MERCREDI 17 AOÛT 2016
72EANNÉE– NO 22267
2,40 – FRANCE MÉTROPOLITAINE
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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 , Andorre 2,60 , Autriche 3,00 , Belgique 2,40 , Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 , Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 , Finlande 4,00 , Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 , Guadeloupe-Martinique 2,60 , Guyane 3,00 ,
Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 , Italie 2,70 , Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 , Malte 2,70 , Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 , Portugal cont. 2,70 , La Réunion 2,60 , Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 , Saint-Martin 3,00 , Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
POURQUOI
IL FAUT ENTENDRE
LES ÉLITES
MUSULMANES
DE FRANCE
decins, avocats,
chercheurs, patrons...
Après les attentats,
ces Français musul-
mans veulent désor-
mais peser dans
les bats publics
« Le Monde » publie
une sélection de leurs
tribunes
« Rendons visible
un islam de connais-
sance », écrit l’astro-
physicien Abd-al-Haqq
Guiderdoni
P. 6-7 ET DÉBATS P. 14-15
LE REGARD DE PLANTU
Politique La rentrée de la gauche en ordre dispersé
Dans les familles en conflit,
les enterrements sont
souvent la seule occasion
de réunir les membres fâchés,
autour du cercueil du défunt. Il en
va de même pour le Parti socia-
liste : la dernière fois que tous ses
dirigeants, ou presque, se sont re-
trouvés côte à côte, c’était aux ob-
sèques de Michel Rocard, début
juillet », écrit notre journaliste
Bastien Bonnefous.
Un scénario hautement impro-
bable pour la rentrée : le PS, plus
divisé que jamais, ne cherche
même plus à afficher une unité
de façade. Le premier à ouvrir le
bal est Arnaud Montebourg, le
21 août, à la fête de Frangy, en
Saône-et-Loire.
PAGE 8
Rio 2016
Renaud Lavillenie
tombe du ciel
olympique
PAGES 11-12
lévision
« The Get Down »,
série à 120 millions
de dollars
PAGE 19
International
Reportage dans les
enclaves salafistes
de Bosnie
PAGE 2
Espagne
Guerre
du minerai chez
Don Quichotte
PAGE 5
Répéter aux jeunes qu’ils vivent dans une
époque affreuse n’est que le reflet de l’obses-
sion du déclin chez les adultes. Il faut appren-
dre à nos enfants à être libres, et à penser que
« la vie vaut la peine d’être vécue ».
PAGE 24
Jusqu’
manipuler
le vivant ?
PAGE 22
Des trous
noirs
artificiels
PAGE 23
D’Ormesson
au « Figaro »
comme
chez lui
PAGES 20-21
Les marchés avaient chuté
au lendemain du Brexit.
Ils ont, depuis, absorbé
le choc. Sous l’effet des
politiques menées par les
banques centrales, les
indices Euro Stoxx 50 et
Stoxx Europe 600, réfé-
rences des actions euro-
péennes, ont retrouvé
leur niveau du 23 juin.
PAGE 9
Economie
Les Bourses ont
effa les pertes
dues au Brexit
« Toni Erdmann », comédie de l’été
La farce situationniste de Maren Ade avait fait sensation à Cannes
La comédie de Maren Ade
avait fait sensation au Fes-
tival de Cannes, en mai,
mais la réalisatrice allemande,
quasiment inconnue en France,
n’avait pas obtenu la moindre ré-
compense.
Pourtant Toni Erdmann avait à
la fois ému et fait rire, et c’est
sans doute le film qu’il faut voir
cet été. Il raconte l’histoire d’un
père, Winfried, divorcé à la
soixantaine fatiguée mais qui
garde de ses années soixante-
huitardes un zeste de sponta-
néité et de subversion, une sorte
de Daniel Cohn-Bendit recyclé
dans les farces et attrapes.
Il débarque ainsi chez sa vieille
mère impotente déguisé en
zombie en prétendant être payé
par la maison de retraite pour
faire mourir les vieux, sans que
la vieille dame s’en émeuve. Sa
fille, la blonde et impavide Ines, a
construit sa vie à rebours de son
potache de père et est devenue
une executive woman dans un
cabinet de consulting ou elle
avale surtout des couleuvres. La
farce mêle charge politique et
tendre sensibilité, lors de la re-
conquête poétique de la fille par
son père qui propose finale-
ment à chacun de se réinventer.
« Le personnage de Toni Erd-
mann ouvrait une brèche dans le
naturalisme, explique Maren
Ade, les consultants sont tou-
jours en train de jouer un rôle.
Winfried sait bien que sa fille
n’est jamais elle-même. J’aimais
l’idée qu’il se trouve en jouant un
rôle, et qu’elle se trouve en se dé-
barrassant du sien. » Le film mar-
che très bien en Allemagne, et
pour Maren Ade n’avoir pas eu la
palme « nest pas un drame ».
PAGES 16-17
1 ÉDITORIAL
POUR UN ISLAM
DANS LA RÉPUBLIQUE
PAGE 25
Croire en nos ados
pour leur permettre
d’inventer l’avenir
LOÏC VENANCE/AFP
Par Marie Rose Moro
Les dessins
qui ont fait
scandale
PAGE 26
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16-08
6|FRANCE MERCREDI 17 AOÛT 2016
0123
C’est une génération de
Français au parcours
d’excellence que le terro-
risme pousse à un enga-
gement auquel, sans lui,
ils n’auraient pas son.
Quarante et un médecins, chefs d’entre-
prise, ingénieurs, universitaires, avocats,
cadres supérieurs, hommes et femmes,
« Français et musulmans » au curriculum vi-
tae brillant, se sont déclarés « prêts à assu-
mer [leurs] responsabilités » dans la gestion
de l’islam, dans une tribune publiée par
Le Journal du dimanche le 31 juillet.
Après la commotion de l’égorgement du
prêtre catholique Jacques Hamel, qui leur
a violemment renvoyé l’écho des moines de
Tibéhirine, assassinés au printemps 1996 en
Algérie, une évidence s’est imposée à eux : le
silence n’était plus une option.
Il était devenu urgent que leur génération
prenne en main l’organisation de l’islam en
France, cet islam dont ils ont hérité la
culture. Eux, pratiquants ou non, qui ont in-
tégré l’élite de leur domaine professionnel et
possèdent les codes de la République, ont
ressenti le devoir de s’impliquer dans cette
entreprise. De devenir des acteurs de l’islam.
« MAINTENANT, ON N’A PLUS LE CHOIX »
Leur engagement d’aujourd’hui, ils le décri-
vent dabord comme un « engagement pour
la France quand la maison France est en train
de brûler », selon la formule de la sénatrice
(Parti socialiste, PS) de Paris Bariza Khiari.
« Le sujet, c’est la France, confirme Pap’Ama-
dou Ngom, chef d’une entreprise de conseil
en systèmes d’information. Je ne suis pas
pratiquant. J’aurais pu dire : l’organisation de
l’islam, ce nest pas mon sujet. Mais juste-
ment pour cette raison, j’ai pensé qu’il fallait
que je contribue, car je suis citoyen. Et l’objec-
tif, c’est de mettre en place les dispositifs per-
mettant à cette religion d’exister dans la
République. »
La République, ils l’ont tous comme socle
et comme boussole, mais une République
qui traiterait impartialement tous ses ci-
toyens, les musulmans comme les autres.
« La solution, c’est d’en appliquer les valeurs.
Mais de les appliquer vraiment, et à tout le
monde », tranche Abdel Rahmène Azzouzi,
chef du service urologie du centre hospita-
lier universitaire (CHU) d’Angers. « Nous
avons été biberonnés aux valeurs de la Répu-
blique, nous les avons faites nôtres, confirme
Madjid Si Hocine, médecin lui aussi. Mais on
ne nous les applique pas toujours. »
Beaucoup avaient intégré l’idée que la reli-
gion, c’est de l’ordre du privé. Mais ils font le
constat que, pour les musulmans, cette af-
firmation est aujourdhui largement fictive.
« Nous ne sommes pas les représentants des
musulmans de France, mais l’islam est de-
venu une affaire publique, il fallait une voix »,
explique Najoua Arduini-Elatfani, respon-
sable du veloppement d’une entreprise
de BTP.
« D’une certaine manière, ce nest pas agréa-
ble de parler comme musulman, mais main-
tenant, on na plus le choix », témoigne
Hakim El Karoui, chef dentreprise, ancien
conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Mati-
gnon, l’une des chevilles ouvrières de la tri-
bune. « Nous avons le souci de ne pas usurper,
nous navons pas la prétention de représenter
les musulmans. Nous le faisons pour le pays »,
ajoute Pap’Amadou Ngam.
Certains d’entre eux ont partagé des enga-
gements associatifs, se sont fréquentés dans
des organisations professionnelles, sont
passés par le Club XXIe siècle, qui promeut la
diversité parmi les élites, et cela faisait déjà
un certain temps qu’ils parlaient d’une ini-
tiative. « Nous ne sommes pas un groupe.
Nous sommes une génération témoin de la
réalité qu’elle vit et qui aujourd’hui fait le
constat d’un échec de la gouvernance » de
l’islam en France, résume Abdel Rahmène
Azzouzi. Après le meurtre du prêtre, ils ont
précipité le mouvement.
Ils insistent sur l’hétérogénéi des Fran-
çais musulmans. « Il faut arrêter de regarder
les musulmans comme un bloc. C’est un
patchwork ! », s’agace Madjid Si Hocine. Mais
ils partagent le sentiment de faire partie de
« la grande majorité silencieuse musul-
mane », comme le formule Sadek Beloucif,
chef du service d’anesthésie-réanimation de
l’hôpital Avicenne, en Seine-Saint-Denis.
« TAIS-TOI QUAND TU PARLES ! »
Cette majorité pour qui la « religion est in-
time », qui n’a pas accès aux médias, qui se
sent « caricaturée » par ceux-ci lorsque, pour
parler de l’islam, ils donnent la parole à quel-
ques rares représentants mis en avant par les
politiques et dans lesquels ils ne se recon-
naissent pas, ou à « des spécialistes » qui lui
sont étrangers, mais presque jamais à des
musulmans qui leur ressemblent.
Cette majorité silencieuse, accusent-ils, est
aujourd’hui prise au piège d’une injonction
paradoxale, sommée de condamner les at-
tentats en tant que musulmans et, dans le
même temps, à ne surtout pas s’afficher
comme tel. « On nous dit : Tais-toi quand tu
parles !” », résume Amine Benyamina, psy-
chiatre et addictologue. C’est de cette im-
passe que les signataires ont décidé de sortir.
« Il faut dépasser cette injonction paradoxale,
car si on ne fait rien, on inquiète l’ensemble de
la société. Il faut intervenir. Le silence gêné ne
peut plus durer », tranche Hakim El Karoui.
Il est pour eux urgent de trouver les
moyens de s’adresser aux jeunes généra-
tions, auxquelles, déplorent-ils, plus per-
sonne ne parle. « Je crois à la vertu de l’exem-
ple. J’ai le sentiment d’être devenu une espèce
d’aîné qui peut montrer le chemin. La jeu-
nesse, personne ne s’en occupe plus. Insulter
l’avenir comme ça, c’est terrible ! », s’indigne
Madjid Si Hocine. Ils plaident en faveur
d’une véritable bataille culturelle.
« Il faut toucher les jeunes à travers leurs
propres outils. Répondre aux fous par les
moyens modernes. On ne fera pas l’impasse
d’une entreprise culturelle de grande enver-
gure adossée à un discours idéologique »,
presse Bariza Khiari. « La jeunesse qui a
grandi avec le traumatisme du 11-Septembre
aurait eu grand besoin de ne pas être montrée
du doigt mais incluse, plaide Marc Cheb Sun,
auteur et directeur de la revue D’ailleurs et
d’ici. Mais c’est tout le contraire qui s’est
passé. Si ce qui fait votre colonne vertébrale,
qui vous est si cher [votre religion], est cap-
turé par des gens qui en font un crime et que la
société française vous désigne comme le pro-
blème, comment se construire ? »
Or il est évident à leurs yeux que les institu-
tions actuelles de la deuxième religion du
pays seront incapables de conduire ce com-
bat culturel. Et que le premier responsable de
cette impuissance est le pouvoir politique.
Paralysé par divers intérêts en conflit, le
Conseil français du culte musulman (CFCM),
accusent-ils, est le fruit du choix fait par les
gouvernements successifs de faire « sous-
traiter » la gestion de ce culte aux Etats
d’origine des migrants qui se sont installés
en France, au premier rang desquels l’Algé-
rie, le Maroc mais aussi la Turquie. « L’Etat
français na jamais voulu un islam de France,
accuse Abdel Rahmène Azzouzi. C’est le signe
que [les politiques] considèrent toujours
l’islam comme une religion étrangère à la
« LA JEUNESSE,
PERSONNE NE S’EN
OCCUPE PLUS.
INSULTER LAVENIR
COMME ÇA, C’EST
TERRIBLE ! »
MADJID SI HOCINE
médecin
Musulmans, ils veulent sengager
Médecins, patrons, avocats...
une nouvelle génération de Français
musulmans, pratiquants ou pas,
a décidé de s’impliquer dans la gestion
de l’islam après les attentats.
Ils évoquent leur parcours, leurs idées,
leur place dans la socié
L’ISLAM EN FRANCE
à peine publié, le texte des quarante et un « Fran-
çais et musulmans » a aussitôt été éclipsé par une
omission manifeste et fâcheuse. Leur tribune com-
mence par une liste de victimes des récents atten-
tats, mais parmi elles ne figurent pas les victimes jui-
ves de Mohamed Merah et de l’Hyper Cacher. Par la
suite, ils ont publié une « précision » pour tenter de
désamorcer ce qu’ils jugent être un « faux procès » :
« Nous ne faisons aucune différence entre les victimes
du terrorisme () Elèves juifs de Toulouse ou clients de
l’Hyper Cacher assassinés parce qu’ils étaient juifs,
prêtre catholique martyrisé en son église, soldat ou
policier musulman abattu en service… la liste des vic-
times est terriblement longue », ont-ils alors écrit.
« Nous les signataires avons été les premiers à nous
prendre la tête entre les mains, témoigne PapAma-
dou Ngom, chef d’une entreprise de conseils en ré-
seaux d’information et l’une des personnalités con-
cernées. Mais de à faire de nous des antisémites,
c’est bon, quoi ! » « C’est une grande maladresse », se
désole Abdel Rahmène Azzouzi, chef du service
d’urologie au CHU d’Angers. « Je fais partie de ceux
qui ont lu sans voir », regrette Amine Benyamina,
psychiatre et addictologue. « J’ai zappé, j’ai lu en lec-
ture rapide », affirme Sadek Beloucif, chef du service
d’anesthésie-réanimation de l’hôpital Avicenne.
« Notre tribune a été écrite en quelques heures seule-
ment, le jour même de la mort du prêtre », plaide la
sénatrice (PS) de Paris Bariza Khiari.
Certains, comme Madjid Si Hocine, cusent un
« mauvais procès » et se plaignent de devoir « tou-
jours montrer patte blanche et prouver quon nest
pas antisémite » lorsquon est musulman. « Person-
nellement affecté » par cette omission, Hakim El
Karoui, normalien, ancien conseiller de Jean-Pierre
Raffarin à Matignon, l’une des chevilles ouvrières
du texte, observe que celui-ci « ne fait pas la recen-
sion exhaustive de toutes les victimes » (ny figurent
pas celles des terrasses de restaurants, celles du
Stade de France ni les policiers de janvier 2015, pas
plus que les militaires tués par Mohamed Merah
en 2012). « Il faut comprendre » les réactions, affir-
me-t-il, mais « pas entrer dans la polémique. Lhis-
toire des uns et des autres montre qu’il n’y a pas de
soupçon » à avoir.
Haïm Korsia, le grand rabbin de France, connaît
certains d’entre eux et leur a parlé dès la publica-
tion du texte. « Individuellement, ce sont des gens ir-
réprochables. Mais dans cette affaire, ils nosent pas
dire les choses comme elles sont. Leur initiative est
bonne, mais pourquoi, dix jours après, nont-ils pas
changé le texte lui-même et se sont-ils contentés
d’une précision ? » p
cé. c.
Oubli des victimes juives des attentats : retour sur un lapsus dommageable
0123
MERCREDI 17 AOÛT 2016 france |7
De gauche à droite et de haut en bas : Bariza Khiari, sénatrice (PS) de Paris,
Hakim El Karoui, chef dentreprise et ancien conseiller de Jean-Pierre
Raffarin à Matignon, Amine Benyamina, psychiatre et addictologue, et
Najoua Arduini-Elatfani, responsable du développement d’une entreprise
de BTP. JACQUES DEMARTHON/AFP, ÉRIC PIERMONT/AFP, FRÉDÉRIC PITCHAL/DIVERGENCE ET JEAN-CLAUDE
COUTAUSSE/DIVERGENCE
République. » Bariza Khiari n’est pas la seule
à y voir « des miasmes coloniaux ». « On nous
dit : ces gens ne sont pas comme nous, ils
n’arrivent pas à s’entendre, ils ont besoin
qu’on les organise », enchérit Marc Cheb Sun,
de la revue D’ailleurs et d’ici.
« BUREAU DES AFFAIRES INDIENNES »
Ils demandent la création d’une fondation
de l’islam qui devrait prendre en main cette
entreprise et être émancipée des Etats d’ori-
gine. « Je ne veux plus voir une seule âme
étrangère rôder autour du CFCM. L’islam de
France doit être géré par des Français unique-
ment. La maison commune, c’est la France,
pas le Maghreb ! », assène Abdel Rahmène
Azzouzi. La gestion du culte par le CFCM,
sous le parrainage de l’Etat, avec des imams
formés à létranger, parlant parfois mal le
français, étrangers aux codes des Français,
ne parvient pas à toucher suffisamment les
jeunes, déplorent-ils. Selon Madjid Si Ho-
cine, « il faut totalement rebooter le logiciel de
la gestion de l’islam de France ».
Les signataires de la tribune ne rejettent
pas tout rôle de l’Etat. Ils veulent que « la
communauté s’organise en bonne intelli-
gence avec les pouvoirs publics », selon la for-
mule de Pap’Amadou Ngom. Une fondation
répondrait au besoin de « professionna-
lisme » pour gérer efficacement les flux fi-
nanciers liés à la construction de mosquées,
par exemple. Elle ne s’occuperait pas seule-
ment de la dimension cultuelle, mais aussi
de projets culturels, de recherche, de com-
munication moderne. Objectif prioritaire :
les jeunes générations.
Mais le nom de Jean-Pierre Chevènement
évoqué par le président de la République,
François Hollande, pour prendre la tête de
cette fondation les fait douter des intentions
du gouvernement. « C’est terrible ! Ça nous
renvoie à l’indigénat. On nest pas des majeurs
incapables ! », sinsurge Amine Benyamina.
« Ça fait un peu bureau des affaires indien-
nes », relève Madjid Si Hocine.
Le gouvernement voudra-t-il saisir la main
qu’ils tendent ? En tout cas, eux qui, comme
Abdel Rahmène Azzouzi, estiment « avoir
fait une synthèse entre les valeurs de la Répu-
blique et celles de l’islam », sont prêts à parti-
ciper à une sorte de « constituante » qui per-
mettrait de donner un nouveau départ aux
institutions de la deuxième religion de
France. Et, pourquoi pas, s’enflamme Abdel
Rahmène Azzouzi, faire de ce modèle un ar-
ticle d’exportation capable de « rayonner
dans le monde entier ! » p
cécile chambraud
« Il est faux de parler
de communauté en néral »
Pour le sociologue Hicham Benaïssa, un fossé s’est creusé
entre les générations de Français d’origine musulmane
ENTRETIEN
Hicham Benaïssa, docto-
rant à l’Ecole pratique
des hautes études, pré-
pare une thèse sur les entrepre-
neurs musulmans en France. Il
constate la relative diversification
sociale des descendants de l’im-
migration africaine, mais aussi les
obstacles qu’ils rencontrent pour
se faire entendre.
Les signataires de la tribune
dans « Le Journal du diman-
che » illustrent la réussite so-
ciale d’une partie des Français
musulmans. Que sait-on
aujourd’hui de ces musulmans
ayant intégré les classes
moyennes et supérieures ?
C’est souvent peu peu, mais
une partie non négligeable des
musulmans – entendons par là
ceux qui se désignent comme
tels acdent aux classes
moyennes et supérieures. Par
exemple, l’enquête TEO Trajec-
toires et origines », une enquête sur
la diversité des populations en
France réalisée par l’Ined et l’Insee]
comme les données que j’ai pu re-
cueillir montrent que, parmi la ca-
tégorie des entrepreneurs, les
musulmans sont surreprésentés
de manière significative. Or une
modification même légère de la
structure sociale peut avoir des ef-
fets sociaux important.
La majorité reste inscrite dans
les classes sociales défavorisées.
Un Français sur cinq vivant sous
le seuil de pauvreté est un descen-
dant de l’immigration africaine,
d’où sont issus la majorité des
musulmans. C’est une réalité
massive trop souvent ignorée
quand on parle de musulmans. Or
on ne peut comprendre les réussi-
tes sociales exceptionnelles d’une
partie d’entre eux et leur pro-
fonde volonté de ussite qu’à la
condition de bien voir le niveau
social d’où ils proviennent.
Comment dater cette évolution ?
Les musulmans sont majoritai-
rement issus de familles prove-
nant de pays maghrébins. Jusqu’à
la fin des années 1970, ils for-
maient un groupe social assez ho-
mogène, constitué d’abord de
main-d’œuvre peu qualifiée, do-
tée d’un faible capital social et cul-
turel. A partir des années 1980-
1990, ce groupe a commencé à se
diversifier. La nouvelle généra-
tion est par exemple beaucoup
plus diplômée que celle de ses pa-
rents. Cela crée une distance so-
ciale irréversible entre les deux
générations. C’est aussi pour cela
qu’il est faux de parler de commu-
nauté musulmane en général.
Dans quels secteurs sociaux
les trouve-t-on ?
On en trouve beaucoup dans la
restauration ou le bâtiment, mais
je dirais que ceux-ci sont souvent
issus de la première génération.
Les descendants investissent les
services, les professions libérales,
et d’autres secteurs que leur ni-
veau de dipme leur ouvre.
En quoi cela peut-il expliquer
le « silence » que certains leur
reprochent après les attentats ?
Pour pouvoir accéder à la parole
publique, il faut avoir les ressour-
ces sociales et symboliques néces-
saires. Il est significatif que les si-
gnataires de l’appel mentionnent
leur profession et leur qualité so-
ciale. Les musulmans encore enra-
cinés dans une réalisociale défa-
vorisée n’ont pas les ressources
nécessaires pour pouvoir accéder
à la parole publique. Ceux qui
s’étonnent de ce silence sont sou-
vent ceux qui ont un rapport na-
turalisé à la parole publique, c’est-
à-dire évident et comme allant de
soi, comme si c’était simple pour
tout le monde. Remarquons que
les signataires sont dans des ré-
seaux déjà constitués, ils gravitent
déjà plus ou moins près du champ
du pouvoir au sens large.
Les dirigeants du Conseil fran-
çais du culte musulman (CFCM)
condamnent sans équivoque à
chaque fois les attentats, mais
tout se passe comme si leur pa-
role n’avait pas l’impact suffisant.
Un groupe social ne parle pas de
lui-même. Il lui faut des porte-pa-
role. Ici, le porte-parole officiel, le
CFCM, n’a pas l’impact social et
politique suffisant.
Pourquoi ?
Cela a à voir avec la question de
la légitimité. Une prise de parole
publique, dès lors qu’elle prétend
se faire au nom d’un groupe, ne
pourra se rendre gitime que si
elle est reconnue comme telle par
les membres du groupe qu’elle est
censée représenter. Un porte-pa-
role ne peut être efficace que par
la force sociale et politique du
groupe qui parle à travers lui. Le
CFCM ayant peu de légitimité aux
yeux des mandants, il n’a pas la
force qu’il pourrait avoir.
La diversification sociale des
musulmans induit-elle un rap-
port différent au religieux ?
Ces nouvelles élites ont un rap-
port au monde plus distancié, plus
critique, plus universaliste, sans
doute plus spiritualiste à l’islam.
Par exemple certains entrepre-
neurs que j’ai étudiés construisent
un rapport plus critique vis-à-vis
de leur héritage religieux, filtré par
le savoir académique qu’ils ont ac-
quis. Ils s’intéressent à la construc-
tion historique de l’islam, à ses dif-
férents courants. C’est une trans-
mission plus construite, maîtrisée
par le capital culturel accumulé. p
propos recueillis par cé.c.
Une représentation en question
dans les romans de la rentrée
Trois romanciers et un essayiste français de culture musulmane
s’intéressent au djihad, au terrorisme et aux problèmes identitaires
La rentrée littéraire voit cette
année au moins une es-
sayiste et trois romanciers
français d’origine maghrébine
questionner la représentation des
Français de culture musulmane,
dans le contexte des attentats. De
leur côté, deux Marocains pren-
nent la plume contre l’islamisme.
Mohamed Nedali et Fouad La-
roui mettent en scène des garçons
attirés par le djihad. Francophone
et néerlandophone, auteur
en 2006 d’un De l’islamisme. Une
réfutation personnelle du totalita-
risme religieux (Robert Laffont),
M. Laroui brosse, dans Ce vain
combat que tu livres au monde
(Julliard), le portrait d’un djiha-
diste franco-marocain vivant à
Paris, sur fond d’actualité terro-
riste. Quant à M. Nedali, il ridicu-
lise un recruteur de l’organisation
Etat islamique dans Evelyne ou le
djihad ? (Editions de l’Aube).
Chez les Français d’origine ma-
ghrébine, la dénonciation de l’is-
lamisme se double d’une interro-
gation sur l’image que les autres
Français ont d’eux. Ainsi Magyd
Cherfi raconte, dans Ma part de
Gaulois (Actes Sud), « une fêlure
identitaire, un rendez-vous man-
qué » entre la France et ses ban-
lieues en 1981.
Conspirationnisme
L’identité française de culture
musulmane est aussi au cœur de
Bleu Blanc Noir (lAube), de Karim
Amellal, liée cette fois aux atten-
tats et à l’élection présidentielle
de 2017, puisqu’une certaine
Mireille Le Faecq y est élue et
applique son programme de « re-
dressement national ». Le
narrateur, français d’origine
maghrébine « intégré », comme
on dit, aura à en souffrir, ainsi que
sa famille. M. Amellal, fondateur
en 2007 du collectif d’écrivains et
d’artistes Qui fait la France ?,
fustige entre autres dans son ro-
man la confusion entre musul-
mans et islamistes, et s’amuse de
personnages d’origine maghré-
bine qui collaborent avec enthou-
siasme au nouvel ordre ou som-
brent dans le conspirationnisme
antisémite.
Enfin, deux auteurs se penchent
sur la représentation de « l’Arabe »
dans le champ littéraire hexago-
nal. Le romancier Omar Benlaala
reprend, dans L’Effraction (Ed. de
l’Aube), l’intrigue du roman
d’Edouard Louis, Histoire de la vio-
lence (Gallimard), paru en jan-
vier 2015. Edouard Louis y racon-
tait comment il s’était fait violer et
étrangler par un jeune Maghrébin
avec qui il avait couché. En redi-
sant la même histoire du point de
vue d’un « jeune Français d’origine
kabyle confronté à la difficulde
vivre sa sexualité dans une société
déchirée par son passé colonial »,
M. Benlaala tente l’« analyse des
mécanismes de la domination en
situation postcoloniale » qui pour-
raient éclairer le cit d’Edouard
Louis d’un jour différent.
La sociologue Kaoutar Harchi,
enfin, avec son essai Je nai qu’une
langue, ce nest pas la mienne (Pau-
vert), examine la ception fran-
çaise de cinq écrivains algériens
contemporains, entre fétichisa-
tion et instrumentalisation. p
éric loret
Chevènement et la « discrétion »
Jean-Pierre Chevènement, dont le nom a été évoqué
pour prendre la présidence de la future Fondation pour
l’islam de France, a affirmé lundi 15 août au Parisien :
« Je ne me déroberai pas. » Interrogé sur les controver-
ses sur le voile, le halal et le « burkini », il a conseil aux
musulmans « la discrétion » dans lespace public. Ses
propos ont fait polémique sur les réseaux sociaux avec
le mot-clé #MusulmanDiscret. L’ancien ministre est re-
venu sur le sujet mardi 16 août sur Europe 1 : « Il faut
que chacun cherche à s’intégrer à la société française.
Chacun doit faire un effort pour que, dans le cadre de la
République laïque, ce soit la paix civile qui l’emporte. »
14 |DÉBATS & ANALYSES MERCREDI 17 AOÛT 2016
0123
Abd-al-Haqq Guiderdoni, astrophysicien
et directeur de recherches au CNRS, est directeur
de l’Institut des hautes études islamiques
et vice-psident du projet de l’Institut français
de civilisation musulmane à Lyon
Rendons visible un islam de connaissance
Par ABD-AL-HAQQ GUIDERDONI
Les terribles attentats ayant frappé notre pays,
parmi dautres, ont fait resurgir la question ré-
currente des rapports de la société française
avec lislam. Dans ce contexte, les « élites républicaines
et musulmanes » sont sommées de prendre position
pour dénoncer la violence, et pour contribuer à faire
cesser l’état de désorganisation plus ou moins chroni-
que quigne au sein de l’islam de France.
Mais comment être musulman et républicain ?
Quelles lois sont à placer au-dessus des autres : les
« lois de Dieu » ou les « lois de la République » ? Même
si les responsables religieux musulmans n’ont eu de
cesse de dénoncer les attentats, et de mettre en garde
contre les amalgames, il reste toujours, dans l’esprit
de nombre de nos concitoyens, la suspicion selon la-
quelle l’islam violent serait finalement le « vrai is-
lam », et les défenseurs d’un islam pacifique, des
naïfs ou des hypocrites. On nous dit : mais lisez le Co-
ran, il est plein de versets appelant à la guerre ! Et
cette violence n’est-elle pas la preuve qu’au fond, la
religion et l’islam en particulier restent, comme l’as-
sène le philosophe Yvon Quiniou, « une imposture
morale, intellectuelle et politique » ?
Et pourtant, ces élites musulmanes et républicaines
existent. Justement parce qu’elles sont républicaines,
elles ne mettent pas en avant leur appartenance reli-
gieuse, et elles ont « joué le jeu » a u s e i n d e l a s o ci é té
française en s’élevant, d’abord grâce à l’école, vers des
positions élevées dans les corps intermédiaires : uni-
versitaires, médecins hospitaliers, chefs d’entreprise,
élus nationaux et locaux… Nos concitoyens musul-
mans ont adhéré à l’idéal républicain de l’égalité et du
mérite. Et contrairement à l’opinion reçue, cette ad-
hésion ne s’est pas faite au détriment de notre foi.
Qu’on nous permette un témoignage : notre appar-
tenance à la communauté nationale et notre adhé-
sion à l’islam, une adhésion de choix pour certains
d’entre nous, nous apparaissent tout à fait compati-
bles. L’identité de chacun d’entre nous est faite de
cette appartenance, de cette adhésion, et des con-
fluences de son histoire personnelle. Notre apparte-
nance citoyenne nous fait adhérer aux valeurs de la
République : liberet au premier titre la liber de
conscience –, égalité, fraternité. Nous le comprenons
comme le prolongement de nos valeurs religieuses.
Nous adhérons aussi au principe de laïcité qui rend
possible la pratique de notre culte. Quant à notre en-
gagement spirituel, il nous enjoint l’amour d’autrui
et le souci de travailler pour le bien commun.
Le Coran, qui constitue pour les musulmans « la pa-
role de Dieu », doit, justement parce qu’il apparaît
sous une forme très déroutante, être sujet à exégèse
et à interprétation, car le texte doit, d’une part, être
compris dans ses sens multiples, d’autre part, être re-
placé dans son contexte, celui de l’Arabie du VIIe siè-
cle. Ce qui est en jeu, c’est l’articulation du message
universel du texte, et un exemple d’adaptation parti-
culière de ces messages universels au contexte de la
révélation, la chronique de la prédication dans la so-
ciété païenne de La Mecque puis de la constitution de
la première société musulmane à dine. Comme
« no u s n’a v on s r i e n o m i s d a n s l e L i v re » , l e C o r an c o n -
tient bien de l’universel, et un particulier, qui ne peut
pas être universalisé sans cesser d’être un particulier.
L’ÉCOLE A UN RÔLE ESSENTIEL
Dans ce particulier se trouve la relation des événe-
ments de l’époque de la révélation. Ces événements
ont été pour partie guerriers, et donc violents. Il ne
s’agit pas de les supprimer du texte – il est absurde de
vouloir « réformer » le Coran comme on en a lu la pro-
position mais de les placer dans cette perspective re-
lative, où ils ne peuvent pas devenir des normes, si-
non des normes symboliques, celles du combat con-
tre soi-même pour s’améliorer, ce que le Prophète ap-
pelait la « guerre sainte contre l’âme » (djihad an-nafs).
Plus d’un siècle et demi après la fin de la révélation,
une nouvelle adaptation à des circonstances différen-
tes, celles de l’Empire abbasside, a été élaborée, à une
période où les enjeux étaient complètement diffé-
rents de ceux des sociétés modernes, et où les mœurs
politiques et sociales étaient autres, notamment le
rapport à la violence d’Etat après les différentes guer-
res civiles que l’Empire musulman avait connues.
C’est cette codification, somme toute tardive, que l’on
appelle la charia classique. Elle contient des prescrip-
tions liturgiques et rituelles, mais aussi la normalisa-
tion des rapports sociaux. Une telle normalisation
était adaptée à son temps. Mais nous avons désor-
mais un autre regard sur le monde, sur la personne
humaine, sur la diversité des religions et croyances,
sur l’organisation de la société. Les lois de Dieu sont
d’abord des lois éthiques et spirituelles, qu’il sagit de
vivre dans la société où nous sommes placés.
Il nous semble que l’aspiration de l’immense majo-
rité des musulmans vivant en France est de retrouver
la grande tradition intellectuelle, scientifique, philo-
sophique, éthique et mystique de l’islam, et de louvrir
aux échanges entre les êtres humains dans leur diver-
sité culturelle et religieuse, et à l’urgence de cons-
truire un avenir commun sur une planète dont les
ressources apparaissent désormais limitées.
Œuvrons donc à une meilleure connaissance de l’is-
lam dans sa richesse, comme un questionnement et
non un endoctrinement. Lécole a un rôle essentiel
dans ce domaine, en présentant non seulement les
règles du vivre-ensemble (ce qu’on a voulu appeler la
« morale laïque », qui est en fait très proche des « mo-
rales religieuses » dans leur acception ouverte), mais
aussi le fait religieux dans sa dimension originelle
les débuts de l’islam ») et intellectuelle. Et il faut
aussi d’autres instances qui puissent participer à une
formation continue de nos concitoyens aux enjeux
d’un monde qui se transforme si vite.
Ce que nous attendons des pouvoirs publics, c’est
de rendre visibles, sous diverses formes et dans le
strict respect du principe de laïcité, les initiatives de
celles et ceux qui promeuvent un islam de connais-
sance, à la fois citoyen et spirituel. p
Etre musulman et républicain,
c’est possible. Aux élites
musulmanes de favoriser
l’islam intellectuel et spirituel
contre la radicalisation
Pour faire contre-feu face à la menace du terrorisme islamiste, des citoyens musulmans,
pratiquants ou non mais ayant fait leur chemin dans la socié française, sengagent
Quel rôle pour les élites musulmanes de France ?
Que les musulmans soient invisibles !
Par OMERO MARONGIU-PERRIA
La « France » interpelle ses « mu-
sulmans », afin qu’ils prennent
position, publiquement, pour
condamner de manière claire et ferme
les terroristes revendiquant leurs actes
au nom de l’islam. Aux plans symboli-
que et affectif, une telle demande peut
se comprendre dans le climat délétère
actuel, pour apaiser les tensions autour
de la crainte du développement, en
France, d’un islam conquérant. Cette
demande de prise de parole publique
pose cependant question sur ce qui re-
lève désormais d’une « injonction à ap-
paraître en bon musulman ».
Il faut en effet interroger la notion
même de « prise de parole publique » ;
elle sous-entend que les musulmans
auraient d’emblée une capacité à s’ex-
primer sur des événements et des idéo-
logies meurtrières sur lesquels ils n’ont
absolument aucune emprise, comme
elle laisse supposer qu’il serait très fa-
cile d’accéder aux médias nationaux
dès lors qu’on serait un musulman -
sireux de porter une parole publique, ce
qui est doublement faux.
J’ai pu moi-même constater toute la
difficulté d’accès aux grands quoti-
diens lorsque, l’an dernier, dans la fou-
lée des attentats du 7 janvier 2015, je co-
signais une tribune intitulée « Français
de confession musulmane : Khlass [ça
suffit] le silence ! » Ce texte, au contenu
on ne peut plus clair en termes d’adhé-
sion aux principes républicains et de
condamnation des dérives de l’islam
contemporain, était signé à l’origine
par près de quarante Français musul-
mans représentatifs de la diversité des
affiliations à l’islam. Or, il nous a été
opposé que la liste des cosignataires
était trop longue, donc non publiable
en l’état, et qu’en tête de tribune il était
bon d’avoir une « tête d’affiche » mu-
sulmane. Les musulmans doivent
donc s’exprimer, certes, mais en res-
pectant les canons des médias, l’objec-
tif de vente oblige.
Au même moment, alors que les-
seaux sociaux relayaient les initiatives
de dialogue – pas uniquement interreli-
gieux d’ailleurs –, sur le terrain, qui pre-
naient une tournure exponentielle,
l’écrivain et chroniqueur Yann Moix
publiait, le 10 janvier 2015, sa « Lettre un
peu désagréable à l’intention de mes
amis musulmans », dans laquelle, de
manière très maladroite, il leur deman-
dait de se désavouer du terrorisme isla-
mique pour (re)gagner la confiance de
leurs concitoyens. Son confrère Yvan
Rioufol sera beaucoup plus expéditif
sur les ondes radio lorsque, participant
à l’émission « On refait le monde », sur
RTL, il sommera les musulmans de ma-
nifester massivement pour se désolida-
riser des terroristes, provoquant un fort
émoi chez les autres participants. Ce
type d’injonction avait déjà connu un
précédent avec la « Lettre à un jeune
compatriote musulman », publiée par
Natacha Polony le 28 juillet 2014, ainsi
qu’avec les propos des représentants
politiques allant dans le même sens.
CONTRADICTION RÉPUBLICAINE
Il faut bien comprendre toute la vio-
lence symbolique qui se dégage de cette
incitation insistante à la prise de parole
publique pour des générations de Fran-
çais issus de familles musulmanes. J’en-
tends par des citoyens éduqués aux
idéaux de l’égalité républicaine, qui
font partie des classes sociales moyen-
nes et supérieures, ayant réussi à accé-
der à l’invisibilité confessionnelle dans
leur vie sociale, et à qui l’on intime
aujourd’hui l’ordre d’apparaître sur la
scène publique à partir de leur identité
musulmane.
On requiert donc d’une majorité de
musulmans, sécularisés, qui avaient
rangé le Coran, symboliquement, sur
les étagères hautes de leur salon, de de-
venir des exétes ex cathedra pour ex-
pliquer ce que devrait être le « bon is-
lam », tout en faisant fi de ce qu’ils
prouvent au quotidien par la profon-
deur de leur identité citoyenne. De
même, cette injonction à la désolidari-
sation des terroristes ne peut être inter-
prétée autrement que comme une ac-
cusation sous-jacente de « culpabilité
collective a priori », en faisant égale-
ment fi du fait que les terroristes ne
font aucune distinction entre les victi-
mes dans leurs massacres, dont une
bonne part sont musulmanes.
Après les attentats du 13 novem-
bre 2015, certains acteurs associatifs
musulmans, dans leur volonté de se dé-
douaner des meurtres perpétrés au
nom de leur religion, relayaient, par
exemple, et bien maladroitement à
mon sens, les noms des victimes suppo-
sées de confession musulmane. La con-
séquence de cette pression sociale, je l’ai
remarquée à mon étonnement depuis
l’an dernier ; des citoyens français, qui
avaient relég leur identi confession-
nelle à un second plan pour s’intégrer
dans la « communauté des citoyens »,
apprennent à gérer une nouvelle con-
tradiction républicaine : agir publique-
ment au nom d’une communauté tout
en maintenant, à titre personnel, une
quasi-invisibilité confessionnelle pour
ne pas être taxé d’intégrisme.
On imagine aisément toute la diffi-
culté que rencontrent, de leur côté,
nombre de musulmans dotés d’une
« islamité visible » plus prononcée, dès
lors qu’ils doivent être visibles dans leur
prise de parole collective, alors que leur
est dénié le droit de vivre librement leur
individualité musulmane comme ils
l’entendent, dans le respect de la loi – au
motif de faire le lit du terrorisme. Dans
cette tension entre la visibilité et l’invi-
sibilité musulmane, il nous faut main-
tenant prendre acte de la psence ac-
tive, effective et citoyenne des musul-
mans dans leur diversité et dans leurs
rapports multiples à l’islam, à l’instar de
tous les autres citoyens fraais. De
même, il faut les ranger définitivement
dans « l’invisibilité républicaine » en
cessant de les renvoyer continuelle-
ment dans le champ de l’altérité et de
l’assignation à être qui engendre, de
fait, les replis communautaires. p
L’injonction, faite par quelques personnes publiques,
aux Français musulmans, élites ou non,
de se désolidariser des terroristes ne peut être
interprétée autrement que comme une accusation
sous-jacente de « culpabilité collective a priori »
Omero Marongiu-Perria, sociolo-
gue, est spécialiste de l’islam français
L’ISLAM EN FRANCE
ISABEL ESPANOL
0123
MERCREDI 17 AOÛT 2016 débats & analyses |15
Valorisons les exemples féminins !
Par INÈS SAFI
AHarvard, je devais sans cesse
expliquer que, oui, j’avais le
droit d’entrer à l’université en
Iran », nous dit Maryam Mir-
zakhani, première femme,
après 52 mathématiciens, à
être récompensée par la médaille Fields
en 2014, et ce depuis sa création en 1936. Cette
professeure de Stanford était passionnée par
la littérature, avant que son grand frère ne dé-
clenche son premier « éblouissement mathé-
matique ». Non seulement Maryam avait le
droit d’aller à l’université, mais les étudiantes
y sont majoritaires, tout comme dans
d’autres pays « arabo-musulmans ».
Un grand nombre de lycéennes ou étu-
diantes dans diverses disciplines finissent
par s’expatrier. J’en connais un certain nom-
bre ayant des responsabilités de premier
plan ou menant des recherches de pointe re-
connues. J’éviterai cependant de les « ran-
ger » dans « l’élite musulmane », deux mots
qu’il serait impossible de définir d’une façon
univoque, à l’abri de toute manipulation ou
essentialisation. D’abord, sans être sociolo-
gue, une élite ne peut se restreindre au suc-
cès professionnel. Relative à un groupe so-
cial, ethnique ou religieux, elle peut aussi se
métamorphoser en une caste jalouse de ses
privilèges, qui impose même sa définition
de l’élite pour assurer sa pérennité. Ensuite,
le terme « musulmane » est mal défini,
d’autant plus que l’islam se déploie et se vit
selon une multiplicité de degrés d’engage-
ment, de tendances, de nuances.
Pourquoi évoquer ces femmes brillantes ?
Indépendamment de leur religion, et du de-
gré de leur foi ou de son absence, elles pro-
viennent d’un univers marqué par la cul-
ture et l’imaginaire de l’islam. En crise,
celui-ci souffre en plus de discours essentia-
listes, que leur exemple est susceptible de
déconstruire. S’adresser à un présupposé
bloc homogène musulman régi par des
« lois » déterministes, telle une misogynie
institutionnelle, c’est aussi prendre le risque
de résonner et raisonner avec les intégris-
mes. Cela nourrit aussi l’amertume, la victi-
misation et des réactions défensives de
ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces
« lois » réductrices. Ce qui élève les murs et
aggrave la méconnaissance mutuelle en en-
fermant chaque « clan » dans ses stéréoty-
pes et ses ressentiments. La dévalorisation
de l’image de « la femme musulmane »
mène, de surcroît, à ternir l’image qu’elle se
fait d’elle-même. Son manque de confiance
en ses potentialités à créer, à construire,
ainsi qu’à aimer et à cultiver l’amour de la
vie, s’en trouve attisé. Les prédictions auto-
réalisatrices contribuent ainsi à l’enfermer
dans un cercle vicieux.
PROMESSE D’ÉCLOSION
En revanche, valoriser des parcours de « réus-
site », c’est se servir de la force de la suggestion
positive afin de briser ce cercle, cest répandre
les bonnes nouvelles. Cela ne doit en aucun
cas occulter l’oppression d’ordre social, politi-
que et économique, ni des formes d’endoctri-
nement qui font renoncer les femmes à leur
liberté de leur propre gré. Il ne s’agit pas non
plus d’ignorer les embûches le long de par-
cours même brillants ni le plafond de verre
souvent infranchissable. Il s’agit de mobiliser
les exemples individuels et collectifs comme
sources d’inspiration, des porteurs d’espoir,
des moteurs d’émancipation.
La mémoire collective recèle aussi
d’exemples positifs encore méconnus : sa-
vantes, matmaticiennes,cènes, sou-
veraines. Orientons les projecteurs vers ces
brillantes figures produites par le génie de
la civilisation arabo-musulmane, sans vou-
loir pour autant lui arracher ses pages obs-
cures. Sans lui attribuer une source exclu-
sive, l’amour de la connaissance chez tant
de femmes issues d’un univers « musul-
man », et que j’ai reçu de ma propre mère,
est porteur d’une bonne nouvelle : il survit
sur certains îlots malgré le naufrage sous les
flots. Un amour à l’image de graines de tour-
nesol tombées de fleurs ancestrales, se-
couées alors par les vents du sud et du nord.
Dispersées et enfouies, ces graines atten-
dent d’être arrosées et choyées afin de
s’éclore en fleurs tournées vers le soleil.
Or la confiance en cette promesse d’éclo-
sion se renforcerait en contemplant leurs
fleurs ancestrales, et leur talent à métamor-
phoser leur jardin. Ce jardin s’étant étendu
jusqu’en Occident, la hauteur de nos murs se
réduirait alors par une contemplation parta-
gée. Celle de ces femmes qui ont fait aboutir
l’amour de la connaissance à son terme : la
connaissance de l’amour et de la beauté. Elles
ont déployé leur créativité et leur imaginaire,
et joui de leur liberde penser, de s’expri-
mer, d’aimer.
Et si nous nous en inspirions, comme s’en
était inspiré l’amour courtois chanté en
prose en Europe ? Oui, ces femmes sont des
étoiles dans le ciel de notre humanité assom-
brie. Elles ont transmis leur savoir de façon li-
vresque ou orale, ainsi qu’à travers leur expé-
rience partagée et les supports de réalisation
spirituelle littéraires et artistiques, partici-
pant à l’essor de la poésie, de la musique, de la
calligraphie, de la tapisserie, des contes et des
sciences. Plusieurs érudits mentionnent
leurs maîtres liés à la gente féminine, se
comptant parfois par dizaines. Le maître
égyptien Dhul Nun rend hommage à Fatima
de Nishapur (IXe s iè c le ) , q ui l ui a a pp r is à
« percevoir dans la nature les chants de
louange à la gloire de Dieu ». Ces femmes
sont encore célébrées dans les innombrables
mausolées qui leur sont dédiés, quoique la
profondeur de leur héritage soit moins ac-
cessible de nos jours.
Or, une belle fenêtre sur cet héritage nous
est ouverte : Les Mille et Une Nuits. A la fois
œuvre universelle qui a imprégné l’imagi-
naire occidental, et expression symbolique
de la spiritualité musulmane, elle offre une
opportunité précieuse de réconciliation.
Shéhérazade y est présentée comme « sa-
vante, perspicace, sage, lettrée », « pleine de
savoir à délivrer », ayant « lu des milliers de li-
vres de divers peuples anciens et même de
peuples disparus », ce qui fait le pilier de sa
beauté. Portant le flambeau de la connais-
sance salvatrice, elle extirpe la violence du
cœur du roi Shahryar. Aux Shahryar moder-
nes manquent des Shéhérazade qui enchan-
teraient leurs nuits, les irradiant par la lu-
mière de leur connaissance de l’amour. p
Des parcours
qui actualisent
le rêve publicain
Dans une France marquée par l’esprit
colonial, le succès professionnel
des Français issus de l’immigration
est une preuve de bravoure
Par NADIA HENNI-MOULAÏ
L’ heure de l’élite a-t-elle
sonné ? Au moment où le
pays traverse une crise
protéiforme, la question peut pa-
raître impertinente. Si lélite au
sens du modèle et de l’excellence
joue un rôle-clé dans l’élévation
d’une société, elle brille surtout
par ses « rapports incestueux et
malsains », pour paraphraser
Peter Gumbel, auteur du fameux
Elite Academy (Denöel, 2013).
Dans cet esprit, que penser alors
de l’émergence réelle ou suppo-
sée d’une « élite » dite « musul-
mane » ? A rappeler la provenance
historique de ces Français nés de
descendants de colonisés, il s’agit
d’une avancée certaine. Reste que
le concept même d’« élite musul-
mane » soulève des contradic-
tions. D’abord parce qu’il renvoie
aux fantasmes accolés au groupe
religieux auquel il est censé se rat-
tacher. La communauté musul-
mane de France est un mythe,
tant la pluralité des trajectoires et
des cheminements spirituels qui
la traverse saute aux yeux.
Ensuite parce qu’en terre sécula-
risée une élite ne s’envisage pas
en termes religieux mais sociaux.
Finalement, cette « élite » n’est
musulmane qu’à travers le regard
de l’autre, ravivant, si l’on ose, les
résidus d’un vocable colonial en-
foui mais bien présent. Les cités
ont été les incubateurs de ces nou-
velles figures, qu’elles aient me
des parcours académiques ou
non. La vie en cité vous marque de
manière indélébile. Musulman
ou non. C’est un fait.
CHEMINS DE VIE DIFFÉRENTS
Si la croyance d’« une élite musul-
mane » se répand, il est alors im-
portant d’en élargir les contours à
sa dimension populaire. D’aucuns
voient un point commun entre
Dalil Boubakeur, ex-président du
Conseil français du culte musul-
man (CFCM), issu d’une famille de
notables algériens, assimi par
l’opinion publique à cette caste
privilégiée musulmane, et un
jeune cadre musulman né dans
une province modeste française.
L’islam étant un dénominateur
commun, vidé de son sens, face à
des chemins de vie différents.
L’« élite musulmane », elle est
donc aussi populaire. Occupant
des positions désormais grati-
fiantes dans la socié fraaise,
elle bouleverse la nature même
de la caste modèle, jacobine, blan-
che, héritière ou vieillissante, re-
pliée sur un conservatisme te-
nace. Ces musulmans écrivent un
nouveau chapitre du roman de
l’élitisme à la française. Cette
jeune « caste » symbolise « une gé-
nération spontanée » dont l’école
de la République et ses promesses
d’égalité ont été les points cardi-
naux. Elle puise ses racines, non
pas dans les codes biaisés du pou-
voir et des priviges, mais dans
les ambitions brandies par la de-
vise républicaine.
« Immunisée » contre les passe-
droits, elle n’a pas reproduit son
élite. Elle l’a produite. Une
nuance de taille qui permet de
mesurer le caractère particulier
de ces Français d’exception. Cette
élite « musulmane » et « popu-
laire » a jailli, de cette population
de l’immigration, à l’ombre de la
République, nourrie de ses va-
leurs, à peine consciente de ce
statut naissant. Aujourd’hui, la
donne a changé. Capable de s’ap-
proprier son image médiatique,
cette nouvelle élite s’autodéter-
mine, rompant avec la fausse
bienveillance venue d’en haut et
assumant la pluralité des voix qui
la composent. A l’heure mé-
dias et politiques regardent ces
Français issus de l’immigration
avec toute la hauteur dun regard
paternaliste, eux ont emprunté le
chemin de l’ascension sociale, re-
troussant leurs manches.
Cette capacité à dépasser sa con-
dition, cette élite en a fait l’expé-
rience. Chirurgiens, avocats, en-
trepreneurs, financiers, intellec-
tuels… Ce parcours relève de la
bravoure. S’il est douloureux
voire impensable de l’admettre,
cette « nouvelle élite » représente
ce que la France a engendré de
plus beau ces trente dernières an-
nées. Des héros ordinaires, incar-
nation de la République.
L’« élite musulmane » instille
un nouveau souffle dans une so-
ciété française ankylosée dans ses
certitudes. Preuve de son dyna-
misme débordant, la divergence
qui l’anime. L’affirmation ces
dernières années du féminisme
musulman illustre bien la capa-
cité de cette élite à penser l’inno-
vation. Pas étonnant de voir com-
ment les femmes incarnent le
vent du changement et poussent
les musulmans à affronter leurs
insuffisances…
Si la classe dominante préserve
ses privilèges à travers une « poli-
tique de maintien », qui se dé-
ploie implicitement par une sé-
rie de mécanismes de survie, les
musulmanes se sont, par exem-
ple, approprié la question de
l’égalité, n’hésitant pas à ques-
tionner une lecture des textes ju-
gée par les fers de lance du mou-
vement trop patriarcale. Une ré-
volution intracommunautaire,
au forceps, mais qui symbolise la
capacité réformatrice de ces
nouveaux cercles. Une remise en
cause des enjeux de pouvoir
encore inexistante dans l’élite
classique.
L’« élite » dite « musulmane »
regorge de modèles qui n’ont
rien à envier à la crème de la
crème. Encore faut-il un miroir
capable de refléter le réel avec
l’acuité de l’honnêteté. Plus que
les politiques, les dias ont,
alors, un rôle d’avant-garde à
jouer, pour dénicher et mettre en
lumière des parcours ordinaire-
ment héroïques. p
Nadia Henni-Moulaï,
entrepreneuse, est la fonda-
trice du site MeltingBook.
Elle est l’auteure de Portrait
des musulmans de France :
une communauté plurielle
(Fondapol, 52 pages, 3 euros)
Elles sont savantes, mécènes,
souveraines, scientifiques
Orientons les projecteurs vers
ces brillantes figures produites
par le génie de la civilisation
arabo-musulmane
LA DÉVALORISATION
DE L’IMAGE DE « LA
FEMME MUSULMANE »
MÈNE À TERNIR
L’IMAGE QU’ELLE
SE FAIT D’ELLE-MÊME
L’« ÉLITE
MUSULMANE »
INSTILLE UN NOUVEAU
SOUFFLE DANS UNE
SOCIÉTÉ FRANÇAISE
ANKYLOSÉE DANS
SES CERTITUDES
Par HAOUES SENIGUER
Depuis des mois, nous vivons à un
rythme aussi troublant qu’angois-
sant en raison d’attentats comman-
dés par une idéologie mortifère se récla-
mant de l’islam. Cette situation déstabili-
sante pour la collectivité l’est à un triple titre
pour les musulmans de notre pays. D’abord,
les auteurs d’attentats visent indistincte-
ment musulmans et non-musulmans ; en-
suite, les auteurs des crimes sont souvent
français d’origine maghrébine, comme
beaucoup de nos concitoyens ; et enfin ils
ont l’islam en commun.
Longtemps, il était possible, pour les mu-
sulmans français ou de France, d’affirmer,
dans un mécanisme d’autodéfense qui se
comprenait alors, que ces violences ne les
concernaient pas. En un sens, ils avaient rai-
son, car celles-ci se produisaient pour l’es-
sentiel hors de l’Hexagone. Un individu et
plus encore une communauté diversifiée ne
sont en rien comptables des dérives de bre-
bis égarées, car les êtres sont singuliers,
libres et agissent en leur nom propre. C’est
ainsi l’occasion de pointer un paradoxe bien
français : la République est, par principe, laï-
que, en ce sens qu’elle ne reconnaît pas les
communautés, mais des individus à égalité
de droits et de devoirs. Or, force est de cons-
tater que les origines culturelles ou religieu-
ses des personnes sont souvent exhumées
dans un certain discours politique et média-
tique, notamment lorsque des événements
violents vissent, comme si l’on se refusait
à admettre une coresponsabilité bien fran-
çaise dans leur genèse, étant entendu qu’ex-
pliquer n’est jamais justifier.
Par ailleurs, les appels réitérés en direction
des musulmans afin qu’ils prennent posi-
tion contre les agissements de l’organisation
Etat islamique créent un lien insidieux entre
musulmans ordinaires et musulmans vio-
lents. Enfin, c’est postuler pour les fidèles de
l’islam l’existence d’une communauté une
et homogène au sein de laquelle jouerait à
plein une solidarité de type mécanique ;
autrement dit, le tout serait tributaire des ac-
tions de la partie, et la partie engagerait la
responsabilité du tout.
L’EFFORT DOIT ÊTRE COLLECTIF
Toutefois, la mondialisation et le déplace-
ment des violences de leurs foyers habituels
vers la France ont fait péricliter les anciens
cloisonnements, qui rendaient jusqu’alors
tout à fait compréhensible, sans qu’elle soit
pour autant acceptable, une forme d’inertie
ou de silence de la part des musulmans, en
particulier de la part de ceux qui exercent un
magistère religieux, en tant que prédicateurs
par exemple, ou qui s’expriment au nom de
l’islam dans l’espace public au titre de cadre
associatif ou de militant. Le rapport à la vio-
lence n’a été jusqu’à présent qu’effleuré et
donc très peu pensé et débattu par les ac-
teurs du champ islamique français, tant que
celle-ci touchait d’autres contrées. Quel ac-
teur religieux musulman français a pris posi-
tion contre les appels au djihad en Syrie for-
mulés en 2012 par l’Union internationale des
savants musulmans, qui est une référence
théologique pour nombre de sunnites d’ici
et d’ailleurs ? A notre connaissance, aucun.
S’il est bienvenu que des musulmans, à la
mobilité sociale ascendante, prennent posi-
tion contre les actes de terreur commis au
nom de leur foi par de fanatiques « damnés
de la terre », il ne faudrait pas considérer, a
contrario, que les musulmans appartenant
aux classes populaires représenteraient par
excellence les classes dangereuses où se
trouveraient les racines du mal.
L’effort consenti pour conjurer les maux
de notre société doit être collectif. Oui, les
élites religieuses musulmanes ont une res-
ponsabilité dans le type d’islam quelles dis-
pensent ; elles doivent de surcroît cesser de
prétendre au monopole exclusif de la parole
islamique légitime. La politique étrangère
française mérite dêtre interrogée sur ses er-
rements verbalisés, de la même manière que
les non-musulmans doivent aussi faire l’ef-
fort de ne pas associer l’islam à une mise en
cause de la laïcité et du vivre-ensemble. Etre
musulman pratiquant ne doit plus être
source d’opprobre ou de reproche. Extir-
pons-nous au plus vite de la logique du
soupçon et de l’anathème réciproque. p
Ne recréons pas des « classes dangereuses »
La mobilisation des élites
musulmanes ne doit pas se faire
sur le dos des musulmans
issus des milieux populaires,
premières victimes des logiques
de soupçon
Inès Safi, polytechnicienne et physicienne
au CNRS, s’investit dans le dialogue entre
sciences et foi. Elle interviendra au Monde
Festival, lors de la rencontre sur la place
des femmes dans l’islam, samedi 17 sep-
tembre, de 10 heures à 11 h 30 à l’Opéra
Bastille (Studio)
Haoues Seniguer, maître
de conférences en science politique
à Sciences Po Lyon, est chercheur au la-
boratoire Triangle UMR 5206 de Lyon
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