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Fiche pédagogique
Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de
Pontarlier, présenté à la Chambre des députés en 1897
Résumé des objectifs
- Comprendre les rapports entre la France et ses colonies
- Comprendre des arguments visant à modifier profondément une
politique essentielle du pays (l’engagement de soldats coloniaux est un
tournant important dans la politique de Défense française de l’époque)
- Comprendre le rôle particulier des ressortissants coloniaux dans les
régions du Nord et de l’Est de la France entre 1870 et 1970
- Préciser le contenu de la citoyenneté (est-il suffisant de faire la guerre
pour un pays pour en devenir citoyen et obtenir tous les droits liés à cette
qualité ?)
Publics et disciplines
Collège (Éducation civique – thèmes de la nationalité, de la citoyenneté,
de la Défense…) ; 4e (Histoire – la France au XIXe siècle – et Géographie –
les échanges mondiaux) ; 3e (Français – l’argumentation) ; Lycée 1re GT
et Terminales (Français – l’argumentation – et Histoire)
Objectifs disciplinaires et éducatifs
En Français, développer la capacité à argumenter, décrypter les raisons de
l’utilisation de certains arguments qui peuvent a priori sembler peu
crédibles de nos jours.
En Histoire, découvrir une période de notre histoire mal connue par le
biais de l’histoire locale ; en comprendre les enjeux ; relier des
phénomènes exceptionnels comme les deux guerres mondiales à des
situations plus pacifiques et pourtant conflictuelles sur le plan de la
politique intérieure (les soldats coloniaux démobilisés qui deviennent des
travailleurs immigrés)
Sur le plan éducatif, développer la capacité de l’élève à comprendre les
individus ou les communautés qui ont vécu une histoire très différente de
la sienne, et avec lesquels il partage l’espace, le travail, les souffrances et
les joies.
Place dans la programmation
* Éducation civique, toutes les classes du collège
1
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
e
e
* Histoire 4 « Le XIX siècle »,
Thèmes « L’évolution politique de la France – 1815-1914 » et « Les
colonies »
* Géographie 4e « Des échanges à la dimension du monde »
Thème « Les mobilités humaines »
Dans ce cas, on étudiera les migrations concernant le Nord-Est dans le
long terme : 1870-1970 et jusqu’à nos jours
* Français 3e « Expression écrite »
* Éducation civique, juridique et sociale 2nde, avec les notions
d’intégration, de droits civils et politiques, sociaux et économiques
* Histoire 1re S, ES et L « L’âge industriel et sa civilisation au milieu du
e
XIX siècle »
* Éducation civique, juridique et sociale 1re S, ES et L, « Exercice de la
citoyenneté. République et particularisme »
* Éducation civique, juridique et sociale BEP et lycée professionnels
Fiche pédagogique
Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
1. Le texte
Durant les dernières années du XIXe siècle, Philippe Grenier, député du
Doubs (Pontarlier), propose de faire appel aux troupes coloniales pour
compenser l’isolement stratégique de la France face à l’Allemagne. Le 6
mars 1897, il dépose devant la Chambre des députés une proposition de
loi (n° 2324) concernant la Défense nationale. Ph. Grenier remarque que
la position stratégique de la France est, à l’époque, compromise. Elle doit
faire face, seule à l’Ouest, à la Triple-Alliance qui réunit l’Allemagne,
l’Autriche-Hongrie et l’Italie. La France n’est en effet l’alliée que de la
Russie tsariste. À l’époque, les relations avec la Grande-Bretagne sont
extrêmement tendues, à cause de la concurrence des deux empires
coloniaux en Afrique notamment, comme le montrera, en 1898, l’incident
de Fachoda. Dans cette ville du Soudan actuel, située près du Nil, le
capitaine Marchand plante le drapeau français alors que, sous les ordres
de Kitchener, des troupes britanniques, bien plus nombreuses que les
militaires français, remontent le Nil ; les Français, sur les ordres du
ministre Delcassé, se retireront, préparant ainsi l’apaisement ultérieur des
relations franco-britanniques. D’autre part, la démographie française est
alors en crise, et la France est bien moins peuplée que l’Allemagne, à la
guerre contre laquelle tout le pays se prépare pourtant.
L’idée du docteur Grenier est de compenser ces faiblesses stratégique et
démographique par un appel aux troupes coloniales. C’est ce qu’il
développe dans son « exposé des motifs » à sa proposition de loi, dont
voici un extrait.
« Messieurs, la situation actuelle de la France me paraît être d’une gravité
exceptionnelle ; jamais peut-être à aucune période de notre histoire, nous
ne nous sommes trouvés dans un état d’infériorité aussi manifeste vis-àvis d’une coalition probable des puissances de l’Europe.
Cette coalition, qui peut la nier ? Elle existe, elle est consacrée par des
traités, elle tient à des convenances personnelles entre souverains, à des
inimitiés avouées de peuples entiers en face de la France. Cette coalition,
organisée dès le temps de paix, deviendra donc une réalité en cas de
guerre ; nous devons dès lors la considérer non pas comme probable ou
possible, mais comme un fait accompli, et raisonner, nous guider et
prendre nos précautions en vue de cette hypothèse.
Une des causes les plus importantes de la situation inférieure de la France
résulte de l’infériorité de sa population et de la faiblesse du coefficient
numérique de sa natalité. […]
L’Allemagne occupe, au centre de l’Europe, une position formidable ;
l’Allemagne s’appuie sur près de 55 millions d’habitants ; la France
compte à peine 39 millions d’habitants ; d’ici peu, la population de
l’Allemagne aura doublé. De plus, l’Allemagne imprègne de sa civilisation,
de ses idées antifrançaises une bonne partie de la Suisse, de l’Autriche et
des Pays-Bas. Il existe, en somme, en Europe, contre le développement
de notre race et de notre influence, une coalition comprenant 80 millions
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
d’Allemands unis par des liens fraternels, parlant la même langue, ayant
les mêmes antipathies, réunis par les mêmes liens d’éducation
intellectuelle et d’aspirations morales.
En cas de guerre européenne, cette coalition du peuple germanique
s’appuiera sûrement sur l’amitié italienne et probablement aussi sur les
forces maritimes colossales de l’Angleterre.
Permettez-moi, messieurs, d’insister sur la valeur numérique, sur les
qualités offensives d’une telle masse de soldats et de marins, fort bien
commandés et admirablement bien armés et outillés.
Grâce à Dieu, la France possède encore des amis dans le monde. […]
Si nous sommes alliés au peuple russe en cas de guerre avec la TripleAlliance, nous devons prêter attention à un fait des plus importants ; je
veux parler de l’éloignement de la Russie. Nos généraux vous diront aussi
que la mobilisation des forces russes pourrait être assez lente ; mais le
fait capital est la séparation de la France et de l’empire moscovite, tandis
que les peuples attirés dans l’alliance germanique sont au contraire
réunis, concentrés au milieu même de l’Europe ; leurs territoires se
touchent ; leurs armées mobilisées se rejoindront avec la plus grande
facilité pour combattre la France et la Russie isolées et les écraser en
faisant agir leurs forces concentriquement sur l’une ou l’autre de ces deux
puissances. […]
La vérité est cruelle à dire ; elle est fondée non pas sur des suppositions
ou sur des hypothèses, mais sur des faits, et les faits parlent d’euxmêmes.
Il manque toutes les années 120 000 conscrits à la France ; en calculant
le nombre de conscrits fournis par le contingent allemand, on voit que […]
vis-à-vis de l’Allemagne seule, notre infériorité numérique sera donc, si
l’on additionne seulement les huit ou dix dernières classes de soldats
instruits, de 1 200 000 hommes ; vis-à-vis de la Triple-Alliance, cette
infériorité sera de plus de 5 millions d’hommes. […]
Nous avons dépensé depuis beaucoup d’années des sommes considérables
dans nos colonies ; nous y avons versé sans compter notre argent, nos
forces, le sang de nos soldats ; l’heure est venue où la France doit savoir
tirer parti des colonies qui sont le prolongement au-delà des mers du
territoire, de l’influence et de la force vitale de la patrie. Il est difficile de
demander beaucoup d’argent à nos colonies, mais nous pouvons leur
demander des soldats aguerris, intrépides et d’excellents cavaliers.
Messieurs, en appliquant à nos colonies d’outre-mer les lois relatives au
recrutement en usage en France, non seulement vous augmenterez d’un
tiers les forces vives de la France, mais vous travaillerez à étendre
l’influence de la civilisation chez des peuples aujourd’hui stationnaires au
point de vue du progrès. […]
Puisse l’influence de la patrie française, fortifiée par l’adoption des
mesures que je vous propose, appuyée sur des peuples jeunes, de
tempérament guerrier, aptes à recevoir notre science et nos idées de
progrès, puisse cette influence continuer sur la terre la lutte entreprise en
vue de la Fraternité, de la Liberté et de la Justice ! »
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
2. Le contexte
A/ Le député Philippe Grenier
Philippe Grenier est un personnage hors du commun dans la vie franccomtoise. Il s’était converti à l’islam quelques années avant d’être élu
député de Pontarlier. Il s’opposait à la consommation d’alcool pour des
raisons médicales… dans une ville renommée pour ses distilleries ! Malgré
ces caractéristiques surprenantes dans la France de l’époque, il fut élu
député en 1896.
Le député
En tant qu’élu du peuple, le docteur Grenier prend la parole à plusieurs
reprises à l’Assemblée nationale, en particulier pour proposer de créer une
armée coloniale grâce aux populations d’Algérie, de Tunisie, du Sénégal,
de ce que l’on appelait alors le Soudan français (qui correspond à peu près
à l’actuel Mali), et d’Indochine. De même, il intervient pour défendre les
musulmans des possessions coloniales françaises – il est le seul député
musulman de la Chambre. Il demande pour eux des secours, des écoles,
des fournitures de graines pour les semailles… Il s’occupe aussi d’hygiène,
de transports, de soulager la pauvreté de certains des concitoyens de
l’arrondissement de Pontarlier. La plupart de ses propositions ne
rencontrent pas l’appui de la majorité des députés. Mais sa principale
intervention concerne « l’armée coloniale », comme l’illustre sa
proposition de loi concernant la Défense nationale (voir l’extrait de texte
cité dans cette fiche).
En 1898, lors des élections législatives générales, Ph. Grenier tire le bilan
de ses interventions à la Chambre durant son mandat de député :
« Aussitôt après mon arrivée au Parlement, préoccupé de l’augmentation
considérable de la population allemande et de la faiblesse croissante de
nos contingents, qui sont toutes les années inférieurs de 150 000 hommes
aux contingents allemands, j’ai déposé un important projet de loi, ayant
pour but l’utilisation dans une large mesure des contingents indigènes de
nos colonies, la création de quatre nouveaux Corps d’Armée en Algérie,
Tunisie, au Soudan et au Tonkin, et l’application des lois de recrutement à
tous nos indigènes. » Lors de ces élections, Ph. Grenier n’arrive que
troisième, et Maurice Ordinaire l’emporte. En 1902, Ph. Grenier est à
nouveau battu. Sa carrière politique s’arrête là, et il se consacre avec un
dévouement certain à sa tâche de médecin, soignant notamment les gens
pauvres gratuitement, et allant même jusqu’à leur acheter lui-même les
médicaments qu’il leur ordonnait. Il meurt le 25 mars 1944.
Philippe Godard
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
B/ La place des « coloniaux » dans l’histoire militaire du nord-est
de la France
Entre 1870 et 1940, la Franche-Comté, comme les autres régions
frontalières du nord et de l’est de la France situées au contact direct des
ennemis du moment, se sentait très vulnérable. Si la proposition de loi de
Ph. Grenier ne fut pas reprise tout de suite, l’idée fit son chemin, et les
troupes coloniales furent engagées dans les combats de la Grande Guerre.
L’ouvrage Frontière d’empire du Nord à l’Est. Soldats coloniaux et
immigrations des Suds (La Découverte, 2008) trace une histoire des
régions frontalières, de 1870 à nos jours. L’article qui suit est très
redevable à cet ouvrage, réalisé notamment avec le concours de l’Acsé
Franche-Comté.
Toute la région du grand nord-est de la France, de Dunkerque à
Besançon, partage deux particularités pour la période 1870-1970 : tout
d’abord la présence importante de soldats coloniaux dans toute la région,
à partir de la guerre de 1870 et plus encore dans la première moitié du
e
XX siècle ; ensuite, des activités minières et industrielles qui en font une
zone de forte attraction pour les travailleurs migrants, jusqu’aux années
1970. Plus d’un million d’hommes de tous les Suds viennent ainsi
participer aux guerres de 1870, 1914-1918 et 1939-1945, ce qui aboutit à
tisser des liens particuliers entre ces régions du Nord-Est et les colonies.
La préparation de la « revanche »
L’idée de s’appuyer sur les troupes coloniales pour renforcer les effectifs
de l’armée française se développe dans un contexte précis. D’une part, la
défaite de 1870 provoque un profond traumatisme en France. Dès lors, la
plupart des partis politiques appellent à prendre la revanche sur
l’Allemagne – à part, notamment, les partis socialistes membres de la IIe
Internationale, qui prônent le pacifisme et la révolution prolétarienne afin
de contrer la montée du bellicisme. D’autre part, durant les années 18701910, diverses initiatives visent à faire connaître l’empire colonial français
et ses habitants, et à en donner une image positive, en tout cas à en
montrer l’importance en termes démographiques.
Cette popularisation passe notamment par les expositions coloniales, qui
se multiplient à Paris (1878, 1889, 1900) et dans les villes du Nord et de
l’Est : Reims (1903), Lons-le-Saunier (1905), Arras, Lille et Amiens
(1906), Roubaix (1911)… Ces expositions présentent souvent un « village
africain », peuplé d’Africains engagés pour la circonstance ; il s’agit bien
davantage d’« un exotisme de pacotille » (Frontière d’empire) que d’une
découverte authentique, à caractère ethnographique et culturel. L’idée qui
domine toujours très largement est que la France apporte à ces peuples la
civilisation et sa culture, mais les civilisations et cultures étrangères sont
le plus souvent ignorées dans ces expositions qui mettent davantage en
valeur les côtés prétendument pittoresques des populations colonisées.
Ces manifestations attirent des millions de visiteurs. Peu à peu, elles
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
préparent les esprits à l’appel des soldats coloniaux qui seront engagés
pour combattre dans la guerre qui s’annonce contre l’Allemagne, car c’est
sur la richesse en hommes qu’elles mettent l’accent, et non la richesse
économique – la France y est montrée comme « apportant » le progrès de
façon assez désintéressée, l’argument économique n’est donc pas le plus
important. Ainsi, le discours dominant affirme que la France apporte sa
lumière et le progrès (technique, scientifique, sanitaire, etc.) à des
populations vivant encore dans l’obscurité ; celles-ci lui sont redevables
d’un effort qui va se concrétiser très vite dans l’enrôlement de soldats des
colonies – puisque tous les pays se préparent à un conflit européen dès
les années 1890.
L’expansion coloniale française reprend avec vigueur à partir de 1881 sous
l’impulsion de Léon Gambetta et de Jules Ferry ; elle aboutit, sur le plan
de l’organisation de l’armée française, au recrutement de soldats
coloniaux sur une grande échelle. Les engagements sont volontaires ou
forcés, et permettent aux armées françaises de parachever la conquête et
la pacification de territoires immenses, en Afrique et en Indochine, sans
lourdes pertes en soldats métropolitains. En 1897, l’idée du docteur
Grenier de recourir aux soldats coloniaux pour briser l’isolement
stratégique de la France et pour combattre sur le sol métropolitain, s’attire
des réponses polies, mais reste sans suite : en 1900, la France comptait
six régiments de tirailleurs (trois sénégalais, deux malgaches et un
tonkinois). En 1910, le général Mangin propose de recourir à la « force
noire » ; son idée est cette fois aussitôt mise en œuvre, devant la montée
des périls, et le général Mangin passe à la postérité en tant qu’initiateur et
organisateur des troupes coloniales.
En 1914, au moment du déclenchement de la Grande Guerre, la France
aligne neuf régiments de tirailleurs, et un 2e régiment de Légion
étrangère ; l’effectif global des soldats coloniaux a été doublé par rapport
à 1910, et atteint plus de 35 000 hommes.
La Grande Guerre
Dès les premiers engagements de la Grande Guerre, Français et
Britanniques mettent à contribution leurs soldats coloniaux. Les
Britanniques ont largement recruté en Inde. Du côté français, les
tirailleurs sont marocains, algériens, tunisiens, sénégalais, malgaches et
indonésiens ; les spahis (cavaliers) viennent d’Afrique du Nord. Beaucoup
d’entre eux trouvent la mort au cours de ce conflit : près de 20 000
soldats « noirs », 25 000 Algériens et plus de 2000 Malgaches.
Une fois la guerre finie, la France occupe une partie de la Rhénanie, au
titre des dommages de guerre dus par l’Allemagne. Une intense polémique
naît alors car des troupes coloniales françaises sont envoyées en
Allemagne comme contingent d’occupation. Or, dans toute l’Europe, les
idées racistes se propagent durant les années 1920-1930. Des campagnes
calomnieuses et racistes se développent, en Allemagne surtout ; Hitler,
dans Mein Kampf (1924), accuse les Français d’introduire ceux qu’il
appelle les « Cafres » en Europe. Les troupes coloniales françaises sont
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des députés en 1897
accusées de toutes sortes d’atrocités, et notamment de pervertir le
« sang » allemand. La pression internationale est telle que, lorsque la
France commence à se retirer de Rhénanie dans les années 1920, les
premiers soldats rapatriés sont les Sénégalais et les Malgaches
(l’évacuation de la Rhénanie s’achève en 1930).
L’entre-deux-guerres
Dans l’entre-deux-guerres, nombre de coloniaux restent en métropole. Il
faut en effet combler le manque de main-d’œuvre dû au grand nombre de
morts durant la guerre (environ 1,3 million). La cohabitation entre
métropolitains et étrangers n’est pas facile. Des enquêtes comme celle,
réalisée en 1932 sous la direction de Georges Mauco, décernent des notes
aux différentes communautés étrangères en fonction de leur capacité à
s’intégrer. Les Belges arrivent en tête, avec 9/10, devant les Polonais
(6,4), les Chinois (6,1) et les Grecs (5,2), les Maghrébins étant derniers
avec 2,9. Or, G. Mauco influencera la politique française en matière
d’immigration durant encore deux décennies.
À partir de 1924, des mesures de restriction à l’immigration des coloniaux
sont prises, imposant notamment au candidat à l’immigration un contrat
de travail, un certificat de santé et une carte d’identité avec photographie.
Puis des quotas sont imposés à partir de 1932, alors que la France est
touchée par la crise née en 1929 aux États-Unis. L’arrivée du Front
populaire au pouvoir (1936) entraîne l’abrogation des mesures restrictives
à l’entrée des Algériens en France, mais de nouvelles mesures restrictives
sont presque aussitôt adoptées, ce dès la fin de 1936.
La Seconde Guerre mondiale
Les Français semblent oublier rapidement la contribution des coloniaux à
la Grande Guerre puis à la remise en état des mines et des industries du
Nord-Est, et le pays connaît une grave poussée xénophobe. Mais dès la
reprise des hostilités, en 1939, les coloniaux sont de nouveau sollicités et
participent aux combats de 1939-1940. La défaite du printemps 1940 a
pour eux des conséquences dramatiques. Les Allemands, mettant en
application les théories racistes propagées par le parti nazi et Mein Kampf,
massacrent délibérément les tirailleurs sénégalais prisonniers ; entre
Abbeville et Amiens, les troupes de la 7e division d’infanterie coloniale sont
séparées des autres prisonniers et fusillées. La contribution des coloniaux
à la libération de la France, en 1944-1945, est de nouveau importante.
Dans Frontière d’empire, les auteurs concluent ces épisodes douloureux et
honteux par ces mots : « Les troupes coloniales, avant d’être rapatriées
dans l’empire, sont ponctuellement associées aux cérémonies de la
victoire, sans pour autant que l’hommage qui leur est alors rendu soit à
l’aune du sacrifice consenti. »
Philippe Godard, à partir de Frontière d’empire du Nord à l’Est. Soldats
coloniaux et immigrations des Suds (sous la direction de Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel, Ahmed Boubeker et Éric Deroo, La Découverte, 2008)
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
C/ « Sénégalais », Maghrébins et pieds-noirs dans l’armée
française (1914-1945)
1) Les « troupes coloniales »
L’expression est ambiguë. Elle a d’abord désigné, vers 1830-1900 , les
troupes françaises menant la conquête des colonies (zouaves, troupes de
marines, comme par exemple l’infanterie de marine – les « marsouins »- ,
légion étrangère).
Puis, une fois cette conquête bien entamée, et plus encore après son
achèvement, ont été créées des unités partiellement ou totalement
constituées d’habitants des pays conquis : ainsi les spahis, corps de
cavaliers constitué de Français et de Maghrébins ; ainsi les tirailleurs,
algériens, apparus en 1856 avec la naissance du 1er régiment de
tirailleurs algériens ; vinrent ensuite les tirailleurs tunisiens, puis
marocains ; ainsi les tirailleurs sénégalais (venus des actuels Sénégal
et Mali, mais aussi de toute l’Afrique noire française), apparus en 1857 ;
ainsi enfin les goumiers marocains (un tabor, qui était à peu près
l’équivalent d’un régiment, regroupait 3 ou 4 « goums » de 200 à 300
hommes chacun ; d’où le terme de goumiers pour désigner ces soldats).
2) En 1914-18.
Sur 7,9 millions de mobilisés dans l’armée française, on a compté 115 000
pieds-noirs et 535 000 à 607 000 indigènes d’Afrique et d’Indochine. Pour
les seuls tirailleurs sénégalais (ceux qu’on appelait alors la « force
noire »), 130 000 à 160 000 se sont battus en métropole. Trente mille
d’entre eux y sont morts.
Les quelque 200 000 Maghrébins combattant en France ont eu 35 000
tués, et les 115 000 pieds-noirs, 22 100 tués.
3) Les combats de mai-juin 1940
En mars 1940, selon le ministère de la Guerre, se trouvaient en France
68 500 soldats d’Afrique noire et 340 000 soldats venus d’Afrique du Nord
(maghrébins et pieds-noirs).
Lors de l’offensive allemande de mai, les tirailleurs marocains s’illustrèrent
à la bataille de Gembloux en Belgique, et les spahis d’Algérie et du Maroc
à la bataille de La Horgne, près de Sedan. Au total tombèrent alors 5 400
Maghrébins et 2 700 pieds-noirs.
Près de 20 000 Sénégalais tombèrent en mai-juin, dont au moins un
millier massacrés en divers endroits par la Wehrmacht, « à froid », après
le combat, à cause de la couleur de leur peau.
4) 1942-1944 : Afrique du Nord et Italie
* En novembre 1942, à la suite du débarquement allié au Maroc et en
Algérie, l’armée française d’Afrique du Nord, jusqu’alors fidèle à Vichy,
bascule dans le camp allié. Les relations entre cette armée et les troupes
gaullistes de Leclerc qui arrivent de Libye et Tunisie (et comptent elles
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
aussi de nombreux indigènes) restent assez longtemps fraîches, malgré le
combat commun contre les Allemands, rejetés de Tunisie.
* 130 000 hommes de l’Armée d’Afrique, maghrébins, pieds-noirs,
métropolitains, constituèrent, sous le général Juin, le CEFI (corps
expéditionnaire français en Italie), qui se battit avec héroïsme, et de
lourdes pertes (6000 à 10 000 tués), au Monte Cassino et sur le
Garigliano notamment, fin 1943 - juin 1944, au côté des Américains, des
Anglais et des Polonais.
Le CEFI comprenait
- la 1re DMI (division de marche d’infanterie, ancienne 1ère Division
Française Libre) du général Brosset,
- la 2e DIM (division d’infanterie marocaine) du général Dody,
- la 3e DIA (division d’infanterie algérienne) du général de Montsabert,
- la 4e DMM (division marocaine de montagne) du général Sevez,
- le Groupement des Tabors Marocains du général Guillaume,
- la 9e DIC (division d’infanterie coloniale) du général Magnan,
et quelques autres unités plus petites.
5) 15 août 1944-début 1945 : de la Provence aux Vosges
* La plupart des unités engagées en Italie participèrent au débarquement
franco-américain du 15 août en Provence. De Lattre de Tassigny
commande ces troupes françaises, appelées « Armée B », puis, à partir de
septembre , 1re Armée française.
* Toulon et Marseille sont libérées par la 3e DIA de de Montsabert, qui
remonte ensuite les Alpes par la route Napoléon, puis le Jura le long de la
frontière suisse. C’est le 3e RTA (régiment de tirailleurs algériens),
élément de la 3e DIA, qui libère Pontarlier le 5 septembre, puis
Damprichard (où existe une « Place du 3e RTA »). Il ira jusqu’à Bussang
(où existe une « Rue du 3e RTA »). Pendant ce temps, plus à l’Ouest, les
Américains libéraient Lyon, Lons, Besançon, Vesoul.
* À la mi-septembre, les Allemands stabilisent le front au sud de
Montbéliard-Belfort.
De Lattre, installé à Besançon, réorganise son armée, lui donne le nom de
1re Armée française, remplace les Sénégalais par des FFI engagés (c’est le
« blanchiment »), mais maintient en ligne les troupes d’Afrique du Nord.
L’offensive reprend à la mi-novembre. Le Nord franc-comtois, puis les
Vosges, sont libérés, au prix de grandes souffrances (l’hiver est très froid)
et de lourdes pertes.
Dans la nécropole de Rougemont, dans le Doubs, sont inhumés 2 169
combattants français tombés dans la région. 1 251 sont musulmans,
presque tous du Maghreb.
La 1re Armée française participera ensuite à la libération de l’Alsace, sous
la neige, par un froid sibérien, face à une dure résistance allemande.
Début février, le Rhin est franchi. Le 6 mai, au moment où les Allemands
cessent le combat, la 2e DIM du général Dody est au col de l’Arlberg en
Autriche.
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Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
6 ) Quelques points en guise de conclusion
* NON, Sénégalais et Maghrébins n’ont pas été « envoyés au massacre »
plus que les métropolitains. Pas moins non plus. Ils subirent 15 % de
pertes environ en 1914-1918, comme les soldats nés en France. Autour
de 5 % en 1943-1945, comme les métropolitains.
* OUI, l’avancement des indigènes était plus lent que celui des
Européens, et un « plafond de verre » les empêchait pratiquement
d’accéder aux grades d’officier. Un Européen mettait deux ans en
moyenne pour passer du grade de sous-lieutenant à celui de lieutenant.
Un Maghrébin mettait six ans. Cette situation injuste blessait
profondément les combattants africains.
* MAIS ce fait n’excluait pas une vraie fraternité d’armes entre
métropolitains, pieds-noirs et musulmans au sein des troupes coloniales.
L’historien pied-noir Jean Pélégri a écrit : « Trois ans de gamelles, de
boue, de périls partagés, des compagnons morts ici ou là en Italie, sur les
côtes de Provence, en Franche-Comté, dans les plaines d’Alsace : la
fraternité des armes, au risque de faire sourire certains, n’est pas une
vaine expression quand la guerre paraît juste ». Beaucoup de gradés
européens étaient choqués par les inégalités dans les rythmes
d’avancement.
* OUI, on a énormément écrit, parlé, filmé, à propos du 6 juin 1944, et
trop peu à propos des combats d’Italie et du débarquement du 15 août.
Leclerc et Jean Moulin ont éclipsé Juin et de Lattre . L’épopée de la 2e DB
et celle de la Résistance intérieure ont éclipsé les durs combats menés par
l’armée d’Afrique.
* NON, on n’a pas « occulté » volontairement le souvenir de la
contribution des « indigènes » à la libération de la France. En 1945-1955,
les livres, recueils de photos, bandes dessinées (voir le remarquable La
Bête est morte, de Calvo) exaltaient même cette contribution. Il est vrai
qu’il y eut ensuite , dans les années 1960-1980, une phase de silence,
d’oubli, spontanée, sans doute liée aux guerres de décolonisation. Ni les
jeunes États, qui se séparaient de la France, ni les Français, blessés par
leurs défaites coloniales, n’étaient enclins à évoquer une époque de
fraternité devenue momentanément illisible. Mais ensuite, après 1990
environ, ce souvenir a ressurgi, porté par le travail des historiens, et
sollicité par la demande mémorielle des jeunes issus de l’immigration
(symbole : en 2006, le succès et le grand écho du film de Rachid
Boucharef, Indigènes).
* OUI, les anciens combattants rentrant dans leur pays en 1945 ont très
souvent été déçus. Écoutons encore Jean Pélégri : « Au retour, pour les
Algériens, après cette grande épopée, ce fut le retour à zéro, la noncitoyenneté, quand ce n’était pas, comme dans le Constantinois, les armes
retournées contre eux. Un sang versé pour rien, des morts inutiles et, à
tout jamais perdue, la dernière chance de vivre ensemble ». Même
déception pour les Sénégalais, démobilisés en hâte en octobre-novembre
1944, livrés à eux-mêmes, touchant des arriérés de soldes qu’ils
contestent. Un régiment est rapatrié de force au Sénégal, au camp de
Fiche pédagogique
Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
Thiaroye, où l’agitation continue. Le 1er décembre, les troupes de maintien
de l’ordre tirent. Il y a plusieurs dizaines de morts.
* OUI, le gel (la « cristallisation ) à leur niveau d’alors des pensions
versées aux anciens combattants et anciens militaires des pays accédant à
l’indépendance (loi française du 26 décembre 1959) a créé une situation
choquante d’inégalité entre Français et citoyens des anciennes colonies. À
la
suite
de
l’émotion
suscitée
par
le
film
Indigènes,
la
« décristallisation » entamée un peu avant 2006 a été accélérée. Fin
2006, la retraite du combattant était de 461 € par an pour un Français,
193 pour un Sénégalais, 106 pour un Tunisien, 101 pour un Algérien, 60
pour un Marocain, 38 pour un Vietnamien. Cette « retraite du
combattant » ne doit pas être confondue avec la pension militaire des
anciens militaires de carrière. Le problème concerne 80 000 anciens
combattants et anciens soldats de 23 ex-colonies françaises. Les
associations réclament que les pensions militaires soient décristallisées
comme l’ont été les retraites d’anciens combattants et les pensions
d’invalidité.
* Volontaires ? Enrôlés de force ?
D’après l’historien Grégoire
Georges-Picot, parmi les troupes coloniales qui libérèrent la Provence en
1944, la quasi-totalité des Marocains étaient volontaires, ainsi que les 2/3
des Algériens, mais seulement 1 /5 des tirailleurs sénégalais.
* Pertes totales des troupes coloniales en 1939-1945 (source : soussecrétariat d’Etat aux Anciens Combattants) : 16 000 Maghrébins et
21 500 Africains d’Afrique noire.
Pierre Kerleroux
Fiche pédagogique
Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
3. Objectifs et déroulement des séances
Quelle que soit la matière, le premier objectif est d’appréhender une
réalité sociopolitique différente de la France contemporaine, bien qu’elle
n’en soit pas si éloignée chronologiquement. Le second objectif est de
faire comprendre la situation dans laquelle sont placés les coloniaux – et
au-delà, les immigrés en général – par rapport à la société d’accueil.
La découverte du texte (premier temps) amène les élèves à se poser un
certain nombre de questions (deuxième temps) : le projet de loi a-t-il été
adopté ? pourquoi si tard ? les arguments n’étaient-ils pas valables ?
Il appartient au professeur, en apportant des éléments complémentaires
(voir texte sur la place des « coloniaux » dans l’histoire militaire de la
France), de pousser les réflexions plus avant (troisième temps).
On peut, dans un dernier temps, notamment en Éducation civique et en
Français, discuter sur le bien-fondé de l’appel à des soldats coloniaux, que
les deux guerres mondiales ne concernaient pas directement.
Fiche pédagogique
Texte d’un projet de loi du Dr Philippe Grenier, député de Pontarlier, présenté à la Chambre
des députés en 1897
4. Bibliographie
Jean-Paul Bertaud, William Serman, Nouvelle histoire militaire de la
France. 1789-1919, Fayard, 1998.
Robert Bichet, Un Comtois musulman, le docteur Philippe Grenier,
prophète de Dieu, député de Pontarlier, Jacques et Demontrond,
Besançon, 1976.
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Ahmed Boubeker et Éric Deroo,
Frontière d’empire du Nord à l’Est. Soldats coloniaux et immigrations des
Suds, La Découverte, 2008.
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Gallimard, 1990.
Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe –
e
XX siècle. Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007.
Léon Poliakov, Le mythe aryen, Calmann-Lévy, 1971.
Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Le
Seuil, 1983.
Et, pour réfléchir à l’hypothèse d’une abolition des frontières :
Migrations sans frontières. Essais sur la libre circulation des personnes,
textes publiés sous la direction d’Antoine Pécoud et de Paul de
Guchteneire, Unesco, coll. « Études en sciences sociales », 2009.
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