La santé, appartient-elle aux médecins ?

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La santé, appartient-elle aux médecins ?
Débat autour de l’ouvrage de Henri Bergeron et Patrick Castel,
Sociologie politique de la santé, PUF 2014
Petit déjeuner du CSO du 2 juin 2015 à l’IEP Paris
Invités : Pierre-Louis BRAS, Eric FAVEREAU, Jean-Paul GAUDILLIERE, Lise ROCHAIX
Lise ROCHAIX, responsable scientifique de la chaire Hospinnomics (AP-HP et PSE), ouvre la séance en
qualifiant le livre d’exemplaire. Dense et riche, il permet une ouverture sur le champ des politiques
publiques, et sa lecture devrait être obligatoire, tant pour les études de santé et de médecine, que
pour celles d’économie de la santé.
S’interrogeant sur sa présence à ce débat en tant qu’économiste, Lise Rochaix remarque que des
différences de perspective séparent la sociologie politique de l’économie, alors même que ces deux
disciplines devraient se compléter, comme sa collaboration avec le LIEPP le lui a confirmé. Les
sociologues ont, selon elle, trop tendance à voir les économistes seulement comme des instruments
du New Public Management, alors que les domaines de recherches et perspectives des économistes
sont beaucoup plus variés et riches. Si elle continue de penser que sociologues et économistes
devraient davantage collaborer, elle considère qu’une certaine posture différencie les deux
disciplines. D’un côté, les économistes se distinguent par une démarche plus déterminée, osant
frayer avec l’incertitude, tout en reconnaissant que leur position est fondée sur des hypothèses, et
s’aventurer jusqu’à recommander et préconiser. De l’autre, l’approche des sociologues est plus
prudente quant à la possibilité de tirer des recommandations de leurs recherches. A la lecture du
livre, Lise Rochaix s’est rendu compte qu’économistes et sociologues ont réinvesti de façon
différente le concept de path dependency, venu de la science politique ; elle estime qu’il y aurait sans
doute un travail intéressant à faire sur cette utilisation différenciée.
Lise Rochaix demande ensuite aux auteurs leur position sur les trois questions suivantes :
- L’autorégulation professionnelle : en faut-il ou n’en faut-il pas ? Comment faire autrement ? Cette
autorégulation remet-elle en question le principe selon lequel « la santé appartient au médecin » ?
- La convergence : les auteurs concluent contre, les sociologues pensent qu’elle n’existe pas
vraiment, alors que les économistes de la santé l’ont mise en avant. Qu’en est-il ?
- La pédagogie de la complexité : est-elle un antidote aux échecs programmés de l’évaluation
médicale, et dans ce cas ne faut-il pas commencer tout de suite à l’appliquer ?
Jean-Paul GAUDILLIERE, directeur du CERMES3 (Centre de recherche médecine, sciences, santé,
santé mentale, société), prend ensuite la parole. Sur un sujet difficile, ce livre est une réussite,
d’abord parce qu’il présente une synthèse des travaux classiques et récents de sociologie politique
de la santé, depuis les questions théoriques sur les structures et les fonctions jusqu’aux
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problématisations et aux logiques d’action. Ensuite parce qu’il fait une place aux questions relatives à
la politique des savoirs, des normes, de l’expertise.
Pourquoi Sociologie politique de la santé ? Au vu du sommaire, le politique ne semble pas être au
cœur du livre. Les auteurs défendent le scénario de la rupture qui s’est produite ces trente dernières
années. Le système de santé qui s’est stabilisé au milieu du XXe siècle se caractérisait par
l’autonomie de la profession médicale, et dans une moindre mesure, de la régulation de la politique
de santé. La crise actuelle contribue à remettre en cause l’Etat-providence, et à favoriser le rôle que
jouent les patients. La période actuelle voit également le développement de la médecine des
preuves. Mais ces recompositions restent partielles car les professions médicales conservent leurs
prérogatives, la faiblesse de la santé publique persiste (voir par ex. la gestion du risque médicalisée),
l’asymétrie des rapports médecin-patient n’a pas disparu, l’évaluation économique de la santé a un
impact partiel. Toutes ces questions, en effet, participent du politique et le titre du livre se justifie
pleinement.
Jean-Paul Gaudillière développe son commentaire à partir de trois entrées : la place de l’histoire, le
néo-libéralisme et la comparaison entre Etats.
D’abord le champ historique gagnerait à être élargi afin d’éviter certains biais. Les auteurs abordent
la variabilité des pratiques, le développement scientifique de la médecine, le contrôle des conduites
individuelles, mais ne traitent pas des conduites économiques. Une étude sur la longue durée
modifierait l’éclairage, en ce que la santé n’a jamais totalement appartenu aux seuls médecins. Le
rôle des acteurs non médecins et du paramédical est sous-évalué, et il est par exemple très peu
question des pharmaciens dans le livre. Sur les médicaments, il est bon de remarquer que la
régulation administrative de leur fabrication et diffusion existe dès le début du XXe siècle. Les
données historiques relativisent ainsi l’importance du tournant amorcé ces trente dernières années.
De vrais nouveaux éléments en revanche sont le vieillissement de la population et tout ce qui
concerne la « mise en risque » des comportements, des pratiques, des problèmes, etc.
Sur l’importance d’un tournant néolibéral et le rôle des marchés, le livre reste prudent et on ne peut
que souscrire à cette retenue, même en constatant l’augmentation du recours aux indicateurs de
performance, des audits, ou encore, sans être exhaustif, de la place accordée aux consommateurs.
Parallèlement on peut quand même toujours affirmer que la santé appartient au médecin. L’exemple
de la pharmacie le confirme et montre comment les outils sont liés aux acteurs. En effet les essais
cliniques sont bien liés au marketing médical, et ils sont depuis longtemps portés par l’industrie, et ce
depuis bien avant la régulation administrative.
À l’échelle internationale, le livre considère chaque État-nation en regard de ses pratiques mais n’en
dit peut-être pas assez sur la circulation qui peut exister entre eux. De même il renseigne peu sur
l’impact de la mondialisation et l’état de la santé hors États-Unis et Europe. Or il y a là, en particulier
avec les pays émergents, un réservoir d’informations sur ce qu’est la santé, dans un contexte où il y a
peu de médecins, des dispositifs qui contournent la bio-médecine, ou des formes alternatives de
traitement.
Pierre-Louis BRAS, Inspecteur général des affaires sociales (IGAS), intervient en tant qu’acteur des
politiques publiques. Il remarque que les représentants de l’État sont parfois présentés dans la
littérature sociologique française comme de simples agents, consentants mais largement
inconscients, de la mise en œuvre d’une idéologie néolibérale. Il se réjouit donc que l’ouvrage discuté
s’inscrive dans une logique prudente sur les effets du néo-libéralisme et rende compte des logiques
plurielles qui président à l’action de l’État.
Son intervention concerne principalement l’influence des médecins sur les politiques publiques.
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La sociologie parle d’unité du corps médical, mais en réalité celui-ci est scindé suivant le clivage
médecine publique – médecine libérale. Ces deux groupes ont des références et des valeurs
différentes et leurs dynamiques historiques d’évolution ne sont pas les mêmes. Les clivages se sont
accentués à partir du milieu des années 1980, avec la structuration d’un mouvement des généralistes
qui conteste explicitement la position dominante des spécialistes. C’est d’ailleurs ce conflit au sein de
la profession qui est à l’origine de réformes comme celle du médecin traitant en 2005, en réponse à
une revendication des généralistes formulée depuis le milieu des années 80. Du fait de ces lignes de
clivage au sein des médecins, on peut s’interroger sur la pertinence du concept de « profession
médicale ».
Les médecins restent prédominants dans la définition et le cadrage des politiques relatives à
l’organisation des soins. Les « politiques » sont prudents par crainte des conflits possibles. Et en fait
l’État n’a pas vraiment de projet quant à l’organisation des soins. Il soutient des initiatives émanant
du corps médical, comme dans le cas des Maisons de santé, mais aucun projet précis et résolu
n’émane des pouvoirs publics. Récemment sur un sujet mineur – une proposition visant à permettre
aux pharmaciens d’effectuer des vaccins, qui visait aussi à revaloriser la profession de pharmacien –
les médecins ont immédiatement réagi et obtenu le retrait de ladite proposition.
On peut alors se demander si l’objectif des médecins est de défendre leur profession, ses valeurs,
ses normes, sa place dans les processus de soins, etc. – ou ses intérêts matériels. L’enjeu central des
conflits récurrents entre médecins et pouvoirs publics est le tarif des actes pour les généralistes et la
liberté tarifaire pour les spécialistes. Ainsi lorsque la CNAM a proposé un système de rémunération
sur objectifs de performance assorti d’indicateurs économiques, la proposition a été cataloguée
comme contraire aux valeurs d’indépendance de la profession; elle a provoqué une forte réaction
des syndicats. Un an plus tard, un tiers des médecins y avaient adhéré. Pourquoi ? Parce que ce
système leur permet d’obtenir 5000 euros de revenus supplémentaires en moyenne. On a vu alors
les syndicats qui s’y étaient opposés, revenir sur leur position et demander à être les négociateurs de
ce dispositif… Un autre aspect de la position forte des médecins au niveau politique, nous est fourni
par la question de la répartition des praticiens sur le territoire. La question motive beaucoup les élus
locaux et nourrit chez eux une position agressive à l’égard de la profession médicale. Mais malgré
cette forte pression, la crainte du conflit avec les médecins est telle que toute solution coercitive à
l’encontre des médecins est d’emblée exclue par les plus hautes autorités de l’Etat.
Au total on peut conclure que l’Etat pèse peu sur la médecine libérale et l’organisation des soins
libéraux. Les soins de santé appartiennent bien encore aux médecins.
Une dernière remarque à propos de l’action de l’Etat en matière de santé, plus précisément à propos
des procédures inspirées de pays étrangers et de leur mode d’application en France. Transposées
chez nous, elles sont souvent dépouillées de leurs dispositions à caractère contraignant, et du coup
deviennent inopérantes. Ainsi pour les plateformes de Disease Management, le système peut être
efficace si on ne demande pas le consentement explicite du patient, or en France ce consentement
est requis. De même pour le paiement à la performance repris du système de santé britannique. Il se
traduit en France par une simple incitation à bien faire, alors qu’il a constitué au Royaume-Uni le
support d’une démarche d’investissement dans les cabinets et d’une transformation profonde des
pratiques (médecine proactive…).
Eric FAVEREAU, journaliste à Libération, remarque au terme de ces interventions, combien le livre
est tonique et demande aux auteurs s’ils veulent répondre.
Patrick CASTEL remercie les invités pour les questions posées et la reformulation des problématiques
qui vont nourrir la réflexion des auteurs. Il retient notamment les points suivants : la circulation des
savoirs qui est abordée à différents moments du livre mais mérite peut-être un examen spécifique, la
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question de la rupture ou non, soulevée par Jean-Paul Gaudillière, qui doit être clarifiée puisqu’il
semble au lecteur que le texte et la conclusion n’apparaissent pas toujours concordants, le besoin
d’échanger avec les économistes, avec qui le dialogue est plus difficile qu’avec les historiens, mais qui
peut s’avérer par là même stimulant. Pour reprendre certaines remarques, en effet, la santé n’a pas
de tout temps appartenu aux médecins, comme le montrent certains auteurs, comme Quadagno,
dont les travaux sont présentés dans le livre. Il faut tenir compte des autres acteurs de la santé,
qu’un auteur aussi important que Paul Starr par exemple a négligés, et du fait que si les médecins
sont dominants, cela ne peut être sans alliance avec d’autres acteurs.
Henri BERGERON remercie à son tour les invités et s’aligne sur la réponse de Patrick Castel à laquelle
il souhaite ajouter trois remarques. Patrick et moi-même étions moins intéressés à retracer une
évolution historique qu’à restituer la façon dont la sociologie pense les problèmes, la manière dont
les auteurs utilisent les concepts, donc plus préoccupés de sociologie et de réflexion sur la discipline
que de médecine qui était l’objet support de cette étude. Nous avons aussi voulu rappeler
l’importance du terrain, le fait que la sociologie est une discipline empirique. Beaucoup d’auteurs
d’ouvrages sur le néo-libéralisme se sont contentés de lire la littérature sur le sujet, sans vraiment
mesurer si le projet néo-libéral a été appliqué et à quel point. Ferguson montre ainsi comment le
calcul des risques – technique formée dans l’univers marchand à l’origine – est devenu la pierre
angulaire des politiques sociales. Il est donc intéressant d’étudier une question au niveau
« mésologique » afin de rendre compte des transformations réelles. Une dernière remarque
concerne la rupture des trente dernières années. Beaucoup d’auteurs ont tenté de montrer qu’il
s’agit d’une rupture importante. Nous n’avons pas vérifié sur le terrain mais nous avons restitué les
travaux qui argumentent dans ce sens. Ce que nous soutenons, c’est qu’au-delà des ruptures que
certains identifient, il existe des problématisations endurantes, qui traversent les moments
historiques singuliers. Il indique également qu’il existe un sous-chapitre sur la circulation
internationale des réformes et que dans le chapitre sur les savoirs, la question de la circulation des
savoirs est importante.
Eric FAVEREAU engage la salle à poser des questions.
Intervenant : Quel chemin les auteurs ont-ils suivi pour établir des comparaisons à l’international ?
Patrick Castel : Le livre est un manuel et n’a donc pas vocation à restituer des comparaisons que les
auteurs auraient eux-mêmes menées pour les besoins du livre. La littérature en science politique est
cependant riche en comparaisons et nous avons donné quelques exemples.
Intervenant : Il existe des travaux critiques reposant sur des enquêtes, comment les avez-vous
utilisés ?
Henri Bergeron : Les études empiriques existantes ont été faites selon une grille de lecture
insuffisante selon nous. Par ailleurs il n’est pas sûr que nous ayons assez lu pour repenser la mise en
place d’outils publics. Au total on peut dire que la profession médicale n’est pas si affaiblie par les
instruments de politique publique. Les professionnels gardent une grande autonomie et il y a aussi
une grande diversité dans les pratiques.
Intervenant : Quel est le poids des patients ?
Henri Bergeron : Ce que la loi a donné aux patients pour équilibrer la relation, n’est pas parfaitement
réalisé sur le terrain. Il en est de même pour leur participation à la gestion des établissements de
soins. La loi leur a fait une place, mais ici il nous manque les études de terrain pour confirmer une
réalisation pratique.
Intervenant : Qu’en est-il des spécialités médicales ?
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Patrick Castel : Les spécialités médicales conduisent à parler de hiérarchie médicale sur laquelle a
travaillé George Weisz. Le mouvement de spécialisation existe mais il ne se déroule pas sans heurt.
Au-delà de la France, il existe aussi un contraste entre la profession médicale aux Etats-Unis,
principalement des spécialistes, et au Royaume Uni où la majorité des médecins sont généralistes.
Mais il y a des travaux de sociologie qui ont montré que le choix d’être généraliste peut être dû à
d’autres critères, à des choix personnels sans lien avec le problème de la hiérarchie.
Lise Rochaix : L’approche épistémologique du livre est intéressante et rend accessible le
raisonnement de l’économiste et du sociologue. Comment construit-on un mode opérationnel,
comment être plus utile aux décideurs ?
Henri Bergeron : L’important me paraît de maintenir un équilibre dans la formulation des questions
de recherche. Souvent l’économie est réduite au New Public Management alors qu’il existe beaucoup
de travaux intéressants et en effet, je suis partisan de la collaboration entre sociologues et
économistes.
Intervenant : Les nouvelles générations de médecins seront-elles différentes ?
Patrick Castel : Les médecins pensent qu’elles seront différentes, qu’elles consacreront moins de
temps aux patients et plus de temps à l’administration. On manque de travaux sur l’évolution des
carrières médicales et sur les hiérarchies, et de même sur le rapport au métier. En revanche il existe
quelques travaux sur la féminisation de la profession, qui indiquent non pas un affaiblissement de
statut mais une complexification.
Jean-Paul Gaudillière : Il y a en effet un déficit de travaux en français sur les nouvelles générations,
et sur les rapports différents qu’elles entretiennent avec les évaluations économiques et les
évaluations médicales. Par exemple ils sont encore une minorité certes, mais combien sont-ils à
réclamer une evidence based medicine, et que sait-on du décalage entre les analyses demandées et
la pratique quotidienne ? L’enjeu ici, c’est l’origine de l’information, qui la produit, et quel est le lien
avec l’industrie pharmaceutique.
Eric Favereau : Où sont les leviers aujourd’hui pour aller vers une bonne prise en charge ?
Henri Bergeron : Je répondrai en tant que sociologue, et ce que peut apporter la sociologie, c’est un
éclairage différent sur les réponses possibles. Reprenons l’exemple du pouvoir des médecins cédé
aux pharmaciens qui est un exemple où la façon de penser habituellement le problème empêche de
le penser autrement. La sociologie peut aider à déconstruire les constructions sociales et les
habitudes de pensée.
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