Dimanche 24 janvier 2016 11h Strasbourg, Auditorium de la Cité de la musique et de la danse Evelina Antcheva violon Fabienne Demigne violon Agnès Maison alto Juliette Farago violoncelle Cordelia Huberti piano Leoš Janáček (1854 – 1928) Quatuor à cordes n° 1 "Sonate à Kreutzer" Adagio con moto Con moto Con moto, vivace, andante Con moto, adagio Bohuslav Martinů (1890 – 1959) Trio avec piano n° 2 en ré mineur H. 327 Allegro moderato 16’ 16’ Andante Allegro Zdeněk Fibich (1850 – 1900) Quatuor avec piano en mi mineur op. 11 Allegro moderato Thème et variations Allegro energico 32’ « LE PAYS TCHÈQUE CHANTE À PLEINE VOIX » Leoš Janáček (1854 – 1928) Quatuor à cordes n° 1 "Sonate à Kreutzer" En 1923, Leoš Janáček s’inspire très directement du récit de Léon Tolstoï pour son Premier quatuor « Sonate à Kreutzer ». En 1889, Tolstoï avait fait de même avec la célèbre sonate pour violon et piano dédiée par Beethoven au violoniste Kreutzer pour intituler sa longue nouvelle dans laquelle le personnage central, Pozdnychev, raconte à son interlocuteur comment l'expression de bonheur surprise sur le visage de sa femme pianiste a fait naître en lui la jalousie. Convaincu que le violoniste qu'elle accompagne a pris sa place, il assassine sa femme. L’intérêt de Leoš Janáček pour ce texte qui dépeint le drame d’une femme vivant le vertige des amours adultères est d’autant plus fort qu’il vit lui-même une idylle mouvementée. Marié depuis 1881, il s’est épris en 1917 Kamila Stösslová, de trentehuit ans sa cadette. Le Premier quatuor est composé en huit jours et sera créé en octobre 1924. L’œuvre brève rassemble et commente les principaux épisodes du texte de Tolstoï. La partition regorge aussi d’indications caractérisant certaines séquences musicales (timide, passionné, désespéré, comme en larmes) dont on peut penser qu’elles expriment autant le vécu de Leoš Janáček que le respect de l’intention narrative de Tolstoï. Œuvre d’un homme vieillissant -en 1923 Leoš Janáček a 69 ans- le Premier quatuor recèle pourtant une incroyable jeunesse, celle des techniques de composition. Oubliés le thème, son développement et ses variations ! Ici la répétition et la juxtaposition (parfois brutale) d’éléments contrastés sont au service du récit en des sonorités marquées d’énergie, de violence et de passion. Les quatre mouvements s’enchaînent. Tandis qu’un train roule (thème du violoncelle), le premier mouvement (Adagio con moto) évoque surtout le caractère de la femme, à la fois passionnée et menacée. Le deuxième (Con moto) présente un « violoniste séducteur » qui s’impose peu à peu à sa « conquête ». Le troisième mouvement (Con moto, vivace, andante) évoque l’opposition entre les tendres échanges des amants (premier violon et violoncelle) et la jalousie du mari (« cris » de l’alto et du deuxième violon). Enfin (Con moto, adagio) le drame est consommé. Le quatuor s’achève dans une ambiance plus recueillie, comme en un triomphe de l’amour. Le Premier quatuor « Sonate à Kreutzer », novateur et inspiré, véritable opéra de chambre à l’implacable dramaturgie, est désormais rangé parmi les chefs d’œuvre du XXe siècle. Bohuslav Martinů (1890 – 1959) Trio avec piano n° 2 en ré mineur H. 327 Le moins que l’on puisse dire, c’est que Bohuslav Martinů a eu du mal avec la discipline des études musicales. Doué pour le violon, il est admis au conservatoire de Prague, d’où il sera renvoyé après deux années. Il s'inscrit alors dans la classe d'orgue où il subira le même sort… tandis qu'il a déjà produit ses premières compositions (1910 – 1915). Cela ne l’empêchera pas d’intégrer en 1920 le tout nouvel Orchestre philharmonique tchèque en qualité de second violon. Grâce à une bourse d’études de son pays, il s’installe à Paris en 1923. Il y croisera Arthur Honegger et surtout Albert Roussel qui prendra sa formation musicale en main et qui mettra de l’ordre dans « cet esprit bouillonnant ». De son rôle auprès de son élève et du brio de celui-ci, Roussel reconnaissait avec conscience : « Martinů, ce sera ma gloire ! ». Au-delà de cette appréciation, force est de constater que le renommée de Bohuslav Martinů n’est pas à la hauteur de la qualité, de la richesse et de la diversité de son œuvre. Dans cette dernière où les symphonies et concertos sont si prégnants, la place de la musique de chambre pourrait sembler minime. Elle y a, en fait, la rareté propre aux trésors. Le Deuxième trio avec piano en ré mineur H 237 (H comme Harry Halbreich, musicologue qui a établi le catalogue de référence des œuvres de Martinů) date de 1951. Il est en trois mouvements (Allegro moderato – Andante – Allegro). Chacun est marqué de classicisme et de nostalgie. Composé aux USA tandis que Martinů enseignait à l’université de Princeton, on y entend presque s’exhaler un « mal du pays tchèque » qu’il ne reverra jamais. La musique, simple en apparence, tantôt lyrique, tantôt élégiaque, est comme dans ses premières compositions marquée d’esprit national tchèque et semble, par bribes, vouloir faire la révérence à celle d’Antonín Dvořák. Zdeněk Fibich (1850 – 1900) Quatuor avec piano en mi mineur op. 11 Bien qu’un peu oublié à l’ombre tutélaire des Dvořák ou Smetana, Zdeněk Fibich est un compositeur marquant et renommé du XIXe siècle. Ainsi, avant les deux précédents, il est à l’initiative du premier poème symphonique basé sur une légende purement tchèque, Zaboj, Slavoj à Luděk . Il est aussi le premier à oser remplacer un habituel mouvement de scherzo par un rythme de polka (danse d’origine tchèque contrairement à son orthographe qui souvent la rattache faussement à la Pologne) Il compose son Quatuor avec piano en mi mineur op.11 en 1874. C’est l’œuvre d’un jeune homme encore marqué de romantisme, assumant sa familiarité avec Mendelssohn ou Brahms telle qu’elle résulte de ses études à Vienne ou Leipzig. Le quatuor est en trois mouvements ; l’Allegro moderato initial développe deux thèmes d’un lyrisme affirmé. Le deuxième – Thème et variations – distille une quiète élégie en des variantes ingénieuses et attachantes. Le finale Allegro energico démontre par sa construction thématique la profonde connaissance que Fibich avait de la musique de chambre de son temps, sa capacité à concilier l’inspiration populaire et la musique savante et son talent à faire sonner « la voix tchèque » au travers de canons d’écriture encore très germaniques. Les compositeurs du concert d’aujourd’hui, bien différents, n’ont pas en commun que leurs seules origines : ils semblent tous trois vouloir laisser le pouvoir à la mélodie. Chacun à sa façon la met au service du récit qu’elle soutient, du lyrisme qu’elle suscite ; et à chaque fois on y entend chanter le pays tchèque, à pleine voix.