introduction L`entraide familiale : régulations juridiques et sociales

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Françoise LE BORGNE-UGUEN et Muriel REBOURG
INTRODUCTION
En mémoire de Michèle Kérisit, professeure à l’univer-
sité d’Ottawa, notre collègue et amie, disparue en 2011.
Dans une société de longévité et de pluralité des formes de vie privée, cet
ouvrage traite de situations qui génèrent des besoins de soutien. Ces derniers
ne trouvent de réponse unique ni dans les solidarités sociales construites sur le
compromis social de l’après-guerre ni dans les ressources privées, inégalitaires.
L’accompagnement et le soin aux différents âges et moments du parcours de
vie mobilisent à la fois des ressources et des transferts publics et privés (Attias-
Donfut, 1995, 2000). Dans cette introduction, le terme d’entraide familiale est
retenu pour désigner les échanges intra-familiaux, de services et/ou de biens et
les fl ux fi nanciers entre parents.
Les différentes contributions présentées explorent les manières dont se font
et se défont les liens entre les dimensions statutaires articulées à des droits et des
devoirs et les engagements plus contractuels ou électifs entre parents. Ainsi, les
formes de l’activité familiale s’institutionnalisent sur les fondements statutaires
de la fi liation et de l’alliance mais leur mise en œuvre fait intervenir aussi des
normes, des valeurs qui se modifi ent selon les événements intervenant dans la
vie des individus et de leur entourage. Cet ouvrage 1 rend compte des imbrica-
tions entre les différentes ressources et identifi e les processus qui les organisent,
dans une perspective bi-disciplinaire, mobilisant le droit et la sociologie 2 . Les
juristes rendent compte des logiques de production et de mise en œuvre de
1. Une partie des textes présentés prend appui sur des recherches soutenues par la mission
recherche de la Direction de la recherche des évaluations et des études statistiques (DREES)
du ministère de la Santé et par le GIP Droit et Justice du ministère de la Justice, dans l’appel
à projet «la parenté comme lieu de solidarités», ouvert entre 2000 et 2003. Initiés lors du
colloque Les solidarités familiales et leurs régulations publiques: Regards croisés entre socio-
logie et droit organisé par le Centre de recherche en droit privé (EA3881) et l’Atelier de
recherche sociologique (EA3149) en 2005 à l’université de Brest, les échanges scientifi ques
se sont ouverts à d’autres chercheurs actifs sur ces questions, présents dans cette publication.
2. Les codirectrices de l’ouvrage remercient Simone Pennec, sociologue à l’UBO, pour les
suggestions et retenues dans cette introduction.
[« Logique du délire », Jean-Claude Maleval]
[ISBN 978-2-7535-1331-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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règles juridiques, en fonction de leur contexte d’émergence et des arguments qui
les valident ou les modifi ent. Les sociologues envisagent les questions sociales,
juridiques et familiales comme ayant partie liées. Elles gagnent à être comprises
dans leur transversalité, dans leurs effets différenciés selon les appartenances de
genre ; selon les droits sociaux acquis par les individus de manière variable au
cours de leur parcours de vie ; et selon les appartenances sociales et familiales.
L’égalisation ou, a contrario, le renforcement des inégalités au sein des parentés
et dans l’espace sociétal, peut être éclairé par l’exploration des moments de la vie
qui mettent à l’épreuve les réponses de la solidarité publique et les ressources
des individus et de leur parenté 3 .
Deux questionnements traversent l’ensemble des contributions ici réunies.
Le premier renvoie au fait que la production juridique ne peut être uniquement
envisagée comme la mise en place de règles impératives. Le fait de mobiliser ou
de différer le recours aux différents droits, la mise en question de l’adéquation
de certaines dispositions juridiques avec les temporalités actuelles des parcours
de vie, donnent à comprendre les logiques présentes entre acteurs, au sein et
au-delà de la parenté. Le second questionnement rend compte des processus qui
président à la répartition du travail d’accompagnement et de soutien. Il envisage
les régulations entre l’individu lui-même, ses différents parents et les acteurs de
la citoyenneté sociale: la famille, l’État et le marché.
Ainsi, le lecteur comprend que les variations de la mise en œuvre des règles
de droit sont analysées par l’ensemble des chapitres réunis dans cet ouvrage.
Les manières par lesquelles les acteurs, y compris l’individu pour lui-même,
interviennent et qualifi ent la situation au plan juridique, permettent de saisir
les enjeux de leurs places et de leurs activités. Les mobilisations pour intro-
duire des modifi cations législatives et réglementaires sont aussi des manières de
comprendre ce qui se joue dans la parenté d’aujourd’hui. Les tenants de cette
manière de procéder, juristes et sociologues, considèrent que les acteurs utili-
sent et envisagent le droit comme «offrant des éléments (en nombre variable)
de défi nition du cadre d’une situation» (Lascoumes et Serverin, 1995). Cette
perspective prolonge les travaux d’I. Théry lorsqu’elle analyse la construction
des politiques publiques dans le domaine de la famille et les injonctions contra-
dictoires de celles-ci en direction des femmes. Il s’agit alors de «montrer que la
légitimité juridique ne préexiste nullement à la mise en œuvre du droit, mais se
construit quotidiennement par les arguments et décisions judiciaires» (Théry,
1993). Le droit fait toujours question et les itinéraires juridiques sont des activi-
tés de familles en même temps qu’ils sont affaires d’État. D’emblée, plusieurs
3. Dans l’introduction, le terme de parent sera entendu au sens généalogique. Il intègre, au-delà
des père et mère, la fi liation, la conjugalité et la collatéralité (frères-sœurs). Au sein de
chacun des chapitres, les auteurs précisent les défi nitions qu’ils retiennent pour rendre
compte des effets spécifi ques de certains de ces liens sur les normes et les pratiques de
soutien qu’ils analysent.
[« Logique du délire », Jean-Claude Maleval]
[ISBN 978-2-7535-1331-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
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auteurs soutiennent le pari d’une sociologie politique du droit. Ils montrent
en quoi la capacité des acteurs familiaux (l’individu et ses parents) à mobiliser
des droits, à conquérir une légitimité auprès d’autres interlocuteurs (législa-
teur, responsables d’institutions publiques, professionnels), ne va pas de soi.
Les pouvoirs diffèrent selon les positions sociales, selon les hiérarchies profes-
sionnelles et selon les marges de négociation entre les organismes du champ
juridique, social, sanitaire, voire biomédical.
«[La] contrainte de la qualifi cation juridique […] est aussi fonction d’oppor-
tunités, de circonstances politiques et de fi nalités auxquelles ils [les acteurs]
adhèrent. […] Les usages du droit et de la justice constituent alors des
éléments importants du répertoire de l’action collective. Le registre légal
peut être envisagé comme une composante déterminante des interactions
sociales ordinaires, et il se manifeste moins par des références formalisées au
droit institutionnalisé que par des formulations juridiques enchâssées dans
des raisonnements ordinaires» (Commaille et Duran, 2009).
Les travaux présentés s’inscrivent dans le prolongement des analyses réunies par
L.-H. Choquet et I. Sayn lorsqu’ils rendent compte des mouvements réciproques
entre les obligations et l’entraide familiale, et entre les politiques sociales et
l’entraide familiale. Le droit intervient comme instrument de régulation au
sein de chacun des registres. Envisager les réponses aux nouvelles réalités du
parcours de vie individuel, conjugal, fi lial, c’est mobiliser la «vieille panoplie
du Code civil pour réactiver des “solidarités familiales” tantôt effectives, souvent
présumées et parfois improbables ou impossibles» (Choquet et Sayn, 2000).
Plusieurs chapitres font référence à l’analyse des législations civiles et de protec-
tion sociale, en mobilisant des comparaisons internationales ainsi que la juris-
prudence et ses évolutions. Le droit civil constitue l’instrument principal de
régulation de la sphère privée. Sont également considérés les outils juridiques de
la politique familiale, intégrant les prestations familiales, les dispositions d’aide
sociale à l’enfance ou à la vieillesse ainsi que les mesures fi scales et successorales.
Le second axe de questionnement explore les processus de répartition des
responsabilités et des pratiques de soutien dans un contexte de défi s nouveaux
pour les solidarités socialisées. Il analyse le régime de citoyenneté qui «désigne
les arrangements institutionnels, les règles et les représentations qui guident
simultanément l’identifi cation des problèmes par l’État et les citoyens, les choix
politiques, les dépenses de l’État, et les revendications des citoyens» (Jenson,
2001). Ces «politiques sociales ne sont pas neutres dans la mesure où elles
défi nissent la citoyenneté sociale en institutionnalisant les différentes manières
d’organiser la prise en charge du “care” et donc le partage des responsabilités
entre État, marché et famille, les trois piliers pourvoyeurs de bien-être»… Elles
se «différencient en réalité selon le genre» (Dang et Letablier, 2009). Les travaux
précurseurs (Pitrou, 2002 ; Debordeaux et Strobel, 2002) ont décrit l’importance,
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la diversité mais aussi la fragilité et l’inégalité de l’entraide familiale. Quelles sont
les conditions normatives et matérielles de la préservation de choix pour les
différents acteurs et probablement pour certains plus que pour d’autres ? Il s’agit
de quitter une vision substantialiste des solidarités tout en examinant les formes,
l’importance de leurs contenus et leurs remaniements. S’éloigner d’une vision
naturalisée de solidarités, enchantées ou défaillantes, pour interroger les usages
indigènes de ce terme. Cet ouvrage actualise cette analyse à propos de plusieurs
situations pour lesquelles l’intervention des parents est attendue, voire requise.
Les travaux des auteur(e)s réuni(e)s envisagent particulièrement les effets de
l’entraide sur les individus et certains membres de leur parenté, les transferts
obligés en direction de certains parents, dans un contexte de pression et de
recomposition de l’intervention de l’État. Au-delà des lois et des droits, un appel
à la responsabilisation des acteurs se renforce, en particulier pour les individus
éloignés des protections liées au salariat continu et stable. L’action déployée par
l’État peut être analysée selon deux directions. D’une part, l’État, dans sa rencontre
avec les citoyens, cherche à mobiliser les valeurs et normes de la responsabilité
vis-à-vis de soi et de l’engagement vis-à-vis d’autrui. De l’autre, par les politiques
sociales, l’État vise à empêcher que les nouvelles formes familiales, lorsqu’elles se
conjuguent avec de la précarité économique, n’affaiblissent ou fassent disparaître
les liens des individus à leur parenté et à la société. Souci de cohésion sociale
et de mobilisation familiale s’élaborent en continuité. Face à la promotion de
droits individuels, d’une société d’individus responsables et autocontrôlés, les
sociologues identifi ent les effets des modes de régulation adoptés, en repérant les
inégalités, selon le genre, les âges, les parcours personnels, familiaux et sociaux.
Les différents chapitres rendent compte de tensions dans la mise à l’œuvre de
services fournis par les familles et par d’autres réseaux sociaux, permettant de
saisir l’enchâssement entre différentes normes et formes de solidarités. Le terme
de solidarité sociale, publique ou socialisée, recouvre les liens des individus à
la société. Par distinction, différents usages, indigènes et scientifi ques, du terme
de solidarité familiale sont proposés par plusieurs auteurs, juristes et sociolo-
gues. Ils éclairent ainsi: «La seule véritable question que pose, au plan descrip-
tif, l’usage d’une unique catégorie englobante de “solidarité familiale”…: elle
mêle des échanges ou transferts très différents, puisque certains font partie de la
défi nition même des liens de parenté comme liens institués tandis que d’autres à
l’inverse n’en font pas partie, voire s’y opposent tout à fait sciemment» comme le
souligne I.Théry (2007). Ces formes de l’entraide restent trop souvent étudiées
de manière segmentée, mis à part de récents travaux qui permettent de penser
«l’écart entre les principes moraux de solidarité auxquels les individus restent
attachés et les conditions réelles d’application de ces principes, lesquels sont
variables d’une société à une autre» (Paugam, 2007).
Une forte activité de soutien, acquise implicitement ou sous contrainte de la
loi, se généralise du fait de la diversité des moments du parcours de vie durant
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lesquels chacun de nous est affaibli et dépend du recours à autrui. Les contours
de ces imbrications, entre les fondements des pratiques et les limites de l’entraide
au sein des familles et les règles de la solidarité publique, sont identifi és dans
les textes qui composent les trois parties de l’ouvrage. Proposer une lecture des
différents registres de solidarité, aux plans politique et scientifi que, identifi er la
non-équivalence entre les formes et les processus de la «solidarité familiale» et
de la «solidarité publique», c’est le pari tenu par Michel Messu dans le chapitre
liminaire. Il questionne la notion de «solidarité familiale», qui n’apporte rien
de plus que la notion de famille, si elle n’est pas mise en regard des dispositifs
de solidarité sociale. La solidarité familiale ne s’est jamais démentie si on accepte
de la défi nir à partir du sens des responsabilités qui la fonde et de l’évolution de
la valeur d’indépendance au sein de la famille. Ce sont les politiques publiques
qui «consolident» les solidarités familiales. «Àchaque fois que l’on cherche
à saisir le caractère spécifi quement familial de la solidarité, on se trouve ren-
voyé à sa dimension sociale […] on ne trouve fi nalement de solidarité familiale
empirique qu’organisée socialement par le droit, les politiques publiques ou par
l’échange marchand.»
CONTEXTES CULTURELS ET POLITIQUES NATIONALES
EN DIRECTION DES FAMILLES
La première partie de l’ouvrage souligne, au-delà des spécifi cités nationales,
un mouvement convergent de production des droits. En Europe de l’Ouest et
en Amérique du Nord, les responsabilités parentales, conjugales et intergénéra-
tionnelles, ne sont remises en question, ni au plan des principes ni au plan des
pratiques, encadrées par de nouvelles politiques de santé.
La manière dont les différents droits européens dessinent les contours des
solidarités familiales et des solidarités sociales est analysée par Frédérique
Granet. S’agissant des solidarités familiales, elle repère un rétrécissement de la
sphère des obligations réciproques entre les parents et la contractualisation d’un
périmètre d’obligations légales commun à plusieurs pays d’Europe. L’auteure
établit la diversité des obligations alimentaires dans trois types de liens: les diffé-
rents modes de conjugalité, les charges des enfants dans les situations de recom-
positions familiales, les relations entre frères et sœurs. Les solidarités sociales
sont marquées d’une forte diversité de prestations servies par les politiques
nationales selon leur contexte sociohistorique. Les critères retenus en matière
de prestations familiales et d’aide au logement, la subsidiarité de la solidarité
publique dans l’aide au recouvrement des créances alimentaires impayées en cas
«d’in-solidarité» d’un des parents dans l’exécution de l’obligation d’entretien
d’un enfant, lui permettent de montrer la variété et la faiblesse du niveau des
droits dans certains contextes nationaux. L’analyse souligne un double mouve-
ment, à la fois, «cette nouvelle marque d’intérêt du droit communautaire pour la
[« Logique du délire », Jean-Claude Maleval]
[ISBN 978-2-7535-1331-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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