10// IDEES &DEBATS Lundi 31 octobre, mardi 1er novembre 2016 Les Echos
sciences
MATHÉMATIQUES//Les mathématiques sont au cœur de l’économie numérique. Longtemps
enfermésdans leur tour d’ivoire, les mathématiciens entendent désormais le faire savoir.
Lenerfdelaguerre,c’estlesmaths !
Yann Verdo
@verdoyann
Trouver la distribution d’équilibre
d’une marche aléatoire sur un gra-
phe orienté. Evidemment, dit ainsi,
le problème ne passionne pas les foules. Et
pourtant, si vous trouvez cette mystérieuse
distribution, vous avez l’algorithme Page-
Rank. Et si vous tenez PageRank,vous obte-
nez Google, aujourd’hui la première capita-
lisation boursière mondiale devant Apple.
Cequiétaitencore,ilyamoinsd’uneving-
taine d’années, une obscure start-up portée
par deux jeunes étudiants de Stanford est
devenu, depuis, «le » symbole incontesté
du rôle de premier plan jouépar les mathé-
matiques dans l’économie moderne en
général, et le numérique en particulier. «Le
numérique a décuplé, centuplé le pouvoir
d’impact des mathématiques », se réjouit
le médaillé Fields et directeur de l’Institut
Henri-Poincaré(CNRS/UPMC), Cédric
Villani, l’un des initiateurs du colloque
«Mathématiques, oxygène du numéri-
que »,quis’esttenules 20et 21octobresurle
campus rénovéde Jussieu.
Alafindesannées1980,lemathématicien
françaisYvesMeyer fondeetdéveloppela
théoriemodernedesondelettes,unnouveau
chapitredutraitement du signal. Une géné-
ration de brillants jeunes scientifiques sui-
vrontsestraces ;parmieux,StéphaneMallat
n’apas étélong àcomprendre l’utilitédes
ondelettespour comprimerles images
haute définition. Cela aabouti àla création
de Let it Wave,l’une de nos pépites des
années 2000. Malheureusement, fautede
trouver assez de curiositépour les mathé-
matiquesparmileséliteséconomiquesfran-
çaises,ildevra vendre sa start-up en 2008 à
une entreprise de la Silicon Valley,Zoran
Corp. Un tel loupépourrait-il se reproduire
aujourd’hui, huitans plus tard ?CédricVil-
lani veut croire que non. «Les mentalitésont
évoluédepuis l’époque où Stéphane Mallat a
étéobligédevendresonentrepriseàungroupe
étranger.Une prise de conscience de la place
des mathématiques dans l’économie numéri-
que s’est indubitablement produite, prise de
conscience que la récente étude Eisem est
venue cristalliser. »Datantdemai 2015,
l’«Etudedel’impact socio-économiquedes
mathématiques en France »aétéréalisée
par un cabinet de conseil privé(CMI), àl’ini-
tiativenotamment de l’Amies (Agence pour
les mathématiques en interactionavec
l’entreprise et la société). Elle réle, entre
autreschiffresclefs,quelesmathsimpactent
directement 9%des emplois, ce qui repré-
sente 15 %duPIB du pays (lire ci-contre).
Une «nouvelle loi de Moore »
L’entréedansl’èrenumérique,illustréeparle
rayonnement de la Silicon Valley et la mon-
téeenpuissance des Gafa (Google, Apple,
Facebook, Amazon),amis les algorithmes
au centre du jeu. Et donc l’algorithmique,
discipline àla frontière de ces deux sciences
étroitementintriquées que sont lesmathé-
matiques et l’informatique (lire ci-dessous).
Mais c’est surtoutaveclacroissance expo-
nentielledunombre de données numéri-
ques –lefameux Big Data –que les mathé-
matiquesont accru leur emprise sur
l’économie. «On constateque le nombrede
données obéit àune sorte de “nouvelle loi de
Moore.Ilsuituneexponentielledontletemps
caractéristique est d’environ deux ans,cequi
signifie que l’humanitéaproduit autant de
données au coursdes deux dernièresannées
que durant toutes les années précédentes, et
que ce nombreauraencoredoublédans deux
ans,explique CédricVillani.Maisla question
qui taraudetous les dirigeantsd’entreprise,
c’est :comment ce délugededonnées peut-il
m’aideràmieuxcibleretsatisfairemesclients,
mieux adapter mes produits ou services ? »
D’où l’importance stratégique prise par
l’analyse des grandes données ce que l’on
appelleenbonfranglaisle«datamining »et
qui est l’affaire des «data scientists »,autre-
ment dit des statisticiens spécialisésdans la
manipulation de très grands jeux de don-
nées. Leur rôle ?Déterminer le jeu de para-
mètresdontdépendentréellementlesvaria-
bles d’intérêt, repérer, parmi toutes les
corrélations existantes, quelles sont celles
qui ne sont que des artefacts… Bref, faire
parlerunemontagnedechiffres.Cen’estpas
un hasard si la société américaine Career-
Cast, qui fait office d’observatoire des
métiers outre-Atlantique, a classé cette
année les statisticiens au premier rang des
métiers les plusporteurs.
L’étude Eisem met d’ailleurs le «data
mining » en bonne place dans la liste des
«cinq grands champs de compétences
mathématiques » appelés à jouer un rôle
dans l’économiefuture, aux côtésdutraite-
ment du signaletdel’analyse d’images (qui
fait appel àla géométrie différentielle),dela
modélisation-simulation-optimisation
(MSO, qui repose surtout sur les équations
aux dérivées partielles),ducalcul haute
performance (HPC) et de la cryptographie.
Le tempsest loin où les meilleurs parmi
les jeunes mathématiciens choisissaient si
souvent la finance pour y élaborerdes pro-
duits de plus en plussophistiqués–lesquels
ont conduit à la crise des subprimes de
2007-2008, qui a valu auxdits mathémati-
ciens de se prendre une volée de bois vert
dans les médias et de la part d’une partie de
la classe politique. «La finance n’est plus le
principal vivier pour les mathématiciens,
assureCédricVillani,quicitel’exemplede la
MSO. Les équations aux dérivées partielles
sontutiliséesdanstouteslesindustriesdes
problèmes complexes doivent être modélisés,
comme, typiquement, la mécanique des flui-
des pour l’aéronautique. Des centaines d’his-
toires de collaboration fructueuse entre MSO
et industrie ont étérecensées durant les der-
nières années. »
Maisléconomien’estpasleseuldomaine
que les mathématiques et les mathémati-
ciens sontentrain de coloniser. Un autre,
toutaussi important, estcelui de la santé.
Particulièrement concernéepar la problé-
matiqueduBig Data,labiologie emploie de
longue date des biostatisticiens et des spé-
cialistesdelamodélisation mathématique.
Les avancées permises par cetteintrication
croissante prennentsouvent un tour
imprévu. Lorsdudernier Congrès interna-
tionaldes mathématiciens,qui s’est tenu
en 2014 àSéoul,leFrançaisEmmanuel
Candès, aujourd’hui professeur àStanford,
aévoquéun débouchéaussi inattendu
qu’intéressant de la recherche mathéma-
tique. Il aexpliquéàses pairsque la
méthodedite«deparcimonie »,àlabasede
dizaines d’algorithmes servant auxNetflix
et consorts àpersonnaliser leurs recom-
mandations,permettait également de
réduire le temps passéparles patients
dans un scanner,cequi leur évite d’absor-
bertrop de radiations.Unexempleparmi
beaucoup d’autres de ce que les mathéma-
ticiens, trop longtemps enfermésdans
leur tourd’ivoireuniversitaire, peuvent
apporter àla société.n
Mathématiques :
les chiffres clefs
L'étude Eisem,
réaliséepar le cabinet
CMI en mai 2015,
estime que 9%
desemplois
en Francesont
directement
impactéspar
lesmathématiques.
Ces emplois àhaute
valeur ajoutée
représentent 15 %
du PIB français.
Ces chiffressont
en ligne avecceux
donnéspar Deloitte
dans une précédente
étude pour
le Royaume-Uni
(9 %del’emploi,
16 %duPIB).
L’étude Eisem
indique que 44 %
destechnologies
clefs (identifiées
comme telles
par lesrapports
gouvernementaux)
sont fortement liés
aux progrès
de la recherche
mathématique.
La Francecompte
4.000 chercheurs
et enseignants-
chercheurs
en mathématiques,
répartis dans
60 laboratoires.
Avec 8,5%
despublications
en mathématiques
lesplus citées
àdeux ans,
la recherche
française devance
l’Allemagne, l’Italie
et le Royaume-Uni
(entre5,8 et 7,6%).
ANTARCTIC PARADISE
Vingt-quatrepaysetl’Union
européenne se sont entendus
vendredipour créer le plus
grand parcmarin du monde
dans l’océan Antarctique,dont
ce sanctuairecouvrira12%.
http://bit.ly/2eit7KJ
SUR
LE WEB
L’étude Eisem met le «data
mining »en bonne place
dans la liste des «cinq
grands champs de compé-
tences mathématiques »
appelésàjouer un rôle
dans l’économie future.
7,74
secondes
BUZZLÉCLAIR
Un chercheur français acalcu-
léque,depuis la fin desannées
1990,laplus grande distance
parcourue par un éclair a été
de 321 kilomètresetlaplus
grande duréede7,74secondes.
http://bit.ly/2fmJrOM
o
LA PUBLICATION
Sida:auxorigines
del’épidémie
auxEtats-Unis
Etrangeréhabilitationposthume pour
GaëtanDugas.Ce stewardgayquébécois
avait étépointédudoigt, en1987(trois ans
aprèssamort),commeétant le«patientzéro »
ayant introduitlevirus du sidasur le territoire
américain,il afaitquelque 650.000 morts.
Misunepremière foisenaccusation dans
lelivred’unjournaliste, ilétaitalors devenu
l’un des patientslesplus diabolisésdel’histoire.
Maisuneétude historico-génétique conduite
pardeséquipesdel’universitéde l’Arizona et de
Cambridge,publiéepar larevue«Nature »,vient
detordrele coudéfinitivement àcettelégende
urbaine.Leschercheurs anglo-américains ont
établiquele virus,auxalentours de 1970,afait un
sautdesCaraïbesàNewYork, plaquetournante
àpartirdelaquelle ils’est ensuiterépandu
surtoutle territoiredesEtats-Unis. Le virus
originaired’Afriqueétaitdonc déjàinstalléàNew
York bien avantl’identificationde lamaladie
en1981.Cette étudequi«disculpe »Gaëtan
Dugas,alias«O57 »(son numérode patient dans
leslistingsdes Centresdecontrôle des maladies
américains), aétéréaliséesur labasede l’analyse
dumatérielgénétique dégradéduvirusde huit
échantillonssanguinsvieux deprèsde
quaranteans,en plusdecelui d’O57. Y. V.
Lasemaine dernière, Internet a étévictime
d’une sére attaque de déni de service
distribué(DDoS), qui aengendréde fortes
perturbations sur des serveurs très importants
delacôte Est des Etats-Unis. Si de telles attaques
sontclassiques,celle-ci avait deuxcaractéristi-
ques, dont la conjonction créaitl’efficacité.
D’une part, par une grande masse de messages
émis par un grand nombre d’ordinateurs
recrutéspourl’occasion un peupartout, elle
submergeait un important serveur de noms de
domaine (DNS), c’est-à-dire un site qui traduit
les adresses textuelles fournies par les
utilisateurs en adresses numériques internes du
réseau. Si le contrôledutransfertde messages
surInternetesttotalement décentralisé,à
l’inverse de celui des anciens réseauxde
télécommunication, la nécessairetraduction
desadressesresterelativementcentraliséeet
constitue donc un point de faiblesse.
D’autre part, et c’est plus nouveau, nombre
d’émetteursétaient non pas des ordinateurs
classiques mais des composants anodins du
fameux«Internetdesobjets »:camérasdesur-
veillance,composants domotiques, etc. Une fois
connectésauréseau, ces objets ont exactement
les mêmespossibilitésque vosordinateurs et
peuventêtre infectésdelamême façon par les
pirates.Pour ceux-ci,c’est encoreplusfacile,
car les objets sont en général mal protégés.
Commeleurpuissancede calcul estlimitée, sur-
tout quand ils fonctionnent sur piles, et comme
unebonne sécuritéest gourmande en calcul,
l’impasse est souvent faite par leurs construc-
teurs–ceux-ci n’ayant d’ailleurs pas toujours la
compétence requise. Ils n’ont généralement ni
antivirusnidétection de logiciels pirates, et
leurs installateurs laissent bien souvent le mot
de passe constructeur d’origine ou le changent
par un mot de passe trivial àpercer.Ilest devenu
clair que l’Internet des objets ne pourra pas exis-
ter sans une sécuritéconvenable, qui sera diffi-
cile et longue àmettre en place. Ne serait-ilpas
franchementcocassedevoir son compte bancai-
re attaquépar son four ou sa machine àlaver?
Gérard Berry, informaticien, estprofesseur
au Collège de France, membre
de l’Académie dessciences.
LA
CHRONIQUE
de Gérard Berry
Alerte :lesobjets
attaquentInternet
Un monde d’algorithmes
AlgorithmesutilisésparSpotify,Amazon ou Netflix pournousconseiller
aumieux,par l’Education nationalepourgérer lesaffectationsdes
lycéensparisiens, parUber ouTinderpour vouspermettrede trouver
rapidementunevoiture avecchauffeurouvotreprochaineconquête…
Onlesait, les algorithmessontpartout.Or, àla basedeces recettes
decuisinemoulinées par nosordinateurs,ilyabeaucoup, beaucoup
demaths.Le légendaire mathématicienetinformaticienaméricain
DonaldKnuth,auteur de l’ouvrage deréférencedel’algorithmique
«TheArtof Computer Programming »,est emblématique àluiseul
d’undomainederecherche récentetenplein essor :l’analyse
d’algorithmes, quiconsisteàse servir des mathématiquespourétudier
lesperformancesd’un algorithme. Parailleurs,cequeles informaticiens
appellent des«preuvesautomatiséesdeprogrammes »,quipermettent
d’ores etdéjàdevérifierdesdémonstrationscomplexesetseront
employéesdemain pourgarantir la sûretédecertainsalgorithmes
vitaux–que l’on songeaucontrôle du traficaérienouferroviaire–,
reposent, ellesaussi,surdes outilsmathématiques.Y. V.
Descentainesd’histoires decollaborationfructueuse entre modélisation-simulation-optimisation
et industrieont étérecensées durant ces dernières années. PhotoShutterstock
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