2
vie libre nécessite de maintenir la philosophie pour rappeler la possibilité qu’a la conscience
humaine de s’élever à la liberté par-delà les déterminants, et par là-même de maintenir la science
pour rappeler la réalité du monde comme hétérogène à la pensée ?
Ce n’est pas aisé. Une trop rapide considération de l’objet « vie libre » ravive les
divergences. On est immédiatement tenté, philosophe, de rappeler que le vrai est inopérant au sujet
de la vie : distinguer les représentations vraies des fausses est inutile puisque le faux, l’illusoire,
l’erroné sont tout aussi vécus que le vrai. Bien plus, construire des représentations vraies de la vie
revient à déposséder les vivants de leur vie, ce qui est illusoire, et surtout absurde : la liberté crée
une vie autre que la vraie, donc l’objet est raté. Mais il faut signaler le besoin de connaissances au
sein de cette vie libre, l’intérêt des repères stables pour s’orienter dans un monde mouvant. Or on
attend des scientifiques, justement, qu’ils les fournissent. Bien plus, on attend qu’ils soient eux-
mêmes des repères stables dans un monde mouvant. Ce qu’ils assurent dans leur activité, c’est
d’ailleurs la stabilité du lien au monde : la science est le processus par lequel le penseur se délie de
sa propre condition pour accéder au lien indéfectible de sa pensée et du monde objectif (tout
résiderait dans le passage de l’idée induite au statut d’idée hypothétique testable dans ses
conséquences logiques). Le problème, c’est qu’il est aisé de souligner que « pensée scientifique =
pensée hypothétique » est un axiome qui se pose dans l’oubli des conditions de production de
l’énoncé. On s’empresse d’évacuer la question ontologique, et demande rarement ce qu’est le
monde, surtout pas ce qu’est un énoncé quant à ce monde. Dans ce contexte, le philosophe qui pose
la question paraît délirer.
Plutôt que réactiver les clivages fondamentaux, il est préférable de montrer en quoi chaque
discipline essaye de penser la vie libre. Nous verrons qu’en ce point les sciences humaines ont
besoin de la philosophie, avant de voir en quoi celle-ci a besoin des premières. A partir de là, je
considérerai une possible complémentarité de la philosophie et de l’anthropologie. Pour éviter le
rabattement d’une discipline sur l’autre, je proposerai de rester entre les deux, c’est-à-dire en
mouvement. J’exposerai par la suite une méthode créée précisément pour penser la vie libre.
J’espère ainsi que la proposition ne sera pas en butte aux habituelles critiques des uns envers les
autres : ni celles orientées contre la jouissance de la référence supposée être la faiblesse de
philosophes tentant de masquer par la culture leur manque de considérations empiriques, ni celles
orientées contre l’appui sur des méthodes toutes faites supposées constituer l’aveuglement de
scientifiques incapables de voir qu’elles sont l’expression d’une pensée très engagée.
● ● ●
Les sciences humaines se sont construites en dépassement de la philosophie. Elles
s’opposent souvent à elle en la considérant comme non science. Ce rejet a une fonction : les luttes
sont âpres, mais les antagonistes s’accordent sur le fait que personne ne joue au philosophe. C’est
probablement à cause de cela que, bien qu’elles ne prétendent pas au niveau de scientificité des
sciences dures, elles oublient parfois de poser la question de la réalité : au sujet du réel, elles posent
la question du vrai quant à l’humain.
Une de leurs plus grandes préoccupations, c’est certes de ne pas écraser la liberté de la vie
humaine dont elles veulent faire la science. Toute approche se prononce à ce sujet, c’est un point de
passage obligé. Mais elles risquent de déposséder l’humain de sa vérité. Foucault (76) note que
cette tentation est originelle : à une époque où on identifie l’individu par le discours qu’il est
capable de produire sur lui-même, l’homme devient animal avouant et la discursivité scientifique se
greffe sur la posture dominante de celui qui se tait et écoute, cherchant par une codification du faire
parler à arracher l’aveu avant de l’interpréter. Pourtant les sciences doivent postuler la liberté sans
laquelle l’acteur ne pourrait pas créer ce qui est objet de science. Foucault (88) met ainsi en avant
que pour qu’il y ait assujettissement au pouvoir, il faut qu’il y ait liberté.
Pour dépasser ce paradoxe, les sciences humaines prennent appui sur la liberté de faire sens
propres aux acteurs, puis s’en décentrent pour produire leurs vérités. Foucault (69) a d’ailleurs