L’objet de cette étude ouvre de larges perspectives alors que la laïcité est en crise en France et en
Turquie depuis déjà quelques années. Peu de pays dans le monde ont choisi cette façon de vivre
ensemble. La France et la Turquie sont sûrement les deux Etats qui sont le plus avancés dans
cette voie. Pour cette raison, on les compare souvent, mais toujours trop légèrement.
Les motivations de ces comparaisons rapides sont généralement à recadrer dans le débat général
qui secoue aujourd’hui les milieux intellectuels occidentaux et européens à propos de la
compatibilité de l’islam et de la démocratie. Une question qui se pose dans le contexte de
l’adhésion turque mais aussi des problèmes de la France à adapter son modèle laïque à l’islam.
Les controverses sont vives autours de thèses comme « le choc des civilisations » d’Huntington
ou de la manière d’aménager la laïcité dans des sociétés multiculturelles, et quantités
d’arguments sont avancés par les uns ou les autres, arguant que la « culture turque » n’est pas
européenne par exemple. Il apparaît donc qu’une tentative de comparaison sur le long terme peut
apporter des éléments de réponses à ces débats en montrant que la laïcité n’est pas une fin en soi
mais bien un chemin de vie commune. Par ailleurs, il semble erroné de comparer une laïcité à
l’aune de l’autre (et chacun se doute du sens que prendrait cette comparaison1) mais bien de les
replacer dans une pensée sur l’édification d’un espace public libre et démocratique.
Pour essayer de replacer ces phénomènes en perspective, nous avons choisi d’envisager les
évolutions des modèles français et turc depuis la Révolution française. Celle-ci marque une
rupture, bien sûr pour la France, mais aussi pour l’Empire ottoman, puisque l’amitié et les liens
anciens des deux pays ont créé un important mouvement des idées. Pour recadrer cette étude
dans l’espace, il apparaît qu’il convient de se limiter aux mouvements d’idées dans la partie
turque de l’Empire ottoman, puis, dans la République de Turquie, en laissant les synergies et
mouvements d’idées dans sa partie arabe (et qui conduisent à la Nahda) et dans sa partie
européenne (qui conduisent en partie aux indépendances).
Le mot laïcité lui-même vient du grec « laos » : le peuple comme un tout indivisible. Le terme fut
utilisé au Moyen Age comme une opposition à clerc, celui qui tient une position dans l’Eglise.
C’est alors une notion interne à l’Eglise dans un monde qui vit la fiction d’une chrétienté
universelle. Mais dans une philosophie qui place l’individu au cœur du projet sociétal, l’adjectif
« laïc » n’appartient plus à aucune église mais définit bien tout ce qui n’en fait pas partie.
Il est très intéressant de noter que les premières tentatives de définition de cette notion moderne
1 GÖLE, N., Turquie /France, regards croisés sur le républicanisme et sa rencontre avec l’Islam, working paper
number 3, La République des Idées. http://www.repid.com/IMG/pdf/doc-50.pdf