Caroline Dufy, Le troc dans le marché. Pour une sociologie des

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Caroline Dufy, Le troc dans le marché. Pour une sociologie
des échanges dans la Russie post-soviétique, Préface de
Florence Weber, L’Harmattan, Paris, 2008, 249 p.
Julien Vercueil
Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 39 / Issue 03 / September 2008, pp 210 - 212
DOI: 10.4074/S033805990803310X, Published online: 26 February 2009
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Julien Vercueil (2008). Revue d’études comparatives Est-Ouest, 39, pp 210-212 doi:10.4074/
S033805990803310X
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Revue des livres
Caroline Dufy, Le troc dans le marché. Pour une sociologie des échanges
dans la Russie post-soviétique, Préface de Florence Weber, L’Harmattan,
Paris, 2008, 249 p.
Le phénomène du troc dans la Russie d’après 1992 est d’un intérêt incontestable pour l’économiste comme pour le sociologue. Traditionnellement
présenté comme antinomique avec le marché, le troc a proliféré en Russie
alors même que les autorités décidaient de plonger l’économie dans le marché ; il y a développé une dynamique propre, indifférente aux réglementations visant à l’éradiquer qui, pourtant, se multipliaient dans la deuxième
moitié des années 1990. Après 1998, son rapide reflux pose lui aussi quelques questions : il est intervenu alors même qu’était partiellement abandonnée l’orientation libérale de la politique économique au profit d’un
retour de l’État dans la sphère économique. De nos jours, il n’apparaît plus
dans les enquêtes et les statistiques que comme une réalité marginale. Le
troc aurait-il disparu en Russie comme il y était venu, sans explication ?
Le livre de Caroline Dufy confirme la réponse négative que tout un
chacun attend à juste titre. À cette fin, il mobilise une approche qualifiée
d’anthropologie économique, mêlant entretiens, lecture de textes juridiques et observations de terrain, qui permet d’aborder la transition à partir
des acteurs eux-mêmes, accordant ainsi une place centrale à la subjectivité des analyses.
Une approche économique du troc en Russie aurait soulevé les questions
suivantes : faut-il voir dans le troc un dispositif parasite diminuant l’efficacité des échanges ? Est-il mû par la volonté d’échapper au fisc ou par celle
de maintenir un avantage acquis dans une relation d’échange avec un tiers ?
Était-il le seul dispositif de survie économique disponible pour les acteurs
dans les conditions institutionnelles et économiques de la Russie des années
1990 ? Son efficacité économique relative s’est-elle révélée supérieure à celle
du recours à une monnaie – le rouble – alors singulièrement discréditée ?
Traduit-il une forme d’hystérésis des modes d’échange soviétiques autorisant certains acteurs à limiter les chocs de la transition ou, au contraire, est-il
une forme nouvelle d’échanges liée à l’émergence de nouveaux acteurs et de
nouveaux comportements à la faveur des transformations ?
Le choix de Caroline Dufy est de ne pas répondre directement à ces
questions mais d’étudier le troc au prisme de la sociologie. Elle mentionne
ces problèmes et les réponses qui y sont apportées par les économistes
mais laisse le soin au lecteur de faire le tri entre les schémas théoriques qui
sous-tendent ces positions (pp. 39-47). Elle donne à voir l’écart entre différentes lectures du troc suivant qu’elles émanent des analystes (économistes, statisticiens, hommes politiques) ou des acteurs (cadres d’administrations régionales, employés et directeurs d’entreprise) de l’échange, certains
pouvant occuper les deux positions simultanément (juristes conseils).
Volume 39, Septembre 2008
Revue des livres
Le phénomène est d’abord envisagé sous l’angle de l’analyse statistique
et économique. L’histoire de la captation statistique du troc est racontée de
manière vivante par les scientifiques eux-mêmes (S. Aukustionek,A. Yakovlev
indirectement, S. Tsukhlo, un statisticien du Goskomstat) qui, tout autant que
les fondements de leur définition du troc, révèlent les positionnements stratégiques adoptés par leurs instituts dans un contexte de concurrence sur le marché naissant de l’information économique dont les clients sont les banques,
les industriels ou les autorités locales et fédérales. Ainsi le néologisme barter
est-il introduit dans le langage économique russe pour qualifier une variété
assez grande de modalités d’échange. Or, si l’effet systémique de la montée
du troc dans les échanges est unanimement décrié pour ses conséquences
négatives sur la dynamique économique, le niveau microéconomique doit
être exploré pour comprendre à quelles formes de rationalité, nécessairement situées, renvoie le recours privilégié à ce mode de règlement.
La deuxième partie aborde le phénomène sous l’angle des pratiques
administratives élaborées sur le terrain, aux marges du cadre juridique
fédéral. L’un de ses aspects les plus intéressants est la reproduction du
point de vue d’autorités locales qui ont parfois contribué à la généralisation du troc en acceptant les règlements fiscaux en nature ou en recourant
au troc pour régler leurs propres dettes. Le Code civil de la Fédération
de Russie (qui n’est adopté qu’en 1995) distingue plusieurs modalités
d’échanges non monétaires et propose une liste indicative de formes de
paiement, sans concourir pour autant à clarifier le cadre juridique des
échanges. Ainsi le veksel, reconnaissance de dette privée émise par des
entreprises et organismes publics, circule-t-il parfois en lieu et place de la
monnaie nationale. Très vite, il se trouve pris dans un entrelacs de textes
réglementaires (décret, loi, code) qui ne correspondent qu’imparfaitement
les uns aux autres.
Compte tenu de l’incertitude émanant du cadre institutionnel formel,
les acteurs tentent de trouver des solutions aux problèmes de règlement
qui se posent à eux quotidiennement. Les entretiens menés par l’auteur
au sein de l’administration de la région de Sverdlovsk montrent que les
schémas de « troc administratif » qui ont été élaborés localement ne peuvent être lus simplement comme des stratégies de captation de rente ou de
défi à l’autorité de l’État central ; ils répondent également à la nécessité de
satisfaire aux nouvelles obligations budgétaires liées à l’élargissement des
prérogatives régionales dans le domaine social, dans un contexte de hausse
des impayés de la part des contribuables.
La troisième partie nous fait pénétrer dans le monde du troc interentreprises. Il est activé comme un dispositif permettant de trouver des solutions
à un problème local fondamental, celui de l’illiquidité de certains actifs
possédés ou produits par l’entreprise. En se développant, le recours au troc
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fait naître des risques supplémentaires par rapport à l’échange monétaire – délai de règlement, incertitude sur la qualité des produits, possibilité
de défaut unilatéral durant la transaction – mais présente l’avantage décisif de dénouer des situations d’impayés parfois enchevêtrées et de faciliter
une activité économique de survie.
L’ambivalence du troc, entre choix et contrainte, nouveauté et rémanence,
obstacle et lubrifiant pour les échanges, est restituée dans les entretiens avec
des acteurs occupant des situations diverses dans les entreprises d’Ekaterinbourg. À partir de leur discours, l’auteur décompose le troc en sept modalités différentes qui obéissent chacune à des logiques spécifiques et ne font
pas l’objet de la même appréciation de leur part. L’ambivalence du troc est à
l’image de nombre de « surprises » de la transition à l’Est : tout comme la fraude, la corruption, le travail au noir et même la criminalité économique locale,
le troc participe à l’activité microéconomique ; en même temps, à l’instar de
ces manifestations extrêmes de l’économie capitaliste, il exerce à l’échelle
macroéconomique des effets nettement négatifs sur le potentiel économique
à moyen terme de l’économie nationale. L’incohérence micro-macro est donc
bien l’une des clés de lecture les plus fécondes pour comprendre les impasses
de certaines politiques de transition dans les économies de l’Est.
L’étymologie du terme barter, à laquelle Caroline Dufy consacre quelques paragraphes, restitue bien la part d’ombre de cette activité : dérivé de
l’italien barato, il signifie tromperie, duperie. Cependant, l’origine du mot
français troc, que l’auteur n’évoque pas, mérite elle aussi un détour : dérivé
du radical expressif « trok », signifiant frapper des mains, le terme décrit
la manière de conclure un échange en tapant directement dans la main de
son partenaire. Car le troc est aussi cela : un échange sans parole, privé de
la langue commune qu’est la monnaie, un échange direct, muet, aux multiples sous-entendus. Ainsi que le traduit clairement une remarque d’une
participante aux opérations de troc, il oblige les partenaires à « trouver une
langue commune » pour échanger (p. 156). Pour le scientifique, il vaut tout
autant par ce qu’il montre – la brutalité des échanges non médiatisés – que
par ce qu’il révèle en creux – la faillite de la monnaie, institution-clef des
sociétés contemporaines.
Du point de vue empirique, l’apport de ce livre est indéniable : il donne la
parole aux acteurs du troc et restitue la richesse des modalités de cette forme
atypique d’échange. Du point de vue théorique, il propose, et c’est là sa force,
de restaurer dans une approche pluridisciplinaire « la possibilité et la compréhension de la forme troc dans l’ordre marchand, tout en rendant compte
des écarts avec les standards que sont le marché et la monnaie » (p. 205).
Julien Vercueil
Université de Lyon, CEMI-EHESS
Volume 39, Septembre 2008
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