Bibliographie 219

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CONNAISSANCE
SOCIALE ET POUVOIR POLITIQUE
Logiques Sociales
Collection dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même
si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales
entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action
sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou
d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des
phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique
ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes
conceptuels classiques.
Déjà parus
Audrey ROBIN, Une sociologie du «beau
"sexe fort" ».
L 'homme et les soins de beauté, de hier à aujourd'hui, 2005.
Yves de la HAYE, Journalisme, mode d'emploi. Des manières
d'écrire l'actualité, 2005.
Monique ROBIN et Eugénia RATIU (dir.), Transitions et
rapports à l'espace, 2005.
Mariana LUZZI, Réinventer le marché? Les clubs de troc face
à la crise en Argentine, 2005.
P. NICOLAS-LE STRA T, L'expérience de l'intermittence dans
les champs de l'art, du social et de la recherche, 2005.
P. CADOR, Le traitement juridique des violences conjugales:
la sanction déjouée, 2005.
V. CHAMBARLHAC,
G. UBBIALI (dir.), Épistémologie du
syndicalisme, 2005.
M. FALCOZ et M. KOEBEL (dir.), Intégration par le sport:
représentations et réalités, 2005;
L. OLIVIER, G. BÉDARD, J. FERRON, L'élaboration d'une
problématique de recherche. Sources, outils et méthode, 2005.
Stéphane BELLINI, Des petits chefs aux managers
de
proximité, 2005.
Jean-Marc POUPARD, Les centres commerciaux, de nouveaux
lieux de socialité dans le paysage urbain, 2005.
Pascal LARDELLIER (dir.), Des cultures et des hommes, 2005.
PAPADOPOULOS
Kalliopi, La crise des Intermittent-e-s.
Vers
une nouvelle conception de la culture ?, 2005.
Gheorghe FULGA
CONNAISSANCE SOCIALE
ET POUVOIR POLITIQUE
Etudes de sociologie politique
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti 15
10124 Torino
ITALIE
www.librairieharmattan.com
harmattan! @wanadoo.fr
(QL'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8766-5
EAN 9782747587662
Sommaire
Introduction...... ... ... ... ...
.. ...... ... ... ... ... ...
...
..
.
9
L La condition de la sociologie à l'époque postmoderne
La sociologie
et le monde moderne.
.15
. . .. . . .. . . . . . .. . .. . . .. .. . .... . .. . .... . ..15
La reconfiguration de la sociologie dans la culture postmoderne
La sociologie
de la «modernité
liquide».
. .21
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . .
Des macrothéories aux microsociologies
Faits et valeurs, explication et interprétation
27
33
.37
Le pouvoir politique - démocratisation,spécialisation,dissipation 41
Le nouvel
agenda
de la pensée
politique.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . .47
La connaissance en tant què facteur du changement social. . . . . ... . . ...53
Science et réforme dans la vision de Dimitrie Gusti. . .. . . . . . . . . . . ... . . ...59
La réforme entre «recettes de cabinet» et réalités locales. . . . . ... . . .. . ..65
IL La sociologie en tant que science «pluriparadigmatique»
71
Max Weber et le sens de la «neutralité axiologique».
. . . . . . . . . . . . . . . . ...71
Théories, paradigmes
et réalités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 77
Les paradigmes et leur sens sociologique
83
La sociologie en tant que science «multiparadigmatique».
.87
Transitions vers une sociologie de «l'acteur social»
.89
Le sociologue - un scientifique mais aussi le vecteur d'une
culture déterminée
.99
La connaissance du pouvoir et le pouvoir de la connaissance. . ... . . .103
La sociologie et ses engagements axiologiques intrinsèques
109
IlL Le pouvoir politique. Approches et théories... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .113
Repères dans l'évolution
de la pensée politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 3
La constitution de la sociologie politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...115
Les théories contractuelles concernant la nature du pouvoir
po
I i tique.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .119
Les droits naturels et les antinomies du pouvoir public. . . . . . . . ... . . . . .125
Le pouvoir politique et ses éléments distinctifs. . .. . .. . .. . .. . .. . ... . .. . ..127
Pouvoir politique etformes de l'Etat
Pouvoir,
Légitimité
légitimité
et légalité.
et domination
politique.
o
.0..000.135
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... .139
. . . . . . 0. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... .143
Structures socio-historiques etformes du pouvoir politique. .
.
145
IV. Le système politique. Relations, institutions, acteurs
.153
Le système politique en tant que sous-système de la société. . .....153
Structures,
acteurs,
actions
et contextes.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . .1 55
L'image systémique de l'univers politique. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .159
Fonctions universelles et structures politiques variables. . . . . .... .163
Les institutions politiques et leur support social. . . . . . . . . . . . . . . .169
Structures, rôles et comportements politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .177
JI:Etats et régimes politiques
L'Etat
et ses
structures.
.187
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .187
Les caractéristiques
de l'Etat moderne. . .. ... . . .. . . . .. ... ... . . . . . . . .191
L'Etat et l'autorité publique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .195
Etats et régimes politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... .19 7
Les régimes démocratiques.
Ordre et liberté. . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . ..203
«Les élections compétitives produisent la démocratie»
...207
Les démocraties réelles en tant que «polyarchies». . . .. .. ... . ... ..209
La démocratie
Conclusions.
et la société
civile.
. . . . . .. . . . .. . . . . . . . .. . . . . .. . . . . . . .. 213
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..217
Bibliographie
219
8
Introduction
La dernière décennie du vingtième siècle restera une référence
dans l 'histoire universelle, une période pendant laquelle le monde a été
ravagé par des changements radicaux, comparables à des mouvements
tectoniques. C'est la période qui a concentré des événements d'envergure,
inattendus et d'un réel dramatisme, comme il y en a toujours eu dans les
moments fondateurs de l'époque moderne.
L'effondrement des régimes communistes, la transition des pays de
l'Europe centrale et orientale vers des régimes démocratiques, ainsi que
les avancées dans la construction européenne peuvent être considérés, de
par leurs significations et leurs conséquences, des options qui vont à leur
tour entraîner d'autres évolutions historiques. Ajoutons à cela le choc du
Il septembre 2001, qui a conduit à une redéfinition des priorités
stratégiques et à une reconfiguration du tableau géopolitique du monde.
Mais, cette carte avec de grands reliefs exprime à peine les
changements opérés en filigrane dans la profondeur de nos sociétés, dans
la sphère des activités économiques, dans le tissage des relations sociales
et dans le quotidien de chacun de nous. Les transformations majeures, de
portée historique que je viens de mentionner ont été cependant préparées
par une série de microchangements sociaux, apparemment prosaïques et
peu spectaculaires, alimentés essentiellement par les révolutions
scientifique et technologique des dernières décennies, mais aussi par les
évolutions qui ont marqué notre façon de vivre et de penser, nos valeurs
culturelles et politiques elles mêmes. Multipliés et mondialisés, ces
changements ont engendré non seulement de nouvelles configurations
géopolitiques, mais aussi un cadre préfigurant d'autres transformations,
qui devraient affecter les structures de la civilisation, les relations entre
les sociétés, les sciences, la technologie, l'organisation sociale, les
institutions, l'éducation, les formes d'expression et de communication, les
idées, les valeurs et les styles de vie.Ces changements croisés, porteurs
d'aspects contradictoires à l'époque de la mondialisation, ont déjà
commencé à avoir des effets majeurs dont certains d'une visibilité
éclatante, certains autres - plus profonds - à peine évidents.
Quel rôle peuvent-ils jouer, le sociologue et le spécialiste en
sciences politiques, dans un monde si instable, si peu sûr et bouleversé par
l'avalanche des changements accélérés? Jy ai cherché des réponses sur
plusieurs plans de l'analyse, que le lecteur retrouvera dans le sommaire et
la thématique de ce livre.
J'ai suivi d'abord quelques étapes de l'évolution de la sociologie
en tant que discipline scientifique, pour comprendre les contextes
théoriques et culturels qui ont imposés les nouvelles approches
interdisciplinaires, symboliques, interactionnelles et compréhensives,
toutes liées aux changements significatifs opérés à l'intérieur des sociétés
modernes et aux tendances dominantes dans les sociétés développées
d'aujourd'hui. J'ai cherché à démontrer, arguments à l'appui, qu'il y a
une relation significative entre, d'une part, la crise des grandes théories
classiques, la prolifération des recherches empiriques sectorielles et des
microthéories, l'hybridation de la sociologie par d'autres disciplines
apparentées et, d'autre part, les processus intervenus dans I 'histoire
réelle, qui ont conduit à la dissolution des structures propres aux sociétés
de type moderne. Ainsi la nouvelle condition de la sociologie - devenue
une discipline «multiparadigmatique» - peut-elle être mise en relation
avec les efforts des spécialistes du domaine et de certains penseurs visant
à définir et à expliquer, par des approche variés, les caractéristiques des
sociétés postm odern es, les sociétés de la «modernité liquide», pour
reprendre l'expression de Zygmunt Bauman.
Deuxièmement, j'ai abordé les composantes de l'univers politique
(valeurs, principes, règles, procédures, institutions, régimes, partis,
idéologies, etc.) sous l'angle de la sociologie politique, une discipline
spécialisée dans l'étude des connexions organiques et multiples entre le
politique et le social. Domaine d'interférences, qui cumule les démarches
empiriques et théoriques, la sociologie politique avance l'idée que, malgré
sa relative autonomie par rapport à l'ensemble de la société, le système
politique s'enracine par de nombreux fils et conditionnements dans
l 'histoire, la morphologie et l'essence des valeurs sociales et culturelles.
Les sociétés modernes sont organisées et structurées à l'intérieur
par le principe de l'autonomie des valeurs et par celui de la séparation
des sphères d'activité, ce qui se reflète d'ailleurs dans les dichotomies
majeures de la pensée moderne (individu / société, Etat / société civile,
liberté / autorité politique, gouvernés / gouvernants, forme / substance,
etc.). Les analyses et les réflexions de ce livre partent du principe que ces
dichotomies classiques de l'espace politique, bien que radicalement
revisitées à la faveur de l'environnement relativiste et multiculturel de la
10
postmodernité, restent néanmoins opérationnelles pour la description et
l'explication des réalités politiques de nos jours.
La sociologie politique nous invite à distinguer entre les différents
niveaux de l 'histoire réelle, depuis la couche empirique des phénomènes
sociaux et jusqu'à celle des effets en profondeur. L'idée qu'il y a une
différence entre l'apparence et l'essence et que la réalité sociale mélange
les causes, les facteurs et les conditions d'ordre objectif et subjectif, les
conjonctures historiques et les actions des groupes ayant chacun ses
propres motivations a déjà fait son chemin et elle est devenue un principe
ordonnateur du cadre intellectuel et culturel moderne.
Grâce aux nouvelles stratégies et méthodologies empiriques de
recherche, les sciences sociales et humaines ont été en mesure d'offrir une
image plus adéquate des processus sociaux, même si souvent en désaccord
avec celles qui opéraient dans la connaissance commune. Les théories
sociales et politiques ont changé également à la suite des pressions
exercées par l 'histoire réelle sur le cadre culturel et scientifique, tout
comme il y a une tension spécifique entre les représentations empiriques
des acteurs sociaux et les théories et paradigmes proposés par la
connaissance scientifique pour expliquer et interpréter les processus
sociaux et historiques. Nous retrouvons là une série de distinctions et de
contaminations réciproques entre la théorie et l'objet complexe qu'elle
étudie, ce qui est d'ailleurs mis en évidence par les nouveaux courants
symboliques et interactionnels. C'est le rapport entre la réalité sociale en
tant qu'objet spécifique de la connaissance - un objet prédéfini,
symboliquement et axiologiquement, par les acteurs sociaux réels - et les
présuppositions cognitives implicites des paradigmes que les sociologues
appliquent au champ social étudié. C'est aussi dans ces oppositions
structurelles qu'il faut chercher la source des drames épistémologiques et
éthiques des disciplines sociales et humaines.
Dans ce livre, notamment dans les deux premiers chapitres, j'ai
essayé d'offrir quelques repères permettant d'associer une interprétation
rationnelle à des réalités historiques et politiques qui ont l'air de défier la
fonction prédictive des théories sociales. Tout comme l 'historien et le
spécialiste en sciences politiques, le sociologue démarre sa recherche à
partir de faits empiriques, mais pour interpréter et construire son analyse
il doit explorer aussi les changements intervenus dans l'univers des
valeurs et des croyances qui orientent l'action humaine, ces zones
Il
magmatiques à l'intérieur desquelles s'accumule lentement la masse
critique des énergies sociales et des processus novateurs. Ce n'est qu'ainsi
qu'il sera capable de surprendre, un instant plus tôt, les lignes de force de
l'histoire et d'en anticiper les tendances dominantes.
Nous en arrivons ainsi au troisième principal thème du livre, que
j'ai développé dans plusieurs registres analytiques: le statut
épistémologique des disciplines sociales en général et la condition
particulière de la sociologie dans le monde postmoderne. J'ai repris le
dossier historique du problème, en essayant tout d'abord de reconstituer
le sens initial que Max Weber a attribué au concept de «neutralité
axiologique» dans un contexte scientifique et historique donné, puis de
marquer les changements de vision et d'attitude face à ce principe de la
connaissance sociale. J'ai découvert ainsi que dans la pensée sociale et
politique actuelle, dans les controverses des théoriciens concernant la
nature du pouvoir politique et le concept de légitimité - on retrouve de
nombreux thèmes de réflexion déjà codifiés de manière explicite et
exemplaire dans la démarche analytique novatrice de Max Weber et dans
les idées qui portent la marque de sa personnalité.
Les thèmes weberiens concernant les rapports entre description et
interprétation, entre les jugements de fait et les jugements de valeur
occasionnent d'intenses disputes, notamment lorsque l'objet de la
connaissance sociale est l'univers politique lui-même et les relations entre
les individus et les structures du pouvoir. Quand nous étudions des réalités
telles les règles, les procédures et les institutions propres à un régime
politique ou bien les processus de changement politique, les partis, les
idéologies et les comportements politiques des citoyens, nous rapportons
inévitablement les données empiriques à certains idéaux et valeurs
politiques ou à certains états de fait que nous considérons souhaitables.
La difficulté de distinguer de manière nette entre la composante
descriptive de la démarche et celle prescriptive et interprétative vient du
fait que le sociologue, en tant qu'instance spécialisée de la connaissance
sociale, est un sujet complexe: son statut s'avère ambigu, puisqu'il
appartient à la réalité qu'il est en train d'étudier et que, par conséquent,
ses options axiologiques, ses engagements étiques et politiques implicites
interfèrent naturellement dans le dispositif méthodologique et intellectuel
qui oriente sa recherche.
12
Ainsi le chercheur est-il tenu de satisfaire à deux exigences bien
souvent contradictoires, que la connaissance sociale a assumées avec
rigueur et responsabilité: le principe de l'objectivité scientifique - qui
signifie la description et l'explication des états de fait par des méthodes
empiriques - et, respectivement, l'interprétation de ces états de fait, tels
que définis, en faisant appel à certains principes et valeurs, avec une
ouverture humaniste et démocratique. Bien plus que d'autres disciplines
sociales et humaines, la sociologie politique témoigne de la tension entre
la description et l'interprétation, entre lesfaits et les valeurs.
Il est donc évident que le sociologue nu peut pas se limiter à la
description empirique et neutre des processus politiques sans les
interpréter sous l'angle de certains idéaux de rationalité et de quelques
valeurs politiques telles la liberté, l'égalité ou le droit à l'information. En
outre, s'il est capable de formuler le diagnostique des maladies sociales,
d'en indiquer les causes ou les facteurs favorisants, cela veut dire
implicitement qu'il est en mesure d'envisager des solutions et des
directions d'action censées y remédier.
Les rapports entre la connaissance sociale et le pouvoir politique
sont intensément remis en question dans l'environnement culturel
relativiste du monde postmoderne. Même si l'on glose souvent sur la
disparition ou le mixage des idéologies, de nombreuses voix autorisées
rappellent la fonction critique des disciplines sociales et politiques, la
légitimité et la nécessité d'un engagement éthique des intellectuels au
service des causes humanitaires, écologiques ou sociales. De toute
évidence, la sociologie politique ne peut pas se permettre de traiter les
régimes politiques, démocratiques ou totalitaires, d'une manière «neutre»,
comme s'ils bénéficiaient d'une égale légitimité dans la perspective des
valeurs fondamentales.
En faisant appel aux expertises de spécialité, la politique s'est
professionnalisée par rapport à beaucoup de ses démarches. Malgré cette
nouvelle donne, elle reste toujours le domaine par excellence de la liberté
des choix, des options et des décisions responsables. Le système de la
connaissance sociale - très diversifié à ce jour - a le rôle de fournir à
ceux qui ont le mandat démocratique de prendre des décisions
macrosociales le support cognitif et informationnel propre à leur faire
choisir le « traitement social» le plus adéquat. La fonction pratique de la
connaissance sociale et, implicitement, sa contribution au lancement des
13
actions de réforme visant à améliorer la condition humaine dépendent de
la capacité de ce type de connaissance à fournir aux responsables
politiques des données concrètes et vérifiables permettant de faire des
choix rationnels. Cette fonction de la sociologie est encore plus importante
dans le cas de la Roumanie, où la société est en pleine transition.
Naturellement, les sciences sociales prolongent leur action cognitive audelà des «faits» et des énoncés d'ordre descriptif pour lancer des projets,
des programmes et des stratégies d'action qui relèvent aussi du domaine
des objectifs et des valeurs sociales. Le sociologue qui étudie l'univers
politique n'est pas un prophète, mais un diagnosticien honnête et un
«interprète» avisé des phénomènes sociaux: la connaissance qu'il y
acquiert profite en dernière instance à la société elle-même, qui parvient
ainsi à une conscience de soi lucide et critique. Cette démarche est
importante dans un monde qui a indéfiniment élargi et compliqué le
champ des options individuelles et sociales, le sens intégrateur du
politique pouvant être récupéré sur le terrain d'une éthique de la
responsabilité qui conjugue la connaissance et l'action. Le responsable
politique ne peut pas initier et appliquer les réformes adéquates s'il n'a
pas sous les yeux «la carte sociologique de la Roumanie», élaborée avec
les instruments de la connaissance sociale. Je crois que cette mise en
garde de Dimitrie Gusti reste valable aujourd 'hui encore, tout comme un
autre principe énoncé par ce fondateur de la pensée sociologique
roumaine: «Connaître son pays est le meilleur moyen de le servir».
Un impératif adressé en égale mesure aux scientifiques et aux
responsables politiques.
L'auteur
14
I. La condition de la sociologie à l'époque postmoderne
La sociologie et le monde moderne
Presque deux siècles après sa constitution en tant que discipline
scientifique autonome, la sociologie se rapporte aujourd'hui, en tant que forme de
connaissance, à une réalité sociale extrêmement diversifiée et radicalement
différente du contexte historique de sa genèse. Pendant cet intervalle, le monde
moderne s'est construit dans ses données essentielles, tout en ayant comme
ressources ultimes les progrès extraordinaires de la science et de la technique, le
développement de l'industrie, l'invention de nouveaux styles de vie et formes
d'expression spirituelle. Tout cela a entraîné une série de changements à
l'intérieur de toutes les composantes de la vie sociale, des changements rapides
qui ont conduit à la consolidation de la civilisation industrielle et des nouvelles
structures politiques, à l'urbanisation et au développement des médias, culminant
par l'apparition de la société de masse avec ses caractéristiques bien connues. La
sociologie est née du besoin des gens d'expliquer et de comprendre ce
changement d'une envergure réellement historique, une transformation
gigantesque, à travers laquelle les formes traditionnelles et prémodemes de vie et
d'organisation sociale ont été au fur et à mesure remplacées par celles propres à
l'ère moderne.
La genèse et l'évolution des sociétés modernes se sont accompagnées de
changements majeurs dans la vision philosophique et l'image scientifique du
monde, d'un intérêt accru des sociétés et des groupes sociaux à connaître, par une
approche empirique et rationnelle, la manière dont la société est conçue et
fonctionne, ses mécanismes d'évolution et le comportement humain. Ce sont là
les grands thèmes des débuts de la sociologie: l'anatomie et le fonctionnement de
la société, la juste compréhension de la mutation sociale, du nouveau type de
rationalité et d'organisation, l'agrégation des groupes et des intérêts, les facteurs
motivant l'action et le comportement des individus dans le monde moderne. De
nombreux théoriciens expliquent l'apparition de la sociologie par le contexte de
ces changements qui ont mené à la création du monde moderne. Dans cet esprit,
Anthony Giddens considère que «la sociologie est apparue grâce à un effort
intellectuel distinct en même temps que le développement des sociétés modernes,
qui en restent le principal obj et d'étude»
1
.
Mais, les sociétés modernes les plus avancées sur les plans économique,
technologique et industriel, ont évolué au point qu'elles ont déjà dépassé leurs
1 Anthony
Giddens,
Sociologie,
Bucuresti,
Editura BlC ALL, 2000, p. 23
propres structures internes de type moderne - d'abord l'infrastructure économique
de facture industrielle - générant ainsi des processus et des formes de vie les
entraînant dans une nouvelle spirale du développement, connue sous les noms de
«civilisation postindustrielle» ou «société informationnelle». A la lumière des
processus liés à la mondialisation, cette nouvelle société dont les caractéristiques
seront analysées dans les pages qui suivent est appelée, par souci de
simplification, «société postmodeme».
Plus que d'autres disciplines scientifiques, la sociologie dépend, à
plusieurs titres, des changements subis par son objet générique: la société. La
sociologie a constaté ces changements, les a consignés et les a interprétés, et la
transition vers la société postmoderne a peu à peu modifié l'agenda thématique
des recherches sociologiques, les angles d'approche, les méthodologies, voire les
visions globales sur la société. L'intérêt s'est alors déplacé des changements et
structures macrosociétales vers des phénomènes microsociaux, tels les groupes,
les comportements et les interactions sociales, comme bien d'autres processus
interférant dans notre quotidien. L'objet de la sociologie est devenu divers,
pluriel, fragmenté et kaléidoscopique, et les perspectives globales n'ont plus le
même prestige scientifique dont elles jouissaient à l'époque moderne des
fondateurs. Paradoxalement, à l'ère de la mondialisation, la diversité est devenue
un concept plus valorisant que l'unité, les analyses microsociologiques plus
attractives que les synthèses macrosociologiques et la tentation des perspectives
globales et totalisatrices dans le champ de la connaissance sociale, même si elle
ne manque pas à l'appel, semble accueillie avec une réserve imprégnée de
méfiance.
Dans ces conditions, la sociologie en est arrivée aujourd'hui à
revendiquer un objet d'étude homogène, simplement pour reconquérir son statut
de «science de la société». Cet objet d'étude, conçu initialement comme une unité
bien délimitée aux points de vue ontologique et épistémologique, a peu à peu
perdu de son image d'objet global pour se muer, dans les approches scientifiques
du XX e siècle, en un objet divisé, fragmenté et très sévèrement cloisonné. Ainsi
les différents domaines de la société - marqués à l'époque moderne par un
processus de différenciation existentielle, avec des normes, des valeurs et des
institutions propres - ont-ils été abordés, chacun séparément, par une mosaïque de
disciplines théoriques et applicatives qui n'ont cessé de revendiquer leur
autonomie à tous égards et ont obtenu au bout du compte un statut à part dans la
recherche aussi bien que dans les programmes académiques.
L'évolution de la sociologie a connu le passage du général au particulier,
du global au local, de l'unité vers la pluralité, non seulement en ce qui concerne
son objet d'étude, mais aussi en termes de perspective théorique et de
méthodologies. Pendant la deuxième moitié du siècle dernier, les approches
gagnantes ont été celles qui avaient procédé au découpage de certains
16
phénomènes particuliers, mais significatifs pour l'ensemble unitaire qu'est la
réalité sociale, soumis par la suite à des recherches empiriques systémiques,
beaucoup d'entre elles suivies par le traitement des données via des méthodes
statistiques et mathématiques (par exemple, la mobilité sociale, les tendances
démographiques, le chômage, l'immigration, l'éducation, la socialisation et la
déviance, la succession des générations, l'urbanisme, la vie quotidienne, la
famille, l'assistance sociale, les organisations, les élites et la masse, le travail et le
loisir, les mentalités, les médias etc.)2. L'analyse s'est donc focalisée sur certains
aspects, composantes ou processus sociaux bien déterminés, ce rétrécissement de
l'objet d'étude s'associant une spécialisation des méthodes, des évolutions qui se
sont produites parallèlement, sous la pression de l'idée que, pour accéder au titre
de «science», toute discipline doit se donner un objet d'étude précisément
délimité, décrire et mesurer les faits et les expliquer par leurs corrélations
casuelles ou fonctionnelles, proposer enfin des généralisations de niveau moyen,
qui puissent être contrôlées à tout moment par une possible confrontation avec
l'expérience.
Née de l'esprit positiviste propre à la connaissance fondée sur des
données empiriques - lui-même une réaction aux systèmes spéculatifs si
prolifiques dans le domaine des philosophies sociales et de l'histoire - la
sociologie a été elle aussi une réponse théorique à la nécessité des sociétés
modernes de comprendre leurs mécanismes complexes de fonctionnement. La
politique, l'économie, la religion, la culture, avec leurs propres institutions, les
stratifications et les interactions sociales, les groupes et les rapports sociaux, les
organisations, la conscience collective et les comportements, l'éducation ou
l'influence des nouveaux moyens de communication sont devenus des champs
particuliers de recherches empiriques et cohérentes, avec des résultats qui allaient
valider leurs démarches spécifiques. S'emparant, sur le mode cognitif, du vaste
domaine de l'existence sociale, avec toutes ses composantes structurelles, la
recherche sociale a diversifié son" champ d'investigation et généré ainsi de
nombreuses disciplines sectorielles (la sociologie historique, la sociologie rurale
et urbaine, la sociologie industrielle, la sociologie de la famille, la psychologie
sociale, la sociologie de la religion, de la culture ou de l'art, la sociologie
politique, la sociologie du savoir, de la communication en masse, la sociologie de
l'opinion publique etc.).
2 Pour saisir les différences d'approche et les changements subis par l'agenda thématique de la
sociologie, il serait utile de comparer la table des matières des ouvrages classiques du domaine
(comme ceux d'Emile Durkheim, Herbert Spencer, Marcel Mauss, Max Weber ou Talcott Parsons)
à celle des ouvrages signés par les auteurs contemporains (Raymond Boudon, Pierre Bourdieu ou
Anthony Giddens).
17
Si nous nous plaçons dans le cadre théorique fécond offert par «la
sociologie de la sociologie» - une discipline qui analyse les rapports entre les
contextes socio-historiques particuliers et les variations de la connaissance
sociale, en ce qui concerne les conceptions sur la société et les méthodologies de
recherche - nous pourrons mieux comprendre pourquoi le canon positiviste, qui a
fait naître la sociologie, a favorisé la diversification des approches analytiques,
pulvérisant ainsi l'objet global de la sociologie et reléguant, du coup, au second
plan les efforts de synthèse propres à une vision d'ensemble.
Par rapport à ce tableau si divers des démarches scientifiques de la
sociologie, le pas suivant a été marqué par l'impératif de mettre en relation les
perspectives particulières, d'intégrer les approches fermées dans le périmètre des
démarches strictement spécialisées. Ainsi, pendant la deuxième moitié du XX e
siècle, avons-nous assisté à une amplification des programmes de recherche multi
et interdisciplinaires, avec un appareil conceptuel et méthodologique souvent
hybride dans sa composition, mais unifié par les présuppositions de fond,
appartenant aux perspectives fonctionnalistes, systémiques, culturalistes,
structuralistes, holistiques, à l'individualisme méthodologique, aux sociologies
actionnalistes ou interactionnalistes, compréhensives et symboliques. De cette
manière, la reprise de certains concepts et le transfert de méthodologies entre
différentes disciplines de la pensée sociale et humaniste sont devenus des
pratiques scientifiques courantes, légitimées apparemment par le fait que la
réalité sociale est multidimensionnelle et ne peut donc pas être comprise
autrement qu'à travers des perspectives diverses et complémentaires. C'est
surtout la linguistique structurelle, la cybernétique, l'économie, la psychologie et
plus tard la sémiotique qui ont servi de sources d'inspiration pour la réflexion
sociologique, si bien que la reprise non critique des méthodes propres à chacune
de ces disciplines en a fait à un moment donné des paradigmes d'interprétation
jugés valables pour la réalité sociale dans son ensemble. L'excès pratiqué dans
cette hybridation des méthodes et des visions est allé si loin qu'on s'est retrouvé
dans la situation ridicule où, comme l'affirme d'une manière nette Raymond
Boudon, «dans le Paris des années soixante-dix on n'était considéré profond que
si l'on déclarait doctement que la société est un langage»3.
Sous les feux croisés des traditions théoriques si variées et des recherches
empiriques couronnées de succès après la deuxième guerre mondiale, surtout
dans l'espace américain, la sociologie a évolué vers un pluralisme de paradigmes
explicatives et interprétatives, tout en consacrant ainsi non seulement la diversité
légitime des méthodologies, mais aussi le principe général du relativisme
épistémologique, appliqué aussi aux théories sur le social, qui sont de plus en
3 Raymond Houdon, Introducere (Introduction), in Tratat de sociologie (Traité de sociologie)
(coordinateur Raymond Boudon), Bucuresti, Editura Humanitas, 1997, p. 17
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plus analysées et interprétées non pas par rapport à un idéal absolu de savoir,
mais plutôt par rapport aux données du contexte social dans lequel les respectives
théories ont été produites, autrement dit, leur validité cognitive et leur influence
pratique doivent être mises en relation avec l'environnement culturel et social de
leur apparition. A partir de ce principe théorique, on est arrivé à imposer la thèse
selon laquelle la démarche cognitive doit tenir compte de la diversité et de la
relativité axiologique des contextes sociaux faisant l'objet de la recherche. Un
objet spécifique, marqué historiquement et socialement, exige une stratégie
cognitive adéquate, ce qui revient à dire que la sociologie ne pouvait non plus
être considérée comme un domaine opérant avec un seul paradigme unificateur,
mais avec une multitude de paradigmes, chacun d'eux à validité limitée. La
sociologie n'a donc dorénavant plus un seul objet bien délimité de recherche,
mais un champ très vaste et difficile à cartographier, où la démarche sociologique
interfère naturellement et de manière fructueuse avec de nombreuses disciplines
couvrant l'univers social (1'histoire, l'économie, la politique, le droit,
l'anthropologie, les sciences politiques, la démographie, la géopolitique, la
psychologie sociale, la sémiotique, la linguistique, la théorie des systèmes ou la
théorie de la communication).
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