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Une méthode romantique, ou comment bricoler entre
philosophie et anthropologie pour penser la vie libre
Les scientifiques aiment à se distinguer des philosophes. Il leur est aisé de dénoncer chez
eux une tendance à l’idéalisation du monde : les choses et les événements existeraient à ce titre
comme exemplifications d’une pensée et non pas toujours comme objections, alors que les
démarches expérimentales s’affrontent à toutes les variations de l’empirie. D’un autre côté, les
philosophes aiment à considérer la science comme objet philosophique. Ils relativisent les
productions scientifiques au regard du type de pensée qui les sous-tend, dévaluant certains éléments
théoriques ou méthodiques qui, pures constructions adossées à une vision du monde, s’imposeraient
dans l’impensé comme évidences du donné.
Ni les scientifiques ni les philosophes n’avancent en ce cas dans leur domaine. La
philosophie des sciences n’est pas une réelle philosophie, mais le transfert d’une réflexion que les
scientifiques mènent eux-mêmes pour faire progresser leur discipline. Les concepts que prétendent
élaborer les scientifiques ne sont souvent que des opinions formulées à partir d’une extrapolation de
leurs résultats. Les uns élaborent un simple discours sur le discours des autres et puisque chacun ne
peut se résoudre à rester muet, tous risquent d’engager un dialogue de sourd. Si le débat permet à
chacun de se positionner, il reste tout à fait inutile au point de vue de la création.
Peut-être vaudrait-il mieux saisir une possible complémentarité en évitant les transferts
d’une discipline à l’autre. Se maintenir entre deux nécessiterait de se mettre en mouvement : il
s’agirait pour les philosophes d’aller du sens à l’action pour ne pas risquer de produire des idées
sans corps ou conseiller des pratiques insensées, il s’agirait pour les scientifiques d’aller de la
théorie à la réflexivité pour éviter d’être praticiens sans épistémologie ou théoriciens sans
conscience. Se placer entre philosophie et sciences dures (la physique par exemple), peut au
demeurant apparaître trop risqué : les religions s’y sont parfois essayées, n’asseyant la posture
qu’en substituant le pouvoir au savoir. Je propose un objectif plus modeste en me situant entre
philosophie et sciences humaines. Celles-ci se distinguent des sciences dures en tant qu’elles se
confrontent à la réalité de la liberté humaine : alors qu’au sein d’un processus expérimental il s’agit
de décréter la vérité dans le cas il y aurait correspondance entre des prédictions et des faits
observés, les sciences humaines doivent nécessairement prendre en compte, dans le cas les
prédictions ne seraient pas vérifiées, les facteurs relevant de la liberté de l’acteur qui pourraient
justifier l’écart constaté. Or il faut remarquer que la philosophie a aussi affaire à la liberté humaine.
C’est d’ailleurs à propos de celle-ci que scientifiques et philosophes divergent le plus
souvent. Ils se distinguent par celle qu’ils utilisent : cherchant à accéder à une liberté dans sa propre
pensée, le philosophe commence par se décréter libre en pensée à l’égard du monde, alors que le
scientifique déclare d’abord sa liberté au sein de sa pensée pour l’annexer ensuite à un travail de
compréhension du monde. Or cette utilisation divergente dans la pensée a tendance à être projetée
sur l’objet. C’est ce que remarque l’un chez l’autre : les philosophes accusent les scientifiques
d’écraser la liberté, pendant que les scientifiques accusent les philosophes de la mimer en
produisant un discours déconnecté de la réalité du monde. Il faut pourtant remarquer que
l’identification et la connaissance scientifique des déterminismes sont très utiles pour faire avancer
la liberté de penser par-delà les déterminismes, et comprendre que les concepts auxquels le
philosophe donne naissance sont efficaces pour faire avancer la liberté qui transforme le monde et
ses déterminations. Rien ne sert donc d’opposer science et philosophie en cette matière. L’une et
l’autre tentent de la penser, même si ce n’est pas au même moment : au terme du processus pour le
scientifique, au seuil pour le philosophe. Ne pourrait-on pas considérer qu’elles ont un objet
commun, la vie libre, c’est-à-dire cette vie qui avance en s’autodéterminant pour une part parmi
tout ce qui pourrait l’empêcher de s’épanouir ? Mieux : ne devrait-on pas considérer que penser la
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vie libre nécessite de maintenir la philosophie pour rappeler la possibilité qu’a la conscience
humaine de s’élever à la liberté par-delà les déterminants, et par là-même de maintenir la science
pour rappeler la réalité du monde comme hétérogène à la pensée ?
Ce n’est pas aisé. Une trop rapide considération de l’objet « vie libre » ravive les
divergences. On est immédiatement tenté, philosophe, de rappeler que le vrai est inopérant au sujet
de la vie : distinguer les représentations vraies des fausses est inutile puisque le faux, l’illusoire,
l’erroné sont tout aussi vécus que le vrai. Bien plus, construire des représentations vraies de la vie
revient à déposséder les vivants de leur vie, ce qui est illusoire, et surtout absurde : la liberté crée
une vie autre que la vraie, donc l’objet est raté. Mais il faut signaler le besoin de connaissances au
sein de cette vie libre, l’intérêt des repères stables pour s’orienter dans un monde mouvant. Or on
attend des scientifiques, justement, qu’ils les fournissent. Bien plus, on attend qu’ils soient eux-
mêmes des repères stables dans un monde mouvant. Ce qu’ils assurent dans leur activité, c’est
d’ailleurs la stabilité du lien au monde : la science est le processus par lequel le penseur se délie de
sa propre condition pour accéder au lien indéfectible de sa pensée et du monde objectif (tout
résiderait dans le passage de l’idée induite au statut d’idée hypothétique testable dans ses
conséquences logiques). Le problème, c’est qu’il est aisé de souligner que « pensée scientifique =
pensée hypothétique » est un axiome qui se pose dans l’oubli des conditions de production de
l’énoncé. On s’empresse d’évacuer la question ontologique, et demande rarement ce qu’est le
monde, surtout pas ce qu’est un énoncé quant à ce monde. Dans ce contexte, le philosophe qui pose
la question paraît délirer.
Plutôt que réactiver les clivages fondamentaux, il est préférable de montrer en quoi chaque
discipline essaye de penser la vie libre. Nous verrons qu’en ce point les sciences humaines ont
besoin de la philosophie, avant de voir en quoi celle-ci a besoin des premières. A partir de là, je
considérerai une possible complémentarité de la philosophie et de l’anthropologie. Pour éviter le
rabattement d’une discipline sur l’autre, je proposerai de rester entre les deux, c’est-à-dire en
mouvement. J’exposerai par la suite une méthode créée précisément pour penser la vie libre.
J’espère ainsi que la proposition ne sera pas en butte aux habituelles critiques des uns envers les
autres : ni celles orientées contre la jouissance de la référence supposée être la faiblesse de
philosophes tentant de masquer par la culture leur manque de considérations empiriques, ni celles
orientées contre l’appui sur des méthodes toutes faites supposées constituer l’aveuglement de
scientifiques incapables de voir qu’elles sont l’expression d’une pensée très engagée.
Les sciences humaines se sont construites en dépassement de la philosophie. Elles
s’opposent souvent à elle en la considérant comme non science. Ce rejet a une fonction : les luttes
sont âpres, mais les antagonistes s’accordent sur le fait que personne ne joue au philosophe. C’est
probablement à cause de cela que, bien qu’elles ne prétendent pas au niveau de scientificité des
sciences dures, elles oublient parfois de poser la question de la réalité : au sujet du réel, elles posent
la question du vrai quant à l’humain.
Une de leurs plus grandes préoccupations, c’est certes de ne pas écraser la liberté de la vie
humaine dont elles veulent faire la science. Toute approche se prononce à ce sujet, c’est un point de
passage obligé. Mais elles risquent de déposséder l’humain de sa vérité. Foucault (76) note que
cette tentation est originelle : à une époque on identifie l’individu par le discours qu’il est
capable de produire sur lui-même, l’homme devient animal avouant et la discursivité scientifique se
greffe sur la posture dominante de celui qui se tait et écoute, cherchant par une codification du faire
parler à arracher l’aveu avant de l’interpréter. Pourtant les sciences doivent postuler la liberté sans
laquelle l’acteur ne pourrait pas créer ce qui est objet de science. Foucault (88) met ainsi en avant
que pour qu’il y ait assujettissement au pouvoir, il faut qu’il y ait liberté.
Pour dépasser ce paradoxe, les sciences humaines prennent appui sur la liberté de faire sens
propres aux acteurs, puis s’en décentrent pour produire leurs vérités. Foucault (69) a d’ailleurs
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montré qu’elles sont devenues possibles à partir du moment où connaître ne consistait plus à
détailler les nervures d’une représentation, mais à en chercher les conditions de possibilité. La
science pense désormais le vrai par un perpétuel mouvement de décentrement elle tente de se
décaler pour saisir ce qui la soutient. Il n’y a aucune dépossession du sens, seulement de la vérité du
sens produit. D’ailleurs le chercheur accède à une pensée compréhensive, pas à une pensée pratique
comme l’acteur : cette déconnexion sens de l’acteur/sens du chercheur assure le dégagement d’une
possible relation de pouvoir. Mais le problème n’est pas résolu : comment un acteur pouvant
s’illusionner sur sa pratique pourrait-il être à la source d’un discours vrai sur sa réalité ? Le
scientifique prétend créer une représentation vraie à partir de représentations qui émanent de la vie
sans être vraies. C’est dire que la science produit des représentations vraies des représentations de la
vie réelle, et non pas des représentations vraies de la vie réelle. Les représentations sont un
intermédiaire qui permet de respecter la liberté, mais par même interfèrent dans le processus de
vérité quant à l’humain.
Pour sortir de ce nouvel écueil, les scientifiques s’attachent à comparer les représentations et
la réalité vécue, puis à en penser le décalage. Nouveau centrement : le vrai s’appliquerait au
niveau du décalage. Mais ils oublient sciemment que les représentations appartiennent à la réalité
vécue, leur démarche consiste à tronquer une partie de la vie pour la penser. L’aporie subsiste donc,
basée sur la problématique relation entre vie, vrai et représentations, et semble surtout venir du
refus de poser la question ontologique. On risque dès lors de ne plus distinguer entre représentation
et réalité pour pouvoir continuer de faire avancer la production scientifique. C’est probablement
parce qu’on sait que poser la question ontologique au sujet du monde renverrait à la nécessité de la
poser au sujet des énoncés produits : les énoncés scientifiques ne sont-ils pas de simples
représentations émanant du processus scientifique, plus que des connaissances vraies quant à la vie
vécue qui a en propre de se représenter la vie ? Considérons par exemple le cas de la pensée
comparative : très répandue en sciences humaines, c’est une simple représentation qui oublie de se
penser elle-même pour n’avoir pas à comparer son statut à celui des représentations des acteurs. Or
pour éviter d’être au même niveau, elle bascule dans la transcendance, c’est-à-dire prétend produire
du vrai en dehors du réel de cette vie humaine qu’elle considère comme objet. Pour les besoins du
vrai, elle rate le réel.
Concluons donc : l’immanence revendiquée par les sciences humaines, en dépassement de la
philosophie et au nom d’une démarche expérimentale qui confronte une hypothèse à un recueil
méthodique de données pertinentes, devrait concerner autant les méthodes que les conceptions qui
les sous-tendent. L’immersion ne suffit pas à satisfaire à l’exigence : celle-ci requiert de faire
intervenir la philosophie afin de penser en dehors de la représentation. Contre les traditionnelles
critiques qui taxent celle-ci d’abstraction ou de simple introspection, il faut noter sa pertinence,
même au sein de démarches empiriques. Se départissant de « faire le philosophe », Bourdieu
(94) parle d’ailleurs lui-même de « philosophie de la science relationnelle » quand il veut aller
contre la pensée ordinaire qui s’attache aux substances plus qu’aux relations objectives ou encore de
« philosophie de l’action dispositionnelle » pour aller contre la théorie qui tient toute représentation
comme résultat de raisons explicitement posées d’un individu autonome.
La tradition philosophique a l’avantage de faire très clairement voir ce qui dans la réflexion
conceptuelle pourrait couper de l’immanence : Platon s’en écarte en poussant à sortir de la caverne
alors qu’il s’agit de penser dans la caverne. Si on cherche à penser la vie libre, il faut certes la
penser en ce monde et à partir de ce monde. Mais les philosophes n’ont pas besoin des scientifiques
pour s’astreindre à penser concrètement : ce sont eux qui, les premiers, luttent contre la
transcendance en philosophie, c’est-à-dire la transcendance conceptuelle. C’est d’ailleurs parce
qu’elle pose la question ontologique que la philosophie accède à l’exigence d’immanence.
Mais cette question se pose à la philosophie : qu’en est-il de la réalité de ses idées ? Il est
nécessaire de les faire advenir dans le monde, au service de la vie libre, sans quoi elles
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consacreraient le basculement dans un nouveau type de transcendance. Le risque est de faire du
discours sur le discours, comme souvent dans la pratique de l’histoire sans fin de la philosophie,
alors qu’il s’agit de créer des idées qui puissent s’épanouir dans la vie de ceux qui ne lisent pas de
philosophie. Il est à ce titre précieux de maintenir le monde physique comme condition
d’élaboration d’une pensée pertinente sur la vie, et plus important encore de faire intervenir une
dimension physique qui sous-tende la pensée elle-même : le corps. Deleuze (85) propose ainsi de
considérer que le corps n’est pas ce qui sépare la pensée d’elle-même, c’est ce dans quoi elle doit
plonger pour atteindre l’impensé : « non pas que le corps pense, mais il force à penser, et à penser
ce qui se dérobe à la pensée, la vie » (p246). Dès qu’on sépare une idée de sa base empirique, on
peut la relier à n’importe quelle idée, verser dans l’abstraction : maintenir dans l’objet la dimension
corporelle constitue donc un moyen d’éviter l’idéalisation.
Un risque subsiste : homogénéiser le corps à la pensée, proposer à la pensée un corps
abstrait. C’est par exemple ce qu’on a tendance à faire quand on pense l’action politique sur le
modèle réflexion/décision/action, puisqu’en ce cas la réflexion semble multiple alors que l’action
est une conséquence unilatérale de la cision. Il est tout à fait cessaire, au contraire, de
considérer le corps dans sa dimension multiple et fourmillante. Or les sciences sont dans cette
perspective très utiles, puisqu’elles objectivent et proposent des objections à une pensée qui
naturellement tend à l’homogénéisation, permettant un maintien de l’hétérogène dans l’objet.
L’anthropologie comme observation des corps concrets semble ainsi du meilleur secours, si tant est
qu’elle ne s’attache pas à y retrouver, comme elle le fait parfois, les traces du symbolique. Il y a en
outre une objection plus grande : c’est la liberté d’autrui. Le corps fourmillant dont on parle est en
effet un corps vécu par un acteur qui a en propre d’avoir des représentations et de les vivre. Qu’elles
soient vraies ou pas importe peu : les illusions viennent du corps et meuvent les corps. Or la
tendance philosophique au système conduit à nier l’existence d’une pensée chez les acteurs : la
pensée totale veut éliminer l’altérité, de surcroît l’altérité de pensée. A ce sujet l’apport des sciences
humaines semble évident : leurs exigences méthodologiques peuvent intervenir comme garde-fous
contre l’écrasement de la liberté de ces acteurs dont on veut considérer les corps.
Pour qui se propose de penser la vie libre, philosophie et anthropologie doivent être mêlées.
Ce n’est possible qu’en allant par delà les débats idéologiques qui veulent asseoir des positions de
pouvoir : tantôt on s’y place du côté de l’idée, au risque de verser dans le verbiage, tantôt on se
place résolument du côté de l’action, des faits, au risque de verser dans l’intolérance à l’égard de
l’idée de liberté humaine. Il est nécessaire de maintenir les deux approches : l’exigence proprement
philosophique de fonder le sujet en répondant à la question de son autonomie quelles conditions
peut-on être sûr et certain d’agir selon un principe libre, et non pas sous l’influence d’un mauvais
environnement ou d’un malin génie qui fait prendre le mal pour le bien ?) et l’exigence à
connotation sociologique d’en identifier l’impulsion libre dans le cours des choses pour pouvoir la
tester scientifiquement (comment la causalité objective peut-elle accepter en son sein une rationalité
subjective ? que peut une idée sur les mouvements des corps ?). C’est maintenir le lien
problématique entre la question de l’efficience réelle d’une abstraction et celle de l’appropriation de
son sens par le sujet. Abandonner une des composantes, c’est détruire la spécificité de la vie libre.
Cette complexité de méthode ne peut être assurée que par le maintien de l’hétérogénéité de
l’objet : il s’agit d’éviter d’homogénéiser celui-ci à une seule discipline pour pouvoir rabattre une
exigence sur l’autre. La production de sens ne peut dès lors émerger qu’à partir d’une approche de
la reliance. Nous nous subsumons sous la remarque de Lévi-Strauss (62) : « les aspects du réel qui
nous semblent irréductibles, comme la pensée et la vie, représentent les maillons extrêmes d’une
chaîne qui les unit l’un à l’autre par des maillons intermédiaires. En raison de notre position de
sujets dans un monde d’objets, nous ne saisirons jamais la façon dont l’union s’opère. Au moins
pourrons-nous espérer remonter quelques maillons dans chaque sens, et faire se rapprocher les
bords d’une situation de discontinuité qui probablement subsistera toujours ». Nous voyons
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subséquemment la nécessité de voyager entre les disciplines. Le problème, c’est que le pluralisme
ne s’accomplit pas dans l’entente, plutôt dans la lutte, ce qui expose à un possible retranchement
monodisciplinaire. Si on ose penser la vie libre, il faut donc se prémunir contre la tentation
posturale. Un tel garde-fou relève de la méthode : c’est en ce sens que je propose de bricoler entre
philosophie et anthropologie pour les rendre complémentaires. La philosophie sait poser les
questions et éviter de les évacuer pour les besoins du test (comment une idée devenue simple pour
les besoins du test pourrait-elle d’ailleurs rendre compte du multiple du phénomène ?), dans le
même temps où l’anthropologie sait passer par les représentations des acteurs pour accéder au corps
vécu. Je propose ici l’exposé d’une telle méthode.
Il s’agit de se tenir entre philosophie et anthropologie pour penser la vie libre et produire un
discours à son sujet. Si on ne peut prétendre définir la vie, on voit anmoins la nécessité de
concevoir la liberté au seuil de la démarche. C’est aller contre la tendance scientifique à la prendre
en compte au terme du processus de recherche des déterminismes, comme pour légitimer la part
d’incertitude que celui-ci n’aurait pas encadré. Une telle conception doit cependant présider à la
construction d’une méthode : en plus d’être philosophiquement acceptable, elle doit être
opérationnelle.
Un premier constat s’impose : l’expérience réelle de la vie libre est, dans nos sociétés
démocratiques, revendiquée par et pour l’individu. Mais il faut d’emblée remarquer que celui-ci
s’épanouit dans un monde réel : monde de la matière et du corps, monde de l’organisation sociale et
du corps social. Les contenus expérimentaux de l’individu peuvent devenir flous aux yeux d’une
conscience réflexive : est son expérience propre, quelles sont ses limites ? On pourrait même
considérer que le sujet n’est qu’un assemblage d’atomes sociaux et physiques, et rien en lui-même.
Au demeurant, s’il semble évident que le sujet évolue dans des champs structurés et structurants, il
peut choisir tel champ comme lieu d’accomplissement de soi, et choisir entre se laisser porter par la
structure ou entrer en révolte. L’expérience individuelle est irréductible.
Toute la question est de savoir de quoi est faite sa liberté. La tentation est grande de la
décréter en conscience : je suis libre parce que je le pense. Le problème, c’est qu’on postule une
liberté abstraite plutôt que percevoir une liberté concrète immanente : le décret de la liberté par soi
n’est possible qu’en représentation, dans un abandon du corps et dans un oubli de la présence
d’autrui. Il faut au contraire acter de la présence de l’inconscient social et corporel chez celui qui
décrète une liberté en conscience. Or inconscient et liberté peuvent être entendus dans un rapport
problématique : le premier n’aliénerait-il pas la seconde ? Il s’agit de formuler une conception de la
liberté qui ne se fasse pas dans l’occultation des déterminants inconscients.
La première possibilité est d’affirmer que la liberté individuelle se conquiert par le social et
par-delà le corps. C’est ce que font les théories du contrat social quand elles considèrent que
l’institution concrétise la liberté dans et par le dépassement d’un état de nature fondé sur le corps.
Malgré leurs variations, elles mettent toutes en relief que l’homme échange une liberté absolue mais
fragile pour une liberté relative mais stable. L’institution du corps social fait advenir le corps
socialisé, substrat de la liberté concrète. Mais la seconde possibilité est d’affirmer que la liberté
individuelle se conquiert contre le poids de l’institution et les contraintes qui peuvent devenir trop
nombreuses. Les libéraux affirment qu’il n’y a aucun besoin de recourir à une théorie du contrat
pour rendre compte de l’organisation sociale : elle naît de la naturelle interaction, inconsciente, de
l’activité des hommes. Or c’est au sein de cette interactivité que se loge la liberté concrète
nécessaire à la vie.
Mais malgré leurs oppositions de surface, ces théories sont d’accord pour concevoir la
liberté comme libération. Il s’agit dans un cas de se libérer de l’inconscient corporel ou naturel qui
est une liberté trop brute, et dans l’autre de se libérer de l’inconscient social qui tend à la
socialisation et à la sécurisation excessive. Or la libération nécessite de recréer chaque fois ce dont
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