur l’exercice de leur métier publiées dans les deux dernières
livraisons de la revue OutreScène 4. Spectateur ? Il l’est quelquefois, mais d’une façon très
éclatée, dans la durée et dans l’espace, passant très rapidement d’un registre à un autre
(témoin, témoin très proche, voyeur, observateur distant, auditeur, analyste, spectateur plus
classique…). Serait-il alors un joueur, le « joueur en puissance » dont parle Denis Guénoun 5,
qui, pour une fois, passerait directement à l’acte ? La notion semble convenir, mais elle aussi
recouvre ici tant de pratiques diverses ! Pratiques solitaires volontaires (jouer à écrire, à
filmer, à diffuser des sons ; jouer à être acteur, à être spectateur) ; relationnelles et volontaires
(parler à X ou à Y, filmer X ou Y…) ; mises « en jeu » involontaires (certaines séquences
ressemblent beaucoup à des jeux de rôles sans contrôle, sur lesquels le regard peut se faire
clinique…). D’autres classements sont possibles : jeux mimétiques, jeux de compétition, jeux
avec le hasard, jeux de vertige… toutes ces formes sans exception surgissent dans ce Hamlet-
machine. L’important est que toutes sont toujours « légendées », inscrites dans un espace très
2 Voir Le Théâtre postdramatique [1999], trad. P-H Ledru, Paris, L’Arche, 2002, pp. 179-199.
3 Bernard Dort, « Libérer le spectateur », in Le Jeu du Théâtre. Le Spectateur en dialogue, Paris,
P.O.L, 1995, pp. 89-97.
4 OutreScène, revue du Théâtre National de Strasbourg, n° 3 et n° 4, mai et juin 2004.
5 « Le regard actif, regard de notre actualité, est un regard (de) joueur. Joueur en puissance, en
puissance de jeu, qui regarde l’autre qui joue pour échanger fictivement ses conduites avec les
siennes, en attendant de les croiser vraiment. » Denis Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Circé,
1997, p. 165.