Mon propos se situe en amont du niveau macro tel qu`il a été

l’école et le monde du travail
XVIIe colloque de l’afirse section portugaise
Annie Vinokur
« Education et travail: le grand chambardement »
VINOKUR, Annie (vinokur@u-paris10.fr)
Universidade Paris X
Mon propos se situe en amont du niveau macro tel qu’il a été défini par Claude Lessard. Il
porte sur l’analyse des rapports entre l’économique et le politique dans la gestion du travail
et de l’éducation. Vu l'ampleur du sujet et le temps limité qui m'est imparti, je me
concentrerai sur la seule logique propre des relations entre acteurs représentant le capital
et l'Etat. Je ne traiterai pas des luttes sociales et des effets qu’elles ont eu ou peuvent avoir
sur les politiques publiques à certaines périodes, non plus que des résistances qui
pourraient être opposées au modèle actuellement dominant. J'espère que vous ne me
tiendrez pas rigueur de cette extrême simplification.
Je partirai de deux constatations. La première est que ce qui est gratuit ne rentre
pas dans le calcul économique. Par conséquent il est dans la logique de l’accumulation du
capital d’exploiter ce qui est gratuit - ressources naturelles ou ressources humaines - jusqu’à
ce que leur épuisement compromette la croissance économique. C’est à ce moment là
seulement que l’on se préoccupe de l’entretien et de la reproduction de ces ressources.
Deuxième constatation : à chaque passage du capitalisme vers un nouveau régime stable
d'accumulation, la recherche du profit a rencontré des obstacles du côté de la main
d’œuvre; et le capital, à chacune de ces transitions, a eu recours à l’Etat pour éliminer ces
obstacles. Chaque fois il a trouvé des penseurs, en particulier économistes, pour fournir
aux politiques l’idéologie et la technologie sociale nécessaires. A partir de ces deux
constatations je souhaiterais vous proposer un rapide parcours historique des conditions
qui ont été ainsi imposées au travail et à l’éducation. Cela me paraît nécessaire pour
analyser les rapports entre l'économique et le politique qui dominent la gestion de la force
de travail dans cette période actuelle que mon collègue Michel Beaud nomme "le grand
basculement du monde". Je le ferai en quatre étapes.
I. La première étape est celle du capitalisme commercial, qui monte en puissance au 17e
siècle. Le profit y est extrait dans la sphère de la circulation, i.e. de l’échange. Il faut donc
acheter bon marché et vendre cher. Mais acheter à qui ? ce ne peut être qu’à des
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producteurs précapitalistes - ce qu’on appelle maintenant le secteur traditionnel - c’est à
dire des paysans et des artisans. Or la productivité de ces paysans et artisans est
stagnante, et par ailleurs ils se sont dotés de moyens de protection et de défense
communautaires ou corporatistes. Il faut donc augmenter le nombre et les compétences
des producteurs, et pour cela les marchands, par l’intermédiaire des mercantilistes, vont
devoir faire appel à un pouvoir politique fort, et donc favoriser la montée des Etats-
nations. L'idéologie que proposent les mercantilistes fait du prince le chef de l’entreprise
nationale, le propriétaire de toutes les ressources du territoire. Ce sont les mercantilistes
qui inventent le terme de « capital humain », c'est-à-dire étymologiquement « cheptel »
humain. Ils vont également fournir aux despotes, "éclairés" par leurs soins, les technologies
sociales de gestion des ressources humaines. A partir de la mesure en termes monétaires
du capital humain, ils proposent une série de politiques : politiques démographique,
migratoire, de santé, d’éducation, d'innovation et même le premier modèle de
planification de l’éducation en fonction des besoins de l’économie, modèle qui sera repris
par l’urss dans les années 1920, puis ensuite par la plupart des pays sous l'égide de
l'OCDE. Le problème est que ces politiques se sont heurtées à la résistance des petits
producteurs marchands des secteurs traditionnels, adossée aux sécurités de la propriété et
de l'organisation corporative.
II. Cette résistance ne pouvait être vaincue que par la pénétration directe du capital dans
la production des marchandises. Pour cette deuxième étape, celle du capitalisme industriel
libéral, il fallait d'abord dépouiller les petits producteurs traditionnels de leurs moyens de
production, de manière à concentrer la propriété entre les mains des industriels et
contraindre les producteurs au salariat. C'est ainsi que les lois sur les "enclosures" ont, en
Angleterre, à la fois permis la constitution d'un capital agraire et jeté sur les routes la foule
de "bras nus" qui a été la base du développement industriel britannique. De même en
France la Loi Le Chapelier a aboli les corporations. Mais une fois ces mesures prises, que
demandaient les représentants du capital industriel par la voix des économistes
classiques ? que l’Etat n’intervienne pas sur le marché du travail, qu’il se limite strictement à
ses fonctions régaliennes, auxquelles ils en ajoutent une: celle de veiller à l'instruction
élémentaire du peuple. Pourquoi ? Avait-on besoin de donner de nouvelles connaissances,
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de nouveaux savoirs à cette population de salariés ? la réponse est évidemment non,
puisqu’il s’agissait au contraire de les dépouiller de leurs savoirs antérieurs pour les
soumettre au rythme des machines. Cette instruction devait donc avoir pour principal objet
d'enseigner les comportements de ponctualité, obéissance, etc. favorables à l'efficacité
économique et à la paix sociale.
Cela dit, le secteur traditionnel perdure tout au long du 19e siècle en Europe. Et il remplit
dans le nouveau régime d’accumulation deux fonctions contradictoires. La première est
d'assurer, sans coût pour le capital, la reproduction hors travail de la main d’œuvre, c’est
à dire l’élevage des enfants et la couverture des besoins pendant les périodes de maladie,
chômage et vieillesse. Un exemple nous en est donné actuellement en Chine: c’est grâce
à l’existence d’un secteur traditionnel encore important que les salaires y sont bas et qu’ on
peut renvoyer des millions d’ouvriers dans leurs campagnes en cas de récession. Mais
cette persistance du secteur traditionnel remplit aussi une autre fonction, cette fois ci
opposée : il permet aux travailleurs de résister dans une certaine mesure aux conditions
imposées par les employeurs. L'un de ces facteurs de résistance est, au 19e siècle, le
savoir. En effet, l’industrie a besoin non seulement d’ouvriers de base, parcellaires, mais
aussi de gens capables de créer des machines et de diriger le travail; et ces capacités
viennent de l’artisanat. Par conséquent ces ouvriers très qualifiés vont se trouver en position
de force face à des directions d’entreprises qui elles, maîtrisent le commerce et la finance,
mais pas la production.
D'où, à la fin du 19e, les efforts pour réduire cette résistance-là en incorporant les savoirs
au capital : ce sera l'objet du taylorisme qui, par l'intermédiaire des bureaux des méthodes
qui concentrent et rationalisent ces savoirs, permet de soumettre l'ensemble de la force de
travail ouvrière. Il en résulte bien sûr un accroissement rapide de la productivité. Mais, les
salaires restant très bas, les conditions sont réunies pour des crises de surproduction, qui,
comme celle de 1929, se résolvent dans la dévalorisation brutale du capital et la
destruction massive de richesses matérielles et humaines
III. La troisième étape, celle du capitalisme administré dans le cadre national, monte en
puissance au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les mouvements de capitaux hors
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des frontières nationales sont très limités. Par conséquent la possibilité de dégager des
profits croissants réside dans le modèle keyneso-fordiste, c'est-à-dire dans une production
de masse qui trouve son débouché dans la consommation de masse nationale, i.e. des
travailleurs eux-mêmes. Il fallait à nouveau faire appel à l’Etat pour mettre en œuvre les
conditions nécessaires. A la consommation de masse d'abord: à ce moment là, les
secteurs précapitalistes ont disparu dans les pays développés. On ne peut plus faire
supporter par ces secteurs traditionnels la reproduction hors travail de la main d’œuvre. Par
conséquent il va falloir internaliser cette reproduction; c'est la fonction de l’Etat-providence
d'assurer aux salariés des sécurités au moins égales à celles anciennes de la propriété et
des droits d'usage. Ces nouvelles sécurités du salariat seront les systèmes de couverture
sociale (couvrant les risques famille, chômage, maladie, vieillesse), le droit du travail,
l'institutionnalisation des conventions collectives assurant ex ante le partage des gains de
productivité entre les revenus du travail et du capital. Du côté de la production de masse,
il faut aussi faire appel au politique, en raison de l'intense pénurie de main d’œuvre
qualifiée. Et comme il y a aussi pénurie de main d’œuvre non qualifiée, les jeunes qui
sortent de l’école obligatoire trouvent immédiatement un travail salarié convenablement
payé. Pour inciter les jeunes à poursuivre leurs études, il faut d’une part que l’éducation soit
gratuite, et de l'autre que les perspectives d’emploi ultérieur soient satisfaisantes et sûres.
Les employeurs ont ainsi intérêt à contribuer collectivement, par la fiscalité, au
développement de l'instruction scolaire. Simultanément, dans la mesure où ils s’efforcent de
conserver la main d’œuvre rare qu’ils ont pu embaucher (emploi à vie, rémunération à
l'ancienneté, revenus différés, etc.), ils ont intérêt à financer individuellement son
adaptation sur le tas à l'emploi. Ces conditions sont évidemment très favorables à
l'apparition d'une très forte demande d’éducation.
C'est l'époque les économistes du "capital humain" de l'Ecole de Chicago promeuvent
l'instruction scolaire au statut de principal facteur de la croissance économique. En 1961,
au congrès de Washington, l’OCDE actuellement chantre du néolibéralisme propose
au monde entier comme exemple en matière de politique d’éducation la France et l’URSS,
pour leur financement public de l’enseignement à tous les niveaux et pour leur planification
centralisée de l’éducation. C'est l' "explosion scolaire" dans tous les pays, qui débouche à
partir des années 1970 sur une surproduction globale de diplômés par rapport aux
besoins immédiats des capitaux.
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Cette surproduction serait très favorable à l'accumulation si elle pesait sur le coût du travail.
Les protections du salariat s'y opposent dans les pays industrialisés, cependant que le
contrôle des mouvement de capitaux interdit l'exploitation du stock de main d'œuvre
qualifiée à l'étranger.
IV. Après les années 1970 qui voient baisser les taux de profit, le problème sera résolu
avec la libération des mouvements de capitaux à l'échelle planétaire, soutenue par les
économistes néolibéraux. Dans la mesure elle autorise des décisions d'implantation
productive d'emblée globales, cette dérégulation permet en effet aux capitaux de mettre
les territoires et leurs facteurs immobiles (force de travail, institutions) en compétition pour les
attirer et les retenir. Les indicateurs d'attractivité des pays publiés chaque année montrent
ce qui les attire: (i) une faible fiscalité sur les profits et les hauts revenus, qui génère la
"contrainte budgétaire", et donc (ii) un faible ratio dépenses publiques /PIB qui implique la
réduction en particulier des dépenses sociales et leur report sur les revenus du travail
(éducation, santé, retraites, etc.), (iii) la baisse du coût du travail par le démantèlement des
systèmes de protection sociale et de négociation salariale, (iv) une main d'œuvre
immédiatement productive ("compétences") sans frais pour les employeurs, (v) la liberté,
pour les capitaux à la recherche de nouveaux gisements de profit, de pénétrer dans les
secteurs jusque publics non-marchands, en particulier l'éducation; se développe une
"industrie" transnationale de l'enseignement dont la rentabilité dépend de la possibilité
d'accroître sa productivité par la taylorisation (intégration des savoirs des enseignants, au
préalable "granularisés", dans des systèmes informatisés), de la création d'un marché des
services d'enseignement, et de la contribution des ressources publiques financières et
matérielles.
Le modèle néoclassique fournit à ce projet une idéologie: celle de la compétition entre
agents soumis à la rationalité économique. Dans l'éducation, son intériorisation passe
moins par le contenu de l'instruction que par le moyen d'y accéder: l'individu, qui paye ses
études en les finançant par l'emprunt, est contraint au calcul économique, invité à se
comporter en gestionnaire avisé de son petit capital humain (son "portefeuille de
compétences" ) et à se considérer comme seul responsable du résultat. Le courant
néoclassique propose également un modèle de technologie sociale aux gouvernements: la
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