
ethos, à en élaborer un idéal-
type plus vaste que toutes les 
formes   effectivement   réali-
sées dans l'histoire, et si pos-
sible en mesure de les englo-
ber toutes. " 
A partir de là, retour au tex-
te biblique, immersion dans 
l'hébreu.   Exploration   d'un 
autre  paysage,  un  lieu  mé-
taphysique de l'être juif, qui 
se  déploie  dans  un  mouve-
ment   de   dédoublement. 
Alors  qu'on  croit  le  mono-
théisme  régi  avant tout  par 
un principe d'unité, Shmuel 
Trigano  fait  voir  au  coeur 
du  judaïsme  le  jeu  perma-
nent  d'une  dualité.  Elle  in-
tervient   entre   les   deux 
sexes,  mais  aussi,  dans  le 
texte  biblique,  entre  deux 
Eden,  deux  langues,  deux 
rituels,   deux   Torah,   deux 
noms  de  Dieu,  deux  royau-
mes   d'Israël...   Mais   cette 
dualité  n'équivaut  jamais  à 
un   dualisme   qui   mettrait 
face à face des éléments de-
puis toujours séparés et dis-
tincts. 
Tout  se  joue,  au  contraire, 
dans  une  perpétuelle  déhis-
cence interne, une séparation 
d'avec   soi-même   dont   la 
création du monde fournit  le 
premier modèle. " En hébreu, 
Dieu se nomme "l'être". Il est 
tout  l'être  et  cependant  un 
monde  apparaît  :  voilà  le 
premier  paradoxe  que  s'ef-
force   d'explorer   la   pensée 
juive.   Le   surgissement   de 
l'homme  implique  que  Dieu 
s'absente   de   son   propre 
monde,  "se  retire".  C'est  au-
tour  de  sa  place  vacante,  de 
ce vide dont la figure fémini-
ne est la quintessence, que se 
constitue l'existence. Il en dé-
coule  une  autre  idée  fonda-
mentale, celle d'un inachève-
ment   du   monde,   qui   fait 
corps  avec  ce  processus  ori-
ginaire : il s'agit toujours de 
savoir  comment  le  "second 
être" adviendra  - que  ce soit 
l'homme par rapport à Dieu, 
la   femme   par   rapport   à 
l'homme,  Israël  par  rapport 
aux  nations,  les  Lévites  par 
rapport à Israël, etc. " 
Ce  qui  compte  :  maintenir 
l'inachèvement,   garant   du 
souvenir  et  de  la  source  de 
l'origine, laisser l'histoire ou-
verte,  toujours  à  poursuivre 
vers  la  naissance  d'une  hu-
manité encore embryonnaire. 
"  L'unité  plane,  mais  elle  ne 
se   pose   jamais.   Elle   siège 
toujours  entre  les  deux visa-
ges de l'être, ne se réalise pas 
-  ce  qui  est  une  autre  façon 
de parler d'alliance, car il est 
impérieux,  pour  qu'elle  exis-
te,  que  les  deux  partenaires 
ne fusionnent pas. " 
Termes grecs 
Passant de la métaphysique à 
l'histoire,   le   philosophe-
sociologue  repère  dans  l'his-
toire du peuple juif la présen-
ce constante d'une altérité au 
dedans : " Le peuple qui por-
te ce paysage de l'être est ac-
compagné, à travers l'histoi-
re,   d'un   autre   intérieur. 
L'autre   transcendant,   bien 
sûr,  mais  aussi  immanent. 
Depuis  les  temps  bibliques, 
on  peut  repérer  cette  réalité 
structurelle   permanente, 
présente  sous  toutes  sortes 
de  formes  conflictuelles  ou 
problématiques   :   au   sein 
d'Israël (dissociation des Lé-
vites et des tribus), mais aus-
si entre tout Israël et un au-
tre qui est toujours là, le Sa-
maritain,   le   Cananéen,   le 
Philistin,  aujourd'hui  le  Pa-
lestinien. " 
Parmi  toutes  les  questions  à 
poser, en choisir une, laissant 
l'histoire  inachevée.  Les  ma-
tériaux de  ce  livre  sont  pres-
que   tous   hébraïques,   les 
exemples  et  les  notions  sont 
empruntés  à  la  Torah.  Pour-
tant,  des  termes  en  prove-
nance   du   grec   -   éthique, 
ethos,   ethnos,   ethnikos   - 
structurent   la   progression 
des   analyses.   Pourquoi 
n'avoir  pas  cherché  les  équi-
valents hébreux ? " Le jeu sur 
cette  racine  grecque  m'a  sé-
duit  !  Il  n'existe  pas  en  hé-
breu. En fait, cette dualité du 
grec  et  de  l'hébreu  exprime 
exactement mon projet : voir 
le  judaïsme  du  dedans  et  du 
dehors à la fois. Le projet de 
description  est  "grec",  l'être 
à décrire est hébraïque. "  
Roger-Pol Droit 
© Le Monde 
4 février 2011  
Une somme à la diversité de thèmes vertigineuse 
UN GRAND MILLIER de pa-
ges. En perspective : la Genè-
se  et  Marx,  Abraham  et  Spi-
noza,  les  noms  de  Dieu  et 
Freud, la Torah et ses avatars 
dans  la  chrétienté  et  l'islam. 
Voilà  qui  n'est  pas  courant. 
C'est même exceptionnel, car 
une vraie cohérence s'impose 
à mesure que se déploient les 
analyses. 
Le projet  de  Shmuel  Trigano 
est bien de mettre en lumière 
une matrice fondamentale du