Interdire le voile intégral, c`est agresser les musulmans » (Le Matin

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Le Matin Dimanche, 20.10.2013
L’évêque romand revient sur le vote tessinois contre le port de la burqa
«Interdire le voile intégral, c’est agresser les musulmans»
Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, nous a reçus au siège du diocèse à
l’évêché de Fribourg. Sous un air détendu, l’homme pèse chacun de ses mots. Surtout quand il s’agit
de parler d’islam.
Quand vous voyez une femme en burqa, ça vous agresse?
Même si ce n’est pas très fréquent en Suisse, nous sommes malgré tout habitués à croiser des
femmes en burqa. Je dois cependant avouer – et cette pensée n’a rien de religieux ou de politique –
que je préfère voir le visage des gens à qui je parle. Le visage exprime beaucoup de choses, c’est
notre identité. Les mains, aussi, d’ailleurs racontent beaucoup sur les gens.
Avez-vous déjà parlé avec une femme en burqa?
Non. Je n’ai pas eu cette occasion. J’ai souvent parlé avec des femmes voilées. J’ai même eu des
étudiantes qui l’étaient. Mais le voile ne me gêne pas. On en revient à la question du visage que le
voile permet parfaitement de voir.
Que pensez-vous de ceux qui profitent du débat sur le voile intégral pour demander l’interdiction
de tous les signes religieux dans l’espace public?
On peut aimer ou non les signes religieux. Mais pour moi, la question se pose autrement. Il est
illusoire de vouloir éliminer tous les symboles. La façon de s’habiller peut manifester à elle seule une
opinion religieuse ou politique. Reste que, pour moi, les signes religieux ne doivent pas être agressifs.
Ils doivent être portés avec respect vis-à-vis de l’autre. Par exemple, si je me rends spontanément,
sans être dans le cadre d’une invitation officielle, dans une mosquée ou un temple hindou,
j’enlèverai ma croix par crainte de heurter la sensibilité de l’autre.
La burqa est-elle un signe religieux agressif?
Je parlais pour moi-même et mon envie de ne pas agresser. Mais je ne crois pas qu’un signe soit
agressif par lui-même. C’est l’attitude qui peut le rendre agressif.
Avec votre habit de prêtre, vous êtes très reconnaissable dans la rue. Est-ce utile?
Parfois je l’enlève en vacances… Ça m’expose beaucoup. Et je l’avoue, ça peut être un poids car on
me reconnaît où que je sois en Suisse et même en dehors. Mais ce n’est pas que l’habit qui fait qu’on
me reconnaisse. Toutefois, c’est aussi un formidable avantage, car on vient me parler. Sans ce
vêtement, je passerais à côté de beaucoup d’occasions formidables de dialoguer avec des gens.
Vous aimez voir les visages, vous connaissez le poids d’un costume religieux… Vous devez être pour
l’interdiction de la burqa.
Non. Car s’il le faut, je peux passer outre mes réticences. En la matière, j’ai une autre réflexion. Elle
m’est venue après une discussion avec Michael Nazir-Ali, un évêque anglican d’origine pakistanaise
qui a vécu dans son pays d’origine des expériences négatives avec l’islam. Nous parlions des
interdictions en France et il m’a dit: «Jamais en Angleterre, nous ne ferions pareil absurdité.» «Parce
que les musulmans se sentiraient agressés?» ai-je demandé. «Oui», a-t-il répondu. Et il a raison:
radicaliser le débat n’est pas la bonne solution.
Les femmes socialistes proposent de punir le mari. Cette mesure vous parle-t-elle davantage?
J’ai toujours des doutes sur l’efficacité des mesures basées sur la contrainte, même si faire porter la
burqa est une contrainte. Là encore, j’aimerais suivre un autre raisonnement. Ce que les musulmans
reprochent souvent aux sociétés occidentales, c’est qu’elles sont trop immorales. A nous de leur faire
comprendre qu’on peut très bien ne pas faire porter la burka aux femmes et ne pas être pour autant
dans l’immoralité.
Tolérer la burqa pour qu’au final il n’y en ait plus… N’avez-vous pas une vision trop positive de
l’être humain?
Vous dites ça parce que je ne suis ni pour l’interdiction ni pour la contrainte. Mais je suis convaincu
qu’il convient d’être plus subtil dans ce cas, car le problème est justement subtil. Pourquoi certaines
femmes portent le voile? Dans certains pays arabes, c’est aussi pour qu’on les laisse tranquilles,
qu’on ne les marie pas. Le voile devient donc un moyen de contourner le système, d’obtenir plus de
liberté. En Suisse et en Europe en général, je crois que l’immigration a changé avec le temps. Au
début, il s’agissait pour les étrangers de s’intégrer avant tout. Aujourd’hui, les nouvelles générations
se cherchent une identité. C’est le signe de l’échec de l’intégration. Il faut essayer de faire mieux
mais les agresser davantage ne servirait à rien.
Pensez-vous vraiment que des femmes portent librement la burqa en Suisse?
Je n’ai pas de statistiques. Mais oui, je le pense. Pour une question d’identité.
Soit. Mais tolérer la burqa, n’est-ce pas laisser gagner les intégristes musulmans?
La question est compliquée. Je me souviens toujours d’une émission qui m’avait passionné. Il
s’agissait d’un débat entre plusieurs personnalités: il y avait notamment Bill Clinton et la reine de
Jordanie. Et cette dernière disait en substance: «Si vous voulez voir davantage de ces musulmans
modérés que vous aimez tant, arrêtez d’envahir des pays. Car ce sont les guerres en Afghanistan ou
en Irak qui font gagner des adeptes à Al-Qaida.» On parle donc toujours d’agressions et je crois que
ce sont elles qui font gagner les intégristes.
Non aux minarets, non à la burqa: qu’est-ce qui arrive à la Suisse et sa tradition de tolérance?
Les Suisses aussi se sentent agressés. Il faut que les musulmans fassent leur part et entendent
également cela. Quand la peur s’installe des deux côtés, il faut faire très attention.
Avec 150 burqas en Suisse selon un rapport de la Confédération, comment répondre à ce
sentiment d’agression sans pour autant l’amplifier?
C’est un cercle vicieux, j’en conviens. Si je devais apporter une réponse politique à tout cela, j’avoue
que je serais bien démuni.
Qu’est-ce qui nous rend si islamophobes? De quoi avons-nous peur?
L’histoire nous conditionne au-delà même de notre conscience. Dans les pays arabes, lorsqu’une
armée étrangère intervient, les musulmans font la comparaison avec les Croisades. L’Europe, elle,
dans l’inconscient a dû s’unir face aux Turcs. Et il reste encore aujourd’hui quelque chose de cette
vieille phobie…
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Ne manquons-nous pas plutôt de confiance en nous et en nos propres valeurs?
C’est très vrai aussi. Beaucoup de gens font référence à leurs racines occidentales, sans même savoir
vraiment ce qu’elles sont. Je me souviens d’une dame qui me disait lors de la votation sur les
minarets: «Je n’ai pas envie que ma fille porte la burqa quand elle sera grande.» Mais le meilleur
moyen pour qu’elle ne le fasse pas est qu’elle ait d’autres valeurs.
Vous prônez la tolérance et la non-agression. Mais où faut-il fixer la limite pour une société
démocratique?
Pour moi, la limite est très claire. C’est la mise en danger du vivre en commun. L’Allemagne interdit
les nazis au nom de ce principe. Et un mouvement religieux doit le respecter aussi. Il ne peut, par
exemple, pas exiger un suicide de masse comme l’Ordre du temple solaire avait orchestré.
Reste que l’islam est conquérant. Et c’est pour ça qu’il fait peur.
Oui. Selon certains, c’est un devoir pour un musulman. Et ça remonte au tout début de l’histoire de
cette religion, mais les courants divergent à ce propos au sein même de l’islam…
Les apôtres aussi sont partis prêcher à travers le monde.
Oui, par le dialogue. Et lorsque nous n’avons pas bien suivi cette voie, nous n’avons pas été assez
chrétiens. Je crois qu’essayer de convaincre l’autre de ses propres convictions à travers une
discussion est le propre de l’homme.
Les églises qui se vident et les centres islamiques, même sans minaret, qui se remplissent. Ça vous
interpelle?
Oui. L’islam bénéficie de l’arrivée d’immigrés aux convictions fortes et qui maintiennent des liens
avec des pays plus religieux que la Suisse. Mais il y a aussi une immigration portugaise, par exemple,
qui arrive avec des convictions religieuses fortes. Dans l’ensemble, nous sommes passés d’une
société très religieuse à une société qui ne l’est plus guère. Et peut-être que nous apportons trop de
nuances alors que l’islam a une morale beaucoup plus claire. Et il existe aujourd’hui dans la société
un attrait pour une morale claire. J’avoue humblement que je n’ai pas la solution. Mais je reste
convaincu que ces nuances ne sont pas une mauvaise chose à mes yeux.
Dans tous les débats sur l’islam, on entend l’argument sur les chrétiens persécutés dans les pays à
majorité musulmane. Même là, faut-il rester tolérant?
Je ne nie pas les problèmes qui existent. Mais je rappelle que les situations diffèrent beaucoup selon
les pays. Je crois qu’il faut aussi entendre l’argument qui est donné par les musulmans. L’Espagne a
expulsé ses musulmans et ses juifs alors que des millions de chrétiens – même si je suis conscient que
les chiffres baissent drastiquement – vivent depuis des siècles dans des pays à majorité musulmane.
Et nous ne voyons pas certains événements. Pourquoi ne nous les relate-t-on pas? C’est arrivé à
plusieurs reprises en Egypte et j’ai vu que c’est aussi arrivé très récemment au Pakistan: des chaînes
humaines composées par des musulmans se sont constituées autour des églises pour les protéger,
main dans la main. Physiquement. On peut voir le côté négatif et déplorer que des églises soient
attaquées. On peut aussi voir le côté positif.
Alors comment sortir de ces rapports problématiques à l’autre en Suisse?
Je crains que ce cadre n’existe pas seulement en Suisse. Toute l’Europe traverse la même phase. Il y a
une grande crainte. Après le dernier vote en Suisse sur le référendum contre les mesures urgentes en
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matière d’asile, j’ai entendu, et cela même si le vote était des plus techniques, notamment en
France, des gens affirmer: «Si nous avions la possibilité de faire voter le peuple, nous prendrions les
mêmes mesures que la Suisse.» Et sur les minarets, beaucoup de nos voisins ont tenu le même
discours. Je répète donc mon constat de tout à l’heure: nous sommes dans un cercle vicieux
d’agressions d’un côté, et de recherches d’identité de l’autre. Et je crois que la seule manière d’en
sortir c’est la compréhension et le dialogue avec l’autre.
Pourtant, plusieurs politiciens, mais aussi des personnalités répètent que l’islam n’est pas leur
religion, n’est pas leur culture et qu’ils n’ont donc pas à le connaître.
Si on veut pouvoir parler de quelque chose, voire même le critiquer, il faut le connaître. Je vis ce que
les musulmans peuvent ressentir lorsque des gens critiquent la religion catholique et que je me rends
bien compte qu’ils n’y connaissent rien, tout en étant sûrs de maîtriser le sujet. Et je vous assure que
ce n’est pas très agréable.
Du coup, développez-vous des contacts avec des religieux musulmans?
Ça m’arrive. Même si ce n’est pas souvent et surtout à l’étranger. En Suisse, c’est l’évêque de Lugano
qui s’occupe du groupe de dialogue interreligieux et qui côtoie beaucoup plus les musulmans. Mais je
crains qu’il soit confronté, comme le sont d’ailleurs les évêques à Rome, à un problème de
représentativité de la communauté musulmane. Il y a beaucoup de courants au sein de l’islam et
ceux qui veulent participer au dialogue ne sont pas les extrémistes… x
Fabian Muhieddine
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