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Une méthode romantique, ou comment bricoler entre
philosophie et anthropologie pour penser la vie libre
Les scientifiques aiment à se distinguer des philosophes. Il leur est aisé de dénoncer chez
eux une tendance à l’idéalisation du monde : les choses et les événements existeraient à ce titre
comme exemplifications d’une pensée et non pas toujours comme objections, alors que les
démarches expérimentales s’affrontent à toutes les variations de l’empirie. D’un autre côté, les
philosophes aiment à considérer la science comme objet philosophique. Ils relativisent les
productions scientifiques au regard du type de pensée qui les sous-tend, dévaluant certains éléments
théoriques ou méthodiques qui, pures constructions adossées à une vision du monde, s’imposeraient
dans l’impensé comme évidences du donné.
Ni les scientifiques ni les philosophes n’avancent en ce cas dans leur domaine. La
philosophie des sciences n’est pas une réelle philosophie, mais le transfert d’une réflexion que les
scientifiques mènent eux-mêmes pour faire progresser leur discipline. Les concepts que prétendent
élaborer les scientifiques ne sont souvent que des opinions formulées à partir d’une extrapolation de
leurs résultats. Les uns élaborent un simple discours sur le discours des autres et puisque chacun ne
peut se résoudre à rester muet, tous risquent d’engager un dialogue de sourd. Si le débat permet à
chacun de se positionner, il reste tout à fait inutile au point de vue de la création.
Peut-être vaudrait-il mieux saisir une possible complémentarité en évitant les transferts
d’une discipline à l’autre. Se maintenir entre deux nécessiterait de se mettre en mouvement : il
s’agirait pour les philosophes d’aller du sens à l’action pour ne pas risquer de produire des idées
sans corps ou conseiller des pratiques insensées, il s’agirait pour les scientifiques d’aller de la
théorie à la réflexivité pour éviter d’être praticiens sans épistémologie ou théoriciens sans
conscience. Se placer entre philosophie et sciences dures (la physique par exemple), peut au
demeurant apparaître trop risqué : les religions s’y sont parfois essayées, n’asseyant la posture
qu’en substituant le pouvoir au savoir. Je propose un objectif plus modeste en me situant entre
philosophie et sciences humaines. Celles-ci se distinguent des sciences dures en tant qu’elles se
confrontent à la réalité de la liberté humaine : alors qu’au sein d’un processus expérimental il s’agit
de décréter la vérité dans le cas où il y aurait correspondance entre des prédictions et des faits
observés, les sciences humaines doivent nécessairement prendre en compte, dans le cas où les
prédictions ne seraient pas vérifiées, les facteurs relevant de la liberté de l’acteur qui pourraient
justifier l’écart constaté. Or il faut remarquer que la philosophie a aussi affaire à la liberté humaine.
C’est d’ailleurs à propos de celle-ci que scientifiques et philosophes divergent le plus
souvent. Ils se distinguent par celle qu’ils utilisent : cherchant à accéder à une liberté dans sa propre
pensée, le philosophe commence par se décréter libre en pensée à l’égard du monde, alors que le
scientifique déclare d’abord sa liberté au sein de sa pensée pour l’annexer ensuite à un travail de
compréhension du monde. Or cette utilisation divergente dans la pensée a tendance à être projetée
sur l’objet. C’est ce que remarque l’un chez l’autre : les philosophes accusent les scientifiques
d’écraser la liberté, pendant que les scientifiques accusent les philosophes de la mimer en
produisant un discours déconnecté de la réalité du monde. Il faut pourtant remarquer que
l’identification et la connaissance scientifique des déterminismes sont très utiles pour faire avancer
la liberté de penser par-delà les déterminismes, et comprendre que les concepts auxquels le
philosophe donne naissance sont efficaces pour faire avancer la liberté qui transforme le monde et
ses déterminations. Rien ne sert donc d’opposer science et philosophie en cette matière. L’une et
l’autre tentent de la penser, même si ce n’est pas au même moment : au terme du processus pour le
scientifique, au seuil pour le philosophe. Ne pourrait-on pas considérer qu’elles ont un objet
commun, la vie libre, c’est-à-dire cette vie qui avance en s’autodéterminant pour une part parmi
tout ce qui pourrait l’empêcher de s’épanouir ? Mieux : ne devrait-on pas considérer que penser la
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vie libre nécessite de maintenir la philosophie pour rappeler la possibilité qu’a la conscience
humaine de s’élever à la liberté par-delà les déterminants, et par là-même de maintenir la science
pour rappeler la réalité du monde comme hétérogène à la pensée ?
Ce n’est pas aisé. Une trop rapide considération de l’objet « vie libre » ravive les
divergences. On est immédiatement tenté, philosophe, de rappeler que le vrai est inopérant au sujet
de la vie : distinguer les représentations vraies des fausses est inutile puisque le faux, l’illusoire,
l’erroné sont tout aussi vécus que le vrai. Bien plus, construire des représentations vraies de la vie
revient à déposséder les vivants de leur vie, ce qui est illusoire, et surtout absurde : la liberté crée
une vie autre que la vraie, donc l’objet est raté. Mais il faut signaler le besoin de connaissances au
sein de cette vie libre, l’intérêt des repères stables pour s’orienter dans un monde mouvant. Or on
attend des scientifiques, justement, qu’ils les fournissent. Bien plus, on attend qu’ils soient euxmêmes des repères stables dans un monde mouvant. Ce qu’ils assurent dans leur activité, c’est
d’ailleurs la stabilité du lien au monde : la science est le processus par lequel le penseur se délie de
sa propre condition pour accéder au lien indéfectible de sa pensée et du monde objectif (tout
résiderait dans le passage de l’idée induite au statut d’idée hypothétique testable dans ses
conséquences logiques). Le problème, c’est qu’il est aisé de souligner que « pensée scientifique =
pensée hypothétique » est un axiome qui se pose dans l’oubli des conditions de production de
l’énoncé. On s’empresse d’évacuer la question ontologique, et demande rarement ce qu’est le
monde, surtout pas ce qu’est un énoncé quant à ce monde. Dans ce contexte, le philosophe qui pose
la question paraît délirer.
Plutôt que réactiver les clivages fondamentaux, il est préférable de montrer en quoi chaque
discipline essaye de penser la vie libre. Nous verrons qu’en ce point les sciences humaines ont
besoin de la philosophie, avant de voir en quoi celle-ci a besoin des premières. A partir de là, je
considérerai une possible complémentarité de la philosophie et de l’anthropologie. Pour éviter le
rabattement d’une discipline sur l’autre, je proposerai de rester entre les deux, c’est-à-dire en
mouvement. J’exposerai par la suite une méthode créée précisément pour penser la vie libre.
J’espère ainsi que la proposition ne sera pas en butte aux habituelles critiques des uns envers les
autres : ni celles orientées contre la jouissance de la référence supposée être la faiblesse de
philosophes tentant de masquer par la culture leur manque de considérations empiriques, ni celles
orientées contre l’appui sur des méthodes toutes faites supposées constituer l’aveuglement de
scientifiques incapables de voir qu’elles sont l’expression d’une pensée très engagée.
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Les sciences humaines se sont construites en dépassement de la philosophie. Elles
s’opposent souvent à elle en la considérant comme non science. Ce rejet a une fonction : les luttes
sont âpres, mais les antagonistes s’accordent sur le fait que personne ne joue au philosophe. C’est
probablement à cause de cela que, bien qu’elles ne prétendent pas au niveau de scientificité des
sciences dures, elles oublient parfois de poser la question de la réalité : au sujet du réel, elles posent
la question du vrai quant à l’humain.
Une de leurs plus grandes préoccupations, c’est certes de ne pas écraser la liberté de la vie
humaine dont elles veulent faire la science. Toute approche se prononce à ce sujet, c’est un point de
passage obligé. Mais elles risquent de déposséder l’humain de sa vérité. Foucault (76) note que
cette tentation est originelle : à une époque où on identifie l’individu par le discours qu’il est
capable de produire sur lui-même, l’homme devient animal avouant et la discursivité scientifique se
greffe sur la posture dominante de celui qui se tait et écoute, cherchant par une codification du faire
parler à arracher l’aveu avant de l’interpréter. Pourtant les sciences doivent postuler la liberté sans
laquelle l’acteur ne pourrait pas créer ce qui est objet de science. Foucault (88) met ainsi en avant
que pour qu’il y ait assujettissement au pouvoir, il faut qu’il y ait liberté.
Pour dépasser ce paradoxe, les sciences humaines prennent appui sur la liberté de faire sens
propres aux acteurs, puis s’en décentrent pour produire leurs vérités. Foucault (69) a d’ailleurs
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montré qu’elles sont devenues possibles à partir du moment où connaître ne consistait plus à
détailler les nervures d’une représentation, mais à en chercher les conditions de possibilité. La
science pense désormais le vrai par un perpétuel mouvement de décentrement où elle tente de se
décaler pour saisir ce qui la soutient. Il n’y a aucune dépossession du sens, seulement de la vérité du
sens produit. D’ailleurs le chercheur accède à une pensée compréhensive, pas à une pensée pratique
comme l’acteur : cette déconnexion sens de l’acteur/sens du chercheur assure le dégagement d’une
possible relation de pouvoir. Mais le problème n’est pas résolu : comment un acteur pouvant
s’illusionner sur sa pratique pourrait-il être à la source d’un discours vrai sur sa réalité ? Le
scientifique prétend créer une représentation vraie à partir de représentations qui émanent de la vie
sans être vraies. C’est dire que la science produit des représentations vraies des représentations de la
vie réelle, et non pas des représentations vraies de la vie réelle. Les représentations sont un
intermédiaire qui permet de respecter la liberté, mais par là même interfèrent dans le processus de
vérité quant à l’humain.
Pour sortir de ce nouvel écueil, les scientifiques s’attachent à comparer les représentations et
la réalité vécue, puis à en penser le décalage. Nouveau décentrement : le vrai s’appliquerait au
niveau du décalage. Mais ils oublient sciemment que les représentations appartiennent à la réalité
vécue, leur démarche consiste à tronquer une partie de la vie pour la penser. L’aporie subsiste donc,
basée sur la problématique relation entre vie, vrai et représentations, et semble surtout venir du
refus de poser la question ontologique. On risque dès lors de ne plus distinguer entre représentation
et réalité pour pouvoir continuer de faire avancer la production scientifique. C’est probablement
parce qu’on sait que poser la question ontologique au sujet du monde renverrait à la nécessité de la
poser au sujet des énoncés produits : les énoncés scientifiques ne sont-ils pas de simples
représentations émanant du processus scientifique, plus que des connaissances vraies quant à la vie
vécue qui a en propre de se représenter la vie ? Considérons par exemple le cas de la pensée
comparative : très répandue en sciences humaines, c’est une simple représentation qui oublie de se
penser elle-même pour n’avoir pas à comparer son statut à celui des représentations des acteurs. Or
pour éviter d’être au même niveau, elle bascule dans la transcendance, c’est-à-dire prétend produire
du vrai en dehors du réel de cette vie humaine qu’elle considère comme objet. Pour les besoins du
vrai, elle rate le réel.
Concluons donc : l’immanence revendiquée par les sciences humaines, en dépassement de la
philosophie et au nom d’une démarche expérimentale qui confronte une hypothèse à un recueil
méthodique de données pertinentes, devrait concerner autant les méthodes que les conceptions qui
les sous-tendent. L’immersion ne suffit pas à satisfaire à l’exigence : celle-ci requiert de faire
intervenir la philosophie afin de penser en dehors de la représentation. Contre les traditionnelles
critiques qui taxent celle-ci d’abstraction ou de simple introspection, il faut noter sa pertinence,
même au sein de démarches empiriques. Se départissant de « faire le philosophe », Bourdieu
(94) parle d’ailleurs lui-même de « philosophie de la science relationnelle » quand il veut aller
contre la pensée ordinaire qui s’attache aux substances plus qu’aux relations objectives ou encore de
« philosophie de l’action dispositionnelle » pour aller contre la théorie qui tient toute représentation
comme résultat de raisons explicitement posées d’un individu autonome.
●
La tradition philosophique a l’avantage de faire très clairement voir ce qui dans la réflexion
conceptuelle pourrait couper de l’immanence : Platon s’en écarte en poussant à sortir de la caverne
alors qu’il s’agit de penser dans la caverne. Si on cherche à penser la vie libre, il faut certes la
penser en ce monde et à partir de ce monde. Mais les philosophes n’ont pas besoin des scientifiques
pour s’astreindre à penser concrètement : ce sont eux qui, les premiers, luttent contre la
transcendance en philosophie, c’est-à-dire la transcendance conceptuelle. C’est d’ailleurs parce
qu’elle pose la question ontologique que la philosophie accède à l’exigence d’immanence.
Mais cette question se pose à la philosophie : qu’en est-il de la réalité de ses idées ? Il est
nécessaire de les faire advenir dans le monde, au service de la vie libre, sans quoi elles
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consacreraient le basculement dans un nouveau type de transcendance. Le risque est de faire du
discours sur le discours, comme souvent dans la pratique de l’histoire sans fin de la philosophie,
alors qu’il s’agit de créer des idées qui puissent s’épanouir dans la vie de ceux qui ne lisent pas de
philosophie. Il est à ce titre précieux de maintenir le monde physique comme condition
d’élaboration d’une pensée pertinente sur la vie, et plus important encore de faire intervenir une
dimension physique qui sous-tende la pensée elle-même : le corps. Deleuze (85) propose ainsi de
considérer que le corps n’est pas ce qui sépare la pensée d’elle-même, c’est ce dans quoi elle doit
plonger pour atteindre l’impensé : « non pas que le corps pense, mais il force à penser, et à penser
ce qui se dérobe à la pensée, la vie » (p246). Dès qu’on sépare une idée de sa base empirique, on
peut la relier à n’importe quelle idée, verser dans l’abstraction : maintenir dans l’objet la dimension
corporelle constitue donc un moyen d’éviter l’idéalisation.
Un risque subsiste : homogénéiser le corps à la pensée, proposer à la pensée un corps
abstrait. C’est par exemple ce qu’on a tendance à faire quand on pense l’action politique sur le
modèle réflexion/décision/action, puisqu’en ce cas la réflexion semble multiple alors que l’action
est une conséquence unilatérale de la décision. Il est tout à fait nécessaire, au contraire, de
considérer le corps dans sa dimension multiple et fourmillante. Or les sciences sont dans cette
perspective très utiles, puisqu’elles objectivent et proposent des objections à une pensée qui
naturellement tend à l’homogénéisation, permettant un maintien de l’hétérogène dans l’objet.
L’anthropologie comme observation des corps concrets semble ainsi du meilleur secours, si tant est
qu’elle ne s’attache pas à y retrouver, comme elle le fait parfois, les traces du symbolique. Il y a en
outre une objection plus grande : c’est la liberté d’autrui. Le corps fourmillant dont on parle est en
effet un corps vécu par un acteur qui a en propre d’avoir des représentations et de les vivre. Qu’elles
soient vraies ou pas importe peu : les illusions viennent du corps et meuvent les corps. Or la
tendance philosophique au système conduit à nier l’existence d’une pensée chez les acteurs : la
pensée totale veut éliminer l’altérité, de surcroît l’altérité de pensée. A ce sujet l’apport des sciences
humaines semble évident : leurs exigences méthodologiques peuvent intervenir comme garde-fous
contre l’écrasement de la liberté de ces acteurs dont on veut considérer les corps.
●
Pour qui se propose de penser la vie libre, philosophie et anthropologie doivent être mêlées.
Ce n’est possible qu’en allant par delà les débats idéologiques qui veulent asseoir des positions de
pouvoir : tantôt on s’y place du côté de l’idée, au risque de verser dans le verbiage, tantôt on se
place résolument du côté de l’action, des faits, au risque de verser dans l’intolérance à l’égard de
l’idée de liberté humaine. Il est nécessaire de maintenir les deux approches : l’exigence proprement
philosophique de fonder le sujet en répondant à la question de son autonomie (à quelles conditions
peut-on être sûr et certain d’agir selon un principe libre, et non pas sous l’influence d’un mauvais
environnement ou d’un malin génie qui fait prendre le mal pour le bien ?) et l’exigence à
connotation sociologique d’en identifier l’impulsion libre dans le cours des choses pour pouvoir la
tester scientifiquement (comment la causalité objective peut-elle accepter en son sein une rationalité
subjective ? que peut une idée sur les mouvements des corps ?). C’est maintenir le lien
problématique entre la question de l’efficience réelle d’une abstraction et celle de l’appropriation de
son sens par le sujet. Abandonner une des composantes, c’est détruire la spécificité de la vie libre.
Cette complexité de méthode ne peut être assurée que par le maintien de l’hétérogénéité de
l’objet : il s’agit d’éviter d’homogénéiser celui-ci à une seule discipline pour pouvoir rabattre une
exigence sur l’autre. La production de sens ne peut dès lors émerger qu’à partir d’une approche de
la reliance. Nous nous subsumons sous la remarque de Lévi-Strauss (62) : « les aspects du réel qui
nous semblent irréductibles, comme la pensée et la vie, représentent les maillons extrêmes d’une
chaîne qui les unit l’un à l’autre par des maillons intermédiaires. En raison de notre position de
sujets dans un monde d’objets, nous ne saisirons jamais la façon dont l’union s’opère. Au moins
pourrons-nous espérer remonter quelques maillons dans chaque sens, et faire se rapprocher les
bords d’une situation de discontinuité qui probablement subsistera toujours ». Nous voyons
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subséquemment la nécessité de voyager entre les disciplines. Le problème, c’est que le pluralisme
ne s’accomplit pas dans l’entente, plutôt dans la lutte, ce qui expose à un possible retranchement
monodisciplinaire. Si on ose penser la vie libre, il faut donc se prémunir contre la tentation
posturale. Un tel garde-fou relève de la méthode : c’est en ce sens que je propose de bricoler entre
philosophie et anthropologie pour les rendre complémentaires. La philosophie sait poser les
questions et éviter de les évacuer pour les besoins du test (comment une idée devenue simple pour
les besoins du test pourrait-elle d’ailleurs rendre compte du multiple du phénomène ?), dans le
même temps où l’anthropologie sait passer par les représentations des acteurs pour accéder au corps
vécu. Je propose ici l’exposé d’une telle méthode.
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Il s’agit de se tenir entre philosophie et anthropologie pour penser la vie libre et produire un
discours à son sujet. Si on ne peut prétendre définir la vie, on voit néanmoins la nécessité de
concevoir la liberté au seuil de la démarche. C’est aller contre la tendance scientifique à la prendre
en compte au terme du processus de recherche des déterminismes, comme pour légitimer la part
d’incertitude que celui-ci n’aurait pas encadré. Une telle conception doit cependant présider à la
construction d’une méthode : en plus d’être philosophiquement acceptable, elle doit être
opérationnelle.
Un premier constat s’impose : l’expérience réelle de la vie libre est, dans nos sociétés
démocratiques, revendiquée par et pour l’individu. Mais il faut d’emblée remarquer que celui-ci
s’épanouit dans un monde réel : monde de la matière et du corps, monde de l’organisation sociale et
du corps social. Les contenus expérimentaux de l’individu peuvent devenir flous aux yeux d’une
conscience réflexive : où est son expérience propre, quelles sont ses limites ? On pourrait même
considérer que le sujet n’est qu’un assemblage d’atomes sociaux et physiques, et rien en lui-même.
Au demeurant, s’il semble évident que le sujet évolue dans des champs structurés et structurants, il
peut choisir tel champ comme lieu d’accomplissement de soi, et choisir entre se laisser porter par la
structure ou entrer en révolte. L’expérience individuelle est irréductible.
Toute la question est de savoir de quoi est faite sa liberté. La tentation est grande de la
décréter en conscience : je suis libre parce que je le pense. Le problème, c’est qu’on postule une
liberté abstraite plutôt que percevoir une liberté concrète immanente : le décret de la liberté par soi
n’est possible qu’en représentation, dans un abandon du corps et dans un oubli de la présence
d’autrui. Il faut au contraire acter de la présence de l’inconscient social et corporel chez celui qui
décrète une liberté en conscience. Or inconscient et liberté peuvent être entendus dans un rapport
problématique : le premier n’aliénerait-il pas la seconde ? Il s’agit de formuler une conception de la
liberté qui ne se fasse pas dans l’occultation des déterminants inconscients.
La première possibilité est d’affirmer que la liberté individuelle se conquiert par le social et
par-delà le corps. C’est ce que font les théories du contrat social quand elles considèrent que
l’institution concrétise la liberté dans et par le dépassement d’un état de nature fondé sur le corps.
Malgré leurs variations, elles mettent toutes en relief que l’homme échange une liberté absolue mais
fragile pour une liberté relative mais stable. L’institution du corps social fait advenir le corps
socialisé, substrat de la liberté concrète. Mais la seconde possibilité est d’affirmer que la liberté
individuelle se conquiert contre le poids de l’institution et les contraintes qui peuvent devenir trop
nombreuses. Les libéraux affirment qu’il n’y a aucun besoin de recourir à une théorie du contrat
pour rendre compte de l’organisation sociale : elle naît de la naturelle interaction, inconsciente, de
l’activité des hommes. Or c’est au sein de cette interactivité que se loge la liberté concrète
nécessaire à la vie.
Mais malgré leurs oppositions de surface, ces théories sont d’accord pour concevoir la
liberté comme libération. Il s’agit dans un cas de se libérer de l’inconscient corporel ou naturel qui
est une liberté trop brute, et dans l’autre de se libérer de l’inconscient social qui tend à la
socialisation et à la sécurisation excessive. Or la libération nécessite de recréer chaque fois ce dont
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on se libère. Hegel (21) distingue en ce sens la conception de la liberté comme capacité infinie de se
défaire de toutes choses empiriquement données, qu’il nomme « liberté du vide », négative et
abstraite, de la liberté concrète qui est actualisée dans la conformation à la nécessité. La véritable
liberté ne va pas sans déterminations, et consiste à participer activement à la nécessité, autant
physique que civique, non pas à s’y opposer de façon absurde.
Le problème, c’est qu’il y a une possible multiplication des contraintes au sein desquelles le
sujet pourrait ne pas se sentir libre. C’est dire que la liberté concrète relève de l’homogénéité : elle
s’affirme là où l’homme ne se distingue plus de lui-même. Il ne faut pourtant pas retomber dans
cette liberté du vide que décrit Freud (48) chez l’enfant : ne faisant qu’un avec le tout, celui-ci
rejette hors du moi toute source de déplaisir, tout objet haï parce qu’il échappe à l’enveloppement
narcissique. La liberté conçue comme homogénéité ne peut être effective que dans un milieu
hétérogène. Il s’agit donc de conquérir des espaces de liberté à même le monde. Ceci renvoie à la
conception de l’économiste Sen (03) pour qui le bien-être ne relève pas de la satisfaction d’un désir
puisque nos désirs s’ajustent aux situations concrètes, en particulier lorsqu’il s’agit de rendre la vie
supportable dans des conditions difficiles ; il préconise de prêter intérêt aux performances des
individus, à leurs capacités réelles, à ce que les personnes sont capables de réaliser avec les biens
dont elles disposent. C’est dire que la liberté se loge dans la capacité que conquiert l’individu
acteur, dans son rapport au monde physique ou social, de se sentir chez soi dans un monde
hétérogène sans réduire celui-ci à une seule représentation en conscience.
La vie libre est ainsi celle qui s’épanouit dans la capacité, conquise par apprentissage.
L’habitude permet la mutation du milieu hétérogène en milieu homogène du point de vue des
capacités : le sujet sait que c’est chez lui, qu’il va pouvoir y exister, qu’il peut y faire fonctionner sa
liberté comme capacité. Qui plus est le possible changement d’habitude par de nouvelles conquêtes
ouvre les possibilités d’épanouissement de la liberté elle-même. Il nous faut dès lors considérer les
inconscients corporels et sociaux comme milieu et condition de la liberté. La capacité réelle qui
constitue la liberté réelle n’est pas abstraite, elle nécessite le corps et la société comme matières. Le
corps est substrat de la liberté, et d’un point de vue social celle-ci ne consiste pas à seulement
pouvoir choisir sans entraves, sans interférences d’autrui, sans domination de sa part. Les capacités
sont les incarnations de la vie libre, le corps et le social constituant les substrats de cette incarnation
sans qu’on puisse réduire la capacité elle-même au corps et/ou au social.
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L’avantage d’une telle conception de la liberté, c’est qu’elle est opérationnelle pour amorcer
une démarche anthropologique. Penser la vie libre revient en effet à penser les capacités des acteurs,
ce qui appelle un processus d’objectivation des capacités qui pourtant ne les écrase pas. Or une
méthode d’investigation peut être construite. Il s’agit de considérer conscient et inconscient,
représentations et actions concrètes : il est nécessaire d’observer ce que les acteurs sont capables de
faire en réalité, c’est-à-dire au sein du monde physique et social, mais il est tout aussi indispensable
de prendre en compte ce que le sujet avance comme étant du registre de sa liberté, puisque la liberté
en conscience est sa première liberté. Tout l’enjeu méthodique est que la prise en compte de cette
liberté ne conduise pas vers une liberté du vide, uniquement en conscience, mais permette d’accéder
aux inconscients sociaux et corporels.
J’ai construit et utilisé une telle méthode dans un travail qui visait à comprendre en quoi une
idée éthique librement conçue pouvait influer sur les pratiques concrètes, je veux dire sur la réalité
des corps mouvants (Bozzi, 10). Il s’agissait de faire un travail postural pour accéder, à partir
d’éléments de sens initialement exposés par l’acteur et probablement idéologisés, à des complexes
de sens et d’actions qui soient liés en réalité, avant de formuler une conception de l’efficience
éthique qui passe par ces éléments empiriquement identifiés. Pour rendre lisible cette méthode
complexe, je la présente de trois points de vue : du point de vue de l’acteur, du point de vue de la
relation acteur/chercheur, du point de vue du chercheur.
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Point de vue de l’acteur
L’acteur, qui s’engage librement dans la démarche, livre initialement ses représentations, sa
philosophie de la vie (au sens populaire, c’est-à-dire appuyé sur une représentation de la
philosophie), le sens qu’il met à ses pratiques. Nous ne pouvons l’en déposséder au nom d’un
discours vrai : ces représentations peuvent être biaisées, il n’en reste pas moins qu’elles lui
appartiennent en propre et font partie de sa vie libre. Par contre, son discours n’est pas un discours
vrai sur la liberté en acte. La pensée téléologique crée un abîme entre les représentations et les
actions concrètes. A partir du moment où l’acteur donne sens à sa pratique en termes de finalités, il
lui est en effet très difficile de les lier dans le détail à ses activités corporelles concrètes : les
finalités sont des éléments statiques alors que les pratiques sont des mouvements.
Pour accéder à une capacité supérieure en pensée, il y a donc, pour l’acteur lui-même,
nécessité à sortir de la pensée finale. Il s’agit de se décentrer des représentations pour aller vers le
corps et le social, substrats de la capacité réelle, et ainsi s’obliger à penser. Puisque c’est à lui d’en
sortir, nous ne pouvons être le critère de sélection des représentations. Mais nous pouvons être un
point d’appui : le chercheur est l’observateur qui peut porter à la conscience les éléments
inconscients de l’expérience. Nous parlons ici d’un inconscient de point de vue : si l’acteur n’était
pas tendu vers un but, il serait sans tension, il y a pour lui un nécessaire oubli du social et du corps
pour mener à bien l’action. Mais le chercheur peut observer les pratiques concrètes au regard de ce
qui est prétendu : il s’enfonce dans le conscient jusqu’à l’inconscient qui le sous-tend pour porter
celui-ci à la conscience de l’acteur.
Des entretiens d’explicitation interviennent alors comme retour réflexif sur l’expérience
vécue. S’ils sont avant tout une continuation de l’expérience, et non pas une mise en défaut par
rapport aux premiers éléments livrés, ils constituent tout de même une avancée par rapport à ceuxci. L’acteur reconsidère son activité propre au lieu de formuler une pensée orientée vers le
chercheur qui, justement, s’exprimait en termes finaux pour pouvoir être rabattus sur la
représentation. La démarche est dès lors processive, qui consiste à réitérer les allers-retours du sens
à la pratique. L’acteur relèvera les éléments qui lui conviennent, c’est-à-dire qui constituent en
représentation des points de passage de sa liberté censée s’accomplir dans cette activité qu’il a
choisie librement. L’explicitation des éléments observés par le chercheur ne fera pas obstacle,
puisque l’acteur y trouvera une occasion d’épanouir sa liberté par la parole. L’acteur disposera
d’ailleurs de représentations adéquates suscitant la conquête de nouvelles capacités en acte.
Point de vue de la relation
La démarche empirique n’est pas à sens unique : l’acteur y trouve source de motivation,
pendant que le chercheur y trouve une occasion nouvelle de penser. Mais où et quand faire naître
cette relation ? Faut-il prendre contact avec des acteurs après les avoir sélectionnés suite à une
observation, ou faut-il travailler avec ceux qui se manifestent libres et librement ? Ceci renvoie à un
problème méthodologique : comment commencer ? Si on envisage de commencer par l’observation,
il faut prendre en compte qu’on ne sait pas où sont les prétendues libertés : le sujet seul doit les
désigner, qui en conscience affirme des choses dont nous devrons saisir les soubassements
inconscients. Mais si on envisage a contrario de commencer par l’écoute, il faut bien voir qu’il
s’agirait de dégager les conditions de la liberté par elle-même : il nous faut en effet respecter cette
liberté, et s’en décentrer.
Il y a pourtant nécessité à commencer, et il me semble qu’il vaut mieux commencer par la
conscience. L’entretien est un acte social et s’appuie sur une machine sociale (le dictaphone), donc
constitue une connexion de l’acteur et du chercheur, dans des conditions égalitaires d’ailleurs
puisque les deux s’enregistrent. Le chercheur a plus l’habitude d’avoir affaire au dictaphone, ce qui
pose le problème de la violence symbolique : il s’agit de s’engager dans une démarche
compréhensive qui jamais ne cherche à faire avouer l’acteur, notamment en l’amenant sur le terrain
linguistique du chercheur. Mais il faut noter ici que ce problème va dans les deux sens : le
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chercheur risque d’être victime du jargon de l’acteur au sein duquel s’immiscent tous les
performatifs ou autres mensonges possibles. Il y a nécessité à connaître le terrain, ce qui pose une
nouvelle difficulté : l’expertise requise peut à son tour receler quelque violence. D’où le
redoublement de l’exigence : rechercher une communication non-violente où sera explicitée la
représentation que l’enquêté se fait de la situation d’enquête pour comprendre ce qui peut être dit ou
non.
Notons à ce point le rôle positif de l’idéologie. Si l’acte initial du processus est l’entretien
comme acte social, les contenus ont toutes les chances d’être idéologisés. Considérant l’éthique
comme système intentionnellement cohérent de principes explicites et l’éthos comme système
objectif de dispositions pratiques, Bourdieu (82) signale que « par le seul fait de poser des
questions, on oblige les gens à passer de l’éthos à l’éthique ». C’est dire qu’une nécessité pratique
de l’enquête fait rencontrer l’idéologie. Mais s’il préconise de prendre en compte la matrice sociale
pour mettre en perspective les contenus révélés, j’insiste sur le fait que l’idéologie est une réalité
représentationnelle qui permet l’actualisation, dans l’enregistrement, d’une partie de la vie libre.
Bourdieu ne le nie certes pas, mais considère qu’elle est donnée, alors qu’au contraire c’est une
réalité diffuse qui doit elle-même être reconstruite : il ne suffit pas de repérer les idéologèmes, il
faut encore saisir la logique inconsciente de leurs rapports. Qui plus est si nous exigeons d’en sortir
pour nous intéresser à l’éthos, nous devons le faire avec les acteurs, de l’intérieur et sans les
déposséder. C’est pourquoi l’idéologie reconstruite constitue un très bon point de départ : elle
assure l’égalité entre l’acteur qui la porte et le chercheur qui la formule.
On peut ensuite aller vers l’ethos, s’enfoncer dans l’individuel, le vécu, le réel. La
processivité de la démarche résout le problème du langage : les allers-retours du sens aux actions
créent, dans la durée, un langage commun avec les acteurs, l’usage réduit l’incommunicabilité.
Mais comment arrêter le processus ? Il n’y a pas de limites naturelles à cette réflexion. On peut
certes s’appuyer sur les limites concrètes que constituent les contraintes de disponibilité, mais il est
préférable de considérer une limite de contenu : il s’agit de s’arrêter quand, après avoir identifié un
élément tabou, on constate sa réintégration dans le discours des acteurs. La mutation qui y conduit
ne doit s’appuyer sur aucune violence. C’est dire que nous exigeons la douceur, autant dans la
conduite que dans le traitement des entretiens. Il s’agit de se conformer au terrain et laisser advenir
l’effet (Jullien, 96) ou encore contempler la vie, accompagner ce qui croît au lieu d’activer la
brutalité de la raison instrumentale (Maffesoli, 05). Ceci implique de vaincre la résistance à
l’écoute, partant requiert une certaine endurance, mais encore une capacité à supporter l’ennui.
Celui-ci est méthodique : expérience de l’absence de sens, il constitue, dans l’exacte mesure où le
divertissement est accomplissement du sens pour soi, un bon moyen de saisir le sens pour les autres.
Les acteurs doivent d’autre part adhérer à la démarche, voire y trouver un intérêt. Il s’agit de
favoriser la motivation. Les entretiens sont des sortes de continuation de l’activité choisie
librement : ceci est possible en connectant l’entretien enregistré aux moments d’enregistrement qui
appartiennent à la pratique réelle (comme le pot de l’amitié), et sont un lieu de reconquête de liberté
par celle du sens qu’on homogénéise à ses capacités. L’entretien fait écho à ce qui y est dit, avant
d’opérer un retour sur les inconscients qu’ont été les divers commerces à l’espace, au temps, aux
agents et aux événements comme éléments de la pratique réelle. Ces détails constitutifs de l’action,
faisant intervenir l’hétérogénéité, permettent de ne pas rabattre le vécu sur le plan idéologique. Il ne
s’agit d’ailleurs pas d’être à l’affût des incohérences des discours, puisque le discours de l’enquêté
est une pensée qui s’élabore, et que rien ne dit que la vie libre n’accepte pas la contradiction.
L’objection peut être utilisée à condition que l’entretenu la considère comme occasion stimulante de
préciser sa perception des actions. L’humour est du meilleur effet, puisqu’il est basé sur un décalage
par rapport à ce que l’acteur se représente de sa propre vie sans toutefois renier l’essentiel de ce
qu’est sa liberté : dans l’entretien, l’acteur tente en effet de se réapproprier tous les hétérogènes qui
peuvent lui être présentés. L’intervention du chercheur consiste in fine à aider à l’explicitation, ce
qui revient à aménager pour l’acteur un espace de liberté entendue comme capacité, celle de livrer
du sens connecté à l’action et non pas soumis à la bienséance de l’idéologie.
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Point de vue du chercheur
Le chercheur ne veut pas écraser la liberté de l’acteur. Il s’agit de penser avec, s’appuyer sur
les acteurs qui ne sont pas des « idiots culturels ». Ceci implique de ne pas en rester à une
production de sens basée uniquement sur l’intérêt, et plutôt considérer le sens de l’existence tout
entière. C’est dire qu’on engage avec eux une réflexion presque philosophique. Intégrer la pensée
des acteurs ne consiste pas à révéler le vrai de leur existence ni à verser dans la maïeutique, et
renvoie plutôt à l’ethnométhodologie élaborée par Garfinkel (67) où l’on vise les méthodes que les
individus utilisent pour donner sens et en même temps accomplir leurs actions. Mais il s’agit de
penser hors de la représentation, partant prendre un autre point de vue sur le point de vue des
acteurs. C’est refuser de penser en se laissant aller au sens commun, à la prétendue sagesse
spontanée. Il ne faut ni déposséder les acteurs de la production de sens, ni sacraliser leur parole.
S’imposer de procéder en douceur ne revient pas à rester passif, se constituer en pure surface
d’enregistrement : il s’agit de chercher à intégrer le point de vue indigène, conscient et finaliste,
mais aussi à voir autre chose que ce que l’acteur voit.
Pour créer cet autre point de vue, le travail sur soi est nécessaire : nos propres inconscients
de pensée ne doivent pas biaiser les représentations des acteurs, ce qui renvoie au travail
psychologique dont parlent Bachelard ou les ethnologues. Mais il faut également créer un nouveau
plan de pensée sur lequel pourront être apposées représentations libres et actions libres adéquates.
C’est opérer un deuxième décentrement comme terme du processus d’objectivation. Ce plan
d’immanence qu’il nous faut construire ne se donne pas comme plan de vérité, mais comme plan de
réalité. Ceci implique la question ontologique et nécessite de mettre à distance la tendance des
sciences humaines à faire fonctionner des modes de pensée basés sur la transcendance du penseur.
Prenons encore une fois le cas de la pensée comparative, souvent conçue comme essentielle, voire
fondatrice de l’anthropologie, en tout cas tenue pour légitime dans sa capacité à produire du sens.
Ne reste-t-on pas dans ce mode de pensée au niveau le plus superficiel, celui du dénominateur
commun des représentations et des actions ? Les différences ontologiques sont ainsi sacrifiées pour
les besoins de la production immédiate de sens. Qui plus est, le point de vue comparatif est adossé à
son inconscient : la pensée comparative a conscience d’utiliser un critère de comparaison, mais
oublie qu’elle utilise un plan de comparaison pour mettre en relation les comparés. C’est ce que
dénonce Bourdieu (92) quand il écrit que « la réalité à laquelle nous mesurons toutes les fictions
n’est que la référence universellement garantie d’une illusion collective » : le plan de comparaison
des étant est a priori.
Le plan doit donc être déterminé en fonction des expériences vitales à penser. Ceci requiert
une véritable réflexion ontologique, sans oublier qu’il doit être immanent, induit à partir de la
fréquentation méthodique du terrain. Quand les représentations et actions libres y seront réparties, il
restera à créer un concept qui passe par ces éléments hétérogènes apposés. Il s’agira de penser en
dehors de la représentation et quitter le plan idéologique initial, mais s’astreindre à passer par les
éléments connectés et ainsi réintégrer, au sein de l’immanence, les éléments transcendants ou
téléologiques. C’est se mettre à la hauteur de l’expérience corporelle et sociale libre en considérant
le corps fourmillant pour se forcer à penser. On disposera ainsi de compréhensions des capacités
concrètes, c’est-à-dire d’explicitations de la vie libre.
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Rien ne sert d’opposer philosophie et anthropologie si on se propose de penser la vie libre.
J’espère au contraire avoir montré qu’il était opportun de se placer entre les deux approches, et
surtout qu’il était possible de le faire. La démarche peut sembler alambiquée par rapport aux
sciences qui s’appuient sur une logique hypothético-déductive unilatérale. La méthode proposée est
certes complexe, et l’est d’autant plus qu’en réalité il faut tout faire en même temps : les allersretours sont multiples. Mais si la mimétisation des sciences exactes est ce qui a fait naître les
sciences humaines, il semble qu’elles ne doivent plus les singer, sous peine d’apparaître molles.
Elles doivent au contraire, positivement, s’adapter à l’objet le plus mouvant qui soit, la vie libre,
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pour aller plus avant dans l’attitude compréhensive qui fait leur grandeur. Se réfugier derrière une
rigueur méthodologique surfaite peut d’ailleurs servir à éluder les questions qui leur incombent.
L’approximation du traitement de la question est à mon avis un moindre mal par rapport à
l’élusion de la question. L’épistémologie doit aider à la recherche, non pas l’inhiber en versant dans
le terrorisme conceptuel : il s’agit d’assurer une vigilance méthodologique. Ceci peut certes
conduire à formuler des principes épistémiques contradictoires entre lesquels il faut naviguer. C’est
dire que les exigences doivent muter en repères, d’où l’intérêt de la multi-référencialité qui
intervient comme signalisation d’une multitude de contraintes. Mais une véritable interdisciplinarité
peut faire éclater les isolats épistémologiques, c’est-à-dire les inconscients que ne révèlent pas les
discussions disciplinaires.
Le bricolage en question est au service d’un sujet délicat, la vie libre, que caractérise le mot
de Pascal : « entre nous et l’enfer ou le ciel, il n’y a que la vie entre deux, qui est la chose du monde
la plus fragile ». La hantise de quiconque se propose de la penser devrait donc être de l’enfermer.
Or comment cet entre-deux pourrait-il être pensé sans l’être à partir d’un entre-deux ? La méthode
proposée se donne comme outil stimulant pour la vie du chercheur lui-même, qui se met dans les
conditions de faire avancer ses propres capacités de compréhension. La situation de la recherche, où
les savoirs sont éclatés et parfois incommunicables d’une science à l’autre, favorise aujourd’hui une
telle redynamisation, puisqu’il ne s’agit nullement de les relier par le haut, comme par une
discipline totale dont chacun revendiquerait la possession, mais au contraire d’activer des courants
de pensée qui se fraient un chemin entre les disciplines instituées.
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Bibliographie
BOZZI, Frédéric. Une approche compréhensive de l’efficience éthique. Saarbrücken : EUE. 2010.
BOURDIEU, Pierre. Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris : le Seuil.1994. 251p.
DELEUZE, Gilles. L’image-temps. Paris : Editions de Minuit. 1985. 378 p.
FOUCAULT, Michel. Archéologie du savoir. Paris : Gallimard. 1969.
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir. Gallimard. 1976. 224p.
FOUCAULT, Michel. Dits et écrits. Vol 2: 1976-1988. Paris: Gallimard. 2001. 1736 p.
FREUD, Sigmund. Le malaise dans la culture. Paris: PUF. 2000 (1948). 89p.
GARFINKEL, Harold. Studies in ethnomethodology. Englewood Cliffs, NJ: Prentice Hall. 1967.
HEGEL, Georg Wilhelm. Principes de la philosophie du droit. Paris: Vrin. 2005 (1821).352p.
JULLIEN, François. Traité de l’efficacité. Paris : Grasset. 1996. 240 p.
LEVI-STRAUSS, Claude. La pensée sauvage. Paris : Plon. 1962. 389 p.
MAFFESOLI, Michel. Eloge de la raison sensible. Paris : La table ronde. 2005 (1996). 279 p.
SEN, Amartya. Ethique et économie. Paris: PUF. 2003 (1987). 364 p
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