" Voir le judaïsme du dehors et du dedans "

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Le Monde 4 février 2011
Shmuel Trigano
" Voir le judaïsme du dehors et du dedans "
Philosophe et sociologue, Shmuel Trigano élabore, dans un livre fleuve, une théorie générale
qui mêle la Genèse et
Marx, la Torah et Spinoza
C'est son dix-huitième livre.
Mais c'est aussi le premier
d'entre eux, l'essentiel, qui
rassemble les fils dispersés
en un paysage unique. Depuis son ouvrage inaugural,
Le Récit de la disparue. Essai sur l'identité juive
(Gallimard, 1977), on savait
Shmuel Trigano philosophe.
Sans cesser de l'être, il est
apparu aussi sous le visage
d'un professeur de sociologie
à l'université Paris-X. Ce sociologue hyperactif fonde, en
2000, l'Observatoire du
monde juif, s'engage dans
plusieurs polémiques, crée
en 2006 la revue Controverses, qui porte bien son titre.
Longtemps, il eut l'impression de mener une double
vie, comme les marins, un
amour dans chaque port.
C'est fini. Car ce millier de
pages réunit ses divers chemins de pensée. " Au bout de
quarante ans de cheminement, il arrive qu'on se retourne et qu'on comprenne
le chemin qu'on a suivi. J'ai
eu la chance extraordinaire
de vivre un moment de ce
type-là ", dit-il.
Schématiquement, le sociologue s'est demandé, en parlant comme Max Weber : un
" idéal-type " du judaïsme
est-il pensable ? Le philosophe a répondu en proposant
une théorie générale, un modèle capable de rendre
compte de tous les aspects
du judaïsme - des plus intérieurs aux plus externes, des
plus classiques aux plus hétérodoxes. La construction
de ce modèle ouvert fait se
rejoindre métaphysique et
histoire, ontologie et politique.
Retour au texte
Tout a commencé, paradoxalement, par saint Paul. "
Quelle logique interne au
système pouvait expliquer
qu'on en sorte tout en s'ins-
crivant, d'une certaine manière, dans son sillage ? J'ai
commencé à poser cette
question en travaillant à un
livre publié en 2003, L'E(xc)
lu. Entre Juifs et chrétiens.
Je me suis aperçu en chemin
qu'un certain nombre de
juifs "non juifs" - qui le sont
pourtant tout en affirmant
qu'ils se déjudaïsent - tels
que Paul, Spinoza, Freud,
Marx - présentaient des parallélismes frappants dans
des registres intellectuels
totalement différents. Cela
m'a conduit à aborder le judaïsme du dehors de luimême, à rendre possible une
perspective qui rende compte de son éthique et de son
ethos, à en élaborer un idéaltype plus vaste que toutes les
formes effectivement réalisées dans l'histoire, et si possible en mesure de les englober toutes. "
A partir de là, retour au texte biblique, immersion dans
l'hébreu. Exploration d'un
autre paysage, un lieu métaphysique de l'être juif, qui
se déploie dans un mouvement de dédoublement.
Alors qu'on croit le monothéisme régi avant tout par
un principe d'unité, Shmuel
Trigano fait voir au coeur
du judaïsme le jeu permanent d'une dualité. Elle intervient entre les deux
sexes, mais aussi, dans le
texte biblique, entre deux
Eden, deux langues, deux
rituels, deux Torah, deux
noms de Dieu, deux royaumes d'Israël... Mais cette
dualité n'équivaut jamais à
un dualisme qui mettrait
face à face des éléments depuis toujours séparés et distincts.
Tout se joue, au contraire,
dans une perpétuelle déhiscence interne, une séparation
d'avec soi-même dont la
création du monde fournit le
premier modèle. " En hébreu,
Dieu se nomme "l'être". Il est
tout l'être et cependant un
monde apparaît : voilà le
premier paradoxe que s'efforce d'explorer la pensée
juive. Le surgissement de
l'homme implique que Dieu
s'absente de son propre
monde, "se retire". C'est autour de sa place vacante, de
ce vide dont la figure féminine est la quintessence, que se
constitue l'existence. Il en découle une autre idée fondamentale, celle d'un inachèvement du monde, qui fait
corps avec ce processus originaire : il s'agit toujours de
savoir comment le "second
être" adviendra - que ce soit
l'homme par rapport à Dieu,
la femme par rapport à
l'homme, Israël par rapport
aux nations, les Lévites par
rapport à Israël, etc. "
Ce qui compte : maintenir
l'inachèvement, garant du
souvenir et de la source de
l'origine, laisser l'histoire ouverte, toujours à poursuivre
vers la naissance d'une humanité encore embryonnaire.
" L'unité plane, mais elle ne
se pose jamais. Elle siège
toujours entre les deux visages de l'être, ne se réalise pas
- ce qui est une autre façon
de parler d'alliance, car il est
impérieux, pour qu'elle existe, que les deux partenaires
ne fusionnent pas. "
Termes grecs
Passant de la métaphysique à
l'histoire, le philosophesociologue repère dans l'histoire du peuple juif la présence constante d'une altérité au
dedans : " Le peuple qui por-
te ce paysage de l'être est accompagné, à travers l'histoire, d'un autre intérieur.
L'autre transcendant, bien
sûr, mais aussi immanent.
Depuis les temps bibliques,
on peut repérer cette réalité
structurelle
permanente,
présente sous toutes sortes
de formes conflictuelles ou
problématiques : au sein
d'Israël (dissociation des Lévites et des tribus), mais aussi entre tout Israël et un autre qui est toujours là, le Samaritain, le Cananéen, le
Philistin, aujourd'hui le Palestinien. "
Parmi toutes les questions à
poser, en choisir une, laissant
l'histoire inachevée. Les matériaux de ce livre sont presque tous hébraïques, les
exemples et les notions sont
empruntés à la Torah. Pourtant, des termes en provenance du grec - éthique,
ethos, ethnos, ethnikos structurent la progression
des
analyses.
Pourquoi
n'avoir pas cherché les équivalents hébreux ? " Le jeu sur
cette racine grecque m'a séduit ! Il n'existe pas en hébreu. En fait, cette dualité du
grec et de l'hébreu exprime
exactement mon projet : voir
le judaïsme du dedans et du
dehors à la fois. Le projet de
description est "grec", l'être
à décrire est hébraïque. "
Roger-Pol Droit
© Le Monde
4 février 2011
Une somme à la diversité de thèmes vertigineuse
UN GRAND MILLIER de pages. En perspective : la Genèse et Marx, Abraham et Spinoza, les noms de Dieu et
Freud, la Torah et ses avatars
dans la chrétienté et l'islam.
Voilà qui n'est pas courant.
C'est même exceptionnel, car
une vraie cohérence s'impose
à mesure que se déploient les
analyses.
Le projet de Shmuel Trigano
est bien de mettre en lumière
une matrice fondamentale du
judaïsme, une structure profonde capable de rendre
compte, par ses variations,
aussi bien de l'orthodoxie
rabbinique que des reniements du judaïsme par des
juifs qui, en se déjudaïsant,
prolongent en fait un même
processus fondateur.
Cette somme est divisée en
quatre grandes parties. Elles
s'intitulent respectivement "
Ethique " (les ancrages méta-
physiques du judaïsme), "
Ethnos " (le peuple d'Israël, élection, séparation), " Ethos
" (la manière juive d'être au
monde, avec ou sans religion), " Ethnikos " (ce que les
nations dans l'histoire reprennent du judaïsme ou en
répètent en le transformant).
Sans doute faudra-t-il du
temps pour entendre et discuter les apports de ce travail
monumental, et en discerner
toutes les implications. Mais
il est d'ores et déjà assuré
qu'il s'agit là d'une oeuvre de
grande envergure, destinée à
devenir une référence.
R.-P. D.
Le Judaïsme et l'Esprit du
monde, de Shmuel Trigano.
Grasset, 1 056 p., 25 ¤.
© Le Monde
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