Une certaine euro-phorie

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Une certaine euro-phorie
Gilles Paquet
Centre on Governance
University of Ottawa
Tel. 613-562-5800 Ext. 4729 / Fax 613-562-5164
e-mail [email protected]
1.
Les deux vocations de l’euro
2.
Fondements et naissance
3.
Conséquences et implications
4.
Mode d’emploi
Texte préparé pour L’Agora
Précisons de plus que le homard n’aboie pas
et qu’il a l’expérience de l’abîme des mers,
ce qui le rend très supérieur au chien.
Alexandre Vialatte
Il est rare que les citoyens du monde assistent aux premières loges à la création d’une monnaie
nouvelle. Les monnaies en général ont l’habitude de naître dans l’obscurité, de s’imposer par hasard,
et très certainement de ne pas mettre en scène leur naissance d’une manière aussi ostentatoire. Qui
saurait nommer la date de naissance des grandes monnaies mondiales comme le dollar américain, le
mark ou le yen? L’euro s’est annoncé de longue date; il s’affiche avec beaucoup de superbe; il nous
dit vouloir prendre place à la table d’honneur – être une nouvelle monnaie à vocation mondiale.
Le 1er janvier 1999, onze des quinze pays de l’Union européenne ont fait le pari sur une monnaie
unique – l’euro. Au cours des 1000 prochains jours, à peu près, les Européens vont apprendre à
oublier leurs devises nationales et vont remplacer leurs anciens billets et pièces par des pièces et
billets en euros.
Cet événement nous a déjà rejoint en Amérique. Chez mon libraire, cette semaine, j’ai acheté un petit
livre de Tocqueville (Quinze jours dans le désert américain) achevé d’imprimer en novembre 1998
à Turin pour le compte des Editions Mille et une nuits à Paris. Les deux prix inscrits sur la couverture
– 10F et 1,5 euro – se sont traduits pour moi en $2.95 (canadien). En gros donc, l’euro vaut dans ses
premiers jours à peu près deux dollars canadiens.
On comprend que les vieilles monnaies le snobbent et le craignent.On a l’impression de se retrouver
dans un chapitre des Buddenbrook de Thomas Mann en 1901: la scène de la course dans la piscine
où les jeunes gens costauds de la nouvelle bourgeoisie ambitionnent d’humilier les rejetons mièvres
et pales de l’ancienne aristocratie. A cette différence près qu’en 1999 ce sont les vieux pays d’Europe
qui proposent une monnaie qu’ils veulent costaude et qui ambitionne sinon d’être le remplaçant du
dollar américain et du yen, tout au moins de leur faire concurrence comme monnaie mondiale.
Au nom de quoi cette arrogance? Au nom d’une Europe unie qui se déclare présomptivement plus forte
et plus stable économiquement que les empires américain et japonais. Et puisque l’Europe sera plus
forte et plus stable, sa monnaie sera la plus forte, affirme-t-on.
Question de confiance avant tout.
1.
Les deux vocations de l’euro
Dans un univers d’échange marchand, les biens diffèrent non seulement selon leur coefficient d’utilité
mais aussi selon la facilité avec laquelle on peut en disposer. Des biens plus faciles à conserver et
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à écouler se présentent donc comme la meilleure réserve de valeur pour les périodes entre les
transactions, avant de devenir naturellement unité de compte et moyen de paiement. Une monnaie est
donc trois choses: une réserve de valeur, une unité de compte et un moyen de paiement. Plus la
monnaie est acceptée vastement, plus elle m’est utile comme réservoir de valeur, et plus sa valeur
est stable, plus elle constitue unité de compte et moyen de paiement utiles.
D’une part, on a créé l’euro pour réduire les coûts de transaction et faciliter les échanges entre pays
en Europe (éliminer les risques de change, éliminer les coûts des opérations de change et empêcher
les dévaluations compétitives par certains pays qui cherchent à se donner un avantage concurrentiel
en dévaluant leur monnaie).
Ces avantages ne viennent pas sans certains coûts attachés à la perte de souveraineté nationale. En
effet, la monnaie unique ne signifie pas seulement la perte de certains symboles nationaux, elle limite
aussi considérablement la marge de manoeuvre des états-nations membres puisque la politique
monétaire leur échappe désormais, que la marge de manoeuvre fiscale sera réduite et que la monnaie
unique va constituer un carcan qui forcera les pays à ne pas laisser leurs coûts de production (privés
et sociaux) augmenter plus qu’ailleurs s’ils ne veulent pas encaisser des coups de boutoir graves pour
l’emploi national.
D’autre part, l’euro veut devenir un réservoir de valeur fiable et stable, et donc une unité de compte
et un moyen de paiement à vocation universelle. Mais pour que l’euro puisse devenir la monnaie
mondiale qu’il ambitionne d’être, il lui faut d’abord gagner ses épaulettes et devenir un réservoir de
valeur crédible.
C’est la foi dans l’euro qui en fera la force: à proportion que la finance affolée prendra l’habitude
de se réfugier dans l’euro en cas d’incertidude ou de panique dans les divers coins de l’économie
mondiale – comme elle se réfugie dans le dollar pour le moment – l’euro commencera à montrer sa
force. Résultat: demande accrue d’euros, demande moindre de yens ou de dollars – et en conséquence
appréciation relative de l’euro par rapport aux deux autres monnaies. Récompense donc pour ceux
qui auront choisi de se réfugier dans l’euro, puisqu’ils en sortiront enrichis. Et présomption plus
grande encore qu’à la prochaine crise, encore plus de financiers vont venir s’y réfugier encore plus
massivement. L’euro devenant monnaie stable et forte, on peut alors de plus en plus rédiger des
contrats d’achat et de vente au niveau international en euros, puisque l’euro sera devenu une monnaie
de référence.
Pour mieux comprendre ce qui se passe sur ces deux plans (européen et international), nous examinons
d’abord les circonstances qui ont entraîné la naissance de l’euro, ensuite les impacts que cette
création aura dans divers scénarios envisageables et enfin son mode d’emploi dans un monde en
effervescence.
2.
Fondements et naissance
L’importance de la monnaie comme unité de compte et moyen d’échange, c’est qu’elle permet
d’échapper aux contraintes énormes du troc. En effet, dans le troc, chaque agent économique doit
découvrir un autre agent qui à la fois possède un bien que le premier désire et désire justement ce que
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le premier a en main. Voilà qui limite considérablement le volume de transactions. On a donc utilisé
au fil du temps divers biens comme numéraire et unité de compte, le dernier en date dans les échanges
internationaux étant l’or. Mais il y a souvent un écart considérable entre la quantité de numéraire
nécessaire pour faciliter les échanges désirés et la quantité de ce numéraire effectivement disponible:
ce qui fait que le manque de numéraire entraîne une certaine atrophie des échanges, et donc étouffe
le développement économique.
L’utilisation de l’or comme monnaie d’échange au plan international a créé ce genre de problème dans
les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale: les échanges internationaux se multipliant
à proportion que les barrières tarifaires s’abaissaient, la production d’or n’a vite plus suffi pour
soutenir les échanges. Le numéraire devenant relativement rare, l’activité économique a ralenti. De
là l’importance de se donner une monnaie qui puisse s’ajuster en volume aux besoins de l’économie
mondiale comme c’est le cas pour les pays par l’opération de leur banque centrale.
Cette monnaie extensible institutionnellement à mesure que le volume de commerce s’accroît
correspond dans le meilleur des mondes à une aire géographique optimale – c’est-à-dire une aire à
forte intensité de commerce où la mobilité du travail et du capital est grande. C’est pourquoi ont
émergé les monnaies nationales fiduciaires (pièces et billets entièrement fondés sur la confiance et
dont le volume est déterminé par la banque centrale) parce qu’elles semblaient capables de faciliter
les transactions et échanges qui étaient beaucoup plus intenses à l’intérieur des pays qu’entre les
pays.
Mais à proportion que les barrières entre nations se sont écroulées dans l’après Seconde Guerre
mondiale, par l’opération du GATT en particulier, la mondialisation a fait que les échanges
internationaux ont grandi exponentiellement. On a vu grimper l’interdépendance économique entre
pays, et la zone monétaire optimale a débordé le cadre national.
Pour l’Europe, cette intensification des relations entre pays de la communauté européenne n’a pas été
seulement le résultat de la mondialisation, mais d’un effort délibéré pour construire un espace
économique pan-européen. Dès 1958, le Traité de Rome visait une union douanière en Europe (i.e.
une politique douanière commune des pays européens vis-à-vis les autres pays du monde). Cela devait
se réaliser en 1968. Puis l’Acte Unique Européen de 1987 préparait le marché unique qui va se
réaliser en 1993 – avec la libre circulation des marchandises, services, capitaux et personnes sur tout
le territoire. Le traité de Maastricht de 1992 préparait l’union monétaire et économique de 1999.
La construction d’un espace économique européen a redéfini la zone monétaire optimale: à proportion
que le commerce entre nations en Europe a crû plus rapidement que le commerce intra-national, et
que la libre circulation des personnes s’est accomplie en même temps que se faisait un immense
travail d’harmonisation pan-européenne des réglementations nationales, il est devenu clair qu’il y
aurait des avantages importants à créer une zone monétaire qui déborderait les frontières d’un seul
pays pour comprendre toute l’Europe. C’est le processus qui a été enclenché avec le traité de
Maastricht. La phase 1999 commence par une conversion des banques, de la bourse, et des emprunts
publics à l’euro. Entre 1999 et 2002, ce sera la période de double circulation des moyens de
paiements et du double affichage des prix. Les pièces et billets de l’euro seront disponibles au 1er
janvier 2002 au plus tard, et au milieu de 2002, les devises nationales disparaîtront.
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On aura alors une monnaie unique correspondant à l’espace économique commun en Europe.
3.
Conséquences et implications
La mise en place d’une monnaie unique aura des conséquences internes importantes en Europe mais
aussi des impacts sur le reste du monde. L’accord cependant est loin d’être fait sur ce que seront ces
conséquences et impacts.
A.
Impact sur l’Europe
Pour les Européens, il y a un lien nécessaire entre le marché européen intégré et la monnaie unique.
L’élimination de la variabilité des taux de change devrait, selon eux, réduire les coûts de transaction
et augmenter le volume du commerce entre les membres de la communauté européenne.
Mais, nous dit l’économiste américain Martin Feldstein, il n’y a pas de lien nécessaire entre marché
intégré et monnaie unique, et il est illusoire de croire que la monnaie unique va augmenter les flux de
commerce en Europe. En fait, la rigidité imposée par la monnaie unique peut, selon lui, empêcher un
pays comme la France de concurrencer les importations américaines sur le marché allemand si le
dollar devait perdre de sa valeur. De plus, l’inflexibilité d’une monnaie unique peut décourager la
spécialisation poussée des pays dans des secteurs particuliers parce que spécialisation poussée veut
dire vulnérabilité aux fluctuations temporaires. Or quand on a sa propre monnaie, on peut atténuer les
effets des fluctuations temporaires de la demande étrangère en utilisant sa politique monétaire pour
affecter le taux de change et contrer ces fluctuations dans la demande. N’ayant plus de contrôle sur
sa propre politique monétaire, un pays pourra être amené à ne pas se spécialiser autant qu’il devrait
dans les secteurs où il a un avantage comparatif. De là un usage moins robuste de ses avantages
comparatifs et possibilité de commerce international réduit.
Pour les Européens, l’Europe est une zone monétaire optimale et les avantages de la monnaie unique
sont plus grands que ses désavantages. Le discours public minimise les conséquences de la perte de
l’instrument monétaire national pour atténuer les fluctuations dans le niveau d’activité économique.
Supposément, la convergence et l’harmonisation des politiques dans la communauté européenne, et
l’importance de la discipline qu’une monnaie unique impose, vont rendre les manipulations
monétaires impossibles. Plus question de manipuler le taux de change à la baisse pour corriger une
situation critique de productivité en chute. En régime de taux de change flexible, un pays dont la
productivité croît plus lentement que celle de ses voisins peut laisser sa devise se déprécier et éviter
ainsi de prendre des mesures politiquement courageuses mais dangereuses pour effectuer les radoubs
nécessaires. C’est justement ce genre d’échappatoire que la monnaie unique veut éviter.
Pour Feldstein, abandonner un taux de change flexible et le contrôle de la politique monétaire, c’est
un coût prohibitif pour un pays parce que le taux de change flexible et la manipulation de la masse
monétaire permettent à un pays de réagir à un choc de l’extérieur (comme une chute temporaire de la
demande pour les produits nationaux) par un mélange d’ajustement du taux de change nominal et des
taux de chômage locaux. Une chute de la demande extérieure peut être atténuée par un ajustement
tampon du taux de change. Ainsi une demande réduite pour les produits français peut soit être
absorbée entièrement par un accroissement dans le taux de chômage en France, soit être absorbée en
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partie par cet ajustement et en partie par une dépréciation du franc. Dans le cas d’une monnaie unique,
tout l’ajustement doit se faire en termes de réduction d’emploi. Et pour Feldstein, c’est un coût trop
élevé à payer pour la monnaie unique.
Finalement, il y a différence d’opinion quant à l’effet de la monnaie unique sur le niveau de vie des
divers pays membres.
Les Européens croient que la discipline imposée par la monnaie unique va assurer la convergence des
trajectoires de développement.
D’autres pensent que cette rigidité des taux de change va plutôt entraîner un accroissement des écarts
de développement entre régions et des tensions accrues entre pays. En cas de stagnation ou de
récession économique, plus possible d’utiliser la politique monétaire pour réduire les taux d’intérêt
et relancer la demande, plus question non plus de générer des déficits budgétaires qui feraient le même
travail. Résultat: obligation d’ajuster dramatiquement à la baisse les niveaux de revenus et d’emploi.
Et comme la mobilité géographique est limitée par les barrières linguistiques en Europe (beaucoup
plus qu’aux Etats-Unis), possibilité d’effets cumulatifs et d’inégalités accrues entre pays.
Autant de désaccords qui expliquent pourquoi l’euro-phorie des premières semaines laisse filtrer
derrière les célébrations une certaine euro-dysphorie qui reste présente en sourdine.
B.
Impact sur le reste du monde
L’euro ne vient pas seulement répondre à des besoins locaux. C’est une devise qui va devenir au cours
des prochaine semaines la seconde en importance des devises mondiales. Or il faut ici esquisser deux
scénarios. Dans le premier, l’euro se donne accès à une présence significative sur l’échiquier
mondial et gruge la position du dollar comme grande monnaie dominante; dans le second, l’euro ne
fait pas mieux que les monnaies européennes combinées et reste à la moitié de l’importance du dollar.
Dans le premier cas, il y aura déplacement massif des portefeuilles en dollars vers des portefeuilles
en euros. Fred Bergsten de l’Institut d’économie internationale parle déjà de 30 à 40% des actifs
financiers dans le monde en euros et de quelque 40 à 50% en dollars. Voilà qui voudrait dire un
transfert de ressources de l’ordre de $500 milliards à $1 billion vers l’euro. Résultat: augmentation
de la demande d’euros, baisse de la demande de dollars, et chute de la valeur du dollar. Certains
parlent d’une chute de la valeur du dollar américain de l’ordre de 40% par rapport à la valeur de
l’euro telle qu’elle s’exprime dans ses premiers jours.
L’impact sur le Canada (dont la devise est liée à la devise américaine) pourrait être important. En
effet, un dollar déserté ne pourrait que forcer les Etats-Unis à hausser leur taux d’intérêt pour endiguer
les flux d’émigration de capitaux. Cela entraînerait une hausse équipolente des taux d’intérêt au
Canada avec les conséquences dévastatrices qu’on peut facilement anticiper sur le niveau d’activité
économique et d’emploi au Canada.
Dans l’autre cas, avec des déplacements plus modérés de ressources financières vers l’euro, l’impact
à court terme sur le reste du monde pourra être assez limité. Mais les effets à plus long terme ne sont
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pas nécessairement roses. En effet on connaît l’expérience du dollar et de la livre comme devises
mondiales concurrentes et semi-dominantes dans les années 1930. Le résultat a été une période de
grande instabilité. Les tiers pays pourraient donc bien, comme ce fut le cas dans les années 30, faire
l’expérience d’instabilité dans la valeur de leur taux de change.
De là les pressions pour qu’on mette en place dès maintenant des mécanismes de coordination
internationale renforcés. Mais à ces tables internationales qui parlera au nom de l’euro? A qui parlet-on en Europe désormais en cas de crise transnationale? C’est le sens des questions qu’on se pose
ces temps-ci à propos de l’architecture des institutions financières internationales.
L’euro va aussi déclencher une bouffée d’esprit concurrentiel en Europe. L’effet de transparence que
va engendrer la monnaie unique devrait non seulement accroître la concurrence mais aussi entraîner
une restructuration des relations des entreprises avec leurs fournisseurs, et même une restructuration
interne des entreprises. Voilà qui va augmenter la productivité des entreprises européennes et
accroître les pressions concurrentielles sur les entreprises des autres continents.
En fait, comme The Economist (5.12.98) le montre bien, l’arrivée de l’euro va avoir bien moins
d’effets sur l’efficacité statique et l’allocation des ressources à court terme que sur la gouvernance,
le dynamisme et l’efficacité schumpéterienne des entreprises et des états (c’est-à-dire sur leur
capacité à innover et à apprendre).
La plupart des pays européens ont jugé que le jeu en valait la chandelle: qu’il fallait céder un peu de
souveraineté pour être membre d’un club qui a le potentiel de rendre chacun plus performant. Mais
il ne faudrait pas penser que les onze états-partenaires vont abandonner tout rôle dans la gouverne de
l’Europe. Le groupe Euro-11 (les ministres des finances des onze pays de l’euro) va devenir une voix
importante dans la gouvernance économique de l’Europe.
4.
Mode d’emploi
Le mode d’emploi de l’euro pour les administrations, les entreprises, le grand public, et les étrangers
n’est pas clair. Dans la période de transition jusqu’en 2002, l’euro présente tout un défi: sauf pour
quelques opérations techniques précises, le principe “ni interdiction/ni obligation” est en vigueur (i.e.,
que les agents économiques peuvent utiliser à leur choix l’euro ou leurs monnaies nationales dans
leurs contrats).
Mais ce n’est pas seulement pour la période de transition que le mode d’emploi de l’euro reste vague.
En effet l’euro continuera d’être une monnaie en émergence pendant une bonne dizaine d’années. Pour
le moment, on peut disserter sur ses futuribles mais rien n’est clair quand on spécule sur la nature des
transformations dans le macro-contexte que l’apparition de l’euro pourrait entraîner.
A.
Convergence et cohésion sociale?
Par exemple, on sait que pour assurer une certaine stabilité de la zone euro certains critères de
convergence des diverses économies ont été édictés comme critères d’admission dans le club dans
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les cinq années qui ont précédé la date fatidique du 1er janvier 1999: (1) avoir un taux d’inflation des
prix à la consommation qui n’excéde pas de plus de 1,5% (au cours de l’année qui précède l’examen
d’entrée) le taux moyen des trois pays du club ayant la meilleure performance pour ce qui est de la
stabilité des prix; (2) avoir un taux moyen d’intérêt sur les obligations d’Etat à dix ans qui ne dépasse
pas de plus de 2% la moyenne des taux pour les trois pays qui ont eu la meilleure performance pour
ce qui est de la stabilité des prix; (3) avoir respecté les marges de fluctuations permises par le
mécanisme de change du Système monétaire européen pendant au moins les deux dernières années;
(4) avoir eu une dette publique qui ne dépasse pas les 60% du PIB pendant au moins les cinq
dernières années; (5) avoir un déficit public en 1997 qui ne dépasse pas les 3% du PIB.
Ces conditions strictes, en plus des restrictions imposées par la Communauté européenne pour l’après
entrée dans le club – maintenir le déficit public au dessous des 3% du PIB et maintenir pendant deux
ans le taux de change de leur monnaie vis-à-vis l’euro à l’intérieur de la bande des plus ou moins
15% du taux de change de départ – ont été perçues par plusieurs comme enclenchant des règles du
jeu qui ne peuvent mener qu’à une harmonisation rigoureuse des politiques fiscales et à une
homogénéisation des politiques.
Or tel n’est pas le cas. L’euro n’implique pas nécessairement l’homégénéisation des politiques
économiques. Pas plus que l’existence d’une monnaie unique aux Etats-Unis ou au Canada n’a entraîné
une homogénéisation des régimes fiscaux entre états ou provinces: il existe toute une gamme de
différences de taxes entre les états américains et entre les provinces du Canada. C’est que l’incidence
du fardeau fiscal peut être déplacée: moins la population est mobile, plus une compagnie surtaxée
dans une région A peut, par toutes sortes de menaces de départ, imposer des salaires plus bas à ses
employés. Ce faisant elle déplace le fardeau fiscal des actionnaires vers les travailleurs, sans que
les régimes fiscaux différents déclenchent des exodes d’entreprises d’une région vers l’autre. Ce
degré d’inertie existe dans le système européen et permettra à des régimes fiscaux relativement
différents de co-exister dans une même zone monétaire.
Donc, en fait, l’arme budgétaire (fiscalité et dépenses publiques) reste en place jusqu’à un certain
point. Elle peut être utilisée si nécessaire même quand le déficit est au dessous des 3% du PIB ou si
le pays en question a des réserves; elle peut être utilisée encore plus vigoureusement et engendrer un
déficit qui dépasse les 3% quand les circonstances sont exceptionnelles; et dans le cas de situations
catastrophiques, un pays européen peut même compter sur une aide de la communauté européenne pour
le faire.
On ne saurait dire assez haut et clair que la cohésion économique et sociale (et donc la réduction des
écarts de développement entre pays) constitue l’un des trois piliers sur lesquels est assise la
construction européenne – les deux autres étant le marché unique et l’union économique et monétaire.
Dans l’Europe de l’an 2000, il existe non seulement des mécanismes d’aide conjoncturelle pour aider
les pays dans de mauvaises passes, mais des fonds structurels destinés à favoriser une sorte de
péréquation du développement en aidant les régions et secteurs par des investissements
d’infrastructure ou de reconversion.
Ces mécanismes ne veulent pas enrayer les ajustements naturels (flexibilité du travail, migration) et
ne peuvent compter pour le moment que sur des ressources limitées aux fins de cette péréquation. Le
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budget communautaire est à peine plus de 1% du produit national brut des états-membres. Mais il
serait malvenu de prédire une aggravation automatique des disparités régionales à cause de la seule
arrivée de l’euro.
B.
Effet d’éviction? Effet d’imitation?
Quant à l’effet de retombée de l’euro hors l’Europe, rien n’est clair non plus. Si l’euro réussit à
s’imposer comme monnaie mondiale, on peut s’attendre à un certain nombre de réactions qui vont
tendre à renforcer la position économique de l’Europe et à accroître sa compétitivité. Et si la stratégie
européenne est rentable, on va aussitôt vouloir l’imiter.
Ainsi un certain nombre de pays vont choisir de facturer leurs ventes en euros ce qui pour le Canada
par exemple pourrait vouloir dire que 20% de ses importations et 10% de ses exportations pourraient
être facturées en euros dans le moyen terme. Or comme le dollar canadien est condamné à être plus
volatile vis-à-vis l’euro que vis-à-vis le dollar américain, le fait de voir une forte portion de ses
échanges avec l’étranger facturée en euro sera un handicap. De même, l’élimination de certains coûts
de transaction entre pays européens ne peut faire autrement que de stimuler le commerce intraeuropéen. Voilà qui ne peut se faire qu’au détriment du commerce des pays européens avec le reste
du monde. Enfin, selon l’importance du nouveau dynamisme engendré en Europe, les investisseurs tant
de la communauté européenne et que l’extérieur seront attirés par ces nouveaux foyers d’innovation
et de croissance économique en Europe, réduisant d’autant les flux d’investissements vers les autres
zones.
Cet effect d’éviction de l’euro ne peut que donner envie aux pays des autres zones du monde d’imiter
l’Europe. Déjà on débat des avantages pour le Canada à fixer son taux de change avec le dollar
américain dans un premier effort pour créer une union monétaire nord-américaine.
*
*
La naissance de l’euro est un événement économique et politique important. La raison pour laquelle
on célèbre cet événement avec pompes et une certaine euro-phorie, c’est que c’est un événement
encore plus rare que le passage de la comète de Halley. La saveur mélodramatique et le petit côté
magique de l’événement sont d’autant plus importants que la création d’une monnaie nous entraîne
dans le monde de l’immatériel, des symboles, de la confiance, des conséquences imprévues et des
effets pervers. En effet, la monnaie est un phénomène social complexe dont on comprend encore fort
mal les rouages et qui a l’heur de nous surprendre à tous les tournants.
L’euro a été une idée qui a eu des effets mixtes – positifs et tonifiants comme projet mobilisateur mais
aussi porteurs de conflits importants et divisifs aussi entre les pays; il est maintenant le chantier de
construction d’une institution mondiale qui veut révolutionner nos manières de commerce, mais dont
les effets d’écho sont encore indéfinis; il deviendra avec le temps une institution de référence dont
il est impossible pour le moment de prédire l’importance définitive dans un monde où la monnaie
électronique est en train de remplacer les monnaies conventionnelles fussent-elles à vocation
mondiale.
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Tour ce qui est certain pour le moment c’est que rien ne l’est. Voilà pourquoi euphorie et dysphorie
font si bon ménage dans la grande cacophonie qui entoure la naissance de l’euro.
La naissance de l’euro a une résonance particulièrement troublante au Québec. Elle ne peut
qu’interpeller les Québécois, et encore plus particulièrement ceux qui songent à créer une monnaie
locale sonnante et trébuchante. Elle permet pour la première fois en 25 ans un débat animé mais
serein, par euro interposé, sur la question centrale: est-ce que le Québec constitue une zone monétaire
optimale dans un monde où les frontières croulent et le commerce se mondialise ?
Bibliographie
P. Auverny-Bennetot (1998) L’euro. Paris: Armand Colin.
Y.T. de Silguy (1998) L’Euro. Paris: Le Livre de poche.
M. Feldstein (1992) “The Case against EMU” The Economist (13 juin).
G. Paquet (1998) “Monnaie et gouvernance” L’Agora, 6, 1, novembre-décembre.
The Economist (1998) Euro Brief - 8 articles entre le 17 octobre et le 5 décembre
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