Heurs et malheurs de la féminité Anne Cathelineau

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« L’homme, une femme, ce ne sont rien que signifiants. C’est de
là, du dire en tant qu’incarnation distincte du sexe qu’ils prennent
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leur fonction » nous dit Lacan dans Encore .
La question étant alors de savoir de quel côté on se situe. C’est une
question qui n’a rien d’évident et qui dans une cure peut occuper
beaucoup de place. Tout de suite après, dans le séminaire, Lacan évoque
la Genèse qui nous raconte la création, création à partir de rien, « de
rien d’autre que de signifiants ». Alors, qu’en est-il de la création d’Ève,
la première femme ? Et peut-on trouver, de ce côté, ce qui pourrait
fonder une identité féminine ?
Première difficulté, il n’y a pas un récit mais plusieurs.
Heurs et malheurs de la féminité
Anne Cathelineau
Paris
psychanalyste
Le premier se trouve en 1,27 et en 5,2 :
1, 27 « Et Dieu a créé l’homme à son image à l’image de Dieu il l’a créé
Mâle et femelle… il les a créés »
5,2 « Mâle et femelle… il les a créés
Et il les a bénis… et il a crié leur nom l’homme
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le jour… où ils ont été créés »
En hébreu, le mot « femelle » c’est hb’Þqen neqéva . Il vient du verbe
naqav qui signifie :
1) trouer, percer
2) séparer, distinguer
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3) maudire
41 Jacques Lacan, le Séminaire. Livre XX. Encore, texte établi par J.-A. Miller,
Paris, Le Seuil, 2002.
42 Henri Meschonnic, Au Commencement : traduction de la Genèse,
Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
43 Gesenius’ hebrew and chaldee lexicon to the Old Testament scriptures.
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Le Coran reprend à sa manière ce récit dans la sûrat al-nisâ’, la Sourate
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des femmes :
« Ô vous les hommes !
craignez votre Seigneur
qui vous a créés d’un seul être
puis, de celui-ci, il a créé son épouse
et il a fait naître de ce couple
un grand nombre d’hommes et de femmes »
Le mot ici utilisé pour femmes (qui est un collectif ), c’est donc æØÌ Ç
nisâ’. Il vient du verbe nasà qui signifie :
1) être atteint, blessé, éprouver une douleur au tendon,
2) oublier quelque chose ou quelqu’un.
Le nom d’action de ce verbe, très proche du mot nisâ’, nis’un, signifie,
quant à lui, chose qu’on oublie ou qu’il faut oublier, de là, tout ce qu’on
oublie à dessein, c’est-à-dire :
1) menus objets que le voyageur laisse à l’auberge parce qu’ils ne
valent pas la peine d’être emportés,
2) linge sali du sang des règles et jeté,
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3) lait coupé d’eau .
Vous voyez en quoi ces signifiants sémitiques peuvent nous être utiles
pour lire les mathèmes de la sexuation. En effet, le lieu qu’une femme
habite est un lieu qui indique le trou pur et simple. Le réel n’est limité
par aucun terme d’exception auquel elle puisse se référer contrairement
à un homme (d’ailleurs en hébreu, le mot « mâle » zakhar est de la
même racine que le verbe qui signifie se souvenir). Pour elle, pas de
signifiant maître pour assurer un refoulement et donc une signifiance :
de ce fait, Lacan dira qu’elle n’est pas toute.
C’est ce qui peut faire difficulté et on voit bien comment, pour y
répondre, une femme peut vouloir se trouver du côté masculin.
Si l’on se réfère à la littérature midrashique, qui commente ces récits, on
constate qu’il y a deux Ève.
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44 Le Coran, préf. par J. Grosjean, introd., trad. et notes par D. Masson,
Paris, Gallimard, 1987.
45 A. de Biberstein Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, Paris, Maisonneuve, 1860.
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La première est identifiée, à l’époque des géonim , à Lilith (alphabet
de ben Sira). C’est celle qui a été créée en même temps qu’Adam (Gen.,
1,27 et 5,2) à partir de la poussière de la terre. Elle revendique, du fait
de leur origine commune, un statut de parfaite égalité. Elle se heurte
constamment à lui, et finit par le quitter en s’envolant dans les airs avec
l’aide du nom ineffable de Dieu qu’elle prononce. Sur la plainte d’Adam,
Dieu lui envoie trois anges qui menacent de faire mourir ses enfants si
elle ne s’amende pas mais elle refuse en expliquant qu’elle n’a été créée
que pour nuire aux nouveau-nés.
Lilith tire son origine de la démonologie babylonienne. Il s’agissait d’esprits
maléfiques qui séduisaient les hommes et mettaient en danger la vie des
femmes en couches. Dans le Talmud, c’est une créature ailée à la longue
chevelure qui vient tourmenter ceux qui dorment seuls. Dans ces traditions
talmudiques, les rabbins établissent un lien avec layelah, nuit en hébreu.
Serait-ce la femme de la nuit, celle qui évoque le désir sexuel ?
Mais reprenons notre histoire. Dieu, à la demande d’Adam, crée donc
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une deuxième Ève , ce qui explique le second récit en 2, 21-23 (attribué
au Yahviste, c’est la source la plus ancienne) :
21 « Et Adonaï Dieu a fait tomber un engourdissement sur l’homme et
il s’est endormi
Et il a pris… un… de ses côtés… et il a refermé la chair… par-dessous
22 Et Adonaï Dieu a construit… le côté… qu’il a pris de l’homme en
femme
Et il l’a fait venir… vers l’homme
23 Et l’homme… a dit… cette fois-ci… c’est l’os de mes os… et c’est la
chair… de ma chair
Pour celle-ci… on l’appellera femme… car c’est de l’homme… que celle-ci
a été prise »
Sur ce récit, le midrash n’est pas moins éloquent. Il en tire les conclusions
suivantes :
« L’homme doit demander à la femme de devenir son épouse et non pas
la femme à l’homme de devenir son époux car c’est l’homme qui a subi la
perte d’une côte et c’est à lui de s’efforcer de récupérer ce qu’il a perdu. »
46 Titre honorifique conféré aux présidents des Académies babyloniennes de Soura
et de Poumbedita à l’époque post-talmudique du VIe au XIe siècle.
47 Midrash Rabba, Tome I, Genèse Rabba, trad. de l’hébreu par B. Maruani
et A. Cohen-Arazi, Paris, Verdier, 1987.
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Cela peut nous intéresser dans la mesure où une femme vient bien
pour un homme représenter cet objet perdu, objet a, et aussi sur ce
qu’il en est du rapport au symbolique d’un être parlant de ce côté-là,
c’est-à-dire en position féminine. Or, nous dit Lacan, une femme ne
peut se sentir dans cet ordre symbolique qu’en quelque sorte engagée
elle-même comme objet dans quelque chose qui la transcende, qui la
soumet, et c’est ce qui fait le caractère fondamentalement conflictuel,
voire sans issue de sa position. À moins de ne se soumettre à cet ordre,
fut-ce temporairement, pour que sa position soit autre chose que
conflictuelle. Mais il n’y aura pas pour autant de rapport sexuel sauf à
ce qu’elle y entre en fonction en tant que mère.
Et c’est peut-être pour répondre à ce fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel,
que l’on rencontre en Islam et en particulier au Maghreb la croyance au
raged, l’enfant endormi dans le ventre de sa mère. Selon cette croyance,
la croissance du fœtus est arrêtée par magie blanche et peut reprendre
des années plus tard. Dès les premiers siècles de l’islam, on légifère sur
ce point pour résoudre le problème posé par la naissance d’un enfant
dont la mère est veuve ou répudiée. Les quatre grandes écoles juridiques
(hanéfites, malékites, chafiites, hanbalites) ont admis de longues durées
de grossesse, deux, quatre, voire cinq ans, comme c’est le cas dans l’école
malékite, école la plus répandue au Maghreb. Ce ne sont ni le Coran ni la
Sunna qui ont été sollicités pour justifier la doctrine mais des cas d’espèce
attestant d’un usage établi. Cette croyance reste vive de nos jours, elle a
même fait récemment l’objet d’un film : L’Enfant endormi, de Yasmine
Kassari, qui raconte l’histoire d’une jeune femme marocaine de la région
de l’Oriental dont le mari émigre à l’étranger le lendemain de leurs noces
et qui veut attendre son retour pour mettre son enfant au monde. Joël
Colin, auteur d’une thèse sur le sujet, rapporte quant à lui dans son
travail les propos d’un médecin du service de gynécologie-maternité de
l’hôpital de Tizi-Ouzou en Algérie. La question de l’enfant endormi
revient fréquemment dans les entretiens avec les patientes, pour cacher
des relations adultérines quand le mari est absent, a émigré à l’étranger et
qu’il faut expliquer des durées anormales de grossesse et dans les cas de
stérilité car il s’agit d’une situation où elle risque d’être répudiée.
« Tout se passe, nous dit Joël Colin, comme si des modalités
contradictoires traversaient la société et le droit de telle sorte qu’au
rigorisme violent et excessif qui se manifeste dans le crime d’honneur et
les châtiments légaux s’oppose un antidote porteur de détente, l’enfant
endormi et les longues durées de grossesse, capables de rétablir l’ordre
lui aussi, mais par des solutions apaisantes. » Il me semble que c’est
aussi une manière d’inscrire la jouissance féminine dans la relation
Heurs et malheurs de la féminité
conjugale et dans le champ social, un moyen de la faire toute, Une,
autrement que dans une maternité réelle. Il s’agit plutôt ici d’une
maternité virtuelle, en sommeil. Ce que je trouve intéressant, c’est que
l’on voit la manière dont une femme dans cette tradition peut trouver
abri dans le symbolique bien que ce soit toujours de la femme comme
mère dont il s’agit.
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