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Rock ’n’ roll, ségrégation et
interculturalité
Christophe Den Tandt
Université Libre de Bruxelles (U L B)
(2009)
Au moment de la mort de Michael Jackson, beaucoup de commentateurs ont fait remarquer qu’un des apports majeurs du chanteur
récemment décédé avait été de permettre à la musique noire de jouer
un rôle central dans le marché des loisirs américain. La popularité
internationale de Jackson a contribué à créer le marché actuel, dominé par des chanteurs de rap et de R ’n’ B, dont les œuvres sont encadrées et commercialisées en grande partie par des producteurs afroaméricains. D’un point de vue européen, ont peu s’étonner du caractère tardif d’une évolution que l’on pensait accomplie depuis longtemps. Depuis le développement du jazz et du rock ’n’ roll, le concept même de musique américaine évoque en effet l’image d’un
champ profondément influencé par les apports de la communauté
noire. Sans aucunement démentir cette idée, je me propose ici de
montrer que les interactions entre culture blanche et noire aux EtatsUnis telles qu’elles se sont exprimées à travers la musique ont toujours été complexes, et pendant longtemps soumises à des barrières
culturelles, ethniques et commerciales qui nuancent l’image d’une
créolisation pleinement assumée. Mon objet d’étude spécifique est la
naissance du rock ’n’ roll dans les années 1950—une période qui,
dans les récits journalistiques, a souvent été décrite comment
l’exemple même de la réconciliation ethnique sur le plan musical. Le
choix de ce moment de la culture états-unienne est bien sûr guidé par
le fait qu’il s’agit d’un sujet que j’ai appris à connaître en amateur
motivé au fil du temps. Je suis d’autre part convaincu qu’une analyse
similaire pourrait s’appliquer aux périodes antérieures de la musique
américaine—en particulier au développement du jazz, que je connais
moins bien—, ou même à l’histoire récente de la musique populaire
en Europe. L’objet principal de cette analyse est en effet très général,
puisqu’il concerne la possibilité d’établir un dialogue interculturel à
travers les modes d’expression populaires.
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
Avant de nous pencher sur la genèse du rock ’n’ roll,
j’aimerais faire un détour méthodologique qui nous permettra de
mettre en lumière deux perspectives complémentaires qui régissent la
perception d’une culture par une autre. J’aimerais en effet contraster
deux textes du dix-huitième siècle, l’un de Benjamin Franklin (“Remarks Concerning the Savages of North-America.” 1784), l’autre de
Thomas Jefferson (Notes on the State of Virginia, Ch. 6) qui concernent tous deux la représentation des indiens d’Amérique. Même si
l’objet d’étude est évidemment très éloigné de la musique populaire
du vingtième siècle, il apparaîtra, je l’espère, que les attitudes envers
la culture de l’autre prônées respectivement par Franklin et Jefferson
peuvent être transposées dans de nombreux contextes, y compris
celui qui nous occupe ici.
Dans ses remarques, Franklin cherche à combattre les préjugés qui pèsent sur les indiens d’Amérique, opinions incompatibles
avec le principe d’égalité implicite entre les êtres humains que Franklin partage avec les autres représentants des Lumières. S’il y a
égalité fondamentale, suggère-t-il, les différences culturelles superficielles doivent être comprises et acceptées au nom d’un relativisme
bienveillant. Afin de faire passer ce message, Franklin met en oeuvre
la stratégie ironique utilisée par Montesquieu dans Les Lettres Persanes. Il montre notamment que, du point de vue des indiens, les
colons britanniques sont à certains égards bien peu civilisés: leur
manque d’hospitalité envers ceux qu’ils considèrent comme inférieurs est notoire.
Jefferson, sans nier le principe d’égalité humaine, donne plus
d’importance que Franklin aux différences concrètes entre ethnies et
cultures. Son texte est une réponse au naturaliste français GeorgesLouis Leclerc, Comte de Buffon. Ce dernier affirme que les animaux
et les populations indigènes d’Amérique sont inférieurs en taille et
vitalité à leurs équivalents européens, africains et asiatiques—un
argument peu fondé scientifiquement, mais qui, d’un point de vue
politique, sert bien à affirmer la supériorité de l’ancien monde sur le
nouveau. Buffon utilise comme preuve le fait que les indiens ont peu
d’enfants: ils seraient donc stériles. Jefferson réfute la thèse de
Buffon en indiquant que les indiens ont un mode de vie trop ardu
pour pouvoir élever des familles nombreuses. Dans sa démonstration,
Jefferson se révèle fin anthropologue: il reconstitue minutieusement
l’environnement des indiens afin de faire ressortir les contraintes qui
s’exercent sur leur développement. S’il y a égalité de droit entre
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indiens et européens, il n’y a donc pas d’identité de condition ou de
mode de vie.
Je cite ces deux textes dans la conviction que les deux optiques qu’ils développent doivent rester interdépendantes si l’on veut
rendre justice à la culture de l’autre: elles sont chacune indispensable
et s’équilibrent mutuellement. De plus, l’une comme l’autre peut
malheureusement être détournée de son but afin de promouvoir une
politique d’inégalité. Il est évident, d’une part, qu’insister sur les
différences concrètes qui séparent deux cultures ou deux peuples
peut servir à promouvoir l’idée que ceux-ci sont séparés par des
inégalités essentielles. Il est peut-être encore plus utile, d’autre part,
d’attirer l’attention sur le fait qu’un discours qui célèbre l’égalité
abstraite entre peuples et cultures peut servir à masquer la persistance
d’inégalités de fait. C’est justement cette deuxième dérive qui me
semble avoir caractérisé les récits de la genèse du rock ’n’ roll.
L’accent a toujours été mis sur la volonté du public et des musiciens
de transgresser les barrières de la ségrégation, jetant ainsi les bases
des mouvements d’émancipation culturelle et politique des années
1960. Le caractère incomplet de cette mutation—notamment le sort
très inégal réservé à l’époque aux musiciens noirs par rapport aux
musiciens blancs—a longtemps été passé sous silence.
On fait souvent remonter l’origine du rock ‘n’roll à des morceaux du
milieu des années 1950 tels que « Crazy, Man, Crazy » de Bill Haley
and His Comets (1953), « Rock around the Clock » [1954] de Max
E. Freedman et James E. Myers, chanté par le même Bill Haley, ou «
That’s All right » d’Arthur Crudup, dans la version d’Elvis Presley
(1954; original de 1946). D’autres commentateurs font reculer les
origines plus loin dans le passé, jusqu’à « Rocket 88 » d’Ike Turner
and his Kings of Rhythm [1951] ou même jusqu’à des titres des
années 1930 et ’40—«Roll ‘em Pete » par Big Joe Turner (1939) ou
«Good Rockin’ Tonight » de Roy Brown (1947). Ces hésitations ne
doivent pas surprendre: elles affectent la définition de tout phénomène culturel. Dans le cas présent, elles sont notamment dûes au fait
que le rock ‘n’ roll ne tire pas sa cohérence uniquement de ses caractéristiques formelles: il apparaît à l’intersection d’une évolution
musicale et d’une dynamique sociale, chacune comportant sa complexité et sa chronologie propres. Il faut en effet prendre en considération deux facteurs qui ont profondément modifié le paysage de
l’industrie des loisirs à l’époque—d’un côté l’évolution interne de la
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
musique noire après la deuxième guerre mondiale et de l’autre, la
création d’un marché consumériste dont les adolescents américains
étaient le moteur.
Au niveau musical, les changements qui ont affecté le jazz
dans l’immédiat après-guerre ont servi de toile de fond aux mutations
musicales qui ont déterminé la naissance du rock ’n’ roll. La période
en question correspond au moment où des musiciens tels que Charlie
Parker, Charlie Mingus et Dizzy Gillespie, les créateurs du bebop,
donnèrent à la musique noire ce que l’on appelle en critique littéraire
un tournant moderniste: ils choisirent de faire du jazz une musique
expérimentale. Le bebop posa les fondations des étapes futures du
jazz moderne—le jazz cool, avec Miles Davis à la fin des années
1950 et le free jazz, avec Ornette Coleman. Le jazz acquit dès lors le
statut d’une musique sérieuse—un genre « canonique », parfois
renommé « Black art music », susceptible d’être l’objet d’études
académiques et de se créer une niche dans les écoles de musiques où
s’enseigne la tradition classique européenne. Cette métamorphose,
admirable à beaucoup d’égards, laissait cependant un créneau vide
dans le paysage de la musique populaire. Dans les années 1930, le
jazz, sous la forme du swing, servait essentiellement de musique de
danse, autant pour le public noir que le public blanc. Or le jazz
expérimental des années 1940 paraissait déconcertant pour une partie
de son public précisément parce que ses improvisations complexes
n’offraient plus de support aux danseurs. Il fallait donc que ce vide
soit comblé par un autre type de musique noire—le genre qui dans
les hit parades du début des années 1950 s’appelait encore « race
music », et qui, pour des raisons de pudeur politique fut rebaptisé «
rhythm and blues » à partir de 1948.
Le rhythm and blues n’a jamais constitué un style homogène.
Ce terme, que ce soit à ses débuts ou dans les décennies ultérieures, a
une valeur plus fonctionnelle que stylistique: il désigne une constellation d’idiomes musicaux de la communauté noire dont la caractéristique commune tient au fait qu’ils servent de musique de danse,
popularisée à la fois par la vente de disques et par les prestations des
artistes. Au début des années 1950, les composantes musicales
principales qui alimentaient le rhythm and blues comprenaient des
éléments du swing des années 1930, du boogie-woogie des années
1940, du blues électrique de Chicago, apparu après la guerre, et du
gospel. D’autres vocables à portée plus limitée désignèrent certains
pans de ce champ musical—« jump music » ou « bop ». Le rhythm
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and blues se démarquait de la musique des années 1930 en partie par
son orchestration: au lieu des grands orchestres de swing composés
essentiellement d’instruments à vent (saxophone, trompette, trombone), il privilégiait les formations plus restreintes, resserrées autour
du saxophoniste, du pianiste, et parfois du guitariste. De plus, le
rhythm and blues était dans sa grande majorité une musique vocale,
faisant intervenir souvent un soliste appuyé par les voix secondaires
des musiciens.
Le rock ’n’ roll est donc apparu au moment où le public adolescent blanc s’est approprié la race music, et où des musiciens
blancs ont décidé de l’imiter et de la refaçonner selon leurs propres
traditions, notamment selon les modes d’orchestration en vigueur
dans la « hilbilly music », le futur country and western. Ce transfert
interethnique fut rendu possible par deux aspects généraux du contexte des années 1950. D’une part, la prospérité considérable des
Etats-Unis d’après guerre avait fait des adolescents un groupe social
à part entière, doté d’un pouvoir d’achat autonome. La jeunesse se
retrouvait ainsi dans une situation sans commune mesure avec les
années 1930, pendant lesquelles les perspectives d’avenir étaient
précarisées par la crise économique, et avec les années de guerre,
caractérisées par la mobilisation nationale sur le front intérieur et la
conscription pour les jeunes hommes. En revanche, les Etats-Unis
des années 1950, malgré des tensions politiques considérables —
guerre froide, chasse au sorcières du McCarthyisme, mouvements
afro-américain visant la déségrégation et l’égalité des droits civiques—, s’étaient dotés d’une image conformiste et puritaine—un
état d’esprit incarné en la figure du Président Dwight Eisenhower.
Dans l’industrie des loisirs, ce conformisme trouvait son expression
dans des formes culturelles soigneusement préservées de tout accent
contestataire—chansons sentimentales des crooners (Bing Crosby),
cinéma Hollywoodien soumis à une stricte censure commerciale,
chaînes de télévision encadrées par une législation pointilleuse. Une
grande partie des adolescents se trouvaient donc dans une position
qui leur offrait à la fois les moyens et les motifs d’un geste de transgression culturel. Il semble presque inévitable que cette contestation
adolescente se soit exprimée par l’appropriation de pratiques culturelles issues d’une communauté subalterne à qui le discours raciste et
puritain conférait l’aura d’une sexualité désinhibée et d’une prédominance des instincts.
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
Sur un plan pratique, plusieurs institutions et acteurs sociaux
fournirent aux adolescents blancs les moyens concrets de contourner
la ségrégation culturelle, qui se manifestait dans les structures même
du marché américain (hit parades distinct ; salles de concerts ségréguées). Les stations de radio spécialisées dans la diffusion de musique noire jouèrent un rôle essentiel au début des années 1950. Les
barrières politiques de la ségrégation ne pouvaient évidemment
s’appliquer à la diffusion des ondes hertziennes, et ces stations
assurèrent donc la diffusion interethnique du rhythm ’n’ blues. Des
disc jockeys blancs s’emparèrent de la nouvelle mode pour créer des
émissions consacrées à la musique noires, mais ciblées cette fois-ci
spécifiquement sur le public blanc. L’un d’entre eux, Alan Freed,
basé à Cleveland puis à New York, est resté célèbre pour avoir
donner son acte de baptême au nouveau phénomène. Freed emprunta
en effet le terme « rock ‘n’ roll » au vocable du rhythm ’n’ blues.
Cette expression, tout comme « jazz » avant elle, servait
d’euphémisme pour désigner à la fois l’acte sexuel et les mouvements de danse qui l’évoquaient. Attestée dans un grand nombre de
morceaux de la musique noire depuis les années trente, elle devint
donc le jalon d’une musique destinée au public blanc, et, après
quelques années, pratiquée très majoritairement par des musiciens
blancs. Enfin, des producteurs de maisons de disques indépendantes
prirent le risque d’enregistrer d’abord les artistes noirs de rhythm and
blues et ensuite leurs successeurs blancs. Les plus influents furent
Sam Phillips, patron de Sun Records, qui produit les premiers
disques d’Elvis Presley, Johnny Cash, et Jerry Lewis, et les frères
Leonard et Phil Chess, dont le label basé à Chicago assura le succès
d’artistes noirs liés au rock ’n’ roll, particulièrement Chuck Berry.
Les paragraphes ci-dessus semblent cautionner la version
utopienne de la naissance du rock ’n’ roll—l’hypothèse d’une réciprocité interethnique telle que l’envisage Benjamin Franklin dans ces
écrits sur les indiens. Il est cependant difficile d’évaluer dans quelle
mesure la mutation du rhythm and blues en rock ’n’ roll favorisa une
avance vers la déségrégation sociale et politique. Il est certain, d’une
part, que les milieux conservateurs et racistes réagirent de manière
horrifiée au nouveau phénomène. Les documentaires sur la naissance
du rock ’n’ roll citent souvent des commentaires dépeignant cette
musique comme une conspiration visant à « ramener les blancs au
niveau des nègres ». Sam Phillips, le patron de Sun Records, confirme avoir dû faire face à de nombreuses réactions d’hostilité visant
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son rôle dans le lancement de la carrière d’Elvis Presley—un chanteur dont le jeu de scène paraissait indécent. Implanté à Nashville,
Tennessee—un état sudiste appliquant des lois ségrégationnistes—
Sun Records était, il est vrai, idéalement positionné à la fois pour
permettre cette créolisation musicale et pour être la cible des réactions négatives qu’elle suscita. Avec une moindre virulence, un film
comme The Blackboard Jungle se fait l’écho de l’opinion dominante
selon laquelle la jeunesse américaine est perpétuellement à la merci
de l’influence délétère du désordre des instincts. (Notons que, en
vertu d’une ambiguïté idéologique typiquement hollywoodienne, le
générique de ce film servi à populariser « Rock around the Clock »
de Bill Haley). C’est pourquoi Greil Marcus, un des commentateurs
les plus prestigieux de l’histoire du rock, aime représenter les musiciens des années 1950—Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, Little Richard, Chuck Berry—comme des pionniers qui se lancèrent dans une
transgression sociale et culturelle qui les exposait non seulement à
des crises de consciences personnelles (Jerry Lee Lewis, cousin d’un
pasteur fondamentaliste, craignait de jouer « la musique du diable »)
mais aussi à la répression judiciaire: le même Jerry Lee Lewis ainsi
que Chuck Berry dûrent répondre devant la justice de leur comportement matrimonial et sexuel.
En revanche, même si la musique rock prit un tournant politique explicite à partir du milieu des années 1960, il a toujours été
difficile de lui attribuer, quelle que soit la période étudiée, la capacité
d’affecter à court terme les institutions politique. Le travail culturel
de cette musique, particulièrement dans sa première phase de développement, s’est exercé principalement au niveau d’une politique du
plaisir: elle véhicule une revendication hédoniste, libératrice sans
doute, mais articulées seulement de manière indirecte à d’autres
niveaux de la politique. Même si l’image de musiciens ouverts aux
influences d’une communauté réprimée était en rupture avec
l’idéologie raciale la plus conservatrice, il n’est pas simple de déterminer à quel point le rock ’n’ roll des années 1950 a pu, par exemple,
faciliter les campagnes de déségrégation menées par les militants
noirs. D’autres genres musicaux—le gospel, ainsi que la musique
folk, dont le public se montrait notoirement méprisant vis-à-vis du
commercialisme et de l’immaturité supposés du rock ’n’ roll—eurent
à cet égard un rôle bien plus déterminant.
Le récit acquiert des nuances supplémentaires—et devient
donc plus conforme à la complexité anthropologique dont fait preuve
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
Thomas Jefferson—, si l’on prend en compte l’attitude du public noir
vis-à-vis de l’émergence du rock ’n’ roll. Pour éviter tout simplisme,
il faut d’abord écarter l’idée que la communauté afro-américaine—et
particulièrement ses autorités morales et religieuses—ont par le passé
soutenu de manière unanime toutes les formes musicales développées par les musiciens noirs eux-mêmes. Depuis le début du vingtième siècle, un abîme de respectabilité sépare le gospel—la musique
d’église—du jazz et du blues, auxquels on reproche d’avoir servi de
fond sonore aux endroits le plus mal famés—bars, saloons, bordels.
Cette hiérarchie morale ignore, on s’en doute, les nombreuses continuités stylistiques qui relient les différents pans des musiques noires.
Elle n’en constitue pas moins un mécanisme culturel influent qui
détermine la composition sociale du public de chacun des genres.
Elle implique aussi que la frange socialement conservatrice du public
noir, très influente non seulement par son statut économique mais
surtout par le rôle qu’elle joue au sein des églises, n’avait aucune
raison de se réjouir de voir des musiciens blancs s’inspirer de
moyens d’expression afro-américains considérés comme moralement
douteux. Au contraire, dans cette optique, les milieux afroaméricains proches de la moralité religieuse étaient en droit de
déceler des connotations racistes dans l’attirance que des jeunes
blancs pouvaient avoir pour les stéréotypes les plus caricaturaux de
l’identité noire (sexualité désinhibée, non respect de l’éthique du
travail, hédonisme anomique).
Quant à l’attitude des musiciens noirs vis-à-vis de
l’émergence du rock ‘n’ roll, elle fut très diverse, parfois négative. Il
n’y avait pas de bonne volonté à attendre des musiciens de jazz, qui
ne tenaient de toute façon pas en très haute estime le rhythm and
blues, ce parent pauvre de la musique noire. Les musiciens de blues
et de rhythm and blues eux-mêmes réagirent de manière contrastée.
Une partie d’entre eux reprochèrent aux nouvelles vedettes blanches
de pratiquer une imitation éhontée des musiciens afro-américains—
de commettre en fait un hold-up interculturel—, tout en dénaturant la
musique qui leur servait de modèle. D’autres—Fats Domino, Little
Richard, Chuck Berry—qui participèrent à l’essor du rock ’n’ roll
adoptèrent, on le comprend une attitude inverse—se faisant les
défenseurs enthousiastes de ce qu’ils avaient tout intérêt à présenter
comme un nouveau genre.
Les accusations selon lesquelles les musiciens blancs
n’étaient que des imitateurs, aussi désagréables qu’elles puissent
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paraître, doivent être prises en compte. A l’écoute de certains morceaux de rhythm and blues des années 1940 et du début des années
1950, on est frappé par le fait que, d’un point de vue purement musical, ce qui serait quelques années plus tard commercialisé sous le
label nouveau de rock ’n’ roll existait déjà depuis un bon nombre
d’années dans presque tous ses détails. Il n’était donc pas absurde
d’entendre Louis Jordan, un musicien de rhythm and blues fort
populaire au début des années 1950, accuser Bill Haley d’avoir
acquis un succès considérable grâce à une musique qui frisait le
plagiat. L’accusation était d’autant mieux ciblée que l’imitation
fidèle ne concernait pas uniquement la musique, mais aussi le jeu de
scène: les frasques comiques des musiciens de Bill Haley ressemblaient de manière embarrassante au jeu de scène comique de Jordan
et de ses Tympani Five.
Il était aussi évident pour les musiciens et le public afroaméricains que le vol supposé de la musique noire par les blancs
avait un impact qui dépassait de loin le simple prestige musical: il
s’agissait d’une question dont l’enjeu était très concrètement économique, et qui concernait le profil de carrière réservé aux musiciens
noirs dans une société ségréguée. Jusqu’à la fin des années 1940, la
race music ne représentait que 7 % du marché de la musique aux
Etats-Unis. Ceci veut dire de manière plus concrète que la ségrégation sociale et politique avait comme conséquence d’empêcher pour
les musiciens pratiquant ce style d’être reconnus au delà de leur
communauté. Ils ne pouvaient donc pas bénéficier des récompenses
symboliques et financières associés au vedettariat national ou international. En revanche, le lancement du rock ’n’ roll—quelles
qu’aient pu être les controverses entourant cette musique à ses débuts—reposait bien sur un calcul commercial. Sam Phillips lui-même
ne cache pas qu’avant même d’enregistrer les premiers disques
d’Elvis Presley, il rêvait de pouvoir mettre sur le marché du rhythm
and blues chanté par un jeune sudiste blanc, car, vu l’enthousiasme
des adolescents blancs pour cette musique, le succès commercial
d’une telle formule serait considérable. La méfiance vis-à-vis du vol
interculturel était donc basée sur la crainte bien fondée que la ségrégation déterminait des profils de carrière respectifs pour les noirs et
les blancs. La perspective d’engranger des droits d’auteurs pour un
certain nombre de morceaux ne pouvait servir de compensation
suffisante pour le fait d’être non seulement privé des nombreux
bénéfices du vedettariat, mais même d’être condamné à l’anonymat.
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
Après le développement exponentiel du rock ‘n’ roll, seule une
minorité de fans blancs garderait en mémoire le nom d’Arthur Crudup, Big Mama Thornton, Big Joe Turner, ou Louis Jordan. Même
certains musiciens noirs reconnus comme pionniers par le public
blanc ne parvinrent pas à s’assurer la sécurité économique par leur
musique. Bo Diddley (Elias McDaniel), dont les riffs furent empruntés par de nombreux musiciens des années 1950 et 60, vécu dans les
difficultés financières à la fin de sa vie.
De manière encore plus dérangeante, l’apparition dans les
années 1950 d’un genre musical emprunté à la musique noire évoquait le désagréable souvenir de certaines étapes antérieures de la
culture populaire américaine. Depuis le 19e siècle, cette dernière
s’était en effet construite en partie grâce à des emprunts à la culture
afro-américaine—emprunts qui s’inséraient parfois dans une logique
explicitement raciste. Parmi les formes de divertissement les plus
populaires du 19e siècle, on comptait les minstrel shows—des spectacles de music hall dans lequel chanteurs, acteurs et danseurs blancs
se grimaient en figures d’esclaves noirs, adoptant le maquillage dit «
in blackface ». Ces spectacles, extraordinairement populaires, démontraient l’ambivalence du public blanc pour la culture des esclaves et des affranchis. D’une part, c’est de cette tradition que sont
issus bon nombre de stéréotypes racistes qui ont alimenté le langage
et les récits populaires du 19e et du 20e siècle: « Jim Crow », le terme
qui dans le Sud désignait le système de ségrégation raciale était au
départ le nom d’un personnage des minstrel shows. D’autre part, ces
spectacles jouaient sur l’intérêt réel des blancs pour la culture noire,
en décalage radical avec les traditions plus austères liées héritées du
protestantisme. Après quelques décennies, les minstrel shows prirent
un tour encore plus raciste quand les acteurs et chanteurs furent
recrutés parmi les artistes noirs eux-mêmes, mais furent toujours
affublés des costumes et des maquillages caricaturaux (Louis Armstrong se prêta à ce jeu pour la parade de mardi gras à la Nouvelle
Orléans, s’attirant les critiques de ses collègues musiciens). Dans un
contexte moins explicitement raciste, le public noir s’est souvent
plaint du fait que les comédies musicales hollywoodiennes permettaient à des danseurs blancs de devenir des vedettes mondiales grâce
à des numéros directement inspirés de danseurs noirs moins connus.
Ainsi, derrière des artistes au talent incontestable tels que Fred
Astaire et Gene Kelly se profile la figure de Bill « Bo Jangles »
Robinson, un danseur de claquettes extraordinaire, dont le destin,
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sans être pitoyable, aurait été probablement différent s’il avait pu être
pleinement accepté par le public blanc.
L’idée que l’imitation des noirs par les blancs donna naissance à une musique aseptisée mérite également beaucoup
d’attention, mais sans doute aussi un traitement nuancé. Il est vrai
d’une part que si l’on écoute le rhythm and blues des années 1940 et
du début des années 1950, on ne peut qu’être frappé d’entendre que
certains aspects de la musique se sont perdus lorsque les morceaux
furent repris par les musiciens blancs—en particulier la souplesse
rythmique (le « swing ») et le caractère ironique ou sexuellement
connoté des paroles. Il peut sembler étrange de porter cette dernière
accusation envers le rock ’n’ roll, puisque c’est précisément la dimension libidinale de cette musique qui fit scandale. Deux exemples
pris dans le répertoire d’Elvis Presley le révèlent cependant assez
clairement. « Hound Dog », dans la version originale de Big Mama
Thornton, est un morceau obscène et spirituel à la fois, dans lequel la
chanteuse qualifie son ancien amant de vieux chien décati qu’elle ne
désire plus voir venir renifler à sa porte même s’il remue la queue.
Toutes ces allusions, encodées selon un système de connotations
omniprésent dans les paroles de (rhythm and) blues, disparaissent
dans la version de Presley. Le morceau, pourtant très populaire,
paraît en fait assez médiocre. Le fait même de faire reprendre un tel
texte par un chanteur masculin suggère que Presley et son producteur
n’ont peut-être pas compris la portée de l’original. De même, quand
Presley reprend « That’s All Right, Mama » d’Arthur Crudup, il
donne l’impression que la chanson pourrait s’adresser à sa mère,
ignorant donc la logique de l’original qui, dans la tradition du blues,
utilise le terme « mama » pour désigner une partenaire sexuelle.
En revanche, il serait extrêmement naïf de croire que le rock
’n’ roll—une musique d’aspect rebelle mais vouée au succès commercial—aurait pu conserver intégralement l’esprit de ses sources
noires. Il n’est pas question ici de mécompréhension interculturelle
mais de contraintes de marché qui impliquent des mécanismes de
censure. La liberté dont jouissait la race music pour créer des morceaux au son rude et aux paroles brisant les tabous de l’époque était
proportionnelle à sa faible diffusion. Aucun média visant une audience nationale ne pouvait se permettre une telle licence. Le cinéma
hollywoodien avait pleinement intégré cette logique de censure
commerciale. A partir des années 1920, les studios, afin d’éviter les
boycotts des organisations religieuses, avaient mis au point un code
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Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
de censure interne—pudiquement appelée auto-régulation—qui
punissait sévèrement toute infraction supposée aux bonnes moeurs.
Des règles similaires s’appliquaient à la radio et à la télévision. Tel
était le prix à payer pour le développement de grands médias généralistes dans un pays ou les groupes de pression religieux, fort puissants, se méfiaient de la culture populaire. Dans ce contexte, on peut
comprendre que le rock ’n’ roll, à moins d’aspirer à un statut marginal, semblable à celui du rock alternatif aujourd’hui, ne pouvait offrir
qu’une transgression mesurée.
Dans une perspective musicale, l’hypothèse que le rock ’n’
roll trahirait ses sources noires doit aussi prendre en considération la
capacité des musiciens, qu’ils soient noirs ou blancs, à introduire des
innovations dans les traditions qu’ils pratiquent. On considère en
effet trop souvent la musique noire comme une culture patrimoniale,
venue de la fin des temps, en perpétuel danger d’être corrompue. Au
contraire, comme tout phénomène culturel, elle s’est construite par
un processus historique qui laisse de la place au renouvellement et
aux influences réciproques. Bon nombre d’acteurs de l’industrie
musicale des années 1940 et 50—Jerry Wexler d’Atlantic Records,
Sam Phillips de Sun Records, les frères Chess de Chess Records—
ont insisté sur les mutations qui eurent lieu pendant ces décennies: le
boogie-woogie était apparu moins de vingt ans plus tôt, et le blues
électrique peu après la guerre, entraînant l’électrification de la musique noire. La hillbilly music des musiciens blancs avait acquis des
accents plus durs, alimentant le futur rock ’n’ roll. Les disques des
pionniers, de ce dernier genre musical, même s’ils reprenaient ou
imitaient des morceaux de rhythm and blues, bénéficiaient de techniques d’enregistrement (amplification électrique, utilisation systématique de la réverbération) qui créèrent un son inédit, suffisamment
novateur pour justifier le sentiment d’une mutation significative de la
musique populaire.
Enfin, le récit des interactions entre musique noire et blanche
dans les années 1950 ne serait pas complet sans mentionner le fait
que, même si le transfert interculturel s’est fait majoritairement au
bénéfice de la musique blanche, il a cependant été à certains égards
réciproque. Les musiciens blancs ont transformé le rhythm and blues
en lui apportant un type d’orchestration emprunté à la hillbilly music:
les morceaux initiaux, axés sur le piano et le saxophone, ont été
remplacés par des arrangements où prédominent les guitares acoustiques et électriques, et où se fait entendre le rythme galopant cher au
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country and western. En contrepartie, on mentionne moins souvent
qu’une certaine fraction du répertoire des artistes noirs de rock ’n’
roll s’est construite par des apports de la même hillbilly music. Ce
phénomène est particulièrement visible dans l’évolution de la carrière de Chuck Berry. Parmi les artistes de sa génération, ce dernier a
au fil des années reçu les hommages les plus appuyés de la part des
musiciens blancs des générations ultérieures (Beatles, Stones), à la
fois pour son jeu de guitare qui préfigure les exploits des solistes
ultérieurs, mais aussi pour ses talents de parolier: Berry n’a pas
d’égal pour raconter des contes adolescents dans le format extrêmement contraignant de morceaux au tempo rapide, d’une longueur qui
excède rarement deux minutes trente secondes. L’admiration, certainement méritée, que suscite sa musique se nourrit en partie de l’aura
d’authenticité qui s’attache aux musiciens noirs. Or, alors que Berry
invoque effectivement l’influence du bluesman Muddy Waters, il ne
fait pas non plus mystère du fait qu’il visait le succès en enregistrant
des morceaux directement inspiré du hillbilly (« Maybellene », «
Thirty Days »). Sa voix au timbre clair présentait l’avantage commercial de se distinguer des accents plus rocailleux des chanteur de
(rhythm and) blues. Johnny Johnson, le brillant pianiste qui a accompagné Berry tout au long de sa carrière, indique que dans ses accompagnements rythmiques, Berry est beaucoup plus proche du country
que du blues. Le charme des morceaux de Berry provient donc de
l’union des accents d’une musique blanche avec la tradition du
boogie woogie, audible dans les spectaculaires accompagnements de
Johnson qui se mêlent aux parties de guitare.
En essayant de concilier les perspectives que j’ai associées à Franklin et
à Jefferson—la croyance optimiste en l’égalité interethnique et, d’autre
part, l’attention portée aux spécificités historique et à la complexité
culturelle—j’ai, sans surprise, développé un récit qui se développe par
à-coups, en zigzag, mêlant les élans émancipateurs, les replis, et les
compromis. Une telle approche s’inspire notamment de commentaires
développés au sujet de la culture de masse par le théoricien états-unien
néo-marxiste Fredric Jameson. Dans un article qui eu beaucoup de
retentissement, Jameson se détache en partie du pessimisme de la
tradition marxiste concernant la culture de masse lorsqu’il affirme que
cette dernière a la capacité d’offrir un potentiel d’utopie—de susciter
un mouvement d’émancipation. Cependant, le mouvement libérateur se
trouve inévitablement contrebalancé par les rapports de pouvoirs dans
14
Den Tandt
“Rock ’n’ roll et interculturalité”
laquelle cette culture se développe: dans une société capitaliste, ou,
pire, une société ségréguée, les désirs d’émancipation qui se manifestent dans la culture sont freinés par des stratégies restrictives, des
structures de cooptation (« structures of containment»). Appliqué à
notre exemple, ceci implique que le geste émancipateur qui s’exprime
dans le contexte d’une société inégale et d’une culture structurée par la
recherche du profit ne peut jamais être pur et sans tâche: il porte forcément la trace de son contexte, même quand il vise un projet de société plus égalitaire. Ainsi, la déségrégation de la scène musicale qui fut
entamée dans les années 1950, après d’ailleurs des précédents importants dans l’histoire du jazz, ne pouvait s’accomplir par le déploiement d’un seul mouvement musical.
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