volume 39, septemBRe 2008
Revue des livRes
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fait naître des risques supplémentaires par rapport à l’échange monétai-
re – délai de règlement, incertitude sur la qualité des produits, possibilité
de défaut unilatéral durant la transaction – mais présente l’avantage déci-
sif de dénouer des situations d’impayés parfois enchevêtrées et de faciliter
une activité économique de survie.
L’ambivalence du troc, entre choix et contrainte, nouveauté et rémanence,
obstacle et lubrifiant pour les échanges, est restituée dans les entretiens avec
des acteurs occupant des situations diverses dans les entreprises d’Ekaterin-
bourg. À partir de leur discours, l’auteur décompose le troc en sept moda-
lités différentes qui obéissent chacune à des logiques spécifiques et ne font
pas l’objet de la même appréciation de leur part. L’ambivalence du troc est à
l’image de nombre de « surprises » de la transition à l’Est : tout comme la frau-
de, la corruption, le travail au noir et même la criminalité économique locale,
le troc participe à l’activité microéconomique ; en même temps, à l’instar de
ces manifestations extrêmes de l’économie capitaliste, il exerce à l’échelle
macroéconomique des effets nettement négatifs sur le potentiel économique
à moyen terme de l’économie nationale. L’incohérence micro-macro est donc
bien l’une des clés de lecture les plus fécondes pour comprendre les impasses
de certaines politiques de transition dans les économies de l’Est.
L’étymologie du terme barter, à laquelle Caroline Dufy consacre quel-
ques paragraphes, restitue bien la part d’ombre de cette activité : dérivé de
l’italien barato, il signifie tromperie, duperie. Cependant, l’origine du mot
français troc, que l’auteur n’évoque pas, mérite elle aussi un détour : dérivé
du radical expressif « trok », signifiant frapper des mains, le terme décrit
la manière de conclure un échange en tapant directement dans la main de
son partenaire. Car le troc est aussi cela : un échange sans parole, privé de
la langue commune qu’est la monnaie, un échange direct, muet, aux mul-
tiples sous-entendus. Ainsi que le traduit clairement une remarque d’une
participante aux opérations de troc, il oblige les partenaires à « trouver une
langue commune » pour échanger (p. 156). Pour le scientifique, il vaut tout
autant par ce qu’il montre – la brutalité des échanges non médiatisés – que
par ce qu’il révèle en creux – la faillite de la monnaie, institution-clef des
sociétés contemporaines.
Du point de vue empirique, l’apport de ce livre est indéniable : il donne la
parole aux acteurs du troc et restitue la richesse des modalités de cette forme
atypique d’échange. Du point de vue théorique, il propose, et c’est là sa force,
de restaurer dans une approche pluridisciplinaire « la possibilité et la com-
préhension de la forme troc dans l’ordre marchand, tout en rendant compte
des écarts avec les standards que sont le marché et la monnaie » (p. 205).
Julien verCueil
Université de Lyon, CEMI-EHESS