De quelques préjugés relatifs à l`usage des notions de

Laurent Danon-Boileau
De quelques préjugés relatifs à l'usage des notions de
motivation et d'iconicité
In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 79-87.
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Danon-Boileau Laurent. De quelques préjugés relatifs à l'usage des notions de motivation et d'iconicité . In: Faits de langues
n°1, Mars 1993 pp. 79-87.
doi : 10.3406/flang.1993.1037
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flang_1244-5460_1993_num_1_1_1037
De
quelques
préjugés
relatifs
à
l'usage
des
notions
de
motivation
et
d'iconicité
LAURENT DANON-BOILEAIT
1
|
ARBITRAIRE
ET
MOTIVATION
En
linguistique
et
en
philosophie
du
langage
la
question
de
l'arbitraire
du
signe
est
un
problème
que
chaque
génération
de
chercheurs
pose
avec
une
régularité
déconcertante.
On
connaît
le
dogme
saussurien
:
même
quand
le
signifiant
est
motivé
par
la
chose
que
le
nom
désigne,
le
signe
quant
à
lui
(le
couplage
signi
fiant/signifié)
est
nécessairement
arbitraire
de
par
son
inscription
dans
le
système
de
la
langue.
Même
si
en
latin
pipio
est
clairement
une
onomatop
ée
qui
permet
de
désigner
un
oiseau
par
son
cri,
le
devenir
du
signe,
le
fait
qu'il
soit
passible
des
catégories du
genre,
du
nombre
et
du
cas
montre
qu'il
a
rompu
les
amarres
avec
la
motivation
initiale
de
l'une
de
ses
faces.
On
peut
d'ailleurs
faire
un
pas
de
plus
et
penser
que
l'iconicité,
loin
d'être
une
maladie
infantile
du
signe
linguistique
(lequel
en
grandissant
de
viendrait
arbitraire),
ne
peut
au
contraire
se
déployer
que
de l'institution
d'une
convention.
De
fait,
l'isomorphie
de
l'icône
n'est
interprétable
que
par
l'effet
d'un
arbitraire
préalable.
Un
exemple
:
sur
le
panneau
qui
an-
*
Université
de
Paris
III
et
Centre
Alfred-Binet.
Faits
de
langues,
1/1993
80
Laurent
Danon-Boileau
nonce
un
virage
dangereux,
le
tracé
des
courbes
n'est
iconique
du
réfèrent
que
par
l'effet
d'un
code
qui
restreint
le
champ
du
signe
au
domaine
exclusif
de
la
signalisation
routière.
Hors
de
ce
registre,
le
dessin sinueux pourrait
valoir
pour
n'importe
quoi
:
un
«
Z
»,
un
méandre
de
rivière
ou
un
serpent
qui
danse.
2
|
ICONICITÉ
DU
GESTE
L'icône
est
une
sorte
de
signe
et
comme
telle
elle
ne
s'oppose
pas
à
l'ar
bitraire
mais
s'y
adosse.
Reste
alors
la
question
de
la
relation
signans/signa-
tum.
Si
l'on
songe
à l'onomatopée,
elle
semble simple
:
le
signans
imite
le
cri
de
l'animal,
en
quoi
il
est
métonymique
du
signatum.
Il
peut
toutefois se
faire
que
le
lien
s'exerce
autrement.
Je
citerai
à
titre
d'exemple
les
idéo-
phones
de
l'anglais.
Il
existe
dans
cette
langue
des
verbes de
même
isotopie
qui
ne
sont
liés
par
la
communauté
d'aucune
racine,
non
plus
que
par des
procédures
de
dérivation
régulières
;
en
revanche,
ils
ont
en
commun
un
même
groupe
de
consonnes.
Ainsi
des
verbes
tels
que
«
slime
slide
slack
slouch
slide
slip
slink
»
décrivent
divers
mouvements
qui
tous
sont
caractér
isés
par
leur
languissante
mollesse.
On
pourrait
penser
que
«
si
»
est
la
trace
perdue
d'une
racine
signifiant
«
pâmoison
»,
mais
l'étymologie
assu
rée
de
certains
de ces mots
dément
cette
tentative
d'explication.
Force
est
alors
de
poser
que
c'est
le
geste
requis pour
prononcer
«
si
»
qui
sert
de
base
métaphorique
à
la
communauté
de
sens
que
partagent
ces
verbes.
La
proprioception
du
geste
phonatoire,
la
qualité
affective
que
le
sujet
parlant
lui
confère
(et
que
les
travaux
de
Fonagy
ont
nettement
mis
en
évidence)
fournit
la
base
métaphorique
de
la
teinte
commune
aux
sens
de
ces
diffé
rents
verbes.
Il
en
résulte
au
demeurant
un
bouleversement
dans l'économie
du
signe,
car
le
«
si
»
de
la
série
citée
ne
permet
plus
de
découper
une
zone
sémantique
stable
de
la
représentation
(laquelle
pourrait
être
caractérisée
par
le
mode
de
déplacement,
le
milieu
il
s'effectue,
la
nature
de
l'être
qui
se
déplace
:
marche,
course,
nage,
vol), mais une
qualité
(douceur,
nonchal
ance)
qui
les
traverse
toutes.
Par
ailleurs,
quand
le
signifiant
vaut
par
la
qualité
du
geste
associé
aux
phonèmes
qu'il
comprend,
ceux-ci perdent
leur
statut
de
forme
opposable
à
d'autres
au
sein
du
paradigme
:
ils
deviennent
des
«
contenus
»
dont
la
présence suggère
métaphoriquement
telle
ou
telle
qualité.
La
dimension
idéophonique
ébranle ainsi
le
fonctionnement
général
du
signe.
Il
se
peut
que
cet
effet
(qui
n'existe
pas
en
français,
par
exemple,
mais
existe
en
chinois)
soit
réservé
à
des
langues
dans
lesquelles
les
mots,
avant
De
quelques
préjugés
81
d'être insérés
dans
un
contexte,
ont
une
forme
qui
ne
spécifie
pas
leur
caté
gorie.
La
perte
au
niveau
du
lexique
de
l'opposition
immédiate
entre
verbe
et
nom
entraîne
la
perte
de
la
capacité à
«
situer
»
la
référence
du
signe
lexi
cal
«
nu
»,
qui
devient
alors
pure
notion.
Faute
de
savoir
d'emblée
si
le
mot
renvoie
à
une
entité
ou
à
un
processus,
il
devient
impossible
de
se
figurer
mentalement ce
qu'il
désigne.
Il
en
résulte
alors
un
accrochage
du
signifié
non
plus
à
une
image
typique,
mais
à
un
affect
ou
à
un
geste
moteur
lié
à
la
production
de
son
signifiant.
C'est
du
moins
ainsi
que
je
comprends
les
r
emarques
de
Granet
(1988,
38)
à propos
de
la
valeur
du
«
geste
vocal
»
en
chinois
:
pour
lui,
ce
geste
est
iconique
de
ce
qu'il
désigne,
mais
l'iconicité
dont
il
s'agit
n'est
pas
une
relation
entre
signifiant
et
image
(comme la
si
lhouette
d'un
ouvrier
qui
creuse
un
trou
peut,
sur
un
panneau,
avertir
de
travaux
sur
une
route).
C'est
une
relation
globale
qui
unit
le
cortège
de
sen
sations
associées
au
geste
vocal
qui
produit le
signifiant
et
celles
que
peut
évoquer
le
réfèrent
désigné.
Relation
tout
ensemble
concrète
et
non
figurale
dans
laquelle
le
geste
qui
sert
à
former
un
phonème
(ou
à
tracer
le
carac
tère)
devient
l'emblème
d'une
tonalité subjective
(ou
d'un
geste
réel)
asso
ciée
au
réfèrent.
«
Le
mot,
dit
Granet
à
ce
propos,
de même
qu'il
ne
corre
spond
pas
à
un
concept,
n'est
pas
non
plus
un simple
signe.
Dans
sa
forme
immuable
de
monosyllabe,
dans
son
aspect
neutre,
il
retient
toute
l'énergie
de
l'acte
dont
il
est
le
correspondant
vocal
-
l'emblème
vocal.
»
La
relation
iconique
n'est
plus
ici
assurée par
la
trace
que
constitue
le
s
ignifiant,
mais
par
le
geste
qui
le
produit.
3
I
VALEUR
DU
REDOUBLEMENT
Certains
phénomènes
se
laissent
au
demeurant
assez
bien
expliquer par
le
recours
à
la
notion
de
geste,
du
moins
si
l'on
accepte
de
se
défaire
d'une
certaine naïveté.
Prenons
le
cas
de
la
répétition
du
signifiant
Jean
mange
beaucoup beaucoup
»)
:
le
procédé
se
retrouve
dans
des
langues
non
appa
rentées
avec
des
effets
tout
ensemble disparates
et
constants
(intensification
expressive,
distributivité,
hypocoristicité).
On
voudrait
que
le
redoublement
du
signifiant
soit
d'essence
expressive.
Mais
l'éventail
des
valeurs
ne
se
laisse
pas
expliquer
ainsi.
En
Ganda
(Alexandre
67,
51),
la
répétition
d'un
signifiant
peut
exprimer
un
«
faire
semblant
»
:
une
expression dont
le
calque
serait
«
ils
cuisinent
cuisinent
»
prend
alors
le
sens
non
de
«
ils
font
de
la
cuisine
avec
acharnement
»
mais
de
«
ils
jouent
à
la
cuisine,
ils
font
semblant
de
cuisiner
».
L'effet
est
bien
entendu
inverse
de
celui
qu'on
ob-
82
Laurent
Danon-Boileau
tient
en
français
avec
«
C'est
une
femme
femme
»,
puisqu'ici
l'expression
définit
un
parangon
de
féminité.
En
fait,
pour
donner
une
interprétation
d'ensemble
à
cette
diversité
d'eff
ets,
il
faut
renoncer
à
faire
de
l'expressivité
la
valeur princeps
du
procédé.
Il
faut
poser
que
la
répétition permet
en
tout
cas de
mettre
en
regard
deux
objets
de
pensée
de
nature
différente,
que
l'on
donne comme
identifiés
du
seul
fait
qu'on
leur
attribue
le
même nom.
Dans
le
cas
de
«
une
femme
femme
»,
comme
Culioli
l'a
montré,
on
pose
l'existence
d'une
occurrence par
le
recours
à
l'expression
«
une
femme
», puis
on
l'identifie
aux
qualités
du
prototype
qui
trouve
à
se
dire
par
la
répétition
du
terme
«
femme
».
Paradoxalement,
avec
«
ils
cuisinent
cuisinent
»
il
en
va
de
même.
Simplement
le
support
du
jugement
d'identifi
cation
a
changé.
L'énonciateur
ne
parle
plus comme
tantôt
pour
son
propre
compte.
Il
se
fait
l'interprète
de
l'intention
de
simulation
de
ceux
qui
jouent
et
la
donne
comme
une
façon
de
forcer
l'identification.
La
glose
pourrait
être
«
ces
enfants
font
tout
pour
que
ceux
qui
les
regardent
identifient
ce
qu'ils
font
présentement
avec
"faire de
la
cuisine"
».
Même
si
l'effet
de
sens
s'est
inversé,
le
principe
est
demeuré
constant
:
il
repose toujours
sur
le
principe
que
répéter
un
lexeme
traduit
une volonté
d'identifier
une
occur
rence
(ce
que
font
ces
enfants)
et
un
type
(faire
de
la
cuisine).
Ici
cependant,
cette
volonté
n'est
pas
celle
de
l'énonciateur
;
au
contraire,
il
s'en
dégage
et
l'impute
à
ceux
dont
il
commente
le
jeu. On
le
voit,
la dimension
censément
la
plus
«
naturelle
»
d'un
tour
iconique
n'assure
pas
nécessairement
le
fon
dement
du
procédé.
Pour
ressaisir
la
variété
des valeurs
qui
lui
sont
atta
chées,
il
faut
admettre
pour
support
une
dimension
d'emblée
moins
«
concrète
»
que
l'expressivité
intensifiante.
4
I
DÉMATÉRIALISATION
L'idée
que
la
motivation
la
plus
concrète
sert
de
base à
toutes
les
valeurs
d'un
même
marqueur
a
la
vie dure,
particulièrement
quand
il
s'agit
de
dia-
chronie.
On
souligne
souvent
que
les
prépositions
de
type
«
devant
»
et
«
derrière
»
désignent
d'abord
des
parties
du
corps,
puis
des dimensions
spatiales,
puis
des
valeurs
temporelles
et
des
relations
causales
enfin.
Cette
régularité
est
largement
attestée
et
mon
propos
n'est
pas
de
la
remettre
en
cause.
Il
est
plutôt
de
savoir
quelle
valeur
lui
attribuer.
On
peut,
bien
sûr,
penser
que
l'usure
d'un
signifiant,
sa
«
dématérialisation
»
progressive,
per
met
avec
le
temps
de
se
défaire
de
la valeur
concrète
pour
ne
retenir
que
la
signification
abstraite.
Rien n'est
moins
sûr
:
souvent
l'emploi
que l'on
1 / 10 100%

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