Le langage Introduction

publicité
Le langage
Introduction
Pourquoi parler du langage ?
Aristote : l'homme est un animal « doué de raison », « logon echôn ». Logos, c'est discours, (« Verbe » dans le Nouveau Testament), argument, raison. En quoi sommes­nous des êtres doués de langage, et en quoi être doué de langage peut­il ne faire qu'un avec le fait d'être doué de raison ?
« Au commencement était le Verbe ». Le langage est d'abord ce milieu où se développe notre humanité. Jeu de signes (pas forcément vocaux d'ailleurs) qui existe d'abord comme réalité, comme structure de comportements symboliques (signifiants, efficaces), réalité dans laquelle l'enfant apprend d'emblée à s'insérer, en y mêlant ses propres gestes, ses propres cris, et peu à peu ses propres mots, qui ne deviennent « siens » que par différenciation progressive à l'intérieur d'un jeu d'abord commun, progressivement différencié. On gagne peu à peu en articulation, avant même d'être sommé de rendre raison de ce qu'on articule – obligation d'assumer et de justifier la façon dont le langage surgit en nous. La progressive élaboration d'une conscience de soi, d'une pensée propre, se fait dans et par l'élaboration d'un langage propre.
Dans le monde humain où tout est échange de signes, chacun est convié à donner sa cohérence propre à la façon qu'a sa petite société de produire des signes, et de se soumettre (donc de donner d'abord une cohérence) au flux de signes qui décide de son sort, à la loi qui l'organise, ce qui lui permettra de développer une puissance individuelle sur le monde (humain et matériel). Le langage, milieu et vecteur de l'humanisation, procède ainsi du tout à la partie1. Pour l'enfant (monde magique) les mots sont la loi du monde, et bien avant de se confronter à un monde matériel, c'est à ce monde de signes (symbolique) qu'il travaille à s'intégrer. Et ce monde de signes étant d'abord celui par lequel les autres ont puissance (sur le monde, et les uns sur les autres), s'y insérer revient à conquérir sa puissance propre : en ce sens, être un « animal doué de logos » est bien la même chose qu'être un « animal politique »2, ce que les animaux ne sont pas, parce que l'initiation aux signes est pour eux sans enjeu de pouvoir et de conquête d'une individualité. L'être doué de logos est donc celui qui n'interagit pas essentiellement avec les choses, ou pour mieux dire qui n'est pas constitué par un rapport d'interaction avec des choses, mais qui a directement affaire (et dès les premiers échanges de regards) à la raison des choses, qui pose un « au­delà des choses » qui n'est pas du même ordre qu'elles, et qui les règle mystérieusement. Car cette raison des choses n'est pas une chose, elle est sens, ou volonté, désir, caprice ou projet. « Pourquoi ? », demande l'enfant. Cette question sur la raison porte sur l'invisible à l'oeuvre dans le visible, et a pour horizon la maîtrise par la possession du discours vrai – celui auxquelles les choses seraient soumises. Et il est vrai que c'est le discours qui « ordonne » (remarquez l'ambivalence), comme on peut dire que c'est la raison humaine qui, posant un ordre, fait paraître le monde comme ordonné (réflexion sur les rapports de la raison et du réel, par exemple à partir de Kant). « Au commencement était le Verbe » : une réflexion philosophique sur le langage doit tenir devant elle cette idée que c'est par un jeu de langage que toute réalité, matérielle ou humaine, « paraît ». Encore une fois, la religion, disant que le Verbe est créateur, ne fait peut­
être que décrire exactement notre condition.
1
2
Le français est ici curieux. Une langue est plus « subie », plus « naturelle » qu'un « langage ». L'homme peut créer des langages (un langage informatique, un langage des signes pour sourds­muets), mais l'ambition de créer une langue (Espéranto) est bien plus problématique. Pourtant, avec l'article défini, « le langage » définit ce qu'il y a de plus général, de plus « hors de portée » de la volonté humaine : puissance qui s'exerce sur lui plus que réalité dont il serait maître – mais qu'il peut mettre en oeuvre, ce qui est une expression à méditer.
Aristote, Politique, I, 2 : « Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car (...) seul parmi les animaux, l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre­t­on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. » Voir aussi Politique, VII, 13 : « La plupart des êtres vivants vivent par nature, et certains par habitudes, mais l'homme vit également par le logos, car lui seul est doué de logos. Et le problème est qu'il faut que les trois s'accordent ».
Téléchargement