www.bourguiba.com 2ème anniversaire de la mort de Bourguiba Bourguiba et l'Islam Le rapport de Bourguiba à l'Islam est sans doute l'un des aspects les plus controversés de sa pensée et de son œuvre. Les raisons en sont évidentes, d'une part, le caractère particulier et très sensible de la question et d'autre part les positions prises par Bourguiba face à la question religieuse. Ces positions, qui lui ont valu l'approbation et l'adhésion de nombreux Tunisiens, mais aussi l'hostilité durable et profonde d'autres. Certains ont vu en lui un homme qui a libéré l'Islam, alors que pour d'autres, ce fut un laïc, voire un athée qui a déformé la religion et a tenté de détruire ses fondements. Le débat est encore d'actualité. Habib Bourguiba fut avant tout un homme politique, dans la mesure où la finalité de toute son action était d'ordre politique et il a toujours su mettre de son côté les éléments susceptibles de faire avancer sa cause et de renverser les rapports de force en sa faveur. Il a également toujours tenu à ce que son action tienne compte des contraintes, des réalités politiques, sociales et culturelles et c'est sans doute pour cela qu'il n'a jamais pris de positions dogmatiques, imperméables aux influences de l'évolution des hommes et des idées et cette option fondamentales a largement déterminé son rapport à l'Islam. Bourguiba a vécu sa jeunesse et la période de sa formation politique et idéologique dans un environnement marqué par la position conquérante et hégémonique du modèle occidental et des valeurs qui le fondent, et également par le recul de l'Islam sur les plans de la réflexion et de l'innovation, la fin du Califat et l'Etat de dépendance et de soumission dans lequel se trouvaient la plupart des pays musulmans. Ces deux données ont profondément déterminé l'évolution de la pensée de Bourguiba. L'Occident sera toujours pour lui le modèle qu'il faut rattraper en assumant ses valeurs et les moyens qui lui ont permis de progresser. Il sera d'autre part convaincu de la nécessité de réformer l'Islam pour le libérer des carcans de l'immobilisme et en faire un facteur de progrès. Il savait aussi que dans le cadre de la lutte pour la libération nationale, qui était pour lui, et de loin, l'objectif prioritaire, l'Islam pouvait être un puissant facteur de mobilisation du peuple et c'est pour cela que dans tous ses discours, il faisait référence à l'Islam, associant la libération de la Tunisie à une libération de la terre d'Islam de la colonisation étrangère et il a fixé parmi les objectifs du futur état indépendant la réhabilitation de la religion en tant que facteur de progrès. Toutefois et pour des raisons tactiques évidentes, ses prises de positions politiques ne correspondaient pas toujours à ses convictions, comme ce fut le cas lorsqu'il prit la défense du port du hijab dans les années 30, parce qu'il croyait que c'était là une défense de la personnalité nationale et qu'il y avait des tâches plus prioritaires à accomplir. On a souvent comparé Bourguiba à Ataturk, donnant au Turc le "beau rôle" et présentant Bourguiba comme un simple imitateur. Il s'agit là d'une vision réductrice car la position de Bourguiba face à l'Islam est très différente de celle d'Ataturk. Il se situait en effet au sein même de l'Islam qu'il voulait réformer de l'intérieur en se référant aux grands réformateurs musulmans tels qu'Al Afghani, Mohamed Abdou, alors qu'Ataturk a rompu radicalement avec l'Islam pour un Etat laïc. Bourguiba, par sa réforme de l'Islam, voulait en définitive le libérer et le rendre à sa vocation essentielle et première. Dans l'un de ses discours du 8 1/3 www.bourguiba.com février 1961, il déclare : "Je suis en effet persuadé que le plus grand apport de l'Islam est la libération de l'esprit humain. C'est à cette libération que les premiers Arabes musulmans doivent leur immense bond en avant". Abordant dans le même discours les croyances populaires qu'il juge contraires à l'Islam, il dit : "Mais lorsque s'élève la conscience humaine, ce qui fut le cas dans les siècles d'or de la civilisation musulmane, les grands maîtres de la doctrine tels que Ghazali et d'autres nous enseignent que cette croyance est d'un niveau inférieur à celui de la foi qui n'attend des œuvres accomplies aucune récompense terrestre ou céleste, mais recherche simplement la paix de la conscience". Loin de s'opposer à l'Islam ou vouloir rompre avec ses fondements, Bourguiba y intègre sa pensée et son action ; bien plus, il se situe dans la lignée des grands réformateurs et de la tradition de l'Islam libéral, allant jusqu'à déclarer : "En tant que Chef de l'Etat, responsable des progrès de la nation dans ce monde, au même titre que le Prophète pour les musulmans de l'époque, il est de mon devoir de penser à tout ce qui est de nature à la consolider, à la relever, et à lui insuffler un dynamisme créateur". Propos jugés prétentieux et provocateurs, comme le fait d'avoir publiquement bu de l'eau en plein Ramadan, mais c'est aussi cela Bourguiba. C'est à partir de cette base théorique, qu'il jugeait conforme à l'Islam, qu'il a situé toutes les réformes qu'il a entreprises, se référant au devoir de réflexion critique : l'Ijtihad, qu'il n'a cessé de répéter dans ses discours, le plaçant en tête des missions dévolues par la religion à l'homme. Nous sommes bien loin d'Ataturk et d'un laïcisme primaire auquel certains veulent réduire Bourguiba. Par ses réformes et ses discours, il a contribué à dépoussiérer et à moderniser l'Islam. Ces considérations théoriques avaient pour Bourguiba une signification et une dimension politiques. Conscient du rôle et du poids de l'Islam dans un pays comme la Tunisie, il a toujours considéré qu'il était, de par sa responsabilité à la tête de l'Etat, tenu d'assumer la fonction d'Imam. Par là, il voulait ne pas demeurer dépendant de l'institution religieuse et disposer d'une grande marge de liberté et de manœuvre. Il était aussi convaincu des risques que représentait l'utilisation de la religion par ceux qu'il appelait les fanatiques et, à ce propos, la lettre qu'il avait adressée du Caire le 25 mai 1951 à Salah Ben Youssef et que nous reproduisons est significative de la pensée de Bourguiba et réellement prémonitoire. Hatem Ben Aziza Dans une lettre à Ben Youssef Bourguiba parle de l'Islam, de la Zitouna et des extrémistes… Nous publions le texte d'une lettre adressée par Bourguiba du Caire, le 25 mai 1951, à Salah Ben Youssef. Il y parle de l'Islam, de la Zitouna et des extrémistes. Certains passages sont prémonitoires. Je reprends ma conversation. Je n'ai pas voulu poster cette lettre hier. J'ai préféré attendre le départ d'un ami pour la lui confier. Je me suis longuement étendu sur le problème zitounien parce que j'estime qu'il dépasse notre vieux différend avec les " archéos ". C'est un problème qui est en train d'évoluer vers une direction dangereuse, un problème dont les éléments ne sont déjà plus ceux d'avril 1950, un problème qui se pose, au surplus, avec plus d'acuité dans tous les pays musulmans arrivés à l'indépendance. Il ne faut pas s'y tromper : à côté et au-dessus du différend initial sur les réformes de l'enseignement zitounien, il y a - chez les chefs, chez les pontifes - la conscience nette du danger que constituerait pour eux l'accession au pouvoir des leaders du Néo-Destour, de formation occidentale et de mentalité progressiste. Je vous raconterai toutes les difficultés qu'éprouvent les gouvernements des pays musulmans que j'ai visités, à résister à l'opposition insidieuse des exaltés de l'Islam, à mentalité zitounienne, qui sévissent dans ces pays et résistent à cette adaptation de l'Islam aux nécessités de la vie internationale moderne (Ikhwan el-muslimin au Moyen-Orient, Djamaâ el-Islam, au Pakistan, opposé à la Ligue musulmane présidée par Liakat Ali Khan, Dar-ul-Islam, tenant encore le maquis en Indonésie, Fidayn el-Islam en Iran etc…) J'ai assez longuement développé cette question dans mon interview à la " République Algérienne " 2/3 www.bourguiba.com dont je vous ai envoyé une copie pour être publiée dans " Mission ". Le danger en Tunisie, c'est qu'en se posant à nous avant notre libération, avant la reconquête de notre souveraineté, ce problème risque de diviser prématurément le peuple en deux factions irréductibles, ce qui aurait pour résultat de retarder (notre libération)… Peut être qu'une garde zitounienne destinée à faire pièce à la " Voix de l'étudiant zitounien " est une bonne chose, à flatter même leurs ambitions, à dissiper leurs inquiétudes, à empêcher à tout prix que l'antagonisme ne dégénère en une guerre inexpiable qui ne fera l'affaire que du colonialisme… C'est pourquoi il convient, tant que nous n'avons pas fini avec notre principal adversaire, de ménager les zitouniens en vue de les gagner, de faire preuve de patience et de sang-froid avec les chefs, de maintenir surtout le contact avec les étudiants, en grande majorité de bonne foi, de façon à les empêcher de devenir les troupes de choc d'un quarteron d'intrigants, d'ambitieux ou de fanatiques qui au fond d'eux-mêmes préfèrent encore la domination française qui leur garantit un certain prestige à l'indépendance nationale avec le Néo-Destour. C'est pourquoi pressentant dès 1949 (à mon retour du Caire) la gravité de ce problème, j'ai essayé de neutraliser, voire de conquérir Fadhel Ben Achour (en exploitant le respect qu'il avait pour moi personnellement), en vue de priver le clan religieux de la seule tête pensante et agissante qu'il possède en Tunisie. Je me demande s'il ne sera pas trop tard à mon retour en Tunisie pour reprendre cette tentative, maintenant que le sang a coulé entre nous et que les positions se sont durcies de part et d'autre. Ce serait réellement dommage. Le même problème, le même antagonisme, se pose, je le répète en Egypte, en Syrie, au Pakistan, en Indonésie, mais il y est moins redoutable parce que le pouvoir dans ces pays est entre les mains de progressistes qui se rendent compte que seule une adaptation de l'Etat musulman aux nécessités de la vie internationale et du monde moderne est en mesure de garantir la survie, le développement et le progrès du monde musulman et, partant, de l'Islam. J'ai eu de longues conversations à ce sujet avec Slaheddine Pacha, Liaquet Ali Khan, Soekarno et aussi avec les leaders des clans adverses. Tâchez donc de faire un effort pour voir ce problème de haut, de très haut, de dominer la voix du sentiment, d'obtenir surtout que nos militants réalisent le danger mortel que constituerait pour nous, en cette période difficile, où nous sommes si vulnérables, une lutte inexpiable sur deux fronts, le bénéfice et les possibilités qu'une telle lutte offrirait à la France colonialiste pour perpétuer sa domination. Je suis sûr que si vous arrivez à regarder ce problème de cette altitude, la solution n'est pas difficile à trouver. J'en ai fini. Je vous envoie, à tous, mes sentiments les plus affectueux. Bourguiba Pour une relecture critique de la re lation de Bourguiba à l'Islam [ Sommaire ] 3/3