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Mouvement Social (1894d)
Archiv für die Geschichte der Soziologie in Österreich
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Mouvement Social: Autriche, „RIS“, 1894, s. 141-152
Mouvement Social
[141]
La plupart des collaborateurs de cette Revue ont traité dans la Chronique sociale
seulement les changements ou le développement qu’ont subies les relations entre les
ouvriers et les patrons industriels; c’étaient à vrai dire des chroniques sur le mouvement
socialiste.
Quant à moi, je crois que dans un sens sociologique la chronique sociale doit
embrasser non seulement les relations entre les ouvriers et les patrons, mais tous les
mouvements sociaux qui forment l’objet de la sociologie; elle doit traiter aussi bien les
mouvements politiques que religieux, aussi bien les mouvements à proprement parler
sociaux que ceux qu’on nomme nationaux. Car c’est une Revue de Sociologie que
nous faisons: et le concept sociologie n’est pas épuisé par le socialisme!
Spécialement en Autriche le mouvement social dans ce sens étroit du mot qu’ont
accepté la plupart des collaborateurs de la Revue ne forme qu’une part très minime
et bien subordonnée à tous les autres mouvements sociaux dans le sens sociologique
de ce mot.
Car, pour le sociologue, l’Autriche est un eldorado, un champ d’expériences sans
pareil ! Dans aucun pays du monde il n’y a tant de phénomènes et tant de
processus sociologiques qu’ici. Ce ne sont pas seulement des classes économiques qui se
combattent incessamment, mais, en outre, des peuples, des nationalités, des confessions
et des églises. Commençons avec ces luttes qui, depuis un demi-siècle, caractérisent
l’histoire de l’Autriche. Ce sont celles des nationalités. Comment ont-elles commencé?
Sous l’ancien régime (avant 1848) elles n’étaient pas d’une grande portée. L’absolutisme
ne connaissait que des sujets du souverain. Il parlait à tous dans une langue officielle
qui était depuis le moyen âge le latin et depuis le XIXe siècle l’allemand. Mais en
introduisant cette dernière langue il éveillait déjà des oppositions, principalement en
Hongrie où les Magyares protestaient contre la prééminence de cette langue étrangère
et réclamaient vivement les droits de la langue magyare. C’étaient des préludes et des
exemples pour les autres nationalités. Exempla trahunt!
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[142]Avec la proclamation de la liberté politique, en 1848, les aspirations nationales
devenaient générales; et, comme dans l'Autriche il y a plus d’une douzaine de peuples
parlant chacun sa langue propre, chacun réclamait les droits naturels de sa langue, c’est-
à-dire le droit de s'en servir devant le tribunal, devant l’administration et dans l’école.
En principe la législation reconnut ce droit et proclama définitivement en 1867 dans
la Cisleithanie le droit égal de tous les peuples et de toutes les langues. Mais il est
plus facile de reconnaître ce principe que de le réaliser et ce sont en première ligne
les Allemands d’Autriche, dont les chefs parlementaires acclamaient alors vivement
la codification de ce principe, qui à présent protestent contre les conséquences en
pratique. Aussi ont-ils accusé le ministre Taaffe de donner la préférence aux nations
slaves et de vouloir slaviser des territoires allemands. Cette accusation n’avait pas
de base solide; puisque le ministre Taaffe en vérité n’avait rien fait que laisser libre
cours à l’évolution sociale à laquelle la loi sur les nationalités a ôté les anciennes
barrières. Les peuples slaves étaient auparavant soumis à la domination allemande ; la
langue allemande était en Autriche la langue dominante. Dans l’école, dans la justice,
dans l’administration elle était exclusivement en usage. Cela était avantageux pour les
Allemands. Maintenant, s’appuyant sur la nouvelle loi sur les langues et les nationalités,
les peuples slaves développent leurs langues et leurs idiomes et réclament leurs libres
usages partout. Cela est chose fâcheuse pour les Allemands puisque en suite de ces
justes réclamations vient la nécessité de nommer des employés qui sachent ces langues
et qu’ainsi les Allemands perdent beaucoup des charges qu'ils ont occupées auparavant.
C’est la conséquence du principe de liberté et d’égalité des nations et des langues qui
est nuisible aux Allemands et qu’ils doivent accuser, plutôt que la volonté ou le caprice
d’un ministre.
Ainsi le processus social se continue sans pitié; l’allemand est refoulé où il n’a pas
les bases solides de la population et le slave se répand victorieusement partout la
population du pays lui sert d’appui.
Quinze années le ministre Taaffe s’est maintenu à son poste difficile, et pendant
ces quinze années les Slaves dans les pays autrichiens, aussi bien les Slaves du nord
(les Tschèques, les Polonais et les Ruthènes) que les Slaves du sud (les Slovènes, et
les Serbo-Croates) ont fait de grands progrès dans la voie du développement de leurs
respectives nationalités.
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Dans cette situation dangereuse la chute du ministre Taaffe (oc[143]tobre 1893)
vient de donner aux Allemands un moment de repos, de soulagement et de
recueillement.
Cette chute est liée au second mouvement social duquel il nous faut à présent
parler. C'est le mouvement socialiste.
Ce mouvement, lui aussi, s’est fortement développé sous la protection des droits
politiques proclamés pendant la grande reconstruction de l’Autriche dans les années
1807-1870.
Favorisés par la liberté de la presse, des associations et des réunions, les ouvriers
peu à peu se sont organisés dans tous les pays autrichiens, et à Vienne s’est formé un
centre de toute cette organisation sous la direction du docteur Adler.
Comme l’Autriche avait, imitant en cela l’Allemagne, accepté la législation «sociale-
réformatrice» c'est-à-dire comme elle avait promulgué des lois sur les assurances des
ouvriers en cas de maladie et d'accidents et aussi des lois protégeant les enfants, les
jeunes gens et les femmes contre un surmenage dans les usines, lois qui étaient en grande
partie l'œuvre du ministre Steinbach; l’agitation socialiste se jetait sur le domaine
politique et demandait l’introduction du suffrage universel et l'abolition du système
électoral existant actuellement, lequel est basé sur une représentation des intérêts
économiques et sur un cens assez élevé.
Ce mouvement prit un grand essor et devenait dans la capitale même, à Vienne,
toujours croissant, si bien que, en un beau jour de l’été 1893, une foule de plus de six
mille ouvriers se réunit devant l’hôtel-de-ville à Vienne, prenant des résolutions en faveur
du suffrage universel. La situation parlementaire du ministère Taaffe Steinbach à
cause des mouvements nationaux dont nous avons parlé plus haut était bien difficile
et il lui fallait balancer entre les partis nationaux se combattant dans la Chambre: le
ministre Taaffe inspiré en ce point par le ministre Steinbach, l’auteur des lois sociales-
réformatrices, s’est décidé à risquer un coup parlementaire en déposant sur la table de
la Chambre un projet de loi sur le suffrage universel. Le ministère calculait que par
cette démarche il gagnerait l’opinion publique, qui n’oserait pas s'opposer aux vœux
du peuple, manifestés par des milliers d'ouvriers devant l’hôtel-de-ville, et que, devant
cet emportement involontaire peut-être, il ne trouverait plus obstacles dans la Chambre
pour la solution des affaires courantes.
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Mais en cela le ministère se trompait. Les deux grands partis qui dans la Chambre
se combattaient avec acharnement depuis plus d'une dizaine d'années sont: d’un côté
le parti libéral-allemand (l’ancien [144]parti allemand-centraliste) et de l’autre côté les
partis réunis des Polonais et des cléricaux des différentes nationalités. Ce dernier parti
(les Polonais et les cléricaux) disposait de la majorité, le parti allemand-libéral était en
minorité et formait l'opposition.
Mais au moment le comte Taaffe présentait à la Chambre son projet de réforme
électorale, projet radical puisqu’il contenait le suffrage universel pur et simple, les
deux grands partis du parlement, l’opposition allemande (bourgeoise!) et la majorité
polonaise-cléricale, voyant également compromis par cette mesure les intérêts des
classes dominantes, se sont défaits pour le moment de tous leurs soins du second ordre,
c’est-à-dire de toutes leurs préoccupations nationales et cléricales pour se défendre
contre le danger imminent de perdre leur position dominante; en un clein d'œil chez
les libéraux allemands appartenant à la classe des capitalistes ou liée avec elle; chez
les gentilshommes polonais, grands possesseurs fonciers et leurs adhérents; chez les
grands seigneurs cléricaux de différentes nationalités, disparurent tous les intérêts des
nationalités et de l’église qui les séparaient, et s’éveilla l’unique intérêt plus fort que tous
les autres, l’intérêt capitaliste qui les lie – et en un clin d'œil les adversaires d’hier qui
se combattaient depuis tant d’années, deviennent des alliés pour combattre ensemble
le ministère Taaffe-Steinbach, qui osait attenter à la position commune des classes
dominantes. La «coalition» fut faite en un moment ; le ministère perdant la majorité,
s'est vu en face d’une opposition coalisée et, n’ayant plus la possibilité d’expédier les
affaires courantes, fut contraint de donner sa démission.
Les deux grands partis, depuis de longues années adversaires si acharnés, coalisés
à présent, dressèrent en commun une liste de ministres, et au plus grand étonnement
le monde politique voit à présent dans le cabinet Windischgrœtz le libéral allemand
Plener, assis comme ministre des finances, lui, chef de l’opposition allemande contre le
cabinet Taaffe, à côté de M. Janorski, gentilhomme polonais, guide du club polonais
jusqu’alors l’appui parlementaire du gouvernement; Wurmbrand, libéral allemand,
à côté de M. Madeyski, ancien professeur polonais, son adversaire victorieux il y a
quelques années dans la question de «la langue d'état» (le comte Wurmbrand proposait
alors que la langue allemande fût déclarée langue d'Etat, proposition que M. Madeyski
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combattait); bref on voit les ennemis et adversaires d'hier assis paisiblement sur le banc
des ministres pour diriger en commun les affaires de l'Etat.
[145]Et qui a fait tout cela?
Le socialisme autrichien et son meneur énergique à Vienne M. Adler. En demandant
à grand cri le suffrage universel, il suggéra aux ministres Steinbach et Taaffe l’idée de
vaincre les mêmes obstacles parlementaires par l’entreprise d'une grande action derrière
laquelle ils croyaient toute «l’opinion publique.» Mais justement l’entreprise de cette
action est devenue funeste pour les initiateurs ; leur chute présente un phénomène
sociologique des plus intéressants qu’il vaut bien la peine de relever ici. Comment un
homme d’état aussi sagace que le comte Taaffe, un homme lettré et un esprit aussi
fin que M. Steinbach se sont-ils trompés sur l’effet d'une mesure qu’ils ont prise en
concert et pour laquelle ils ont obtenu l’assentiment de l’empereur François-Joseph,
cequi, certes, n’était pas chose facile, vu que la mesure était des plus radicales? Chose
très simple: ils ont trop négligé la sociologie! S’ils ne l’avaient fait ils auraient su que
l’intérêt de domination est un intérêt de premier ordre, pendant que tous les autres
intérêts comme ceux de la liberté, de la nationalité, de la religion, de l’église, de la
moralité et tous les autres sont des intérêts de second ou troisième ordre. Il s’en suit que
quand des partis politiques, si différents qu’ils puissent être et bien qu’ils se combattent
au nom des intérêts de second ou troisième ordres, se voient atteints dans leurs intérêts
de premier ordre, ils jettent sans hésiter tous les drapeaux des intérêts du second ordre
qui les divisaient et se rallient autour du commun étendard du premier ordre qui les
unit. C’est ce qui est justement arrivé dans le parlement autrichien. Chaque sociologue
pouvait prévoir cela facilement comme chaque écolier peut faire le calcul que deux
et deux font quatre. «Chaque sociologue» mais cherchez-les en Allemagne aussi
bien qu’en Autriche avec la lanterne de Diogène! J'en connais un seulement; il n’est
pas professeur, il n’a pas une chaire de sociologie; c’est un brave colonel, membre de
l’état-major autrichien; nous parlerons de lui plus bas, en concluant cette chronique;
ici il nous faut auparavant dire encore quelques mots de la situation actuelle qui s’est
produite en conséquence de la chute du ministère Taaffe.
Comme les divers partis dans le parlement se sont accordés, les cratères
parlementaires étant fermés, les mouvements sociaux n’ont pas par déboucher:
aussi nous jouissons momentanément de la paix. La question est seulement de savoir
si cela durera longtemps. Cela dépend de l’habileté du ministère, de laquelle il n’y a
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