PIERRE VIRET ET LA DIFFUSION DE LA RÉFORME
Linfluence de Viret sur les théories calvinistes de la résistance doit
encore être explorée de manière complète, mais les théoriciens plus
tardiß, tels que Théodore de Bàe et Philippe Duplessis-Mornay,
ont ceftainement une dette envers lui.
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PIERRE VIRET ET L''ISLAM
KARINE CROUSAZ (UNIVERSITÉ OE UUSRITIruE)
uelles connaissances Pierre Viret a-t-il de l'islam, et par
quelles sources ? Comment perçoit-il cette religion et la
progression fulgurante de l'Empire ottoman? Un chrétien
peut-il, selon lui, lire le Coran? Voici quelques-unes des questions
auxquelles cette contribution cherche à apporter des réponses. Ces
thèrnes ont été bien étudiés en ce qui concerne Luther et les réfor-
mateurs de Suisse alémanique, mais peu, voire pas du tout, en rela-
tion avec les réformateurs de langue française1.
Aux XV' et XVI. siècles, l'Empire ortoman remporte des vic-
toires décisives en terres chrédennes. La date clé de 1453 rr:rarque
la prise de Constantinople par le sultan Mehmed II, qui entraîne la
chute de I'Ernpire romain d'Orient. Mehrned II a ensuite tenté de
s'emparer égalernent de Rome: ses troupes ont pris pied sur la
Péninsule italienne en 1480, mais il est empêché par la mort de
poursuivre cette entreprise. IJEurope centrale est elle aussi rnise
sous pression, en particulier dès les années vingt du XVI' siècle.
Belgrade est prise par les Turcs en 752l,la bataille de Mohács voit
Ies troupes hongroises totalement défaites en 1526 et, à I'autornne
1529, les Turcs assiègent Vienne. Cette ville étant considérée
cornme la porte de I'Europe de I'Ouest, un mouvement de panique
l. Je remercie vivement Jan Loop (du'W'arburg Institute à Londres) pour ses précieux
conseils bibliographiques et pour les discussions passionnantes que nous avons eues à Lon-
dres lors de Ia préparation cette contribudon. Je remercie égdement Alastair Hamilton
(\Øarburg Institute), dont la conférence intitulée "Le Cora¡ en Êurope, XW"-XWI" sièclesn,
tenue en décemb¡e 2010 à I'Institut d'histoire de la Réformation del'lJniversité de Genève,
m'a donné l'idée de travailler sur ce thème- lles ouvrages de littérature secondaì¡e qui se sont
révélés particuliè¡ernent utiles pour cet article: Victor Segeswary, L'islam et la^Réforme: étudr
sur l'aninde des réformateurs zurichois enuers lislam (1510-1550), Lausmne: IJlige d'Homme,
1977 ; Adam S. Francisco, Marrin Luther and Islam: a Study in Sixtemth-Century Polernics and
Apologetics,Leiden:Brill,2OO7;FlartmutBobzin, DerKorànimZeiølterderRefomation:Stu-
dien zur Frühgeschichte der Arabistiþ und Ishmþunde in Europa, Bei¡out: Orient-Institut de¡
Deutschen Morgenländischen Gesellschaft/Stutrgart : F. Steiner, 1995.
PIERRE VIRET ET LA DIFFUSION DE LA RÉFORME
gagne alors I'Allemâgne, d'autant plus que des cavaliers ottomans
ont réussi, avant la levée du siège de Vienne, à pénétrer jusqu'en
Bohême et en Bavièrez. Le sultan Soliman, surnommé le Magni-
fique, rernporte également des victoires éclatantes en Méditerranée ,
au point qu un historien a pu résumer ainsi le résultat des affronte-
ments entre chrétiens et Turcs durant la première moitié drr
XVI[' siècle: nl-a ba]ance est nettement en faveur des Turcs:
conquêtes en Flongrie, recul des Vénitiens en Grèce et des Espagnols
en Afrique, maîtrise de la mer assurée à la flotte ottomane [...]. L:
plus puissant souverain du temps n'est pas Charles Quint, mais Soli-
man le Magnifique.r3
La crainte d'une conquête flrrque de l'Occident perdurera, ave,:
des intensités variables, tout au long de la vie de Viret et de nombreu:<
passâges de ses ouvrages s'en font l'écho. Vireit se désole notarnment
que la chrédenté ait été réduite à une si petite r;urface par les avancées
musulmanes, alors que du temps des Pères de l'Eglise Augustin ec
Jérôme, elle recouvrait une bonne partie de liA,frique, de I'Europe ec
de l'Asiea. Tout comrne Luther, Viret perçoit les succès militaires
turcs comme un châtiment divin pour l'Europe occidentale, châ-
timent dont la menace devrait pousser les chrétiens à la prière, :i
l'amélioration de leur comportement et au rétablissement d'un front
religieux uni. Par la bouche du personnage Tobie, Viret déplore, dan;
les Dialogues du Désordre, que face à la menace turque, la réaction de;
chrétiens, tant catholiques que protestants, soit cependant tout autr,:
et quils ne pensent qu'à s'entre-déchirer:
2. Cf. Adam S. Francisco, op. cit, pp. 35-36.
3. Henri Lapeyre, Les monarchies européennes da XW" siècle: les relations intemationale:,
Paris: PUR 1967 , cité in Victor Segesvary, op. cit., p. 24.
4. PierreYiret, Dialogues du désordre qui est à present aa monde, et des c¿uses d'icel4t, et d,t
Tnolerz Pour ! remedier, Genève: [fean Girard], 1545, pp. 18t-191: uNe nous devroit pas
rompre le cueur, quand nous voyons Mahomet ce faux Prophete, puant et detestable, pai s r
faulse doctrine avoir ainsi dest¡uict les labeurs et edifices des Apostres et disciples deJesu;
Christ, pour regner au lieu de luy? Comment povons nous voir sans larmes, le Royaume d,:
Jesus Christ restrainct en un si petit anglet et en un si petit coing de terre, et son adversai¡:
occuper presque tout le monde, et triompher au grand desh,¡nneur et blaspheme deJesu;
Roy des Roys ? [. . .] Car quelle comparaison y a-il entre nous et les Turcz ? soit en la multi.
tude des hommes, ou en la grandeur des terres et pays, ou e;n I'abondance des richesses er
voluptez? Nous voyons devant noz yer:x blasphemerJesus Christ vilainement tous les jours,
et la Chrestienté diminue¡. [...] - Theophraste: Ce qui tu dis nous devroit encore bierr
mieu percer le cueur, si nous faisions comparaison de la Ch¡estienté qui a esté, avec cell:
qui est à present [...] sainct Augustin â encore escrit, que la Religion Chrestienne estoic
receue pa¡ toutes les puties de la re¡re habitable. A quoy s'acco¡de aussi ce que sainct FIie'
rome et sainct Gregoire se resjouyssoyent, de ce que route I'Asie et l'AlÊique croyoit de.leur
temps en Jesus Christ. - Tobie: Or considerons combien la Ch¡estienté est diminué,:
depuis, qui à peine peut ¡etenir un petit anglet de terre en Europe.o
t
ì
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PIERRE VIRET ET TISLAM
Quel remede cherchons nous contre ces g¡ans mar¡x? sont les
prieres que nous faisons à Dieu, pour la delivrance de son povre
peuple, et la conservation de son Eglise? Quel amendement de vie
y a-il? Quelle paix et quelle concorde, pour provoquer Dieu à
pitié et misericorde envers nous [...] ? Nous qui deussions secourir
I'Eglise nostre mere, en ses grandes tribulations, et avoir pitié de
noz povres freres, qui tous les jours sont assailliz, ttJez, ou menez
en captivité, ne troublons nous pas plus la Chrestienté par noz
divisions, sectes, heresies, schismes et scandales, que ceux qui
manifesternent se declairent ennemiz de nostre Foy? Quelle
guerre povoit estre plus cruelle en I'Eglise de Dieu? [...] Les Pre-
latz et gens d'Église empirent plustost leur vie, que de I'amender.
Il leur semble qu ilz s'acquittent bien de leur office, et qu ilz
soyent bons pilliers de saincte mere Eglise, pourveu qu'ilz
condamnent ceux quon appelle Lutheriens, porrr heretiques:
qu ilz les persecutent par rner et par terre, par glaives, fer¡x et
fagotz. [...] D. I'autre costé les Lutheriens condamnent le Pape et
tous les siens, pour apostatz et vrais Antechristz, et ne cessent de
prescher, d'escrire, et crier les uns contre les autres. Dieu sait de
quelles couleurs ilz se peignent les uns les autres. [...] Brief, si je
vouloye raconter toutes les sectes qui sont en la Chrestienté; tant
d'une part que d'autre, et les diffames que les uns baillent aur
autres, il n y auroit jamais fin.5
Les conflits opposant les chrétiens sont si violents et meurtriers
que le réforrnateur affirme que les Turcs ne représentent pas un
danger aussi grand pour les chrétiens que les chrétiens eux-mêmes:
Les Turcz, noz naturelz et roortelz ennemiz, ne sont point si dan-
gerer¡x, et ne traictent pas tant cruellement les Chrestiens, que
nous nous traictons les uns les autres. Car nous nous declairons
vrais Turcz les uns contre les autres, non pas Chrestiens.6
De fait, à aucun rnornent Viret riappelle à un combat armé
contre les Turcs ou à une croisade pour récupérer les lieux saints.
5. Pierre Yiret, Dialogues du désordre, op. cit., pp. 191-193. Pour la nécessité d'amen-
dement_du comportement chez Luther, cf. Adam S, Fræcisco, op..cit., pp. 67-68. Cf. éga-
lemenr Victor Segesvary, op. cit., pp. 141-142, pour des idées similaires chez les rétormateurs
zurìchois-
6. Pierre Yìrer, Dialogues du désordre, op. cit., p. 169.
PIERRE VIRET ET LA DIFFUSION DE LA RÉFORME
De manière provocatrice, il aÍfirme même que c'est une bonne
chose que Jérusalem ne soit plus accessible aux chrétiens:
Je ne doute point aussi que [...] Dieu nait mis Jerusalem tota-
lement en la puissance des Turcz, et toute la terre saincte, pour les
[= les hommes] destourner d'y aller plus c[h]ercher Jesus Christ,
le Vivant entre les mortz, et s'amuser apres ces vieilles ruines,
entre lesquelles il est bien difficile de pouvoir cognoistre où. Jeru-
salem a esté jadis edifiée. t...] il ne faut plus que nous allions
c[h]ercher Jesus Christ parmy ces ruines entre les Turcz et les
ennemiz de nostre religion: mais le nous faut aller c[h]ercher au
ciel oùr il est, à la dextre de Dieu son Pere. Car il est ressusciré, et
son corps ne repose plus là.7
Il ny a aucun doute que l'avancée des troupes turques au
XVI'siècle a aiguisé la curiosité des savants européens, norarnmenr
des réformateurs, pour I'islam. Jusqu en l543,le meilleur outil pour
connaître le contenu de la religion musulmane, le Coran, restait
pourtant peu accessible en Occident. Plusieurs traductions latines
du Coran avaient certes été réalisées durant le Moyen Âg.t, mais les
savants intéressés avaient souvent de la peine à s'en procurer un
exemplaire: en témoigne Luther qui a mis des années avanr de pou-
voir trouver, en 1542, un manuscrit complet du Coran en latine.
Au début des années I54O, Théodore Bibliander, successeur de
Zwingli comrne professeur d'Ancien Testament à Zurich er pas-
sionné par l'étude des langues orientales et de l'islam, a décidé de
mettre une traduction latine du Coran à disposition d'un plus
large public. Ne maîtrisant pas suffisamment la langue arabe pour
entreprendre lui-même une traduction du Coran, Bibliander se
contente de retoucher légèrement la traduction médiévale ayant le
plus circulé, celle de Robert de Ketton, réalisée au milieu du
XIIe siècle à la dernande de l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable10.
7. PierreYiret,Delasourceetdekdffirenceetconuenancedekuieilleetnouuelleidoknie;
et des urayes et fausses images et reliques, et di seul et aray Médiateur, Genève: Jean Girard, 155 1 ,
p.224.
' 8. Su¡ les traductions latines médiévales du Coran, cf. Thomas E. Burman, Reading the
Qurãn in Latin Christendnm, 114O-156O, Philadelphie: IJniversiry of Pennsfvania Pîess,
2007.
9. Adam S. Francisco, op. cit, pp. 97-98 ; Harrmut Bobzin, op. cit., pp. 14, 20-22, 37 -38.
10. Il s'agit en fait plus d'une þaraphrase que d'une traduétion litiérale. Cf. Adam S.
Francisco, op. cit., pp. 11-72; Hartmut Bobzin, op- cit., pp. 47, 52-55 ; er plus généralement
l'ouvrage de Thomas E. Burman, op. cit.
a2 oa
AIlié de Bibliander pour cette entreprise, I'irnprimeur bâlois
Iohannes Oporinus commence à imprimer le texte du Coran en
-1542, sans demander l'autorisation préalable au Conseil de la ville.
Or, le Coran n'est pas un texte comme un autre. À gâ1. même; en
1536,I'imprimeur Heinrich Petri avait sollicité en vain l'autorisa-
tion de publier une traduction latine du Coranll. Durant l'été
1542, lorsque les autorités bâloises ont venr de I'imprêssion en
cours chez Oporinus, elles confisquent les feuilles déjà réalisées et
jetrent l'imprimeur en prison. I-es cheß de file du protestantisme
de langue allemande se mobi.lisent alors et volent arl secours
d'Oporinus: Bucer et Luther écrivent chacun aux autorités de Bâle
pour qu elles autorisent la parution du Coran. Largument phare
employé peut être résumé à cette idée: il est indispensable de
conrraltre les écrits de l'ennemii pour le combattrerz. La pression
fait son effet: les autorités de Bâle changent d'opinion et Coran
est mis sur le marché en 154313.
Viret ne semble pas s'êüe exprimé directement sur cerre affaire
qui a fait grand bruit et dont il a certainemenr éré informéla. Toute-
fois, la question de savoir s'il est licite ou non pour un chrétien de
lire le Coran est abordée en 1544 dans les Disputations chretiennes.
Le personnage de Théophraste se propose, dans sa démonstrarion en
faveur de la Réforme protestante, de lire une partie du canon de la
messe. Flilaire, l'un des autres pnotagonistes, se montre üès surpris:
- Hilaire: Et toy commenr l'oses-ru recirer [= le canon de la
messe] ? Car tu sais bien qrr'il est defendu soubz peine d'excom-
munication, à tous ceux qui ne sont prestres, de lire le canon, et
de le reciter.
- Theophile: Aussi est bien l'Alcoran de Mahornet, soubz peine
de mort: mais je ne laisseroye pas de le lire pourtant, si je l'avoye.
Car je me fonde dessus sainct Paul, qui dit: uEsprouvez roures
choses, et tenez ce qui est bon. r 15
I I . Victor Segesvary op. cit., p. 16l .
12. Adam S. Francisco, op. cit., pp. 106-107-
13. Sous le titre Machumetis Sanàcenoruru principis uita ac doctrina omnis, quae et Ismaheli-
tarurn lex, et Ahoranum dicinr [...J, Théodore-Bibliãnder (éd.), [Bâle] : [Joha-nnes Oporin et
Nikolaus Bry-lingcrJ, t!5431, 3 t. en I vol. Su¡ cerre publication, outre Victor S.-æ*"ty,
op. ci1, pp. 161-199, cf. Flartmut Bobzin, op. cit., pp. 159-275.
14. Oporinus a écrit le I0 novembre i542 ine lettre à Caìvin pour lui raconrer ses
déboires ielatifs à I'impression du Coran er renrer d'emÞrunrer de l'a¡Âent par son intermé-
diaire: Ioannis Caluini'opera qua tupersunî onnia 1...1, Brunswick: Schrietscfrke, 1863-f 900,
t. I l, lettre N" 435. Il est dònc plus que probable que cette affai¡e ait été connue des réfor-
mateurs résidant sur les bords du lac Lémãn.
PIERRE VIRET ET TISLAM
PIERRE VIRET ET LA DIFFUSION DE LA RÉFORME
Le lien réalisé ici par Viret entre ce passage de la première Épître
de Paul aux Thessaloniciens et la possibilité de lire tous types d'ou-
vrages pour les examiner par soi-même est suffisamment remar-
quable, dans un contexte général de renforcement de la censure,
pour être souligné. P¡is comme exemple extrême par Viret, cette
mention du Coran signale que tout texte, y compris le texte sacré
d'une religion concurrente, peut comprendre de bonnes choses et
que le chrétien a le droit de les y chercher, en mettant ce texte à
l'épreuve. La lecture du Coran rt'est pas mentionnée ici dans le but
de mieux connaltre ul'ennemio pour mieux le combattre (la posi-
tion officielle de Luther et de Bullinger lorsqu'il s'agissait de
convaincre les autorités civiles de permettre la diffirsion du Coran),
mais dans l'idée de connaltre ce qui peut s'y tr,ouver de bon.
Si nous avons rappelé ici I'aventure de l'impression du Coran
par le duo Bibliander-Oporinus, c'était nôn seulement pour abor-
der la question de l'autorisation ou de I'interdiction du Coran en
Occident, mais aussi parce que le volume publié à Bâle en 1543
offre, en plus de la traduction latine du Coran, un recueil de divers
ouvrages traitant de, I'islam, composés au Moyen Âge et à la
Renaissance. Ce recdêil de Bibliander comprend donc les princi-
pales sources livresques sur l'islam accessibles à un savant du
XVI' siècle tel que Viret. Il contient notamrrrent la Cribatio AIco-
rani de Nicolas de Cues et deux ouvrages très appréciés par Luther
dont on peut retrouver des traces dans les textes de Viret: le Contra
legern Sarracenorum, corrrposé vers 1300 par le dominicain floren-
tiã Riccoido da Monte Croce 16, et le Traité sur les mættrs, les cou-
tumes et la perfidie des Tarcs par Georges de F{ongrie, un religieux
ayarrt passé plus de vingt ans comme esclave en Turquie au milieu
du XV'siècle17.
15. (Note de la p. 83.) Pierre Yiret, Disputations chrestiennes en maniere d¿ d¿uiz: diaisées
par dialogues, Genève: Jean Gira¡d, 1544,3 vol., vol. 1, p.274. La référence à Paul est notée
en marge de ce passage: I Thess. 5. Nous ¡iavons pas trouvé de sources confirmant cette
idée que la lectu¡e du Co¡an était passible de la peine de mo¡t au début du XVI" siècle.
16. Texte édité par Jean-Marie Mérigoux dans les Memorie Domenicane, 17, 1986,
pp. 6O-L44: traducdon icalienne: Riccoldo da Montecroce, f Saraceni: contra legem Sarrace-
norum, Giwseppe Rizzardi (trad.), Florence: Na¡dini, 1992.Yiret décrit une division ch¡o-
nologique tripartite de l'è¡e chrétienne qui présente des similitudes avec celle qui se lit en
ouverture du Contra legem Sarracenoram de Rjccoldo da Monte Croce- Au premier temps,
celui de la persécution par les tyrans, et au deuxième, la persécution par les hérésies, a suc-
cédé, selon Virer, celui des persécuteurs qui associenr le glaive temporel et le glaive spirituel,
alliant les caractéristiques du premier et du deuxième temps. Pour-Viret, ce tioisièmè temps
correspond à la persécution par Mahomet en Orient et par le pape en Occident (Dialogues
du désordre, op. cit., notamment pp. 817-818). Selon Riccoldo cla Monte Croce, le t¡oisième
temps est celui des nfaux frèreso.
84 85
II rÌy a pas de doute que Viret a eu accès à ce recueil de Biblian-
der qui a bénéficié d'un très large succès en territoires protestants
au XVI. siècle. IJn exemplaire de sa deuxièrne édition, légèrement
a$gmentée, publiée ën 1550 se trouve d'ailleurs à la bibliothèque
de I'Académie de Lausanne à laquelle Viret avait accès 18. Le réfor-
rnateur a également employé l'ouvrage intitulé De Turcarum rnori-
bus eltitorne de Bartholomaeus Georgievicz (ca. l5}6-1566)te.
Viret cite explicitement ce texte comme source pour la connais-
sance des omæurs et façonso des Turcs dans les marges du De la
uraie etfausse religion (1560)20.
LA NAISSANCE DE L'ISLAM
Comment Viret analyse-t-il la naissance de l'islam ? Considère-r-il
cette dernière comme une nouvelle religion ou comme une hérésie
issue du christianisme ?
Au"début du MII" siècle, le Père de l'É,glise Jean Damascène
place I'islam comme la centième hérésie chrétienne dans son
ouvrage intitulé Ie Liure des bérésieszl. Depuis lors, er jusqu'à la
Renaiãsance, c'est ä. ...t. manière qu. l.s théologiens'chiétiens
ont généralement compris la relation entre l'islam er le christia-
nisme. C'est d'ailleurs le cas de Théodore Bibliander qui, dans
l'Altologie placée en ouyerture de sa publication du Coran, décrit
17. (Note de la p. 84.) La première édition latine de ce rexre a été imprimée à Rome en
t48!. þe édition cridque accompagnée d'une t¡aduction allemande a été publiée en
1993 : Georgius de Hungaria, Tractatus d¿ moribus, condictionibus et nequicia turcorum = 7U¿þ-
tat über die Sitæn, die Lchensuerhäbnissc und die Arslist der Türþen, Reiáhard Klockow (éd. et
trad.), Cologne [etc.]: Böhlau, 1993. Sur..t. B*., le traité a été ¡écemment tradiit en
fragç1is: Georges de Hongrie, Des Turcs: traité sur les mæurs, Ies coutumes et la perfdie des Tares,
Joel Schnapg- (trad.), Toulouse: Anacha¡sis, 2OO3. Su¡ le ¡écit de Georges-dé Hongrie, cf
également Albrecht Classen, <The'W'orld of the Tir¡ks Desc¡ibed by an Èye-\Øittt.""i G.ot-
gius de HungariatDialectical Discourse on the Foreign \7orld of the óttoman Empireo,
Joarnal of Eørþ Modcrn History, 7, 2OO3, pp. 257-279.
IB. Machumetis Saracenontm principis, eiusque successorum uitae, doctrina, ac ipse Alcoran [...],
Théod_ore Bibliander (éd.), tBâlel: fohannå Oporinusl, 1550,3 t. en 1 vó1., L.r.-pì"ii.
ayant fait partie de la bibliothèque de I'Académiè de Lausanne esr conservé auiourd'húi à la
bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne sous la core 2G 294. Le sceau à I'ours
bernois placé sur la ¡eliure et un ex-libris manuscrit et permetrenr de savoir que cet exem-
plaìre appartenait au fonds initial de la Bibliotièque acaäémique lausannoise, iemortant au
milieu du XVI" siècle.
1 9. Ba¡tholomaeus Georgievicz (ou Georgeviz), De Turcamm mori bus epitome, Lyon : Jean
deTou¡nes,1558.
. 20. Pierre Viret, De k uray etþusse religion [. ..J, fGenève] : Jean River¡ 1 560, pp. 448 et
450.
21. Jean Damascène, Écrits sur I'islam, Raymond Le Coz (éd. et trad.) Pa¡is: Éditions du
Cerf, 1992, pp. 21 1-227.
PIERRE VIRET ET L'ISLAM
PIERRE VIRET ET LA DIFFUSION DE LA RÉFORME
toutes les hérésies chrétiennes présentant des similitudes avec
I'islam 22.
Quelques rares fois, Viret suit lui-aussi cette interprétation.
Dans le De la uraie et fau.sse religion, il présente ainsi Mahomet
comme un ancien chrétien23 et dans la préface des Actes des urais
successeurs de Jesus Christ (7554), il affirme que les musulmans sont
des apostats de l'ancienne É,glise chrétienne, au même titre que les
n papistes o 24.
Le plus souvent, Viret décrit toutefois l'islam comme une reli-
gion nouvelle, composée volontairement par Mahomet à partir
d'éléments tirés du judaTsme, du christianisme, du paganisme et
d'autres éléments de son invention. Viret compare l'islam à un
patchwork, dans son langage uune loy et religion ramassee et com-
posee de toutes ces pieces cousues ensembleu25 ott encore à un
potage composé de plusieurs seuces auquel du poison aurait été
qouté.26. Viret relate que Mahomet aurait eu trois maîtres: deux
chrétiens hérétiques (l'Arien Sergius et le Nestorien Jean) et un juif
nthalmudisteo, desquels il aurait tiré une partie des préceptes de
l'islam27.
22. Théodore Bibliander, nApologia pro editione Alcoranio, in Machametis Saracenorum
principis, op. cit.,155O, t. l, c3"-p6', traduction française: Théodore Bibliander, Le Coran à
la Renaissance: plaidoyer pour une traducîion, Henri Lamarque (introd., t¡ad. er notes), Tou-
louse: Presses universitaires du Mi¡ail, 2OO7. Potlr la catégorisation de I'islam comme r¡rre
hérésie par Bibliander, cf. en particulier les pp. 62-68 et76-92.
23. PieneYiret, De k wø1te etfaasse religion, op. cit, pp. 450-451: nCar ils [= les musul-
malsJ ne font point de difûculté, de confesser que Jesus Christ soit nay d'une vierge, et que
la vierge Marie I'ait conceu et enfanté, demeurant tousjours vierge, pourtant que Mahumet
le confesse ouvertement en son Alcoran, qui est leur loy. Car pource qu'il a esté Chrestien,
et qu'il a apris cela des sainctes Esc¡itu¡es, il ne I'a osé nier. Et ce riest pas de merveille, si
Mahumet gui a quelque fois esté instruit en la religìon Chrestienne, et qui en a beaucoup
emprunté de pieces, pour bastir et mieus colorer sa fausse religion [. . .]. o
24 . Pierre Yiret, Des aaes des arais successeurs dz Jesus Cltrist et de ses apostres, et dcs apostats de
lEglise papale 1. . ./, Genève: Jean Girard, 1554, f. A IV'-": n Car qui sont les Juiß il'aujour-
d'hu¡ sinon des apostats de l'ancienne Eglise d'Israel ? Et les Türcs semblablement qui sont
ils, sinon des apostats de I'ancienne Eglise Chrestienne, su)¡vans la doctrine de Mahumet,
leur prophete, qúi en est issu, comme les Papistes suivent la doctrine et les traditions du
Pape, qui est aussi issu de la mesme Eglise, au lieu de suivre la docuine deJesus Ch¡ist?u
25. Pierre Vi¡et, L'Interinfaitpar dialogues, Lyon: [Claude Senneron], 1565, p.32.
26. PierreYirer, Disputations chrestiennes, op. cit., vol. 2, pp. 47-48: u [...] Mahomet, qui
n'a suivy entierement, ne celle [= la loij des Juifz, ne celle des Payens, ne celle des Chrés-
tiens: mais en a composé une, prenant de toutes icelles ensemble ce qu'il luy a pleu, et en a
faict un potage, meslé de toutes saulses, et corrompu de toutes poisons, qui gastent telle-
ment tout ce qu'y pouvoit estre de bon, qu il n'y est rien demouré, que le pur venin de
toutes erreurs et heresies. o
27 - PterreYiret, L'Interim, op. cit., pp. 37-38. Pou:. une étude actuelle du contexte histo-
rique, littéraire et théologique de la naissance de l'islam, cf. les travaux d'Angelika Neu-
wirth, notamment: Der Koran ak Text der Spätantihe: ein ruropäischer Zugang, Berlin: Verlag
der'lTeltreligionen, 2010 et Angelika Neuwirth et al. (éds), The Qur'ãn7n iontext: Historical
and Literary Inuestigations into the Qur'ãnic Milieu, Leyde: Brill, 2010.
87
Le réforrnateur e>(pose divers facteurs qui, selon lui, ont permis à la
religion musulmane de bien s'établir. Outre I'attractivité de son mes-
sage composite sur les persónnes faisar¡t partie des différentes reli-
gions préo(istantes, des circonstances culturelles et politiques auraient
ioué un rôle important. Au mornent de la naissance de I'islam, les
'bonor, /zttres etatent presque déuuites et I'ignorance généralisée aurait
également favorisé la réception de cette nouvelle religion28. De plus,
des divisions interns secouaient le pouvoir temporel de l'Ernpire
ainsi que les différentes religions, et ces divisions affaiblissaient les
capacites de résistance face à cette nouvelle religion, Pour soutenir
celle-ci, Mahomet riaurait pas hésité à joindre le glaive temporel au
gluve spirituel et il I'aurait entourée, selon Viret, de quatre ,.forte-
resses>, interdisant aux musulmans de discuter de religion avec des
personnes voulant critiquer I'islam2e. Dans le premier ouvrage viré-
tien Mahomet est mentionné, le De k difermce qui est entre les
saperstitions et idola*ies 1../ purblié en 1542, soit un an avafrt le
recueil de Bibliander, Viret rapporte que Mahomet aurait interdit aux
ecclésiastiques de révéler le conte¡ru du Coran aux lalques, et défendu
à quiconque nétait pas <prêtre" de débatffe de religion. Ceme
manière de procéder est mise en ¡rarallèle par Viret avec les chuchote-
ments des prêtres catholiques au moment de la messe et avec leur
usage du latin, langage incompréhensible pour le peuple, et opposée
au commandement du Christ de diffirser la doctrine évangélique le
plus largement possible3o.
PIERRE VIRET ET L'ISLAM
28. Ibi¿., pp. 32-34. La mêrne idée est développée dans l'þologia de lfhéodore Biblian-
der, Le Coran à la Renaissance, o1t. cit , p. 104"
29. PierreYiret, LTnterint, op. cit., p.37: "- Tite. Qui sont ces fo¡teresses? - David. La
premiere est, qu'il commande qu'on tue tous ceux qui contrediront à son Alcoran, et qu'on
mefte en servitude ceux qui ne voud¡ont suyvre sa religion. I-a seconde, qu il defend d'en dis-
puter âvec ceux qui sont d'autre secte et religion, afin gu'on ne descouvre la lourde ignorance,
èt les gros et lou¡s erreu¡s et abus qui y soni La troisieme, qu il defend de croire à pðint d'au-
tres qu'à ceux de sa secte et religion. La quatrieme, que les siens se separent totalernent des
autres, et qu'ils leur disent pour toute raison: Vi en ta lo¡ et rne laisse vivre en la mienne. Cela
vaut âutant coÍrne s'il disoit: Cornbatez par opiniastreté et obstination pour maintenir vosre
loy et religion, et rioyez raison quelconquè, ne èhose qu'on vous puisse piopose.r au contrai¡e.,
30. [Pierre Viret], Dr k difermce qui eil enne lzs superstitions et ìdnhtries des anciens genilz ø
payens, a hs enettn et abus qui sont etttre ieux qui shppelltnt chrestiens; et dz k uraye møniere dhonnorer
Dieu, la Wrge Marie, a lzs Sainctz, [Genève]: [Jean Girard], 1542, F. R4'": nMahomer defend
soubz peine de la vie, que nul ne soit si osé ne si hard¡ de parler ne de disputer de sa loy, fors
que ses prestres et religierx, commis et deputez à cela. Et le Pape pareillement, soubz peine d'*-
communicarion, defend et interdict, de li¡e le ca¡ron de la messe, et les parolles sacrmentales, à
autre qu'à ses prestres et moynes, auxquelz encore e$ comrnandé, de les reciter si bas, que nul
en puisse entendre un seul mot.n Cf égalem.ent ibi¿., F. 52'-53'. Au XfV" siède,'Vi'ycliffavait
été le prernier à indiquer ce parallèle supposé enue ecclésiastiques musulmans et catholiqua
voulant exclure les l¿'cs de la discrxsion de certains dogmes religieux. CC Victor Segesvary, op.
cit., pp. 55-57 . Nous ignorons si Vi¡et s'est inspiré directement de '$7ycliff pour cette idée.
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