Résumé* de la 443e conférence de l`Université de tous

Résumé* de la 443e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 24 juillet 2002
Jean-Pierre Changeux : "Les universaux de la pensée"
Les "universaux" sont ces termes qui s’étendent à l’univers tout entier, à l’ensemble des êtres ou
des idées et qui se distinguent des particuliers. Le philosophe médiéval Albert le Grand
distinguait trois manières de considérer les universaux : ante rem en tant que cause universelle,
possédant d’avance la totalité de ses effets causés, in re en tant que nature commune reçue dans
les particuliers et post rem en tant qu’intention formelle et concept simple de l’esprit séparés du
particulier par abstraction.
Aujourd’hui, si l’on reprend les définitions d’Albert le Grand, on peut dire que, ante rem, les
universaux vont concerner la réalité physique du monde extérieur, la matière et ses régularités ;
in re, les objets, les êtres issus de l’évolution de l’univers, de l’évolution des espèces, en
particulier, le cerveau de l’homme qui présente une organisation, ou conformatio, commune aux
membres de l’espèce homo sapiens ; et post rem, les représentations communes, ou concepts, qui
se forment dans le cerveau de l’homme et s’organisent en pensée.
Cette conférence avance l'idée que le cerveau de l’homme est matériel et que les universaux de
pensée se développent à partir de l’organisation de notre cerveau, laquelle se construit au cours
de l’évolution.
Celle-ci est la synthèse d’évolutions multiples : celle des espèces au niveau des génomes, celle
du cerveau au cours du développement embryonnaire, celle enfin des connexions entre cellules
nerveuses après la naissance, puisque le bébé humain naît avec un contingent de connexions qui
est la moitié de celui de l’adulte. On a affaire à des évolutions multiples, emboîtées, qui
correspondent à ces niveaux d’organisation de la matière, de la molécule à la cellule nerveuse, de
* Par Y. Michaud
la cellule nerveuse aux circuits, des circuits aux assemblées de neurones et aux assemblées
d’assemblées de cellules nerveuses.
Au cours de ces évolutions emboîtées, des universaux sont sélectionnés, qui, d'un point de vue
darwinien, assurent la survie de l’individu, celle des groupes sociaux et, finalement, celle de
l’humanité.
Il faut cependant prendre en compte un problème central, celui de la variabilité locale. Car s’il y
a une universalité du génome humain, il y a aussi une variabilité de ce génome – une variabilité
génétique- . Il y a aussi une variabilité épigénétique et fonctionnelle qui conduit à la dynamique
de la pensée. Cette variabilité des universaux permet l’évolution et évite que nous ayons à
concevoir l’homme, la nature, l’univers, dans un cadre fixiste.
L’universalité génétique et anatomique du cerveau de l’homme
Notre génome est composé de trente à quarante mille gènes qui déterminent toutes les protéines
– et parmi elles celle du cerveau : 60 % de ces gènes sont exprimés dans le cerveau.
Ces gènes déterminent des molécules qui entrent dans la composition des contacts entre cellules
nerveuses qui permettent aux neurones de se connecter entre eux et de constituer des réseaux
d’une extrême complexité dans lesquels circulent des signaux électriques ou des signaux
chimiques. La complexité de ces réseaux évolue du singe à l’homme. On assiste en particulier à
un accroissement considérable, chez l’homme, de la partie qui se trouve en avant du cerveau, le
cortex préfrontal, partie critique du développement à la fois de la conscience et de la pensée.
Si l’on compare le nombre de gènes dans le génome de l’homme et dans celui de la souris, on
trouve un nombre de gènes très voisin. S’il n’y a pratiquement pas de différence en ce qui
concerne le nombre, il y a évidemment des différences génétiques, qui sont cependant
extrêmement modestes. Si on compare le génome du chimpanzé et celui de l’homme, il y a entre
1 et 2 % de différence, ce qui est extrêmement peu. Comment comprendre ces constances de
nombre alors qu'on passe des 40 millions de neurones de la souris aux 10 à 100 milliards de
neurones de l'homme ? La réponse est qu'il n’y a pas beaucoup de gènes de différence, mais que
ces gènes portent sur le développement de formes critiques. On arrive ainsi à comprendre
comment le cerveau a pu évoluer des ancêtres de l’homme aux anthropoïdes, à l’homo sapiens
lui-même, et comment de ce fait un certain nombre de propriétés fonctionnelles associées à
l’organisation de ce cerveau apparaissent spontanément, simplement du fait de l’innéité, en
quelque sorte, de ce développement embryonnaire. Par exemple la succion du sein, le réflexe
palmaire de préhension, la reconnaissance d’un visage humain, la distinction chez le bébé entre
être vivant et objet inanimé… et beaucoup d’autres dispositions innées universelles de
comportements liés à cette organisation cérébrale.
La variabilité individuelle permet à ces dispositions innées de présenter des formes de plasticité,
de mémoire, de mise en place d’empreintes venant du monde extérieur. Au cours du
développement du fœtus à l’adulte, et notamment chez le nouveau né, à un stade où se
constituent près de 50 % des connexions du cerveau de l’homme adulte, les synapses se forment,
certaines en nombre supérieur à ce qu’il sera chez l’adulte. L’interaction avec le monde extérieur
va contribuer à la sélection de certaines connexions et à l’élimination de certaines autres.
Epigénèse et variabilité individuelle
Si au cours du développement apparaît une variabilité de la connectivité, tous les individus vont
être différents les uns des autres et ils n’arriveront plus à se comprendre. Comment apparaissent
donc des universaux comportementaux – en particulier des représentations du monde
universelles – en dépit de cette variabilité ?
Dans un réseau au sein duquel va se produire une sélection de connexions un même message
entrant peut stabiliser des organisations connectionnelles différentes, mais conduire à une
relation entrée/sortie identique. Cela veut dire qu’en dépit d’un système nerveux variable d’un
individu à l’autre, il se construit de l’invariance.
Dans L’Homme neuronal avait été introduite la notion d'objet mental pour mettre en relation, par
exemple, une activité perceptive (cela vaut aussi pour les activités sensorielle ou motrice) avec
l’état d’activité de notre système nerveux central. Le constat auquel on parvient est qu’il se
forme dans notre cerveau des représentations – représentations perceptives, motrices et
conceptuelles. Une expérience réalisée au Japon par le groupe de Tanaka consiste à procéder, par
imagerie optique, à des enregistrements de la surface du cortex de sujets regardant des visages.
Un visage vu de profil suscite une activité différente de celle qui se produit quand le visage est
vu de biais ou de face. Il y a donc des corrélats électro-physiologiques de ces représentations, qui
sont des états physico-chimiques d’ensembles ou d’assemblées de cellules nerveuses dans notre
cerveau. Selon ce que le sujet perçoit, on a affaire à des distributions d’activité différentes dans
diverses régions du cortex cérébral : la reconnaissance des objets suscite dans notre cerveau des
objets mentaux caractéristiques d’une catégorie d’objets particuliers. On constate des
phénomènes similaires chez le singe, en l'absence d'apprentissage ou avec très peu
d'apprentissage.
Invariance des représentations de la réalité extérieure
Comment aller plus loin, jusqu'à l’élaboration de représentations plus spécifiques, plus
complexes ? Qu’en est-il pour des inventions techniques ou culturelles récentes ? Que se passe-t-
il dans notre cerveau quand nous avons affaire à un objet récent, par exemple un objet
technique ?
En fait à partir de ces dispositions innées se produit une évolution d’une autre nature au niveau
de l’activité du système nerveux. Des changements d’efficacité entre connexions vont être
mémorisées lors d’un apprentissage par essai et erreur. Vont être sélectionnées des
représentations adéquates au monde extérieur. Il se formerait (Jean-Pierre Changeux, Stanislas
Dehaene) des pré-représentations, c’est-à-dire des objets mentaux qui sont des esquisses des
schémas assez grossiers du monde extérieur. Ces pré-représentations vont correspondre à la
mobilisation spontanée de populations de neurones de manières variables au niveau de notre
cortex cérébral. Un mécanisme de sélection va stabiliser la représentation adéquate au monde
extérieur. Interviennent dans ce processus des systèmes de neurones du système nerveux central
et qu’on appelle des neurones de récompense.
Ils ont été découverts fortuitement par Olds en 1958 en plantant des électrodes de stimulation
chez le rat pour. Olds a remarqué qu'en plaçant l'électrode de stimulation dans certaines zones du
cerveau du rat, il donnait au rat la possibilité de s’auto-stimuler en appuyant sur une pédale dans
sa cage pour stimuler les cellules nerveuses située au niveau de l'électrode. Le rat qui essaie le
dispositif trouve cela agréable, revient et appuie de nouveau. Il va ensuite s’auto-stimuler d’une
manière effrénée. Il ne s’arrête que pour dormir, est indifférent à la nourriture, aux animaux de
l’autre sexe, etc. Il se trouve en quelque sorte emprisonné dans son autostimulation. Cela
correspond à l’activation de neurones dits de récompense qui interviennent lorsqu’il y a
gratification.
L’idée de Jean-Pierre Changeux est que l’individu formule des hypothèses, des pré-
représentations et les essaie sur le monde extérieur. Celles qui donnent une réponse positive vont
être sélectionnées ; à l’inverse, celles qui apportent une réponse négative seront contre
sélectionnées et disparaîtront.
Il a ainsi été construit (Changeux et Dehaene) un modèle de tri de cartes du Wisconsin. C’est une
tâche cognitive destinée aux patients dont on veut voir s’ils ont des lésions du cortex frontal. Le
modèle avance l'hypothèse que des assemblées de neurones sont activées un moment, les autres
inhibées, et qu'il peut y avoir un essai de ces diverses assemblées de neurones jusqu’à ce que
l’assemblée qui connaît la bonne règle soit sélectionnée par le système de récompense. On peut à
partir de là construire un modèle informatique strictement neurochimique de cet apprentissage
cognitif par sélection et par récompense. Un tel modèle permet de rendre compte de l'apparition
de représentations du monde extérieur stables sur une base épigénétique.
1 / 9 100%

Résumé* de la 443e conférence de l`Université de tous

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !