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MERCREDI 17 AOÛT 2016 débats & analyses |15
Valorisons les exemples féminins !
Par INÈS SAFI
AHarvard, je devais sans cesse
expliquer que, oui, j’avais le
droit d’entrer à l’université en
Iran », nous dit Maryam Mir-
zakhani, première femme,
après 52 mathématiciens, à
être récompensée par la médaille Fields
en 2014, et ce depuis sa création en 1936. Cette
professeure de Stanford était passionnée par
la littérature, avant que son grand frère ne dé-
clenche son premier « éblouissement mathé-
matique ». Non seulement Maryam avait le
droit d’aller à l’université, mais les étudiantes
y sont majoritaires, tout comme dans
d’autres pays « arabo-musulmans ».
Un grand nombre de lycéennes ou étu-
diantes dans diverses disciplines finissent
par s’expatrier. J’en connais un certain nom-
bre ayant des responsabilités de premier
plan ou menant des recherches de pointe re-
connues. J’éviterai cependant de les « ran-
ger » dans « l’élite musulmane », deux mots
qu’il serait impossible de définir d’une façon
univoque, à l’abri de toute manipulation ou
essentialisation. D’abord, sans être sociolo-
gue, une élite ne peut se restreindre au suc-
cès professionnel. Relative à un groupe so-
cial, ethnique ou religieux, elle peut aussi se
métamorphoser en une caste jalouse de ses
privilèges, qui impose même sa définition
de l’élite pour assurer sa pérennité. Ensuite,
le terme « musulmane » est mal défini,
d’autant plus que l’islam se déploie et se vit
selon une multiplicité de degrés d’engage-
ment, de tendances, de nuances.
Pourquoi évoquer ces femmes brillantes ?
Indépendamment de leur religion, et du de-
gré de leur foi ou de son absence, elles pro-
viennent d’un univers marqué par la cul-
ture et l’imaginaire de l’islam. En crise,
celui-ci souffre en plus de discours essentia-
listes, que leur exemple est susceptible de
déconstruire. S’adresser à un présupposé
bloc homogène musulman régi par des
« lois » déterministes, telle une misogynie
institutionnelle, c’est aussi prendre le risque
de résonner et raisonner avec les intégris-
mes. Cela nourrit aussi l’amertume, la victi-
misation et des réactions défensives de
ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces
« lois » réductrices. Ce qui élève les murs et
aggrave la méconnaissance mutuelle en en-
fermant chaque « clan » dans ses stéréoty-
pes et ses ressentiments. La dévalorisation
de l’image de « la femme musulmane »
mène, de surcroît, à ternir l’image qu’elle se
fait d’elle-même. Son manque de confiance
en ses potentialités à créer, à construire,
ainsi qu’à aimer et à cultiver l’amour de la
vie, s’en trouve attisé. Les prédictions auto-
réalisatrices contribuent ainsi à l’enfermer
dans un cercle vicieux.
PROMESSE D’ÉCLOSION
En revanche, valoriser des parcours de « réus-
site », c’est se servir de la force de la suggestion
positive afin de briser ce cercle, c’est répandre
les bonnes nouvelles. Cela ne doit en aucun
cas occulter l’oppression d’ordre social, politi-
que et économique, ni des formes d’endoctri-
nement qui font renoncer les femmes à leur
liberté de leur propre gré. Il ne s’agit pas non
plus d’ignorer les embûches le long de par-
cours même brillants ni le plafond de verre
souvent infranchissable. Il s’agit de mobiliser
les exemples individuels et collectifs comme
sources d’inspiration, des porteurs d’espoir,
des moteurs d’émancipation.
La mémoire collective recèle aussi
d’exemples positifs encore méconnus : sa-
vantes, mathématiciennes, mécènes, sou-
veraines. Orientons les projecteurs vers ces
brillantes figures produites par le génie de
la civilisation arabo-musulmane, sans vou-
loir pour autant lui arracher ses pages obs-
cures. Sans lui attribuer une source exclu-
sive, l’amour de la connaissance chez tant
de femmes issues d’un univers « musul-
man », et que j’ai reçu de ma propre mère,
est porteur d’une bonne nouvelle : il survit
sur certains îlots malgré le naufrage sous les
flots. Un amour à l’image de graines de tour-
nesol tombées de fleurs ancestrales, se-
couées alors par les vents du sud et du nord.
Dispersées et enfouies, ces graines atten-
dent d’être arrosées et choyées afin de
s’éclore en fleurs tournées vers le soleil.
Or la confiance en cette promesse d’éclo-
sion se renforcerait en contemplant leurs
fleurs ancestrales, et leur talent à métamor-
phoser leur jardin. Ce jardin s’étant étendu
jusqu’en Occident, la hauteur de nos murs se
réduirait alors par une contemplation parta-
gée. Celle de ces femmes qui ont fait aboutir
l’amour de la connaissance à son terme : la
connaissance de l’amour et de la beauté. Elles
ont déployé leur créativité et leur imaginaire,
et joui de leur liberté de penser, de s’expri-
mer, d’aimer.
Et si nous nous en inspirions, comme s’en
était inspiré l’amour courtois chanté en
prose en Europe ? Oui, ces femmes sont des
étoiles dans le ciel de notre humanité assom-
brie. Elles ont transmis leur savoir de façon li-
vresque ou orale, ainsi qu’à travers leur expé-
rience partagée et les supports de réalisation
spirituelle littéraires et artistiques, partici-
pant à l’essor de la poésie, de la musique, de la
calligraphie, de la tapisserie, des contes et des
sciences. Plusieurs érudits mentionnent
leurs maîtres liés à la gente féminine, se
comptant parfois par dizaines. Le maître
égyptien Dhul Nun rend hommage à Fatima
de Nishapur (IXe s iè c le ) , q ui l ui a a pp r is à
« percevoir dans la nature les chants de
louange à la gloire de Dieu ». Ces femmes
sont encore célébrées dans les innombrables
mausolées qui leur sont dédiés, quoique la
profondeur de leur héritage soit moins ac-
cessible de nos jours.
Or, une belle fenêtre sur cet héritage nous
est ouverte : Les Mille et Une Nuits. A la fois
œuvre universelle qui a imprégné l’imagi-
naire occidental, et expression symbolique
de la spiritualité musulmane, elle offre une
opportunité précieuse de réconciliation.
Shéhérazade y est présentée comme « sa-
vante, perspicace, sage, lettrée », « pleine de
savoir à délivrer », ayant « lu des milliers de li-
vres de divers peuples anciens et même de
peuples disparus », ce qui fait le pilier de sa
beauté. Portant le flambeau de la connais-
sance salvatrice, elle extirpe la violence du
cœur du roi Shahryar. Aux Shahryar moder-
nes manquent des Shéhérazade qui enchan-
teraient leurs nuits, les irradiant par la lu-
mière de leur connaissance de l’amour. p
Des parcours
qui réactualisent
le rêve républicain
Dans une France marquée par l’esprit
colonial, le succès professionnel
des Français issus de l’immigration
est une preuve de bravoure
Par NADIA HENNI-MOULAÏ
L’ heure de l’élite a-t-elle
sonné ? Au moment où le
pays traverse une crise
protéiforme, la question peut pa-
raître impertinente. Si l’élite au
sens du modèle et de l’excellence
joue un rôle-clé dans l’élévation
d’une société, elle brille surtout
par ses « rapports incestueux et
malsains », pour paraphraser
Peter Gumbel, auteur du fameux
Elite Academy (Denöel, 2013).
Dans cet esprit, que penser alors
de l’émergence – réelle ou suppo-
sée – d’une « élite » dite « musul-
mane » ? A rappeler la provenance
historique de ces Français nés de
descendants de colonisés, il s’agit
d’une avancée certaine. Reste que
le concept même d’« élite musul-
mane » soulève des contradic-
tions. D’abord parce qu’il renvoie
aux fantasmes accolés au groupe
religieux auquel il est censé se rat-
tacher. La communauté musul-
mane de France est un mythe,
tant la pluralité des trajectoires et
des cheminements spirituels qui
la traverse saute aux yeux.
Ensuite parce qu’en terre sécula-
risée une élite ne s’envisage pas
en termes religieux mais sociaux.
Finalement, cette « élite » n’est
musulmane qu’à travers le regard
de l’autre, ravivant, si l’on ose, les
résidus d’un vocable colonial en-
foui mais bien présent. Les cités
ont été les incubateurs de ces nou-
velles figures, qu’elles aient mené
des parcours académiques ou
non. La vie en cité vous marque de
manière indélébile. Musulman
ou non. C’est un fait.
CHEMINS DE VIE DIFFÉRENTS
Si la croyance d’« une élite musul-
mane » se répand, il est alors im-
portant d’en élargir les contours à
sa dimension populaire. D’aucuns
voient un point commun entre
Dalil Boubakeur, ex-président du
Conseil français du culte musul-
man (CFCM), issu d’une famille de
notables algériens, assimilé par
l’opinion publique à cette caste
privilégiée musulmane, et un
jeune cadre musulman né dans
une province modeste française.
L’islam étant un dénominateur
commun, vidé de son sens, face à
des chemins de vie différents.
L’« élite musulmane », elle est
donc aussi populaire. Occupant
des positions désormais grati-
fiantes dans la société française,
elle bouleverse la nature même
de la caste modèle, jacobine, blan-
che, héritière ou vieillissante, re-
pliée sur un conservatisme te-
nace. Ces musulmans écrivent un
nouveau chapitre du roman de
l’élitisme à la française. Cette
jeune « caste » symbolise « une gé-
nération spontanée » dont l’école
de la République et ses promesses
d’égalité ont été les points cardi-
naux. Elle puise ses racines, non
pas dans les codes biaisés du pou-
voir et des privilèges, mais dans
les ambitions brandies par la de-
vise républicaine.
« Immunisée » contre les passe-
droits, elle n’a pas reproduit son
élite. Elle l’a produite. Une
nuance de taille qui permet de
mesurer le caractère particulier
de ces Français d’exception. Cette
élite « musulmane » et « popu-
laire » a jailli, de cette population
de l’immigration, à l’ombre de la
République, nourrie de ses va-
leurs, à peine consciente de ce
statut naissant. Aujourd’hui, la
donne a changé. Capable de s’ap-
proprier son image médiatique,
cette nouvelle élite s’autodéter-
mine, rompant avec la fausse
bienveillance venue d’en haut et
assumant la pluralité des voix qui
la composent. A l’heure où mé-
dias et politiques regardent ces
Français issus de l’immigration
avec toute la hauteur d’un regard
paternaliste, eux ont emprunté le
chemin de l’ascension sociale, re-
troussant leurs manches.
Cette capacité à dépasser sa con-
dition, cette élite en a fait l’expé-
rience. Chirurgiens, avocats, en-
trepreneurs, financiers, intellec-
tuels… Ce parcours relève de la
bravoure. S’il est douloureux
voire impensable de l’admettre,
cette « nouvelle élite » représente
ce que la France a engendré de
plus beau ces trente dernières an-
nées. Des héros ordinaires, incar-
nation de la République.
L’« élite musulmane » instille
un nouveau souffle dans une so-
ciété française ankylosée dans ses
certitudes. Preuve de son dyna-
misme débordant, la divergence
qui l’anime. L’affirmation ces
dernières années du féminisme
musulman illustre bien la capa-
cité de cette élite à penser l’inno-
vation. Pas étonnant de voir com-
ment les femmes incarnent le
vent du changement et poussent
les musulmans à affronter leurs
insuffisances…
Si la classe dominante préserve
ses privilèges à travers une « poli-
tique de maintien », qui se dé-
ploie implicitement par une sé-
rie de mécanismes de survie, les
musulmanes se sont, par exem-
ple, approprié la question de
l’égalité, n’hésitant pas à ques-
tionner une lecture des textes ju-
gée par les fers de lance du mou-
vement trop patriarcale. Une ré-
volution intracommunautaire,
au forceps, mais qui symbolise la
capacité réformatrice de ces
nouveaux cercles. Une remise en
cause des enjeux de pouvoir
encore inexistante dans l’élite
classique.
L’« élite » dite « musulmane »
regorge de modèles qui n’ont
rien à envier à la crème de la
crème. Encore faut-il un miroir
capable de refléter le réel avec
l’acuité de l’honnêteté. Plus que
les politiques, les médias ont,
alors, un rôle d’avant-garde à
jouer, pour dénicher et mettre en
lumière des parcours ordinaire-
ment héroïques. p
¶
Nadia Henni-Moulaï,
entrepreneuse, est la fonda-
trice du site MeltingBook.
Elle est l’auteure de Portrait
des musulmans de France :
une communauté plurielle
(Fondapol, 52 pages, 3 euros)
Elles sont savantes, mécènes,
souveraines, scientifiques…
Orientons les projecteurs vers
ces brillantes figures produites
par le génie de la civilisation
arabo-musulmane
LA DÉVALORISATION
DE L’IMAGE DE « LA
FEMME MUSULMANE »
MÈNE À TERNIR
L’IMAGE QU’ELLE
SE FAIT D’ELLE-MÊME
L’« ÉLITE
MUSULMANE »
INSTILLE UN NOUVEAU
SOUFFLE DANS UNE
SOCIÉTÉ FRANÇAISE
ANKYLOSÉE DANS
SES CERTITUDES
Par HAOUES SENIGUER
Depuis des mois, nous vivons à un
rythme aussi troublant qu’angois-
sant en raison d’attentats comman-
dés par une idéologie mortifère se récla-
mant de l’islam. Cette situation déstabili-
sante pour la collectivité l’est à un triple titre
pour les musulmans de notre pays. D’abord,
les auteurs d’attentats visent indistincte-
ment musulmans et non-musulmans ; en-
suite, les auteurs des crimes sont souvent
français d’origine maghrébine, comme
beaucoup de nos concitoyens ; et enfin ils
ont l’islam en commun.
Longtemps, il était possible, pour les mu-
sulmans français ou de France, d’affirmer,
dans un mécanisme d’autodéfense qui se
comprenait alors, que ces violences ne les
concernaient pas. En un sens, ils avaient rai-
son, car celles-ci se produisaient pour l’es-
sentiel hors de l’Hexagone. Un individu et
plus encore une communauté diversifiée ne
sont en rien comptables des dérives de bre-
bis égarées, car les êtres sont singuliers,
libres et agissent en leur nom propre. C’est
ainsi l’occasion de pointer un paradoxe bien
français : la République est, par principe, laï-
que, en ce sens qu’elle ne reconnaît pas les
communautés, mais des individus à égalité
de droits et de devoirs. Or, force est de cons-
tater que les origines culturelles ou religieu-
ses des personnes sont souvent exhumées
dans un certain discours politique et média-
tique, notamment lorsque des événements
violents sévissent, comme si l’on se refusait
à admettre une coresponsabilité bien fran-
çaise dans leur genèse, étant entendu qu’ex-
pliquer n’est jamais justifier.
Par ailleurs, les appels réitérés en direction
des musulmans afin qu’ils prennent posi-
tion contre les agissements de l’organisation
Etat islamique créent un lien insidieux entre
musulmans ordinaires et musulmans vio-
lents. Enfin, c’est postuler pour les fidèles de
l’islam l’existence d’une communauté une
et homogène au sein de laquelle jouerait à
plein une solidarité de type mécanique ;
autrement dit, le tout serait tributaire des ac-
tions de la partie, et la partie engagerait la
responsabilité du tout.
L’EFFORT DOIT ÊTRE COLLECTIF
Toutefois, la mondialisation et le déplace-
ment des violences de leurs foyers habituels
vers la France ont fait péricliter les anciens
cloisonnements, qui rendaient jusqu’alors
tout à fait compréhensible, sans qu’elle soit
pour autant acceptable, une forme d’inertie
ou de silence de la part des musulmans, en
particulier de la part de ceux qui exercent un
magistère religieux, en tant que prédicateurs
par exemple, ou qui s’expriment au nom de
l’islam dans l’espace public au titre de cadre
associatif ou de militant. Le rapport à la vio-
lence n’a été jusqu’à présent qu’effleuré et
donc très peu pensé et débattu par les ac-
teurs du champ islamique français, tant que
celle-ci touchait d’autres contrées. Quel ac-
teur religieux musulman français a pris posi-
tion contre les appels au djihad en Syrie for-
mulés en 2012 par l’Union internationale des
savants musulmans, qui est une référence
théologique pour nombre de sunnites d’ici
et d’ailleurs ? A notre connaissance, aucun.
S’il est bienvenu que des musulmans, à la
mobilité sociale ascendante, prennent posi-
tion contre les actes de terreur commis au
nom de leur foi par de fanatiques « damnés
de la terre », il ne faudrait pas considérer, a
contrario, que les musulmans appartenant
aux classes populaires représenteraient par
excellence les classes dangereuses où se
trouveraient les racines du mal.
L’effort consenti pour conjurer les maux
de notre société doit être collectif. Oui, les
élites religieuses musulmanes ont une res-
ponsabilité dans le type d’islam qu’elles dis-
pensent ; elles doivent de surcroît cesser de
prétendre au monopole exclusif de la parole
islamique légitime. La politique étrangère
française mérite d’être interrogée sur ses er-
rements verbalisés, de la même manière que
les non-musulmans doivent aussi faire l’ef-
fort de ne pas associer l’islam à une mise en
cause de la laïcité et du vivre-ensemble. Etre
musulman pratiquant ne doit plus être
source d’opprobre ou de reproche. Extir-
pons-nous au plus vite de la logique du
soupçon et de l’anathème réciproque. p
Ne recréons pas des « classes dangereuses »
La mobilisation des élites
musulmanes ne doit pas se faire
sur le dos des musulmans
issus des milieux populaires,
premières victimes des logiques
de soupçon
¶
Inès Safi, polytechnicienne et physicienne
au CNRS, s’investit dans le dialogue entre
sciences et foi. Elle interviendra au Monde
Festival, lors de la rencontre sur la place
des femmes dans l’islam, samedi 17 sep-
tembre, de 10 heures à 11 h 30 à l’Opéra
Bastille (Studio)
¶
Haoues Seniguer, maître
de conférences en science politique
à Sciences Po Lyon, est chercheur au la-
boratoire Triangle UMR 5206 de Lyon