LA CONNAISSANCE SOCIOLOGIQUE Contribution à la sociologie

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LA CONNAISSANCE
Contribution
SOCIOLOGIQUE
à la sociologie
de la connaissance
Collection Logiques Sociales
Fondée par Dominique Desjeux
dirigée par Bruno Péquignot
Série Sociologie de la connaissance
dirigée par Francis Farrugia
En tant que productions sociales, les connaissances possèdent
une nature, une origine, une histoire, un pouvoir, des fonctions, des
modes de production, de reproduction et de diffusion qui requièrent
descriptions, analyse et interprétations sociologiques.
La série vise à présenter la connaissance dans sa complexité et sa
multidimentionnalité : corrélation aux divers cadres sociaux, politiques et
institutionnels qui en constituent les conditions empiriques de possibilité,
mais aussi, de manière plus théorique, analyse des instruments du
connaître dans leur aptitude à produire des « catégorisations» savantes ou
ordinaires, à tout palier en profondeur et dans tout registre de l'existence.
Attentive à la multiplicité des courants qui traversent cet univers
de recherche, ouverte à l'approche socio-anthropologique, intéressée par
les postures critiques et généalogiques, cette série se propose de faire
connaître, promouvoir et développer la sociologie de la connaissance. Elle
s'attache à publier tous travaux pouvant contribuer à J'élucidation des
diverses formes de consciences, savoirs et représentations qui constituent
la trame de la vie individuelle et collective.
Sous la direction
de
Francis FARRUGIA
LA CONNAISSANCE
SOCIOLOGIQUE
CONTRIBUTION A LA SOCIOLOGIE
DE LA CONNAISSANCE
Les auteurs
Louis MOREAU de BELLAING, Laurence ELLENA,
Francis FARRUGIA, Sandrine GARCIA,
Ludovic GAUSSOT, Bertrand GEA Y, Suzie GUTH,
Ludovic MARCHAND, Gérard NAMER,
Sylvia OSTROWETSKY, Cherry SCRECKER
L'Harmattan
5-7, file de l'École-Polyteclmique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2002
ISBN: 2-7475-2984 -3
« Qu'est-ce que connaître? HNon ridere, non lugere, neque detestari, sed
intelligere !" dit Spinoza, avec cette simplicité et cette élévation qui lui
sont propres. Cet intelligere, qu'est-il en dernière instance, sinon la forme
par quoi les trois autres nous deviennent sensibles d'un seul coup? »
Nietzsche
AVANT -PROPOS
La sociologie de la connaissance
Approche épistémologique
Francis Farrugia
«Si nous essayons de contempler le
miroir en soi, nous finissons par n'y trouver
que les choses qui s'y reflètent. Si nous
voulons saisir ces choses, nous ne
rencontrons finalement rien d'autre que le
miroir. Telle est l'histoire générale de l a
connaissance. »
Nietzsche, Aurore
Le présent ouvrage inaugure la série Sociologie de la
connaissance.
L'attention
sociologique portée aux représentations
individuelles et collectives, aux multiples formes de
conscience et de connaissance nous semble particulièrement
requise pour comprendre les formes de vie émergentes, les
nouvelles dynamiques sociales, locales et internationales.
Nous avons en conséquence estimé essentiel de rédiger
un avant-propos qui sonne comme un manifeste en faveur de
cette sociologie, célèbre en Allemagne au début du XXO
siècle, mais qui fit depuis une carrière discrète et ne fut
visible que par éclipse. Elle s'enracine pourtant dans la
tradition la plus ancienne de la discipline. Après la deuxième
guerre mondiale, Georges Gurvitch1 fut en France l'un des
1 Son ouvrage Les cadres sociaux de la connaissance fait l'objet
d'une publication posthume aux PUF en 1966, mais selon ses propres
déclarations, Gurvitch travaille cette approche dès 1944.
premiers à la réactiver. Il y travaillait encore lorsque la mort
le saisit en 1965. A la différence d'autres sociologues
fondateurs, il ne fit pas école, mais l'esprit de sa sociologie
perdure, celui de la sociologie de la connaissance aussi.
La sociologie de la connaissance occupe une position
singulière. Elle soutient à propos des connaissances un
certain nombre de thèses que l'on
peut nommer
« conventionnalistes2 » ou «constructivistes3 » et qui peuvent
sembler iconoclastes; elles sont tout simplement réalistes: les
connaissances sont humaines, sociales, la plupart du temps
collectives. Elles ne procèdent pas du Divin, de la Nature, de
l'Absolu, ou de Dieu, mais peuvent à l'inverse conférer à ces
entités métaphysiques qu'elles ont produites, une existence
de principes et une valeur collectivement reconnue qui
modèle l'existence sociale.
Pour cette sociologie, les connaissances n'existent pas
éternellement «en soi », mais ne sont pas pour autant
l'invention
d'individus
isolés. Elles sont relatives,
contextuelles, toujours dépendantes de cadres et conditions
multiples de nature socioculturelle et civilisationnelle :
habitudes, traditions, intérêts, coutumes, lois. Mais elles sont
aussi liées à des contextes psychosociaux à résonance
individuelle: souvenirs, oublis, peurs, joies, refoulements,
interdits, idéaux, désirs, espoirs et aspirations diverses.
Les connaissances - en ce qui concerne leur production,
leur communication, leur diffusion, leur reproduction, leur
persistance et leur disparition - sont perçues comme soumises
à des conditions de possibilité innombrables et inmaîtrisables
dans leur totalité. Elles s'expriment bien sûr dans des
domaines multiples: empirique ordinaire,
(<< connaissance
perceptive du monde extérieur» disait Gurvitch), politique et
éthique, scientifique et technique, métaphysique, etc. Elles
concernent la théorie et la pratique, le savoir et l'action, mais
aussi la contemplation, la « thêoria ».
2 Farrugia Francis, Archéologie du pacte social, (Des fondements
éthiques et sociopolitiques
de la société moderne), L'Harmattan,
collection Logiques sociales, Paris, 1994.
3 Au sens où les connaissances sont envisagées comme des
construits sociaux, comme des productions collectives, et non uniquement
comme des faits de nature psychique d'origine individuelle, sans
signification empirique déterminée. Il faut donc en faire la description,
mais aussi «la généalogie », «l'archéologie»
et l'interprétation, pour
en comprendre les raisons d'être et les fonctions.
8
Elles s'inscrivent dans de multiples «cadres ». Elles
procèdent
et génèrent
de nombreuses
expériences
individuelles et collectives étroitement imbriquées. Elles
dépendent de circonstances et situations favorables et
défavorables,
combinées
de
manière
compliquée,
d'événements historiques et personnels à la fois, de réussites
et d'échecs, de besoins, d'intérêts clairs ou obscurs, de
stratégies de tous ordres, émanant d'écoles ou de groupes, de
raisonnements simples ou complexes, de calculs, savants ou
ordinaires, de vouloirs et non-vouloirs multiples, souvent
contradictoires, entrecroisés à l'infini sur la scène sociale,
tout au long de l'histoire. Les connaissances sont donc
saisies par la sociologie qui les construit comme objet
complexe, à la fois dans leurs limites (contextualités
multiples) et dans leur illimitation (inconnaissabilité
complète, et construction en devenir permanent).
Pour cette sociologie, les connaissances n'existent pas
de manière première, mais sont dérivées d'autres réalités plus
fondamentales, plus originaires et peut-être plus authentiques
et plus vitales qu'elles, qui tiennent à l'existence dans son
empiricité foncière et sa concrétude. De cette assise
matérielle, les connaissances ordinaires, les représentations
collectives, les états de conscience communs ne savent
habituellement rien, bien qu'ils en tirent leur existence, et
peut-être leur signification ultime. Il faut pour comprendre
cela une connaissance de deuxième degré, voire de troisième
degré.
La connaissance, bien qu'elle possède une incontestable
teneur psychologique individuelle - étant une expérience
mentale propre - n'est cependant pas pour autant l'acte d' un
« sujet» autonome et souverain, vivant hors du temps et de
l'espace. Tout «sujet» connaissant, et les expériences
intérieures qu'il éprouve, sont à reconsidérer d'un point de
vue sociologique et pas uniquement psycho-cognitif ou
philosophique. Il doit être repositionné dans un réseau et
faisceau de relations sociales qui le constituent comme tel de
manière durable et crédible. Tout comme les connaissances,
formes de conscience et représentations qui le traversent et le
constituent, le « sujet », tant dans sa dimension logique que
psychologique, est un produit social, peut-être même une
fiction sociale devenue réalité pour soi et les autres, une
fiction peut-être nécessaire, consubstantielle à notre idéologie
de l'individualité, de la responsabilité, de la création et de la
liberté.
9
La première critique véritablement sociologique de la
souveraineté, de l'autonomie, de la véracité, de la réalité du
« sujet» pensant, de « l' homme» connaissant et agissant, est
le fait de Frédéric Nietzsche. Il instruit le premier procès
contre la fiction du sujet libre, indépendant, connaissant et
tout puissant. Norbert Elias, qui fut élève de Jaspers, d'Alfred
Weber (frère de Max Weber), et ami de Mannheim (luimême formé par Lukacs), plaida toujours pour ce
repositionnement de l'individu dans son contexte social. Il
lutta contre la conception de « l'homo clausus ». C'est bien
là un acquis d'une philosophie allemande ayant intégré les
déconstructions nietzschéennes, mais aussi marxistes.
Foucault également sera attentif à ce retournement
(umkehr) nietzschéen, fondateur de la possibilité ultérieure
d'une sociologie de la connaissance, car même si les termes
sont absents, c'est de ceci qu'il s'agit: «Nietzsche veut dire
qu'il n'y a pas une nature de la connaissance, de conditions
universelles de la connaissance, mais que la connaissance est
chaque fois le résultat historique et ponctuel de conditions
qui ne sont pas de l'ordre de la connaissance4 ». Nietzsche,
en effet, met en évidence de manière précoce le fait que la
pensée est toujours liée aux intérêts (interessengebunden).
Cette thèse sera largement reprise par Karl Mannheim, qui
réactivera
d'ailleurs
le
concept
nietzschéen
de
« perspectivisme» afin d'échapper
aux impasses d'un
relativisme absolu des connaissances qui menaçait de ruiner
sa propre théorie.
Le sociologue de la connaissance sait que cet acte
équivoque de connaître passe donc par les sujets-supposésauteurs, les traverse insensiblement, et les construit de
manière réitérée comme hommes d'opinions, se vivant
pourtant comme hommes pensants, comme hommes libres.
Cette doxa inconsciemment structurante peut cependant
devenir objet d'un savoir qui, s'il ne l'annule pas, la révèle
cependant. Cet acte social anonyme de production et de
reproduction toujours renouvelée des opinions, construit
donc les acteurs selon des stéréotypes sociaux éprouvés par
la tradition, aptes à assurer la perpétuation du groupe et sa
cohésion dans le temps (jusqu'à ce que les conditions du
milieu changent notablement, produisant une nécessaire
inflexion des savoirs).
4 Foucault Michel, Dits et écrits, «La
juridiques », Gallimard, Paris, 1994, p. 1419
10
vérité
et les formes
Ce phénomène rationalisant-légitimant, que l'on peut
nommer idéologique ou doxique, requiert une description
bien sûr, mais aussi une interprétation, car l'acte de
connaissance est plus souvent effet que cause, et révèle à qui
veut et peut analyser les processus sociaux sous-jacents, des
enjeux de la plus haute importance.
Le sujet de la connaissance sociologique
qui
déconstruit-reconstruit une histoire de la connaissance, qui
est toujours une histoire sociale - a lui-même une histoire
sociale « humaine trop humaine », comme le dirait Nietzsche,
en relation avec l'histoire de la vérité et de ses procédures de
manifestation. Nous ne sommes jamais qu'en présence
d'une guerre des interprétations pour la domination d'un
champ, d'un groupe, d'une situation, d'un temps.
Tout sociologue de la connaissance soucieux d' autoanalyse de sa pratique, s'affronte donc à la tâche difficile de
réduire l'insu de son propre savoir, d'interpréter sa propre
interprétation, et sa propre option méthodologique, d'en
faire l' histoire épistémologique et institutionnelle, et ceci
passe obligatoirement par une réintégration des instruments
philosophiques fondamentaux, et des systèmes de vérité
matriciels, auxquels nul n'échappe s'il veut comprendre la
pratique intellectuelle dont il est l'héritier.
Il faut rompre avec l'ignorance savante, avec la doxa
épistémique. Pour ce faire, il faut briser «le cordon
sanitaire» qui a été instauré « entre philosophie
et
sociologie» (Gurvitch).
Le réel immédiat, le sociologue de la connaissance sait
qu'immédiat et réel il ne l'est pas, qu'il n'est naturellement
donné
qu'en
apparence,
qu'il
est en vérité et
irréductiblement
médiat,
culturellement,
socialement,
historiquement et politiquement construit sous la pression
d'impératifs très matériels. Des modèles de vérité ad hoc, qui
sont aussi conjointement des modèles constitutifs de la
réalité, construisent également les sujets de connaissance
comme tels. Il n'est donc toujours question de «vétj.té »,
voire de science, qu'à un premier palier en profondeur. A un
palier plus profond, il s'agit toujours aussi d'imposer une
vision du monde, une pratique de l'existence, et dans un
registre plus savant, une pratique disciplinaire de la
discipline, c'est-à-dire une administration scolastique de la
réalité. Et cependant, cette dimension empirique n'est pas
antinomique du tout avec la production scientifique, mais
constitue son socle.
Il
Cette prise de conscience de la dimension historique et
collective de la culture, des savoirs et de la science, ne surgira
véritablement qu'au XIXo siècle. Contrairement à une idée
reçue, Marx n'est pas le premier à avoir construit une
approche historique des processus sociaux et de civilisation.
C'est à son compatriote et prédécesseur Hegel qu'il
empruntera
sa vision dialectique
et historique
du
développement du genre humain. Marx prétendra cependant
redonner à la démarche dialectique hégélienne qu'il jugera
idéaliste, une base matérielle authentique, remettant « sur ses
pieds », une conception qui selon lui «marchait sur la tête ».
En effet, selon Marx, l'on accordait aux idées, à «l'esprit»
un pouvoir moteur et productif qui revenait en fait aux
conditions matérielles d'existence, qui procédait de la
domination effective d'une « classe» sur une autre.
C'est ce point de vue «matérialiste» que Marx et
Engels ont fait valoir dans leur ouvrage l'Idéologie
allemande (1846-1848): «La pensée dominante n'est autre
que l'expression
idéelle de la puissance matérielle
dominante ». Nous trouvons cette thèse matérialiste,
réductrice de la connaissance à ses assises matérielles,
reformulée plus tard de manière célèbre et fondatrice, dans la
Contribution à une critique de l'économie politique (1859) :
« Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur
être, mais au contraire c'est leur être social qui détermine
leur conscience».
Marx repensera donc l'histoire
en matérialistedialectique-critique, et il l'exposera en réfléchissant les
révolutions de son époque comme révélatrices de «l'être
social» de l'homme. Ce faisant, il référera les connaissances
humaines à leur contexte historico-économique et politicosocial, et il construira les fondations d'une dimension
capitale de la sociologie de la connaissance moderne, en
élaborant la théorie de l'illusion des savoirs, de la
méconnaissance individuelle et collective de soi et de sa
classe, dans « l'idéologie».
Les apports de Marx sont donc essentiels, mais aussi
ceux de Nietzsche et de Freud. Ils se font écho, tous trois
attentifs à révéler la part d' impensé, d'inertie, d'inconscient,
d'obscurité des savoirs et des pratiques individuelles et
collectives. Chacun est attentif à révéler la présence de
l'ignorance dans le savoir, du faux dans le vrai, de la
servitude dans la maîtrise, du malheur dans le bonheur, du
social dans l'individuel, du collectif dans le personnel. Ils
12
permettent enfin de comprendre l'articulation entre le sociohistorique et le psycho-individuel, montrant qu'ils sont objet
d'une construction concomitante.
Ces trois herméneutes fondent aussi leurs interprétations
de la situation anthropologique fondamentale sur l'idée
d'un dépassement possible des antinomies classiques:
vrai/faux, individuel/collectif,
idéel/matériel, mais aussi
pensée/action. Ils articulent leurs pratiques d'investigation
sur l'idée d'un dépassement programmatique du masquage
(plus ou moins) vital et structurel de la réalité, sur le projet de
dénonciation interne de l'illusion qui enveloppe l'existence
collective et génère « aliénation », « esclavage », « névrose ».
Ce dépassement-démantèlement des fictions inhérentes à
l'être social actuel de l'homme est en partie possible grâce à
la puissance de la connaissance ou de «la science» - qui
s'opposent au pouvoir de l'illusion - en partie grâce à
l'action. Les situations et les conditions du dépassementdémantèlement sont donc complexes et varient selon les trois
systèmes considérés, conférant un statut variable lui aussi à la
théorie et à la pratique; mais ceci est trop spécialisé pour être
abordé dans le cadre de cet avant-propos.
Dans tous les cas cependant, nous sommes mis en
présence d'une « transvaluation des valeurs », pour reprendre
une formule de Nietzsche qui convient assez bien aux autres.
Cette transvaluation survient parce qu'à l'explication
classique par le haut (idéaliste-métaphysique), se substitue
une explication iconoclaste par le bas (réaliste-empirique).
Nous pensons que la sociologie de la connaissance
s'inaugure dans la démarche rupturale de cette triade,
qu'elle s'enracine dans l'esprit de la philosophie allemande
tel qu'il est présent chez chacun de ces trois initiateurs de la
pratique interprétative moderne.
Chacun à sa manière, développe une théorie de
l'implicite, du méconnu, de l'insu, de l'inconscient, de la
profondeur équivoque du langage, de l'existence et de
l'action, tant individuels que collectifs.
C'est le substratum qui est efficient et méconnu, et la
méconnaissance dont il est l'objet augmente son pouvoir. Il
faut donc inverser le processus et manifester le caché,
seulement objet d'une transparition.
- inconscient économico-politique chez Marx,
- inconscient psycho-culturel chez Freud,
- inconscient métaphysico-religieux chez Nietzsche.
13
Ces trois penseurs ont en conséquence révélé - sans
retour possible à une naïveté épistémologique antérieure
(pour qui sait ce qui a été dévoilé) - des processus de
domination, d'illusion et de méconnaissance interconnectés,
toujours à l' œuvre dans la vie sociale. Ils ont montré que la
connaissance était paradoxalement le lieu d'expression, le
véhicule et l'instrument
de ces phénomènes,
mais
étonnamment aussi, le moyen de les révéler, sinon de les
dépasser:
- « matérialisme historique scientifique» chez Marx,
- « interprétation psychanalytique» chez Freud,
- « interprétation généalogique» chez Nietzsche.
Certes, l'expression Soziologie des Erkennens, traduite
par Sociologie de la Connaissance, n'apparaît qu'en 1909
dans le livre de Wilhelm Jerusalem qui porte ce titre, mais le
savoir possède de profondes racines et dépend d'un certain
nombre de conditions préalables.
Dans les années 1920, c'est
sous le terme
Wissenssoziologie (Sociologie du savoir), que cette entreprise
critique fait retour, toujours en Allemagne, dans les écrits de
Max Scheler (1874-1928) et de Karl Mannheim (18931947). La question centrale est toujours celle du rapport
problématique existant entre «l'être» et « la pensée ». L'on
est renvoyé à la nécessité constante d'une mise en
perspective sociale de la connaissance, à la nécessité d'une
prise en compte de la nature constitutante-constituée de la
connaissance.
Précisons que Rousseau prendra en considération de
manière encore plus précoce la dimension originairement
collective, construite et souvent trompeuse des savoirs, des
formes illusoires de la conscience et des sensibilités sociales.
Rousseau n'appréhende
certes pas les savoirs dans leur
dimension historique, mais il les saisit très certainement dans
leur dimension culturelle et « sociale5 ».
L'originalité de la sociologie de la connaissance - y
compris sa nature précursive - réside donc ailleurs que dans
la reconnaissance de l'existence de simples déterminants
empiriques ou de conditions logiques de la connaissance
(conditions explorées et systématisées depuis relativement
5 Voir sur cette question mes deux préfaces aux ouvrages de Gérard
Namer, publiés chez L'Harmattan, collection Logiques sociales:
Rousseau sociologue de la connaissance et Le système social de Rousseau,
Paris, 1999.
14
longtemps par la philosophie de la connaissance classique).
Cette originalité et innovation strictement sociologiques anticipées cependant par les philosophes et penseurs
herméneutiques que nous venons de citer (Rousseau,
Nietzsche, Marx, Freud)
consiste précisément dans
l'affirmation révolutionnaire de la nature sociale, collective,
historique, culturelle - et non plus seulement individuelle et
logique - de la connaissance.
La législation interne de la connaissance dépend alors
dans une certaine mesure de la législation externe du
« social» au sens large. La connaissance dépend, pour sa
constitution, de «cadres sociaux» qui agissent sur sa
configuration et sa nature. Désormais, pas de théorie de la
connaissance possible sans théorie corrélative du «lien
social», de « l'être social» de l' homme.
La sociologie de la connaissance est cependant loin
d'être unifiée. Les divergences et désaccords concernent la
question de savoir si les connaissances sont ou non
déterminées par leurs «cadres », et si elles sont déterminées
en ce qui concerne leur forme seulement, ou bien aussi en ce
qui concerne leur contenu et leur valeur. Toutefois les
différentes postures intègrent dans leur divergence un
principe commun.
L'acte
fondateur
de cette démarche
critique,
relativisatrice, interprétative, perspectiviste et sociologisante d'un savoir se prétendant jusqu'alors universel et absolu,
individuel et anhistorique - consiste à faire désormais porter
le questionnement sur les propriétés non plus totalement
intrinsèques de la connaissance (transcendantalisme), ou sur
ses conditions partiellement extrinsèques mais individuelles
(empirisme), mais sur les circonstances des savoirs, sur le
monde environnant, sur le milieu, sur ce qui sera nommé les
« cadres ». Est ainsi dépassée une approche philosophicologique, analytique et spéculative de la connaissance, qui
perdurera cependant encore longtemps sous diverses formes.
La sociologie de la connaissance n'annule en effet en rien
les autres approches:
l'approche
philosophique de la
connaissance, pas plus qu'elle n'annule l'approche logicopositiviste ou l'approche psycho-cognitiviste. Simplement,
elles ne peuvent plus régner innocemment.
Par l'effet
de cette interprétation
nouvelle, les
connaissances sont saisies comme ancrées dans la réalité
institutionnelle (mésocosme ou groupements), ainsi que dans
la réalité historique, économique, politique et sociale
15
(macrocosme ou société globale). Ces points d'imputation
ne mettent pas en évidence des structures stables, mais des
« configurations» pour reprendre une terminologie d'Elias
déjà présente chez Nietzsche. Ces «configurations»
sont
mouvantes et changeantes, et doivent aussi s'appréhender sur
la longue durée. La connaissance est désormais objet
mouvant d'une assignation et d'une imputation constantes,
mais surtout objet d'interprétations infinies, ce qui a toujours
un effet dissolvant sur les certitudes cognitives habituelles, et
sur les dominations afférentes de tous ordres.
Ce déplacement
de l'interrogation,
du pouvoir
intrinsèque des catégories (puissance logique pure) vers leurs
processus de construction sociaux, fut en France réalisé par
Emile Durkheim (grand connaisseur de la philosophie
allemande, en particulier de Kant). Il posa de manière
originale, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, la
question de la constitution, donc de l'origine empirique des
« catégories
».
Il
soutint
la
thèse
audacieuse
- dans un
contexte néo-kantien
d'une genèse empirique du
transcendantal, et posa la nécessité d'une investigation
portant sur la production historico-sociale et culturelle des
«catégories de l'esprit humain ». Cette enquête - initiée
selon lui par Mauss
- devait
porter
sur l'origine
sociale et
collective des instruments et des opérations de connaissance
qui passaient jusque-là pour être universels et a priori.
Un autre courant d'examen de la nature de la
connaissance - objet d'un clivage à l'intérieur même de cette
sociologie - soutient qu'il s'agit de mettre en œuvre bien
plus qu'une référenciation relativisante, bien plus qu'une
« imputation» (Lukacs) ou qu'une « corrélation» (Gurvitch)
des savoirs à leurs «cadres sociaux ». Il s'agirait plus
radicalement de contester que certaines connaissances en
soient véritablement, et de montrer qu'elles ne sont en réalité
que des simulacres, des «eidola », des «phantasmata ».
Marcuse (héritier à la fois de Freud et de Marx qu'il a tout à
la fois intégrés et dépassés) est un représentant de cette
posture hypercritique. Il diagnostique comme éminemment
idéologiques les positions de prétendue neutralité descriptive.
Une certaine conception «relativiste» qui proclame la fin
des idéologies et l'équivalence de toutes les connaissances
est, de ce point de vue, considérée comme la forme ultime de
la domination idéologique, car il devient dès lors impossible
de faire la différence entre croire et savoir, entre opiner et
démontrer, entre projet éducatif et endoctrinement, entre
16
liberté et oppression, entre bonheur et narcose. La formule
de Nietzsche « Si rien n'est vrai, tout est permis» devient ici
un analyseur pertinent. Cette posture doit beaucoup à Marx,
et à Freud. Elle ne dissocie pas le projet scientifique du
projet social et politique.
Gurvitch occupera une position moyenne modérée,
refusant à la sociologie le droit de se prononcer sur «la
validité» des connaissances: «Ainsi le sociologue de la
connaissance ne doit jamais poser le problème de la validité
et de la valeur proprement dites des signes, symboles,
concepts, idées, jugements, qu'il rencontre dans la réalité
sociale étudiée. Il ne doit que constater l'effet de leur
présence, de leur combinaison et de leur fonctionnement
effectif6 ».
La sociologie de la connaissance
nous semble
difficilement pouvoir éviter cette question récurrente de
l'authenticité, de la valeur, de la vérité et de la légitimité des
connaissances lorsqu'elle s'interroge sur la nature, l'origine,
le pouvoir, la fonction, les modes de production, de
reproduction et de diffusion des savoirs de toutes sortes, et
sur leurs conséquences sociales. Peut-on se contenter de
décrire, de recenser, d'avaliser des états de fait et des
classifications en vigueur dans une société, de reconnaître des
légitimités et des véracités internes et auto-décrétées, ou bien
faut-il les soumettre toutes à examen et les mettre
systématiquement en doute?
Sur cette question des
présupposés et implications des connaissances et de leur
authenticité, les postures des sociologues de la connaissance
sont très variables.
L'on trouve des positionnements gradués ou extrêmes
(que nous ne détaillerons pas ici) selon que l'on adopte les
perspectives des différents théoriciens des «cadres de la
connaissance»
(sociologues
au sens strict ou non,
précurseurs ou fondateurs) que sont Condorcet, Saint-Simon,
Rousseau, Hegel, Marx, Nietzsche, Dilthey, Freud, Husserl,
Durkheim, Weber, Tonnies, Simmel, Mannheim, Jérusalem,
Scheler, Cassirer, Halbwachs, Fromm, Gurvitch, Sorokin,
Merton, Stark, Berger et Luckmann, Elias, Wright Mills,
Lukacs, Marcuse, Adorno, Horkheimer, Gramsci, Goldmann,
Schutz, Giddens, Bourdieu, Boudon, Foucault, Deleuze,
Ansart, Duvignaud, Namer, Latour, etc.
6 Gurvitch Georges, Les cadres sociaux de la connaissance,
Paris, 1966, p. Il.
17
PUF,
Mais toutes ces « sociologies », précursives
ou
accomplies, reconnues
ou contestées
par l'histoire
institutionnelle ordinaire et orthodoxe, prennent à un
moment donné pour objet de connaissance, la connaissance
même, posant que quelque chose d'essentiel s'y joue. Elles
ont toutes, malgré leurs différences, quelque chose en
commun, elles sont habitées à des degrés divers d'un esprit
herméneutique distantialiste et relationniste. Ces entreprises
multiples établissent toujours en effet des «relations» entre
les formes de conscience et de connaissance d'une part, et les
pratiques sociales et leurs cadres sociaux, politiques,
économiques et institutionnels d'autre part. Et ces mises en
relation se veulent éclairantes et révélatrices des logiques
sociales en cours, en partie occultées mais actives.
Toutes, envisagent les connaissances au nom d'une
haute idée de la connaissance, et de sa probité. Elles
manifestent le lien existant entre un groupe donné et le
savoir qu'il produit, et développe dans l'univers sociohistorique qui est le sien, à un moment de son existence.
Elles réfèrent la pensée humaine à son contexte. Elles
rapportent le savoir à la vie au lieu de ramener la vie au
saVOIr.
La sociologie de la connaissance s'efforce donc
toujours de faire émerger du sens, donc un transcendantal
des savoirs et une règle du jeu social en acte. Elle nous
permet de donner un contenu effectif à ce que nous
identifions comme étant la construction empirique de ces
transcendantaux du savoir et des pratiques. Elle considère en
conséquence comme capitale la question de la construction
des catégories et des paradigmes, donc, en dernière analyse,
celle de la construction collective de la réalité.
Université de Franche-Comté
18
PRESENTATION
Francis Farrugia
En 1957 Georges Gurvitch fonde le premier "Groupe"
de Sociologie de la connaissance. A ce sujet Jean Duvignaud
me précise7: «Il fonde ce Groupe en pensant que la
sociologie de la connaissance est plus importante que la
sociologie elle-même, c'est-à-dire
que la manière de
connaître les choses est plus importante que le positivisme. Il
voulait que la sociologie ne soit pas seulement la recherche
de faits positifs, mais une méthode de compréhension proche
de Husserl».
C'est le travail de ce "Groupe" - animé à la suite de
Gurvitch (après une interruption) par Ansart, Duvignaud,
Namer, et moi-même - qui se perpétue dans les activités du
Comité de Recherche "Sociologie de la connaissance" de
l' AISLF, fondée elle aussi par Gurvitch.
Les textes ici réunis correspondent aux interventions
faites lors de l'atelier Sociologie de la connaissance dans le
cadre du Colloque international de l' AISLF Action, Pouvoir
et Sociologie qui s'est tenu à l'Université de Toulouse - Le
Mirai!, en février 2000. Certains auteurs de ces écrits sont
membres du CR14, d'autres non. Tous se sont cependant
reconnus dans l'esprit de la sociologie de la connaissance, tel
qu'il apparaît dans le chapeau de présentation des activités
sociologiques de ce groupe:
«Le CR14 est ouvert à la multiplicité des courants qui
traversent cet univers de recherche, s'attache à promouvoir et
à développer la sociologie de la connaissance. Il s'efforce de
réunir des chercheurs d'horizons différents autour du projet
d'élucidation
des diverses formes de conscience, de
connaissance et de représentation qui constituent la trame de
la vie individuelle et collective. Il s'interroge sur la nature,
7 Entretien avec Francis Farrugia datant de janvier 2000.
l'origine, le pouvoir, la fonction, les modes de production, de
reproduction et de diffusion des savoirs de toutes sortes, mais
questionne aussi les instruments du connaître dans leur
aptitude à mettre en œuvre des opérations de "catégorisation"
à tout "palier en profondeur" et dans tout registre de
l'existence. La connaissance est appréhendée dans sa
multidimentionnalité : objet, instrument, sujet, et se voit
corrélée fonctionnellement
aux divers cadres sociaux,
politiques, et institutionnels qui en constituent les conditions
empiriques de possibilité».
Les diverses contributions ici rassemblées - respectant
cet esprit interrogatif, interprétatif, généalogique, historiciste
et critique à la fois - font porter leurs investigations sur
plusieurs objets, tous appréhendés à partir des connaissances
qui en sont l'émanation.
Mais ces connaissances sont
également symptômes - pour une lecture herméneutique des dynamiques sociales, institutionnelles, économiques et
politiques en cours.
L'ouvrage
traite en un premier temps de la
connaissance sociologique. Il réunit alors des contributions
prenant pour objet d'analyse les connaissances et les théories
sociologiques en tant qu'elles révèlent ce savoir-savant dans
ses multiples dimensions, mais aussi les sociétés ou groupes
qui en sont les supports empiriques. La discipline est
interrogée dans sa réalité multiple, comme théorie et comme
pratique: institutionnelle, historique, scolastique, scientifique,
méthodologique, sociale, sexiste et politique. L'on comprend
comment se construit un discours disciplinaire sur l' humain,
qui contribue progressivement à le produire comme objet de
science et à le reproduire comme sujet social.
La fin de l'ouvrage est constituée de textes qui portent
sur quelques discours et savoirs dominants caractéristiques de
nos sociétés modernes:
le savoir expert sur le monde
éducatif, le savoir syndical sur l'école, le savoir livresque. Ces
discours forts ou résistants sont déconstruits et renvoyés aux
logiques d'exclusion, de domination et d'emprise dont ils
sont porteurs et qu'ils contribuent à légitimer, ou à
dénoncer. Ces savoirs-clés sont référés à leurs cadres
institutionnels, culturels, économiques,
idéologiques
et
politiques.
Ces quelques déconstructions de savoirs et de discours
savants permettent de comprendre la manière dont la
domination réelle ou symbolique, dont les contrôles
idéologiques, politiques et culturels se construisent et se
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