Une certaine euro-phorie
Gilles Paquet
Centre on Governance
University of Ottawa
Tel. 613-562-5800 Ext. 4729 / Fax 613-562-5164
1. Les deux vocations de l’euro
2. Fondements et naissance
3. Conséquences et implications
4. Mode d’emploi
Texte préparé pour L’Agora
Précisons de plus que le homard n’aboie pas
et qu’il a l’expérience de l’abîme des mers,
ce qui le rend très supérieur au chien.
Alexandre Vialatte
Il est rare que les citoyens du monde assistent aux premières loges à la création d’une monnaie
nouvelle. Les monnaies en général ont l’habitude de naître dans l’obscurité, de s’imposer par hasard,
et très certainement de ne pas mettre en scène leur naissance d’une manière aussi ostentatoire. Qui
saurait nommer la date de naissance des grandes monnaies mondiales comme le dollar américain, le
mark ou le yen? L’euro s’est annoncé de longue date; il s’affiche avec beaucoup de superbe; il nous
dit vouloir prendre place à la table d’honneur – être une nouvelle monnaie à vocation mondiale.
Le 1er janvier 1999, onze des quinze pays de l’Union européenne ont fait le pari sur une monnaie
unique l’euro. Au cours des 1000 prochains jours, à peu près, les Européens vont apprendre à
oublier leurs devises nationales et vont remplacer leurs anciens billets et pièces par des pièces et
billets en euros.
Cet événement nous a déjà rejoint en Amérique. Chez mon libraire, cette semaine, j’ai acheté un petit
livre de Tocqueville (Quinze jours dans le désert américain) achevé d’imprimer en novembre 1998
à Turin pour le compte des Editions Mille et une nuits à Paris. Les deux prix inscrits sur la couverture
10F et 1,5 euro – se sont traduits pour moi en $2.95 (canadien). En gros donc, l’euro vaut dans ses
premiers jours à peu près deux dollars canadiens.
On comprend que les vieilles monnaies le snobbent et le craignent.On a l’impression de se retrouver
dans un chapitre des Buddenbrook de Thomas Mann en 1901: la scène de la course dans la piscine
les jeunes gens costauds de la nouvelle bourgeoisie ambitionnent d’humilier les rejetons mièvres
et pales de l’ancienne aristocratie. A cette différence près qu’en 1999 ce sont les vieux pays d’Europe
qui proposent une monnaie qu’ils veulent costaude et qui ambitionne sinon d’être le remplaçant du
dollar américain et du yen, tout au moins de leur faire concurrence comme monnaie mondiale.
Au nom de quoi cette arrogance? Au nom d’une Europe unie qui se déclare présomptivement plus forte
et plus stable économiquement que les empires américain et japonais. Et puisque l’Europe sera plus
forte et plus stable, sa monnaie sera la plus forte, affirme-t-on.
Question de confiance avant tout.
1. Les deux vocations de l’euro
Dans un univers d’échange marchand, les biens diffèrent non seulement selon leur coefficient d’utilité
mais aussi selon la facilité avec laquelle on peut en disposer. Des biens plus faciles à conserver et
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à écouler se présentent donc comme la meilleure réserve de valeur pour les périodes entre les
transactions, avant de devenir naturellement unité de compte et moyen de paiement. Une monnaie est
donc trois choses: une réserve de valeur, une unité de compte et un moyen de paiement. Plus la
monnaie est acceptée vastement, plus elle m’est utile comme réservoir de valeur, et plus sa valeur
est stable, plus elle constitue unité de compte et moyen de paiement utiles.
D’une part, on a créé l’euro pour réduire les coûts de transaction et faciliter les échanges entre pays
en Europe (éliminer les risques de change, éliminer les coûts des opérations de change et empêcher
les dévaluations compétitives par certains pays qui cherchent à se donner un avantage concurrentiel
en dévaluant leur monnaie).
Ces avantages ne viennent pas sans certains coûts attachés à la perte de souveraineté nationale. En
effet, la monnaie unique ne signifie pas seulement la perte de certains symboles nationaux, elle limite
aussi considérablement la marge de manoeuvre des états-nations membres puisque la politique
monétaire leur échappe désormais, que la marge de manoeuvre fiscale sera réduite et que la monnaie
unique va constituer un carcan qui forcera les pays à ne pas laisser leurs coûts de production (privés
et sociaux) augmenter plus qu’ailleurs s’ils ne veulent pas encaisser des coups de boutoir graves pour
l’emploi national.
D’autre part, l’euro veut devenir un réservoir de valeur fiable et stable, et donc une unité de compte
et un moyen de paiement à vocation universelle. Mais pour que l’euro puisse devenir la monnaie
mondiale qu’il ambitionne d’être, il lui faut d’abord gagner ses épaulettes et devenir un réservoir de
valeur crédible.
C’est la foi dans l’euro qui en fera la force: à proportion que la finance affolée prendra l’habitude
de se réfugier dans l’euro en cas d’incertidude ou de panique dans les divers coins de l’économie
mondiale – comme elle se réfugie dans le dollar pour le moment – l’euro commencera à montrer sa
force. Résultat: demande accrue d’euros, demande moindre de yens ou de dollars et en conséquence
appréciation relative de l’euro par rapport aux deux autres monnaies. Récompense donc pour ceux
qui auront choisi de se réfugier dans l’euro, puisqu’ils en sortiront enrichis. Et présomption plus
grande encore qu’à la prochaine crise, encore plus de financiers vont venir s’y réfugier encore plus
massivement. L’euro devenant monnaie stable et forte, on peut alors de plus en plus rédiger des
contrats d’achat et de vente au niveau international en euros, puisque l’euro sera devenu une monnaie
de référence.
Pour mieux comprendre ce qui se passe sur ces deux plans (européen et international), nous examinons
d’abord les circonstances qui ont entraîné la naissance de l’euro, ensuite les impacts que cette
création aura dans divers scénarios envisageables et enfin son mode d’emploi dans un monde en
effervescence.
2. Fondements et naissance
L’importance de la monnaie comme unité de compte et moyen d’échange, c’est qu’elle permet
d’échapper aux contraintes énormes du troc. En effet, dans le troc, chaque agent économique doit
découvrir un autre agent qui à la fois possède un bien que le premier désire et désire justement ce que
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le premier a en main. Voilà qui limite considérablement le volume de transactions. On a donc utilisé
au fil du temps divers biens comme numéraire et unité de compte, le dernier en date dans les échanges
internationaux étant l’or. Mais il y a souvent un écart considérable entre la quantité de numéraire
nécessaire pour faciliter les échanges désirés et la quantité de ce numéraire effectivement disponible:
ce qui fait que le manque de numéraire entraîne une certaine atrophie des échanges, et donc étouffe
le développement économique.
L’utilisation de l’or comme monnaie d’échange au plan international a créé ce genre de problème dans
les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale: les échanges internationaux se multipliant
à proportion que les barrières tarifaires s’abaissaient, la production d’or n’a vite plus suffi pour
soutenir les échanges. Le numéraire devenant relativement rare, l’activité économique a ralenti. De
l’importance de se donner une monnaie qui puisse s’ajuster en volume aux besoins de l’économie
mondiale comme c’est le cas pour les pays par l’opération de leur banque centrale.
Cette monnaie extensible institutionnellement à mesure que le volume de commerce s’accroît
correspond dans le meilleur des mondes à une aire géographique optimale – c’est-à-dire une aire à
forte intensité de commerce la mobilité du travail et du capital est grande. C’est pourquoi ont
émergé les monnaies nationales fiduciaires (pièces et billets entièrement fondés sur la confiance et
dont le volume est déterminé par la banque centrale) parce qu’elles semblaient capables de faciliter
les transactions et échanges qui étaient beaucoup plus intenses à l’intérieur des pays qu’entre les
pays.
Mais à proportion que les barrières entre nations se sont écroulées dans l’après Seconde Guerre
mondiale, par l’opération du GATT en particulier, la mondialisation a fait que les échanges
internationaux ont grandi exponentiellement. On a vu grimper l’interdépendance économique entre
pays, et la zone monétaire optimale a débordé le cadre national.
Pour l’Europe, cette intensification des relations entre pays de la communauté européenne n’a pas été
seulement le résultat de la mondialisation, mais d’un effort délibéré pour construire un espace
économique pan-européen. Dès 1958, le Traité de Rome visait une union douanière en Europe (i.e.
une politique douanière commune des pays européens vis-à-vis les autres pays du monde). Cela devait
se réaliser en 1968. Puis l’Acte Unique Européen de 1987 préparait le marché unique qui va se
réaliser en 1993 avec la libre circulation des marchandises, services, capitaux et personnes sur tout
le territoire. Le traité de Maastricht de 1992 préparait l’union monétaire et économique de 1999.
La construction d’un espace économique européen a redéfini la zone monétaire optimale: à proportion
que le commerce entre nations en Europe a crû plus rapidement que le commerce intra-national, et
que la libre circulation des personnes s’est accomplie en même temps que se faisait un immense
travail d’harmonisation pan-européenne des réglementations nationales, il est devenu clair qu’il y
aurait des avantages importants à créer une zone monétaire qui déborderait les frontières d’un seul
pays pour comprendre toute l’Europe. C’est le processus qui a été enclenché avec le traité de
Maastricht. La phase 1999 commence par une conversion des banques, de la bourse, et des emprunts
publics à l’euro. Entre 1999 et 2002, ce sera la période de double circulation des moyens de
paiements et du double affichage des prix. Les pièces et billets de l’euro seront disponibles au 1er
janvier 2002 au plus tard, et au milieu de 2002, les devises nationales disparaîtront.
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On aura alors une monnaie unique correspondant à l’espace économique commun en Europe.
3. Conséquences et implications
La mise en place d’une monnaie unique aura des conséquences internes importantes en Europe mais
aussi des impacts sur le reste du monde. L’accord cependant est loin d’être fait sur ce que seront ces
conséquences et impacts.
A. Impact sur l’Europe
Pour les Européens, il y a un lien nécessaire entre le marché européen intégré et la monnaie unique.
L’élimination de la variabilité des taux de change devrait, selon eux, réduire les coûts de transaction
et augmenter le volume du commerce entre les membres de la communauté européenne.
Mais, nous dit l’économiste américain Martin Feldstein, il n’y a pas de lien nécessaire entre marché
intégré et monnaie unique, et il est illusoire de croire que la monnaie unique va augmenter les flux de
commerce en Europe. En fait, la rigidité imposée par la monnaie unique peut, selon lui, empêcher un
pays comme la France de concurrencer les importations américaines sur le marché allemand si le
dollar devait perdre de sa valeur. De plus, l’inflexibilité d’une monnaie unique peut décourager la
spécialisation poussée des pays dans des secteurs particuliers parce que spécialisation poussée veut
dire vulnérabilité aux fluctuations temporaires. Or quand on a sa propre monnaie, on peut atténuer les
effets des fluctuations temporaires de la demande étrangère en utilisant sa politique monétaire pour
affecter le taux de change et contrer ces fluctuations dans la demande. N’ayant plus de contrôle sur
sa propre politique monétaire, un pays pourra être amené à ne pas se spécialiser autant qu’il devrait
dans les secteurs où il a un avantage comparatif. De là un usage moins robuste de ses avantages
comparatifs et possibilité de commerce international réduit.
Pour les Européens, l’Europe est une zone monétaire optimale et les avantages de la monnaie unique
sont plus grands que ses désavantages. Le discours public minimise les conséquences de la perte de
l’instrument monétaire national pour atténuer les fluctuations dans le niveau d’activité économique.
Supposément, la convergence et l’harmonisation des politiques dans la communauté européenne, et
l’importance de la discipline qu’une monnaie unique impose, vont rendre les manipulations
monétaires impossibles. Plus question de manipuler le taux de change à la baisse pour corriger une
situation critique de productivité en chute. En régime de taux de change flexible, un pays dont la
productivité croît plus lentement que celle de ses voisins peut laisser sa devise se déprécier et éviter
ainsi de prendre des mesures politiquement courageuses mais dangereuses pour effectuer les radoubs
nécessaires. C’est justement ce genre d’échappatoire que la monnaie unique veut éviter.
Pour Feldstein, abandonner un taux de change flexible et le contrôle de la politique monétaire, c’est
un coût prohibitif pour un pays parce que le taux de change flexible et la manipulation de la masse
monétaire permettent à un pays de réagir à un choc de l’extérieur (comme une chute temporaire de la
demande pour les produits nationaux) par un mélange d’ajustement du taux de change nominal et des
taux de chômage locaux. Une chute de la demande extérieure peut être atténuée par un ajustement
tampon du taux de change. Ainsi une demande réduite pour les produits français peut soit être
absorbée entièrement par un accroissement dans le taux de chômage en France, soit être absorbée en
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