alimentation, environnement et cancer

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Courrier de la Cellule Environnement de l'INRA ° 17
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alimentation,
environnement
et cancer
par Françoise Decloître
Centre national de coordination des études et recherches sur la nutrition et l'alimentation (CNRS)
11, rue Jean-Nicot, 75007 Paris
Avec le développement de l'industrie chimique au cours des cinquante dernières années et l'utilisation
intensive des produits qui en sont issus, notre environnement est devenu une source de contaminants
dont certains peuvent présenter des risques pour la santé de l'Homme. Ces risques sont de nature et de
gravité différentes. Il convient de distinguer les risques de toxicité aiguë des risques de toxicité chronique.
Les premiers sont dûs à une contamination par des doses fortes, mais qui reste limitée dans le temps et
qui touche un nombre relativement restreint de personnes. C'est le type même des intoxications accidentelles (par exemple les accidents de Seveso en Italie et de Bhopal en Inde), ou professionnelles.
Les risques de toxicité chronique relèvent de l'exposition à des doses faibles de contaminants mais répétées dans le temps, sur des périodes qui peuvent s'étaler sur une grande partie de la vie des individus
concernés. De vastes populations d'individus peuvent ainsi être exposées à des risques chroniques qui
présentent un caractère insidieux.
Parmi les risques de toxicité chronique, un de ceux qui suscitent les plus grandes alarmes dans le public concerne le risque cancérogène. Lorsqu'on sait que le cancer est la seconde cause de mortalité en
France dans la population générale, tous âges confondus, et la première cause de mortalité dans la
tranche d'âge 35-64 ans, il est en effet légitime de s'interroger sur les répercussions que peuvent avoir
les contaminants de l'environnement sur ce véritable problème de santé publique.
En réalité, l'Homme se trouve en contact avec les contaminants de l'environnement par diverses voies
qui détermineront différents sites primaires d'action. Si l'air que nous respirons est chargé de contaminants sous forme gazeuse ou sous forme de micro-particules en suspension dans l'air, les voies respiratoires seront les premières touchées. La peau, elle, peut être en contact direct avec des contaminants
dans le cas d'ouvriers manipulant les produits sans les précautions d'usage, ou d'agriculteurs répandant
des pesticides dans les cultures. L'exposition à des contaminants par la voie respiratoire et par la voie
cutanée n'exclut d'ailleurs pas un effet nocif en d'autres sites d'action, les produits ou leurs dérivés
toxiques étant véhiculés par la circulation générale.
Enfin, une voie importante de contamination est la voie orale, dans laquelle les contaminants peuvent
être apportés par les aliments et l'eau de boisson. C'est ce dernier aspect que nous allons développer ici
afin d'analyser les relations existant entre l'alimentation, l'environnement et le cancer.
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En effet, des facteurs alimentaires sont fréquemment incriminés dans l'étiologie de certains types de
cancers (Higginson et Sheridan, 1991). C'est ainsi que le risque de cancers de l'estomac et de
l'oesophage dans certaines régions du Japon et de la Chine a pu être associé à une alimentation contenant des teneurs élevées en nitrites, nitrates et amines secondaires qui favorisent la production endogène de puissants cancérogènes, les nitrosamines. De même, les aires géographiques de prévalence du
cancer du foie recouvrent les zones où la nourriture de base des populations, l'arachide, peut être
contaminée par une mycotoxine cancérogène, l'aflatoxine B1. Une alimentation contaminée de manière artificielle (nitrates) aussi bien que naturelle (production de mycotoxines) présente donc un
risque cancérogène pour les populations qui la consomment.
Cependant, nous verrons que l'alimentation apporte également des éléments capables de renforcer les
défenses de l'organisme contre le cancer. Les études épidémiologiques montrent d'ailleurs qu'une forte
proportion de cancers, estimée à 35 % en moyenne, pourrait être évitée par une alimentation
appropriée (Doll et Peto, 1981).
1. Par quels mécanismes des contaminants chimiques peuvent-ils
provoquer le cancer ?
Les études expérimentales réalisées depuis une soixantaine d'années ont abouti à la notion que le cancer résulte d'un processus comportant plusieurs phases.
En effet, la cancérisation d'un organe est un phénomène qui requiert un temps parfois très long pour se
développer. On admet que le délai entre l'exposition à un agent cancérogène et l'apparition clinique du
cancer est de l'ordre de dix à quinze années, voire plus chez l'Homme , même si l'exposition a cessé
depuis plusieurs années. Ce délai est couramment de un à deux ans chez les Rongeurs utilisés en expérimentation animale et dont la durée de vie n'excède pas deux ans. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les tests de cancérogénèse requis pour l'établissement des dossiers toxicologiques doivent être
conduits sur deux ans.
Un autre argument en faveur de l'existence de différentes phases réside dans l'existence de stades précancéreux. On connaît par exemple les polypes de l'intestin, les papillomes de la peau, les nodules hépatiques qui sont capables de régresser ou, au contraire, d'évoluer vers la tumeur.
La connaissance plus précise des étapes de la cancérogénèse a été apportée par des expériences portant
sur la cancérisation de la peau de souris (Berenblum et Shubik, 1947). Ces expériences montrent :
1) qu'une dose faible de substance cancérogène (par ex. le benzo (a) pyrène), appliquée une seule fois
sur la peau ne suffit pas à provoquer l'apparition de tumeurs, même au bout d'un temps assez long ;
2) que cette même dose, répétée à de fréquents intervalles de temps (1 fois par semaine, par ex.)
aboutit à la formation de tumeurs cutanées ;
3) qu'une dose forte de benzo (a) pyrène administrée en une seule fois permet aussi l'apparition des
tumeurs.
4) que l'administration unique d'une dose faible de benzo (a) pyrène identique à celle du cas n°l suivie
de badigeonnages répétés d'une autre substance, le 12-0-tétradécanoyl-phorbol-13-acétate ou TPA extrait de l'huile de croton, induit un nombre important de tumeurs de la peau.
La première étape correspondant à l'administration de benzo (a) pyrène a été appelée « initiation » et la
seconde « promotion ». Ces deux étapes recouvrent des mécanismes différents, qui commencent à être
assez bien connus. La figure 1 donne une représentation schématique des étapes qui permettent la
conversion d'une cellule normale en cellule tumorale.
L'initiation implique un événement génétique qui introduit dans le génome cellulaire des lésions irréversibles de l'ADN. Ces lésions génotoxiques provoquent des mutations qui seront transmises aux
cellules filles, à moins que n'interviennent des mécanismes de réparation chargés de restaurer
l'intégrité du patrimoine génétique.
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La formation des lésions génotoxiques est elle-même subordonnée, dans le cas des cancérogènes chimiques, à des étapes préliminaires. La structure et les propriétés physico-chimiques d'un grand nombre
de molécules cancérogènes font qu'elles n'ont pas d'activité cancérogène par elles-mêmes. Le pouvoir
cancérogène leur est conféré par une transformation métabolique, assurée par les enzymes hépatiques.
Ces molécules, appelées cancérogène indirect, vont donner naissance, d'une part, à des métabolites
plus hydrophiles que les composés parentaux et qui seront éliminés dans l'urine par les voies de
détoxication normales de l'organisme ; d'autre part, des métabolites dits actifs peuvent être formés ;
ces dérivés présentenf un caractère électrophile qui leur permet d'interagir avec les bases de l'ADN, en
formant des liaisons covalentes extrêmement stables. Des cancérogènes très connus et très puissants
tels que le benzo (a) pyrène, l'aflatoxine B1, les nitrosamines sont des cancérogènes indirects.
L'équilibre entre les voies de détoxication et d'activation métabolique est donc déterminant pour
l'évolution du processus tumoral. Or, les systèmes enzymatiques responsables peuvent être aussi bien
inhibés que stimulés par un très grand nombre de facteurs de l'environnement (pesticides, produits industriels). Tous ceux qui favoriseront la détoxication des substances cancérogènes pourront ainsi jouer
un rôle bénéfique dans la prévention des cancers. Certaines catégories de cancérogènes chimiques
forment des liaisons avec l'ADN sans avoir besoin d'être transformées en métabolites actifs : ce sont
des cancérogènes directs comme, par exemple, les nitroso-urées.
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On a récemment découvert des gènes particuliers, appelés oncogènes. Lorsque ces gènes, normalement présents dans les cellules, sont la cible d'une mutation, ils deviennent activés et expriment un
pouvoir tumorigène (ras, myc,fos,jun, etc.).
L'activité des oncogènes est contrôlée par d'autres gènes suppresseurs de tumeurs (anti-oncogènes)
qui, normalement, empêchent l'activation des oncogènes ; une mutation sur ces gènes suppresseurs
(par exemple, p53) bloque ce mécanisme de régulation et favorise l'expression du pouvoir cancérogène. Les contaminants chimiques qui exercent un effet mutagène sur des oncogènes et/ou sur des
gènes suppresseurs présentent donc une certaine probabilité de favoriser l'incidence de cancers.
Les cellules initiées présentes dans le génome peuvent se maintenir à l'état quiescent pendant de
longues périodes de temps, voire la durée entière d'une vie. Le cancer n'apparaîtra pas. C'est ici que
peut intervenir l'étape de promotion tumorale au cours de laquelle les cellules initiées vont proliférer
et exprimer un nouveau phénotype pré-tumoral.
De nombreuses substances d'origines naturelle et synthétique possèdent un pouvoir promoteur. Celuici est généralement détecté au moyen de modèles animaux, inspirés de celui décrit par Berenblum et
Shubik (loc. cit.). Par exemple, les pesticides organochlorés, les polychlorobiphényles, la dioxine sont
des promoteurs pour le foie de rat, des toxines marines (acide okadaïque, téléocidines, aplysiatoxines)
pour la peau, des antioxydants (butyl-hydroxytoluene, butyl-hydroxyanisole) pour la vessie et le poumon. Ces substances, dénuées d'effets génotoxiques, agissent au niveau de la membrane cellulaire et
perturbent les mécanismes cellulaires de régulation de la transcription des gènes.
Un autre mécanisme impliqué dans la promotion tumorale est la surproduction de radicaux libres oxygénés qui ne peuvent plus être éliminés par les procédés normaux (glutathion peroxydase, catalase,
super oxyde dismutase).
Lorsque l'agent promoteur est retiré, les effets sont réversibles, au moins jusqu'à un certain stade. La
suppression de l'agent promoteur, ou l'utilisation de substances qui empêchent son action (anti-promoteur) semble donc être une voie intéressante pour tenter de bloquer l'évolution du processus tumoral.
Il est admis que le phénomène de promotion tumorale pourrait jouer un rôle important dans la formation de cancers chez l'homme, bien que les données épidémiologiques soient quasi-inexistantes à
l'heure actuelle.
La transformation irréversible des cellules initiées pré-cancéreuses en cellules tumorales requiert
l'intervention d'un second événement génétique (remaniements chromosomiques ?) au cours d'une
phase dite de progression. Cette étape, qui reste mal connue, à l'heure actuelle, correspond à
l'émergence clinique de la tumeur et à son développement au terme d'un long processus cellulaire
ignoré de l'hôte.
2. L'alimentation, source potentielle de contaminants
Nous avons précédemment évoqué l'existence de contaminations de l'alimentation par des nitrates et
de l'aflatoxine B1, dans certaines régions du monde où ces contaminations ont été associées à certains
risques de cancers. Toutefois, dans les pays industrialisés, la contamination des denrées alimentaires
fait l'objet de réglementations strictes qui en limitent le taux. Les LMR (limites maximales de résidus)
sont fixées par des instances nationales et internationales et sont calculées en tenant compte de la DJA
(dose journalière admissible) pour l'Homme. Celle-ci représente la dose maximale considérée comme
étant sans effet pour l'Homme, même si celui-ci y est exposé tous les jours durant sa vie entière.
Au niveau national, des plans de surveillance des denrées alimentaires contrôlent de manière régulière
si celles-ci sont en conformité avec les LMR et les DJA d'un certain nombre de contaminants.
Parmi les contaminants les plus surveillés figurent les résidus de produits phytosanitaires et de fertilisants. Certains d'entre eux comme les pesticides organochlorés sont, en effet, des cancérogènes
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chez l'animal, ce qui a motivé leur retrait. En raison de leur forte rémanence, ils sont toujours surveillés, sans toutefois poser de réels problèmes (Moreau, 1991). Il n'en est pas de même des nitrates dont
la teneur semble augmenter dans l'eau et dans les végétaux. Une étude récente émanant de la Direction
générale de la santé (DGS, 1992) fait apparaître que certains légumes (salades, betteraves, radis, courgettes, épinards) atteignent des concentrations élevées et que d'autres, moins contaminés mais
consommés en quantité importante (carottes, pommes de terre), apportent au consommateur une quantité moyenne journalière de nitrates proche de la moitié de la DJA dans certains cas. Le problème est
encore plus aigu chez les très jeunes enfants. Or, les nitrates, en présence d'aminés secondaires apportées par d'autres aliments, peuvent, dans l'estomac, et dans certaines circonstances, se transformer en
nitrosamines cancérogènes.
Un autre problème est posé par la présence de mycotoxines, toxines produites par un Champignon
microscopique, Aspergillus flavus. Ces mycotoxines se développent lors du stockage des céréales dans
certaines conditions de température et d'humidité. Si l'une d'elles, l'aflatoxine B l , est présente dans les
tourteaux d'arachide destinés à l'alimentation des vaches laitières, le lait se trouve contaminé. Cependant, la contamination des denrées alimentaires, en particulier le lait, par l'aflatoxine Ml qui dérive de
l'aflatoxine B1 semble actuellement correctement maîtrisée en France. D'autres mycotoxines (patuline,
ochratoxine, trichothécènes, zéaralénone) peuvent aussi être d'éventuels contaminants de denrées
alimentaires (Dirheimer, 1989).
Parmi les autres agents cancérogènes susceptibles de contaminer les aliments, on trouve les radionucléides et les hydrocarbures polycycliques, ceux-ci provenant de la pollution atmosphérique et des
technologies de transformation des produits.
D'autres substances comme les polychlorobiphényls (PCB), la dioxine, les métaux lourds
(cadmium, plomb, mercure) figurent également parmi des contaminants éventuels des aliments. Dans
la nomenclature des produits chimiques évalués par le Centre international de recherches sur le cancer
pour leur pouvoir cancérogène pour l'Homme (Anonyme, 1989), la dioxine et le plomb sont considérés comme des cancérogènes « possibles » (évidence limitée) alors que les PCB et le cadmium sont
classés comme des cancérogènes « probables » (évidence suffisante). De plus, la dioxine et les PCB
possèdent une activité de promoteurs tumoraux dans les modèles animaux (Frayssinet et LafargeFrayssinet, 1989). La prudence vis-à-vis d'effets potentiels de ces produits chez l'Homme s'impose
donc, même si les doses requises pour entraîner un effet promoteur chez l'animal sont relativement
élevées.
Des contaminations assez importantes par la dioxine d'aliments comme le lait et les poissons ont été
relevées à proximité d'usines de pâte à papier et d'usines d'incinération (Pascal et François-Collange,
1991). Les risques dépendent bien évidemment des consommations réelles de ces aliments qui, dans
certaines circonstances ou chez certaines personnes, pourraient avoisiner ou même dépasser la DJA.
Les contaminations éventuelles par les métaux lourds concernent particulièrement les produits de la
pêche, les crustacés et les coquillages qui concentrent particulièrement ces contaminants, mais ils
peuvent être présents aussi dans le lait, les céréales, les viandes.
Ces quelques exemples montrent que certains aliments constituent en effet une source potentielle de
contaminants, dont quelques-uns sont de puissants cancérogènes.
Etant donné les doses auxquelles les individus peuvent être généralement confrontés, les risques cancérogènes pour l'homme sont heureusement limités. Toutefois, on ne peut exclure que certaines catégories de personnes « sensibles » (enfants, femmes enceintes, personnes âgées ou malades), ou de personnes consommant de grandes quantités d'un type donné d'aliment (par exemple poissons chez les
populations de la Baltique, riz contaminé chez des populations japonaises) puissent être exposées à un
certain risque.
En réalité, les risques cancérogènes liés à l'alimentation en général proviennent de plusieurs origines
indépendantes des contaminants de l'environnement. Le facteur le plus important est vraisemblablement lié à l'équilibre des nutriments eux-mêmes au sein de la ration alimentaire ainsi qu'à l'importance
de la ration elle-même. C'est ainsi qu'une proportion trop élevée (> 30%) de lipides dans la ration
pourrait être responsable d'un certain nombre de cancers du sein et du côlon (Cohen, 1988).
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Par ailleurs, la formation de substances cancérogènes, au sein de l'organisme ou résultant de procédés
de traitement des aliments, constitue aussi un facteur de risque. Le premier cas est illustré par la formation endogène de nitrosamines, que nous avons déjà évoquée. Le second concerne la production de
benzo (a) pyrène et d'amines hétérocycliques à partir de viandes fumées ou grillées.
Ce serait néanmoins une erreur de considérer que les aliments ne comportent que des facteurs de
risque aboutissant à l'équation « Alimentation = Cancer ». En effet, mais on le sait moins, les aliments
nous apportent aussi un grand nombre d'éléments qui renforcent les défenses de l'organisme contre divers états pathologiques, y compris le cancer.
3. L'alimentation, source de facteurs préventifs
En dehors des nutriments essentiels présents dans les aliments (protéines, lipides et sucres), ceux-ci
contiennent des micro-nutriments, vitamines et minéraux, et des composants naturels, dont l'action sur
la cancérogénèse est un sujet d'études en plein développement. Les composants naturels des aliments
sont des substances sans valeur nutritive, de nature chimique très variée, présentes dans la plupart des
fruits et des légumes (tab. I). Leur ingestion quotidienne moyenne peut atteindre des quantités de
l'ordre du gramme pour la catégorie des flavonoïdes.
Tableau I. Substances protectrices présentes dans les aliments
VITAMINES
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Les données sur l'action de ces substances - micro-nutriments et composants naturels - proviennent
d'expérimentations sur animaux nourris avec des régimes spéciaux contenant ou non la substance étudiée mais aussi d'études épidémiologiques sur des populations humaines. Des indications sont également fournies par des tests in vitro dans lesquels on étudie l'effet de la substance sur le pouvoir mutagène d'un cancérogène connu. Un effet inhibiteur signale un éventuel effet anti-cancérogène, qui devra
être ensuite étudié sur les modèles animaux. Ces derniers étant difficiles à mettre en oeuvre pour des
raisons de manipulations, de temps de réponse, de coût et aussi pour limiter le nombre d'animaux sacrifiés, un premier criblage au moyen des tests in vitro est fort utile. Lorsque l'ensemble des données
fournies par les différentes méthodes est cohérent, la probabilité de considérer la substance comme
anti-cancérogène devient élevée. Cette probabilité existe à l'heure actuelle pour un certain nombre de
substances.
Par ailleurs, les études in vitro et sur animaux ont permis de dégager certains modes d'action de ces
substances qui interviennent à des endroits stratégiques du processus de cancérogénèse (Decloître,
1992). Par exemple, la vitamine A, les caroténoïdes, les isothiocyanates, les flavonoïdes, les disulfures
d'allyle, les terpènes favorisent la détoxication des xénobiotiques, donc leur élimination urinaire. Cet
effet est le résultat d'une double action comportant, d'une part, une moindre production de métabolites
actifs, d'autre part une stimulation des systèmes enzymatiques de conjugaison. Les substances qui
agissent ainsi, en empêchant la formation de métabolites capables de réagir avec l'ADN, ont toutes les
chances d'inhiber le processus de cancérogénèse. C'est ce que l'on observe chez des animaux nourris
avec des régimes enrichis en caroténoïdes, dithiolthiones, isothiocyanates aromatiques, flavonoïdes,
sulfures d'allyle.
Un processus important en cancérogénèse est celui de la formation de radicaux libres oxygénés. Ces
éléments très réactifs proviennent du métabolisme cellulaire normal et en particulier de la peroxydation des lipides. La production de radicaux libres oxygénés peut être stimulée dans certaines conditions : exposition aux radiations, aux toxiques (médicaments, éthanol, tabac, benzo (a), pyrène, composés nitrés aromatiques), aux polluants (NO, NO 2 , ozone, amiante). Les radicaux libres oxygénés
présentent une forte toxicité cellulaire et peuvent endommager l'ADN ; ils sont aussi impliqués très
fortement dans le mécanisme de promotion tumorale. Il est donc vraisemblable que toute substance
anti-oxydante puisse jouer un rôle bénéfique, en luttant contre ce stress oxydatif. En effet, les vitamines A, E, et C, le sélénium, les polyphénols, les caroténoïdes, les chlorophyllines, qui tous ont des
propriétés anti-oxydantes sont des inhibiteurs de la cancérogénèse chez l'animal.
Chez l'Homme, des études épidémiologiques montrent que des déficiences en vitamines A, E, et C
objectivées par des taux sériques faibles sont en relation avec une incidence forte de certains types de
cancers. Inversement, la consommation d'aliments riches en ces vitamines (fruits et légumes en particulier), ou de suppléments vitaminiques serait en relation avec une réduction des cancers. Cependant,
les données sont souvent contradictoires et de nombreuses études sont en cours, en France et dans le
monde entier, pour tenter de clarifier la situation.
Les radicaux libres oxygénés intervenant aussi bien au stade de l'initiation que de la promotion des
cancers, les substances anti-oxydantes sont censées agir également sur ces deux étapes essentielles de
la cancérogénèse. De plus, la promotion tumorale semble pouvoir être évitée par d'autres mécanismes.
L'un des plus simples serait de supprimer l'agent promoteur puisque nous avons vu que l'effet promoteur n'existe que tant que l'agent promoteur est présent ; cependant, ce moyen n'est pas toujours le plus
facile à réaliser. Il est aussi possible de bloquer la prolifération et la dédifférenciation des cellules initiées. C'est le rôle que semblent avoir le P-carotène, la vitamine D et le calcium, qui protégeraient respectivement contre les cancers du poumon (P-carotène) et du côlon (vitamine D + calcium).
Enfin, des facteurs alimentaires peuvent jouer un rôle très intéressant en bloquant les réactions de nitrosation qui sont à la base de la production de nitrosamines endogènes. Chez l'Homme, l'importance
de la nitrosation endogène est évaluée par un marqueur urinaire, la N-nitrosoproline. Ce test a permis
d'observer une inhibition de la nitrosation chez des sujets soumis à une alimentation enrichie en vitamine E, en vitamine C ou en dérivés phénoliques des plantes (acide caféique, férulique). Une association a pu être établie entre ces résultats et l'effet protecteur des régimes alimentaires riches en fruits et
légumes vis-à-vis des cancers de l'estomac et de l'oesophage pour lesquels le rôle étiologique des nitrosamines endogènes est très probable.
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Au chapitre des facteurs protecteurs présents dans l'alimentation, il faut enfin citer les fibres alimentaires (cellulose, hémicellulose, pectines, gommes, mucilages) dont l'ingestion en quantité appréciable
(environ 30 g/ personne / jour) semble, dans certains cas, réduire l'incidence des cancers du côlon, et
peut-être du sein. Dans le cas de la cancérogénèse intestinale, on envisage un rôle mécanique des
fibres qui pourraient écourter le temps de contact de métabolites mutagènes avec l'épithélium intestinal
et capter les sels biliaires qui sont des promoteurs des tumeurs du côlon.
En conclusion, nous voyons que notre environnement, par le biais de l'alimentation, peut nous apporter
aussi bien des éléments nocifs (contaminants éventuels), que des éléments bénéfiques (substances
protectrices), ces derniers aidant l'organisme à lutter contre le cancer et aussi contre d'autres pathologies que nous n'avons pas évoquées ici (maladies cardio-vasculaires, en particulier).
Dans cette lutte entre les forces positives et négatives, comme toujours en toxicologie, c'est la dose qui
fait le poison. Il est donc capital de pouvoir évaluer correctement le poids des unes et des autres. Nous
avons tenté de montrer que des contaminants de l'environnement, cancérogènes, peuvent en effet, dans
certaines circonstances, être présents dans les aliments. Ces contaminations posent de réels problèmes
dans certains pays où les aliments ne sont pas surveillés, ou bien dans des populations qui ont un type
d'alimentation monotone, composée presqu'exclusivement d'un type d'aliment contaminé. Ce peut être
le cas aussi de contaminations accidentelles lors desquelles des taux très élevés peuvent être atteints.
A l'échelle d'une population entière, dans les pays où s'exercent des plans de surveillance des aliments,
le risque cancérogène semble raisonnablement limité, encore que le problème posé à l'heure actuelle,
en France, par les teneurs en nitrates de certains légumes puisse soulever quelques inquiétudes.
Il serait donc aussi déraisonnable de soutenir qu'il n'existe aucun risque que de clamer que tout est
risque dans notre alimentation.
En effet, d'une manière générale, on admet que le risque de développer certains cancers serait d'autant
plus faible qu'une alimentation équilibrée, qui limite la part des graisses et qui laisse une part importante aux fruits et aux légumes frais, apporte les vitamines, les minéraux et les composants naturels
des végétaux utiles aux mécanismes de défense de l'organisme.
Cet apport bénéfique n'est d'ailleurs pas limité au strict cadre de la contamination alimentaire dans lequel nous avons situé cet article. La prévention par l'alimentation peut aussi s'exercer vis-à-vis de cancers induits par d'autres contaminants de l'environnement, et atteindre ainsi une portée beaucoup plus
vaste •
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