maq 1 13/04/04 15:16 M I Page 115 S E A U P O I N T Démence sémantique ou troubles sémantiques progressifs ● M. Didic, M. Poncet* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S ■ Les atrophies focales progressives, dont fait partie la démence sémantique, sont des affections dégénératives caractérisées par une altération sélective de la conduite humaine d’installation insidieuse et d’aggravation progressive. ■ Il existe une atteinte sévère de la mémoire sémantique en l’absence d’atteinte évidente de la mémoire épisodique. Il faut noter cependant que les connaissances épisodiques et personnalisées sur les entités familières du vécu autobiographique quotidien sont longtemps préservées alors que les connaissances générales ou collectives sur ces entités sont plus rapidement altérées. ■ Un manque sévère du mot associé à un sentiment d’étrangeté pour ce dernier contraste avec un langage conversationnel fluent et informatif, sans trouble phonologique ni syntaxique. ■ Les lésions neuropathologiques sont des lésions nonspécifiques (perte neuronale, gliose, spongiose laminaire) ou des lésions de la maladie de Pick et se différencient de celles de la maladie d’Alzheimer. I nitialement décrites par Arnold Pick il y a maintenant un siècle, les affections dégénératives caractérisées par l’altération sélective d’une conduite humaine (cognitive ou comportementale), d’installation insidieuse et d’aggravation progressive, et par une atrophie corticale focale, font actuellement l’objet de nombreux travaux. Dans ces syndromes dégénératifs “focaux” (tableau I) les patients peuvent rester autonomes pendant plusieurs années, avant que ne s’installe une altération cognitive plus diffuse et un syndrome pouvant être qualifié de démence. * Service de neurologie et neuropsychologie, CHU La Timone, Marseille, Laboratoire de neurophysiologie et neuropsychologie (UPRES EA, CJF 9706 INSERM), UFR de Médecine de Marseille. La Lettre du Neurologue - n° 3 - vol. II - juin 1998 Tableau I. Atrophies corticales focales progressives avec troubles cognitifs ou comportementaux progressifs. • aphasie progressive primaire • apraxie progressive • anarthrie progressive • syndrome amnésique progressif • troubles visuo-spatiaux progressifs (ou syndrome de Benson) • prosopagnosie progressive • troubles comportementaux progressifs (ou démence fronto-temporale) • troubles sémantiques progressifs (démence sémantique) Le terme de démence sémantique apparaît en 1989 (Snowden et coll. 1989) et qualifie un tableau clinique en relation avec une atteinte progressive de la mémoire sémantique avec perte du savoir sur les choses, les objets, les lieux et les personnes. GLOSSAIRE • sémantique : (du grec sêmantikos “qui signifie”) le langage consi- déré du point de vue du sens • champs sémantique : ensemble de mots, de notions et de savoirs se référant au même domaine conceptuel • mémoire sémantique : la composante de la mémoire à long terme, qui contient les notions et les savoirs sur le monde, les objets, les faits, les mots et les acquisitions didactiques faisant partie de notre culture, et s’opposant à la mémoire à long terme, qualifiée d’épisodique et contenant les souvenirs des événements de la propre histoire personnelle ou autobiographiques TABLEAU CLINIQUE Les patients consultent habituellement de leur propre gré et se plaignent d’un trouble de la “mémoire des mots”. Très conscients de leur trouble, parfaitement orientés dans le temps et dans l’espace familier, ils disent ne plus retrouver les noms des choses et des personnes et avoir des difficultés pour comprendre certains mots qu’ils entendent ou lisent. Ils évoquent aisément les événements qu’ils vivent quotidiennement. Le langage conversationnel est de débit normal, informatif, sans aucun trouble phonologique ni syntaxique, marqué uniquement par des pauses traduisant un manque du mot pour les mots concrets 115 maq 1 13/04/04 15:16 M I Page 116 S E A U P O I N T et quelques rares paraphasies de type sémantique, comme par exemple “voiture” au lieu de “train”. La compréhension du langage conversationnel paraît normale, mais parfois des troubles manifestes de la compréhension d’un mot apparaissent, associés à un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de ce dernier. L’évaluation du langage lors de l’examen clinique met en évidence un manque du mot sévère en dénomination et confirme le trouble de la compréhension des mots isolés en l’absence de tout trouble de la répétition. L’examen neurologique somatique est strictement normal. CARACTÉRISTIQUES NEUROSPYCHOLOGIQUES Le diagnostic de l’entité “démence sémantique” repose entièrement sur l’examen neuropsychologique. L’imagerie cérébrale permet de confirmer la nature dégénérative du processus pathologique en montrant une atrophie “focale”. La présence d’un trouble de type sémantique doit être recherchée (tableau II), mais apparaît déjà très clairement à l’examen. Figure 1. Dessin sur ordre de Madame MV. Tableau II. Mise en évidence de troubles sémantiques. • épreuves de catégorisation sémantique (Pyramid Palm Tree Test, Test de champs sémantiques) • évocation verbale et graphique de diverses entités • fluence catégorielle (animaux, fruits, etc.) • connaissance sur les personnages célèbres (à partir de photographies et du nom) • lecture de mots irréguliers (rhum, abbaye, etc.) Le manque du mot Aussi sévère sur entrée visuelle, que tactile ou auditive, il n’est pas aidé par l’ébauche orale. Le patient cherche le mot, ne donne pas d’information générale sur l’objet, mais fait référence à l’expérience personnelle qu’il en a. Le manque du mot, qui est très sévère pour les personnes, les lieux, les entités biologiques (végétaux et animaux) et les entités manufacturées (outils et ustensiles), l’est moins pour les noms d’actions et les mots abstraits. De plus, fait fondamental, les personnes, les lieux et les choses qui font partie du vécu quotidien du patient sont nommés beaucoup plus facilement. Les troubles sémantiques La description verbale des personnes, des lieux et des choses fait apparaître une atteinte des connaissances sur ces derniers. Par exemple, devant une asperge, Madame MV peut dire : “ça se mange”, mais ne sait pas si cela se mange cuit ou cru, avec du sucre ou en vinaigrette. Devant le dessin d’un cygne, elle dit : “c’est ce qu’on mange à Noël”. L’examinateur répond : “non, c’est un cygne”. La patiente, étonnée, réplique : “Un signe ? Ce n’est pas avec des mots qu’on signe ?”. La perte des savoirs se manifeste également dans les dessins sur ordre (figure 1). 116 Les épreuves de catégorisation sémantique comme le Pyramid Palm Tree Test (Howard et Patterson 1992) ou le Test des champs sémantiques (Lhermitte et coll. 1971) font apparaître des erreurs que ne commettent jamais les témoins. Le Pyramid Palm Tree Test consiste à choisir entre deux images (par exemple, un palmier et un sapin) celle qui s’associe le mieux à une image cible, dans cet exemple une pyramide. La patiente associe le dessin d’un morceau de gruyère au dessin d’un chat et non à celui d’une souris. Le Test des champs sémantiques consiste à classer une liste de douze mots selon les rapports sémantiques que ceux-ci entretiennent avec un mot présenté en “en-tête”. Chaque mot est imprimé sur une carte et l’on demande au sujet de regrouper les quatre mots qu’il considère comme les plus proches du mot “en-tête” à gauche, les quatre mots ayant un rapport plus lointain au centre et les mots n’ayant aucun rapport à droite. La dyslexie de surface La lecture à haute voix des mots irréguliers fait apparaître des erreurs de régularisation ; le malade applique les règles usuelles de prononciation et ne suit pas les règles de lecture des mots irréguliers. Le mot “abbaye” est lu /abaj/ et le mot “rhum” est lu /rym/. Les mots réguliers sont lus sans difficulté. En neuropsychologie, ce type de trouble de la lecture est qualifié de “dyslexie de surface”. La dissociation entre mémoire épisodique et sémantique La mémoire épisodique qui permet d’évoquer des souvenirs autobiographiques et le vécu quotidien est préservée, mais il existe des troubles de la mémoire dite “sémantique”, soit la composante de la mémoire à long terme qui contient les savoirs sur les objets, les faits, les mots et leur signifié (Tulving 1972). La Lettre du Neurologue - n° 3 - vol. II - juin 1998 maq 1 13/04/04 15:16 Page 117 La réduction de la fluence verbale catégorielle La réduction de la capacité à générer des mots d’une catégorie sémantique particulière, telle que les animaux, ou fluence catégorielle, contraste avec une meilleure capacité à générer des mots selon un indice formel comme les mots commençant par une lettre donnée. En 1992, Hodges et coll. décrivent les caractéristiques neuropsychologiques de ce syndrome de la façon suivante : • atteinte sélective de la mémoire sémantique avec anomie sévère, trouble de la compréhension du mot écrit et parlé et réduction de la fluence catégorielle ; • appauvrissement des connaissances générales ; • pas de trouble syntaxique ni phonologique ; préservation de la compréhension dans le langage conversationnel ; • capacités perceptives et de raisonnement non-verbal intactes ; • mémoire épisodique peu touchée ; • dyslexie de surface. CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES ET PARACLINIQUES Il s’agit d’un trouble rare. Moins de trente cas ont été décrits dans la littérature. Les troubles, d’installation insidieuse et d’aggravation progressive, débutent souvent entre 50 et 65 ans (en moyenne 58 ans avec des extrêmes de 39 à 71 ans). Des antécédents d’un trouble similaire chez un membre de la famille proche ont été rapportés dans à peu près 20 % des cas. Il n’existe pas de prédominance nette en ce qui concerne le sexe. L’évolution de la maladie, comme dans toutes les atteintes avec un trouble neuropsychologique progressif est d’aggravation lentement progressive et des cas évoluant de 5 à 11 ans ont été rapportés. Les troubles de la mémoire sémantique restent isolés pendant plusieurs années et les patients continuent à gérer leur vie de façon tout à fait autonome. L’aggravation des troubles entraîne un handicap majeur. Progressivement, les patients ne sauront plus identifier les choses et ils ne reconnaîtront plus les personnes ni les lieux ; à ce stade, il s’agit d’une agnosie des objets, des personnes et des lieux. Plus tard, s’ajoutent des troubles de la personnalité et du comportement, et plusieurs cas rapportés dans la littérature ont développé un syndrome de Kluever et Bucy avant de présenter un état démentiel terminal. Pendant les premières années de la maladie, l’imagerie cérébrale par scanner X ou imagerie en résonance magnétique (IRM) ne montre que des altérations subtiles qu’il faut soigneusement rechercher : une atrophie des structures temporales antéro-inférieures, souvent à nette prédominance gauche (figure 2) avec préservation des structures temporales médianes. Comme cela est toujours le cas dans un contexte de troubles neuropsychologiques progressifs, l’examen en imagerie fonctionnelle par SPECT-scan (tomographie par émission de photons) ou par PET-scan (tomographie par émission de positrons) prend une place importante, car il décèle un hypodébit dans les zones impliquées dans le processus dégénératif. Dans le cas de la démence sémantique, on retrouve un hypodébit temporal antérieur et parfois temporo-frontal à prédominance La Lettre du Neurologue - n° 3 - vol. II - juin 1998 Figure 2. IRM cérébrale en coupes sagittales pondérées en T1 de l’hémisphère droit (à gauche) et de l’hémisphère gauche (à droite). On observe une atrophie temporale bilatérale à prédominance gauche. gauche (figure 3, p. 118). L’électroencéphalogramme ne contribue pas au diagnostic, mais montre souvent des ondes frontotemporales lentes à prédominance gauche. Le diagnostic de la maladie ne peut bien sûr être déterminé du vivant du malade. Cependant, l’examen neuropathologique, réalisé chez six des patients rapportés dans la littérature, montre des lésions neuropathologiques actuellement qualifiées de lésions “non-spécifiques” (perte neuronale, gliose, spongiose laminaire) dans trois cas et des lésions caractéristiques de la maladie de Pick dans les autres cas. COMMENTAIRES Une des caractéristiques essentielles de ce tableau est l’existence d’une atteinte sévère de la mémoire sémantique en l’absence d’une atteinte évidente de la mémoire épisodique. Contrairement à ce que l’on observe dans le syndrome amnésique, les patients sont capables d’enregistrer les épisodes de leur vie alors qu’ils ne peuvent plus évoquer les savoirs sur le monde. L’étude des lésions responsables soit du syndrome amnésique (structures temporales internes), soit des troubles sémantiques progressifs (cortex de la convexité temporale antérieure), soit de l’association des deux types de troubles, devrait permettre de préciser les structures cérébrales indispensables à l’évocation des connaissances. L’analyse des troubles montre clairement que l’atteinte fonctionnelle se situe au niveau des connaissances sémantiques et que les symptômes — manque du mot, troubles de compréhension du mot, dyslexie et réduction de la fluence catégorielle —, 117 13/04/04 15:16 M I Page 118 S E A U P O I N T “démence sémantique”. Certes, sur le plan neuropathologique, les lésions responsables sont les mêmes que celles décrites dans la plupart des syndromes avec altération progressive d’une conduite cognitive ou comportementale. Sur le plan clinique, cette entité mérite clairement d’être distinguée des démences fronto-temporales et de l’aphasie progressive : les signes “frontaux” n’appaFigure 3. SPECT cérébral à l’ECD (neurolite). En coupe coronale, on observe une hypofixation temporale bilatérale raissent qu’après plusieurs à prédominance gauche. années d’évolution ; le manque du mot n’est n’en sont que les traductions cliniques. Bien que plusieurs cas qu’un des éléments de l’atteinte des connaissances et ne résulte de ce type aient initialement été décrits dans l’entité “aphasie pas d’un trouble linguistique. ■ progressive primaire” ou “anomie progressive”, la présence d’un trouble du système sémantique, clairement distinct d’un R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S trouble aphasique doit désormais inciter à poser le diagnostic de “trouble sémantique progressif” ou “démence sémantique”. • Snowden J.S., Neary D., Mann D.M.A et coll. Progressive language disorder due Par leur sélectivité, du moins pendant les premières années de to lobar atrophy. Ann Neurol 1992 ; 31 : 174-83. l’évolution, les troubles sémantiques progressifs sans trouble de • Howard D., Patterson K. Pyramids and Palm Trees : a test of semantic access la mémoire épisodique constituent un modèle privilégié pour from pictures and words. Thames Valley publishing, 1992. étudier l’organisation cérébrale des connaissances. • Lhermitte F., Dérouesné J., Lecours A.R. Contribution à l’étude des troubles sémantiques dans l’aphasie. Rev Neurol 1971 ; 125 : 81-101. 1. Les savoirs concernant les concepts abstraits sont moins alté• Tulving E. Episodic and semantic memory. In : Organisation of memory. E. rés que ceux concernant les entités concrètes. Le patient peut Tulving & W. Donaldson (eds.) New York and London. Academic Press, 1972. dire que le contraire du mot “optimiste” est “pessimiste” et don• Hodges J.R., Patterson K. et coll. Semantic dementia. Progressive fluent aphaner des informations pertinentes sur la signification de ce mot, sia with temporal lobe atrophy. Brain 1992 ; 115 : 1783-806. alors que le mot “vinaigrette” ne lui dit plus rien. • Hodges J.R., Graham N., Patterson K. Charting the progression in semantic 2. Les noms d’actions (verbes) sont mieux préservés que les dementia : implications for the organisation of semantic memory. Memory 1995 ; 3 (3/4) : 463-95. noms de choses (substantifs). • Snowden J.S., Griffiths H.L., Neary D. Autobiographical experience and word 3. Les connaissances des grandes catégories résistent plus longmeaning. Memory 1995 ; 3(3/4) : 225-46. temps que celles des composants de ces catégories ; dès le début clinique de la maladie, un éléphant n’est pas identifié comme 1. Les lésions de la démence sémantique sont : tel, mais le patient sait qu’il s’agit d’un animal (Hodges et coll. a. des dégénérescences neurofibrillaires 1995). b. des plaques séniles 4. Les connaissances épisodiques et personnalisées à propos des c. des corps de Pick entités familières faisant partie du vécu autobiographique quotid. des corps de Léwy dien (objets d’usage courant, personnes avec lesquelles on vit, e. des lésions “non-spécifiques” (perte neuronale, gliose, lieux familiers) sont longtemps préservées. Les connaissances spongiose laminaire) générales ou collectives sur ces entités disparaissent et les savoirs sur ces entités ne sont plus que personnels et spécifiques (Snowden et coll. 1995). Pour Mme MV, un ananas n’est plus un 2. Les troubles comportementaux de la démence fruit tropical que l’on peut trouver en boîte avec du sirop, dont sémantique : on peut faire des salades de fruits, etc., mais uniquement le fruit a. sont inauguraux nommé ananas, “acheté une fois par semaine sur le marché pour b. apparaissent dans la phase d’état sa fille qui les aime beaucoup”. c. sont inexistants L’étude des troubles chez les patients ayant des troubles sémand. apparaissent dans la phase terminale tiques progressifs montre que, dans le cadre du groupe des atrophies corticales focales progressives, il existe bien une entité Bonnes réponses : c et e Bonne réponse : d maq 1 118 La Lettre du Neurologue - n° 3 - vol. II - juin 1998