Courrier de la Cellule Environnement de l'INRA ° 17
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alimentation,
environnement
et cancer
par Françoise Decloître
Centre national de coordination des études et recherches sur la nutrition et l'alimentation (CNRS)
11, rue Jean-Nicot, 75007 Paris
Avec le développement de l'industrie chimique au cours des cinquante dernières années et l'utilisation
intensive des produits qui en sont issus, notre environnement est devenu une source de contaminants
dont certains peuvent présenter des risques pour la santé de l'Homme. Ces risques sont de nature et de
gravité différentes. Il convient de distinguer les risques de toxicité aiguë des risques de toxicité chro-
nique.
Les premiers sont dûs à une contamination par des doses fortes, mais qui reste limitée dans le temps et
qui touche un nombre relativement restreint de personnes. C'est le type même des intoxications ac-
cidentelles (par exemple les accidents de Seveso en Italie et de Bhopal en Inde), ou professionnelles.
Les risques de toxicité chronique relèvent de l'exposition à des doses faibles de contaminants mais ré-
pétées dans le temps, sur des périodes qui peuvent s'étaler sur une grande partie de la vie des individus
concernés. De vastes populations d'individus peuvent ainsi être exposées à des risques chroniques qui
présentent un caractère insidieux.
Parmi les risques de toxicité chronique, un de ceux qui suscitent les plus grandes alarmes dans le pu-
blic concerne le risque cancérogène. Lorsqu'on sait que le cancer est la seconde cause de mortalité en
France dans la population générale, tous âges confondus, et la première cause de mortalité dans la
tranche d'âge 35-64 ans, il est en effet gitime de s'interroger sur les répercussions que peuvent avoir
les contaminants de l'environnement sur ce véritable problème de santé publique.
En réalité, l'Homme se trouve en contact avec les contaminants de l'environnement par diverses voies
qui détermineront différents sites primaires d'action. Si l'air que nous respirons est chargé de contami-
nants sous forme gazeuse ou sous forme de micro-particules en suspension dans l'air, les voies respi-
ratoires seront les premières touchées. La peau, elle, peut être en contact direct avec des contaminants
dans le cas d'ouvriers manipulant les produits sans les précautions d'usage, ou d'agriculteurs pandant
des pesticides dans les cultures. L'exposition à des contaminants par la voie respiratoire et par la voie
cutae n'exclut d'ailleurs pas un effet nocif en d'autres sites d'action, les produits ou leurs dérivés
toxiques étant véhiculés par la circulation générale.
Enfin, une voie importante de contamination est la voie orale, dans laquelle les contaminants peuvent
être apportés par les aliments et l'eau de boisson. C'est ce dernier aspect que nous allons développer ici
afin d'analyser les relations existant entre l'alimentation, l'environnement et le cancer.
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En effet, des facteurs alimentaires sont fréquemment incriminés dans l'étiologie de certains types de
cancers (Higginson et Sheridan, 1991). C'est ainsi que le risque de cancers de l'estomac et de
l'oesophage dans certaines régions du Japon et de la Chine a pu être associé à une alimentation conte-
nant des teneurs élevées en nitrites, nitrates et amines secondaires qui favorisent la production endo-
gène de puissants cancérogènes, les nitrosamines. De même, les aires ographiques de prévalence du
cancer du foie recouvrent les zones où la nourriture de base des populations, l'arachide, peut être
contaminée par une mycotoxine cancérogène, l'aflatoxine B1. Une alimentation contaminée de ma-
nière artificielle (nitrates) aussi bien que naturelle (production de mycotoxines) présente donc un
risque cancérogène pour les populations qui la consomment.
Cependant, nous verrons que l'alimentation apporte également des éléments capables de renforcer les
défenses de l'organisme contre le cancer. Les études épidémiologiques montrent d'ailleurs qu'une forte
proportion de cancers, estimée à 35 % en moyenne, pourrait être évitée par une alimentation
appropriée (Doll et Peto, 1981).
1. Par quelscanismes des contaminants chimiques peuvent-ils
provoquer le cancer ?
Les études expérimentales réalisées depuis une soixantaine d'années ont abouti à la notion que le can-
cer résulte d'un processus comportant plusieurs phases.
En effet, la canrisation d'un organe est un phénomène qui requiert un temps parfois très long pour se
développer. On admet que le délai entre l'exposition à un agent cancérogène et l'apparition clinique du
cancer est de l'ordre de dix à quinze années, voire plus chez l'Homme , même si l'exposition a cessé
depuis plusieurs années. Ce délai est couramment de un à deux ans chez les Rongeurs utilisés en expé-
rimentation animale et dont la durée de vie n'excède pas deux ans. C'est d'ailleurs la raison pour la-
quelle les tests de cancérogénèse requis pour l'établissement des dossiers toxicologiques doivent être
conduits sur deux ans.
Un autre argument en faveur de l'existence de différentes phases réside dans l'existence de stades p-
cancéreux. On connaît par exemple les polypes de l'intestin, les papillomes de la peau, les nodules hé-
patiques qui sont capables de régresser ou, au contraire, d'évoluer vers la tumeur.
La connaissance plus précise des étapes de la cancérogénèse a été apportée par des expériences portant
sur la cancérisation de la peau de souris (Berenblum et Shubik, 1947). Ces expériences montrent :
1) qu'une dose faible de substance cancérogène (par ex. le benzo (a) pyrène), appliquée une seule fois
sur la peau ne suffit pas à provoquer l'apparition de tumeurs, même au bout d'un temps assez long ;
2) que cette même dose, répétée à de fréquents intervalles de temps (1 fois par semaine, par ex.)
aboutit à la formation de tumeurs cutanées ;
3) qu'une dose forte de benzo (a) pyrène administrée en une seule fois permet aussi l'apparition des
tumeurs.
4) que l'administration unique d'une dose faible de benzo (a) pyrène identique à celle du cas n°l suivie
de badigeonnages répétés d'une autre substance, le 12-0-tétradécanoyl-phorbol-13-acétate ou TPA ex-
trait de l'huile de croton, induit un nombre important de tumeurs de la peau.
La première étape correspondant à l'administration de benzo (a) pyrène a été appelée « initiation » et la
seconde « promotion ». Ces deux étapes recouvrent des mécanismes difrents, qui commencent à être
assez bien connus. La figure 1 donne une représentation schématique des étapes qui permettent la
conversion d'une cellule normale en cellule tumorale.
L'initiation implique un événement génétique qui introduit dans le génome cellulaire des lésions ir-
réversibles de l'ADN. Ces lésions génotoxiques provoquent des mutations qui seront transmises aux
cellules filles, à moins que n'interviennent des mécanismes de réparation chargés de restaurer
l'intégrité du patrimoine génétique.
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La formation des sions génotoxiques est elle-même subordonnée, dans le cas des cancérogènes chi-
miques, à des étapes préliminaires. La structure et les propriétés physico-chimiques d'un grand nombre
de molécules canrogènes font qu'elles n'ont pas d'activité cancérogène par elles-mêmes. Le pouvoir
cancérogène leur est conféré par une transformation métabolique, assurée par les enzymes hépatiques.
Ces molécules, appelées cancérogène indirect, vont donner naissance, d'une part, à des métabolites
plus hydrophiles que les composés parentaux et qui seront éliminés dans l'urine par les voies de
détoxication normales de l'organisme ; d'autre part, des métabolites dits actifs peuvent être formés ;
cesrivés présentenf un caractère
électrophile
qui
leur permet d'interagir
avec
les
bases
de
l'ADN,
en
formant des liaisons covalentes extrêmement stables. Des cancérogènes très connus et très puissants
tels que le benzo (a) pyrène, l'aflatoxine B1, les nitrosamines sont des canrogènes indirects.
L'équilibre entre les voies de détoxication et d'activation métabolique est donc déterminant pour
l'évolution du processus tumoral. Or, les systèmes enzymatiques responsables peuvent être aussi bien
inhibés que stimulés par un ts grand nombre de facteurs de l'environnement (pesticides, produits in-
dustriels). Tous ceux qui favoriseront la détoxication des substances cancérogènes pourront ainsi jouer
un rôlefique dans la pvention des cancers. Certaines catégories de cancérogènes chimiques
forment des liaisons
avec
l'ADN
sans
avoir besoin d'être transformées en métabolites actifs : ce sont
des cancérogènes directs comme, par exemple, les nitroso-urées.
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On a récemment découvert des gènes particuliers, appelés oncogènes. Lorsque ces gènes, normale-
ment présents dans les cellules, sont la cible d'une mutation, ils deviennent activés et expriment un
pouvoir tumorigène (ras, myc,fos,jun, etc.).
L'activité des oncogènes est contrôlée par d'autresnes suppresseurs de tumeurs (anti-oncogènes)
qui, normalement, emchent l'activation des oncogènes ; une mutation sur ces gènes suppresseurs
(par exemple, p53) bloque ce mécanisme de gulation et favorise l'expression du pouvoir cancéro-
gène. Les contaminants chimiques qui exercent un effet mutagène sur des oncogènes et/ou sur des
gènes suppresseurs présentent donc une certaine probabilité de favoriser l'incidence de cancers.
Les cellules initiées présentes dans le génome peuvent se maintenir à l'état quiescent pendant de
longues périodes de temps, voire la durée entière d'une vie. Le cancer n'apparaîtra pas. C'est ici que
peut intervenir l'étape de promotion tumorale au cours de laquelle les cellules initiées vont proliférer
et exprimer un nouveau phénotype pré-tumoral.
De nombreuses substances d'origines naturelle et synthétique possèdent un pouvoir promoteur. Celui-
ci est généralement détecté au moyen de modèles animaux, inspirés de celui décrit par Berenblum et
Shubik (loc. cit.). Par exemple, les pesticides organochlorés, les polychlorobiphényles, la dioxine sont
des promoteurs pour le foie de rat, des toxines marines (acide okadque, téléocidines, aplysiatoxines)
pour la peau, des antioxydants (butyl-hydroxytoluene, butyl-hydroxyanisole) pour la vessie et le pou-
mon. Ces substances, dénuées d'effets génotoxiques, agissent au niveau de la membrane cellulaire et
perturbent les mécanismes cellulaires de régulation de la transcription des gènes.
Un autre mécanisme impliqué dans la promotion tumorale est la surproduction de radicaux libres oxy-
gés qui ne peuvent plus être éliminés par les procédés normaux (glutathion peroxydase, catalase,
super oxyde dismutase).
Lorsque l'agent promoteur est retiré, les effets sont réversibles, au moins jusqu'à un certain stade. La
suppression de l'agent promoteur, ou l'utilisation de substances qui empêchent son action (anti-pro-
moteur) semble donc être une voie intéressante pour tenter de bloquer l'évolution du processus tumo-
ral.
Il est admis que le pnone de promotion tumorale pourrait jouer un rôle important dans la forma-
tion de cancers chez l'homme, bien que les données épidémiologiques soient quasi-inexistantes à
l'heure actuelle.
La transformation irréversible des cellules initiées pré-canreuses en cellules tumorales requiert
l'intervention d'un second événement génétique (remaniements chromosomiques ?) au cours d'une
phase dite de progression. Cette étape, qui reste mal connue, à l'heure actuelle, correspond à
lmergence clinique de la tumeur et à son veloppement au terme d'un long processus cellulaire
ignoré de l'hôte.
2. L'alimentation, source potentielle de contaminants
Nous avons précédemment évoqué l'existence de contaminations de l'alimentation par des nitrates et
de l'aflatoxine B1, dans certaines régions du monde où ces contaminations ont été assoces à certains
risques de cancers. Toutefois, dans les pays industrialisés, la contamination des denrées alimentaires
fait l'objet de réglementations strictes qui en limitent le taux. Les LMR (limites maximales de résidus)
sont fixées par des instances nationales et internationales et sont calculées en tenant compte de la DJA
(dose journalière admissible) pour l'Homme. Celle-ci représente la dose maximale consie comme
étant sans effet pour l'Homme, même si celui-ci y est exposé tous les jours durant sa vie entière.
Au niveau national, des plans de surveillance des denrées alimentaires contrôlent de manière régulière
si celles-ci sont en conformité avec les LMR et les DJA d'un certain nombre de contaminants.
Parmi les contaminants les plus surveillés figurent les résidus de produits phytosanitaires et de fer-
tilisants. Certains d'entre eux comme les pesticides organochlorés sont, en effet, des cancérogènes
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chez l'animal, ce qui a motivé leur retrait. En raison de leur forte rémanence, ils sont toujours surveil-
s, sans toutefois poser de réels problèmes (Moreau, 1991). Il n'en est pas de même des nitrates dont
la teneur semble augmenter dans l'eau et dans les végétaux. Une étude récente émanant de la Direction
gérale de la santé (DGS, 1992) fait apparaître que certains légumes (salades, betteraves, radis, cour-
gettes, épinards) atteignent des concentrations élevées et que d'autres, moins contaminés mais
consommés en quantité importante (carottes, pommes de terre), apportent au consommateur une quan-
tité moyenne journalière de nitrates proche de la moitié de la DJA dans certains cas. Le problème est
encore plus aigu chez les très jeunes enfants. Or, les nitrates, en présence d'aminés secondaires appor-
tées par d'autres aliments, peuvent, dans l'estomac, et dans certaines circonstances, se transformer en
nitrosamines canrogènes.
Un autre problème est posé par la présence de mycotoxines, toxines produites par un Champignon
microscopique, Aspergillus flavus. Ces mycotoxines se développent lors du stockage des céréales dans
certaines conditions de température et d'humidi. Si l'une d'elles, l'aflatoxine B l , est présente dans les
tourteaux d'arachide destinés à l'alimentation des vaches laitières, le lait se trouve contaminé. Cepen-
dant, la contamination des denes alimentaires, en particulier le lait, par l'aflatoxine Ml qui dérive de
l'aflatoxine B1 semble actuellement correctement maîtrisée en France. D'autres mycotoxines (patuline,
ochratoxine, trichothécènes, zéaralénone) peuvent aussi être d'éventuels contaminants de denrées
alimentaires(Dirheimer, 1989).
Parmi les autres agents cancérogènes susceptibles de contaminer les aliments, on trouve les radionu-
cléides et les hydrocarbures polycycliques, ceux-ci provenant de la pollution atmosphérique et des
technologies de transformation des produits.
D'autres substances comme les polychlorobiphényls (PCB), la dioxine, les métaux lourds
(cadmium, plomb, mercure) figurent également parmi des contaminants éventuels des aliments. Dans
la nomenclature des produits chimiques évalués par le Centre international de recherches sur le cancer
pour leur pouvoir cancérogène pour l'Homme (Anonyme, 1989), la dioxine et le plomb sont considé-
rés comme des cancérogènes « possibles » (évidence limitée) alors que les PCB et le cadmium sont
class comme des canrogènes « probables » (évidence suffisante). De plus, la dioxine et les PCB
possèdent une activité de promoteurs tumoraux dans les modèles animaux (Frayssinet et Lafarge-
Frayssinet, 1989). La prudence vis-à-vis d'effets potentiels de ces produits chez l'Homme s'impose
donc, même si les doses requises pour entraîner un effet promoteur chez l'animal sont relativement
élevées.
Des contaminations assez importantes par la dioxine d'aliments comme le lait et les poissons ont été
relevées à proximité d'usines de pâte à papier et d'usines d'incinération (Pascal et François-Collange,
1991). Les risques dépendent bien évidemment des consommations réelles de ces aliments qui, dans
certaines circonstances ou chez certaines personnes, pourraient avoisiner ou même dépasser la DJA.
Les contaminations éventuelles par les métaux lourds concernent particulièrement les produits de la
pêche, les crustacés et les coquillages qui concentrent particulièrement ces contaminants, mais ils
peuvent être présents aussi dans le lait, les céréales, les viandes.
Ces quelques exemples montrent que certains aliments constituent en effet une source potentielle de
contaminants, dont quelques-uns sont de puissants cancérogènes.
Etant donné les doses auxquelles les individus peuvent êtrenéralement confrontés, les risques can-
cérogènes pour l'homme sont heureusement limités. Toutefois, on ne peut exclure que certaines caté-
gories de personnes « sensibles » (enfants, femmes enceintes, personnes âes ou malades), ou de per-
sonnes consommant de grandes quantités d'un type donné d'aliment (par exemple poissons chez les
populations de la Baltique, riz contaminé chez des populations japonaises) puissent être exposées à un
certain risque.
En réalité, les risques cancérogènes liés à l'alimentation en ral proviennent de plusieurs origines
indépendantes des contaminants de l'environnement. Le facteur le plus important est vraisemblable-
ment lié à lquilibre des nutriments eux-mêmes au sein de la ration alimentaire ainsi qu'à l'importance
de la ration elle-même. C'est ainsi qu'une proportion trop élevée (> 30%) de lipides dans la ration
pourrait être responsable d'un certain nombre de cancers du sein et du côlon (Cohen, 1988).
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