Revue Flaubert, n° 7, 2007 De Flaubert à Cioran

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Revue Flaubert, n° 7, 2007
De Flaubert à Cioran : une pensée de la contradiction.
Relire Flaubert à l’aune de La Tentation d’exister de Cioran
Thierry Poyet
Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand 2, IUFM d’Auvergne)
« Son pessimisme n’est pas seulement un malaise romantique.
Il est plus profond ; il est philosophique et raisonné. »
René Dumesnil, Gustave Flaubert (p. 329)
Dans La Tentation d’exister, Cioran cite une seule fois
Flaubert pour inscrire en quelque sorte le romancier dans
l’actualité de notre époque : « Rappelez-vous plutôt le mot de
Flaubert : « Je suis un mystique et je ne crois à rien. » J’y vois
l’adage de notre temps, d’un temps infiniment intense, et sans
substance. » (p. 121). Or, c’est précisément cette question de la
postérité de Flaubert que l’œuvre de Cioran, à sa manière,
permet d’interroger : la pensée flaubertienne telle qu’elle
s’exprime dans la correspondance mais aussi dans les romans
réussit-elle à nous interpeller aujourd’hui, et si oui, pour nous
transmettre quelle conception de la vie ? Plus : dans quelle
mesure la pensée de Cioran, un siècle plus tard, peut-elle se lire
comme une occasion de renouer avec celle de Flaubert qu’elle
viendrait illustrer, approfondir ou développer sur un mode plus
résolument philosophique et en même temps plus noir ou tout
simplement poussé dans ses derniers retranchements ?
Par commodité pratique, et parce que nous y lisons
résolument une sorte de quintessence de la pensée de Cioran,
nous avons choisi de limiter notre analyse à ce texte de 19561
qu’est La Tentation d’exister en le confrontant vigoureusement à
la correspondance de Flaubert.
Et c’est la rencontre de deux conceptions philosophiques de
l’existence que nous voudrions interroger au travers de quatre
pistes de réflexion pour mieux comprendre la portée de la
« philosophie flaubertienne » :
– l’œuvre de Cioran tente de répondre à la question « qu’est-ce
qu’exister ? » et dans ses propositions le penseur renoue à
–––––
1. Un siècle le sépare donc juste de Madame Bovary si l’on prend en compte sa
parution en feuilletons dans la Revue de Paris, dirigée entre autres par un certain
Maxime Du Camp.
1
plusieurs reprises avec les positions de Flaubert : il conviendrait
donc d’analyser en quoi il est légitime d’établir une vraie
filiation et de chercher dans la pensée de Cioran ce qu’elle
emprunte à celle de Flaubert en lui donnant alors une nouvelle
actualité, une seconde force, une portée supérieure. La place du
moi, la question de la rupture avec une société de la bonne
conscience, le tiraillement entre l’Absolu et le quotidien de
l’existence ou encore la tentation de la mort, dans le meurtre ou
le suicide, apparaissent, entre autres, comme des éléments
essentiels d’une rencontre intellectuelle qui rappelle un Flaubert
au romantisme vite coloré de nihilisme. Autrement dit, le
Flaubert d’une pensée qui se cherche pour se construire dans
une opposition révoltée et un esprit de ferme contradiction.
Penser, c’est s’opposer aux autres, voilà peut-être comment
caractériser la philosophie flaubertienne et le mode sur lequel
elle se développe.
– de manière plus immédiatement concrète, cette rencontre
s’établit aussi à travers une redéfinition de la relation aux
autres : quelle place réserver au penseur qui se construit en
rupture avec la société qui est la sienne, et le plus souvent, en
opposition avec ses contemporains ? Pourquoi, et dans quelle
mesure, la posture de Flaubert, singulière en son temps, peutelle être reprise à son compte par Cioran, un siècle plus tard,
pour être érigée en principe même de l’être-là ? Le regard porté
sur la société, la figure de l’intellectuel, la question des valeurs,
ou encore l’attirance pour le débile, constituent quelques-uns des
nombreux moments d’un dialogue intense entre Flaubert et
Cioran qui rappelle combien l’écrivain Flaubert n’a eu de cesse
de penser l’homme en rupture : quand le renoncement a favorisé
l’affirmation d’un nihilisme puissant, il s’agit encore de trouver
la voie d’une nouvelle esthétique. Flaubert penseur s’affirme-t-il
ou disparaît-il en Flaubert artiste ? Quand penser, c’est se
dédoubler…
– cependant, parce qu’il y a deux pensées, malgré tout, qui se
heurtent portées par deux mondes, deux expériences et deux
existences bien étrangers, des différences subsistent, essentielles
entre les deux penseurs, et il n’est pas possible de retrouver
toute la passion flaubertienne dans l’obstiné renoncement de
Cioran : la place du moi avec lequel Flaubert ne rompt pas,
toujours vigoureux, ou au contraire la lucidité de ce même
Flaubert sur la réelle portée d’une œuvre littéraire apparaissent
comme autant de coins enfoncés dans une filiation qu’on aurait
pu croire plus marquée encore. C’est bien la complexité
contradictoire de Flaubert qui semble encore l’emporter. Penser,
2
c’est rencontrer l’autre pour mieux s’affirmer seul.
– enfin, dans une pensée qui s’affine en rétrécissant le champ de
ses investigations, Cioran définit volontiers la figure de
l’écrivain et la fonction du littéraire. Très souvent, son propos
interroge les principes flaubertiens – de l’impersonnalité au
projet du roman sur rien, en passant par l’attrait exceptionnel
concédé au poétique sur le narratif – et s’établit comme porté
par la figure tutélaire d’un Flaubert qui aurait mis en actes ce
que le penseur essaye – plus ou moins bien – de théoriser. Il faut
donc interroger encore l’enjeu de cette rencontre qui, s’appuyant
sur la citation d’autres écrivains que Flaubert, semble pourtant
tout entière construite autour de l’œuvre flaubertienne : comme
si elle venait révéler que celle-ci est à même de synthétiser tant
les questions essentielles qui sont posées que les éléments de
réponse qui sont avancés parce que Flaubert serait d’abord le
penseur d’une esthétique, une esthétique de la différence, de
l’opposition et de l’isolement. Penser, c’est construire après
avoir détruit…
Ainsi, la lecture de Cioran peut-elle se donner comme un
moment fort de relecture de l’œuvre flaubertienne, aussi bien
dans ses romans que dans sa correspondance : un révélateur.
Non que Cioran renvoie explicitement et fréquemment à
Flaubert mais parce que le discours qui se donne à lire a déjà été
tenu.
En effet, Flaubert, trop souvent limité à n’être qu’un grand
romancier, un esthète exigeant ou un contempteur farouche de la
bêtise – c’est déjà tant ! –, peut prétendre à une approche plus
globale qui l’éclaire dans sa dimension de véritable penseur de
la comédie humaine. Certes, son œuvre littéraire ou épistolaire
ne constitue pas une entreprise de philosophie au sens propre –
ce n’est pas un système totalisateur qui réfléchit le monde et se
réfléchit – mais elle doit être considérée, aujourd’hui, dans sa
richesse humaniste qui, l’enlevant au cadre étroit de son siècle,
l’affirme définitivement dans son intemporalité. Parce qu’elle
dit aux hommes ce qu’ils sont, rien que ce qu’ils sont, tout ce
qu’ils sont ou devraient devenir et que lui, Flaubert, se sent déjà
être : des êtres de contradiction(s) trop désireux de ce qui sera et
non de ce qui est, pour qui l’intransitivité du verbe penser l’a
emporté sur sa transitivité, pour qui la philosophie exprime un
repli sur soi, seule promesse d’avenir, et non une ouverture aux
autres, certitude présente, objet de tous les renoncements.
3
Pour une définition de l’existence : « penser contre soi »
L’existence pose problème parce qu’elle est existence sociale
et Flaubert, repris en cela par Cioran, dénonce l’homme dans
son état d’animal social. On connaît les multiples déclarations
de l’épistolier qui s’oppose à la vie commune, à la pensée
générale, à un mode de vie consensuel ; on sait aussi tout ce
qu’il reproche à la pente de Rousseau que l’humanité a préféré
suivre, plutôt que celle de Voltaire. Flaubert hait une existence
de la facilité intellectuelle, du sentiment compassionnel, de
l’empathie démagogique. Or, Cioran pense à l’identique contre
une existence sans aspérité, qui contourne les difficultés et évite
de résoudre les problèmes. D’où des déclarations à la violence
flaubertienne sous la plume de Cioran qui écrit par exemple :
Le degré de notre affranchissement se mesure à la quantité
d’entreprises dont nous nous serons émancipés, comme à notre
capacité de convertir tout objet en non-objet. Mais il ne signifie rien
de parler d’affranchissement à propos d’une humanité pressée qui a
oublié qu’on ne saurait reconquérir la vie ni en jouir sans l’avoir
auparavant abolie. (p. 15)
La notion d’effort se situe au carrefour de leurs philosophies.
Il s’agit d’exister autrement pour pouvoir accepter encore
l’idée même d’existence. Il y a bien sûr là l’expression d’un
tiraillement entre un désir d’Absolu et une prééminence de
l’existence telle qu’elle se donne dans sa banalité. Pour Cioran,
cela signifie : « nous sommes voulus sujets, et tout sujet est
rupture avec la quiétude de l’Unité. » (p. 21)
D’ailleurs, qui peut prétendre ne pas être bourgeois à ses
yeux, à lui qui rappelle que, par bourgeois, il faut entendre tout
ce qui pense bassement ? Les colères de Flaubert disent
justement sa difficulté à exister dans un monde qui ne semble
pas fait pour lui et où la notion même d’existence ne correspond
pas aux valeurs érigées pour soi-même : « Nous mesurons la
valeur de l’individu à la somme de ses désaccords avec les
choses, à son incapacité d’être indifférent, à son refus de tendre
vers l’objet. » (p. 21), théorise Cioran selon une approche tout à
fait voisine. La société bourgeoise est une société de la bonne
conscience et il n’est pas possible, pour Flaubert comme pour
Cioran, de la supporter telle quelle ; le propos de Cioran sonne
comme une attaque : « il faut empêcher ceux qui ont trop bonne
conscience de vivre et de mourir en paix. » (p. 14) N’est-ce pas
la mission que Flaubert assigne à ses romans ? Faire prendre
conscience du mal-être engendré par une société de la
4
suffisance, pousser à une réaction salvatrice avant qu’il ne soit
trop tard ? Mais Flaubert et Cioran savent bien, tragiquement,
leur appartenance à cette bourgeoisie-là, à ce camp de ceux qui
ont « trop bonne conscience »…
Si la question de l’existence n’interrogeait que la forme
constitutive de la société, la douleur de vivre semblerait bien
faible. Pour Flaubert, il en va conséquemment de la remise en
cause de sa propre existence : comment vivre en une société
aussi mal accueillante, aussi peu faite pour soi, pour ses
principes et ses valeurs ? La tentation du suicide s’affirme alors
bien vivace2. Comme la dernière échappatoire envisageable
quand tout a été tenté… Cioran, bien des années plus tard,
s’inscrit volontiers dans les mêmes pas. À son tour, il souffre
d’un environnement hostile, à son tour, il voudrait casser la
margoulette au premier venu3, comme l’écrit Flaubert dans ses
lettres et, à son tour, il remet en cause sa propre existence. D’où
cette confidence en signe d’alarme : « Seuls nous séduisent les
esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à
leur vie. » (p. 24)4 Parce que la difficile non-acceptation de
l’existence passe par une remise en cause absolue de soi.
S’assumer, assumer son moi, son nom, sa conscience, s’il s’agit
de la première exigence imposée à l’homo intellectus, ne
constitue pas pour autant une attitude suffisante pour aider à
supporter les épreuves du quotidien. Il faut aller plus loin dans la
remise en cause de la facilité qui consiste à se laisser vivre : il
s’agit aussi de savoir se remettre en cause et de parvenir à
penser contre soi. Cioran affirme : « Maîtres dans l’art de penser
contre soi, Nietzsche, Baudelaire et Dostoïevski nous ont appris
à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir
de l’existence par la division d’être avec notre être. » (p. 11) Il
aurait pu ajouter à cette courte liste le nom de Flaubert, car c’est
ce qui a toujours fasciné – et tenté – le maître de Croisset.
Flaubert a su très vite qu’il portait en lui, aussi, tout ce qu’il
exécrait et s’il a essayé de tuer la part bourgeoise inhérente à son
être, à son éducation, à son mode d’existence, c’est aussi dans
–––––
2. Voir notre article « La tentation du suicide ou la contradiction irrésolue », Bulletin
Flaubert-Maupassant, n° 6, 1998.
3. Cioran écrit : « Entre la sérénité et le sang, c’est vers le sang qu’il est naturel
d’incliner. Le meurtre suppose et couronne la révolte : celui qui ignore le désir de tuer
aura beau peser des opinions subversives, il ne sera jamais qu’un conformiste. »
(p. 23)
4. On ne peut s’empêcher de mettre alors une telle déclaration en relation par exemple
avec les rumeurs de suicide à la fin de la vie de Cioran et sa rupture avec la littérature,
notamment...
5
l’intention d’accéder à une conscience supérieure à même de
l’éloigner de la bêtise tant redoutée.
Il y a chez Flaubert un rapport de fascination-répulsion pour
ce que Cioran appelle la « stupidité primordiale » (p. 26). Plutôt
que de reprendre là une thèse déjà bien soutenue par ailleurs,
nous préférons renvoyer à l’ouvrage de Philippe Dufour,
Flaubert et le pignouf qui développe avec intelligence l’idée de
ce qu’on pourrait appeler « le tragique flaubertien » : comment
vivre avec soi quand son propre moi ressemble tant à ce qu’on
exècre ?
Pour Flaubert, l’existence n’est pas une évidence : on ne vit
pas de l’air du temps mais bien contre son temps et dans la
mesure où son propre moi ne peut ni naturellement se délivrer,
ni spontanément se dire libre de toute influence exogène, il
s’agit aussi, pour vivre, de vivre contre soi. Cioran, dans La
Tentation d’exister, ne dit rien d’autre que ce que les lettres de
Flaubert, dans un foisonnement de la confidence et une pluralité
complexe de l’auto-dévoilement, a déjà écrit. Cioran synthétise
là où Flaubert a choisi l’anecdote, l’image, le récit de soi.
Flaubert et Cioran mènent un même combat : mettre à mal
l’évidence de l’existence.
La relation aux autres en question :
« Sur une civilisation essoufflée »
Dans le second chapitre de La Tentation d’exister, le portrait
de Flaubert semble se dessiner en filigrane comme celui d’un
artiste qui focaliserait sur sa personne et son expérience une
réalité de l’existence que le penseur essaye de généraliser donc
pour rendre compte plus subtilement d’un invariant humain.
Flaubert n’est-il pas « l’intellectuel fatigué » dont Cioran fait le
portrait ? « Seule le séduit la force qui le broie. Vouloir être
libre c’est vouloir être soi ; mais il est excédé d’être soi, de
cheminer dans l’incertain, d’errer à travers les vérités. » (p. 38)
Et de poursuivre :
Iconoclaste déconfit, revenu du paradoxe et de la provocation, en
quête de l’impersonnalité et de la routine, à demi prosterné, mûr pour
le poncif, il abdique sa singularité et renoue avec la tourbe. Plus rien à
renverser, sinon soi : dernière idole à abattre… Ses propres débris
l’attirent. Tandis qu’il les contemple, il modèle la figure de nouveaux
dieux ou redresse les anciens en les baptisant d’un autre nom. (p. 39)
Flaubert est là, tout entier là… Des formules comme celles de
« l’intellectuel fatigué » ou de « l’iconoclaste déconfit »
6
s’accordent à ravir avec la figure flaubertienne. Car sa difficulté
à accepter l’existence telle qu’elle est va de pair, bien entendu,
avec une plus grande difficulté encore à accepter la relation à
autrui, à la construire, à la pérenniser.
Flaubert n’est jamais à sa place là où il se trouve. Ni dans son
temps, ni dans son élément géographique. Il est bien l’exilé au
sein même de sa propre terre que Cioran envisage par la suite :
« À l’observer, on découvre en lui un ambitieux, un déçu
agressif, un aigri doublé d’un conquérant. » (p. 63) Flaubert est
celui qui appartient à une civilisation déjà éteinte – en tout cas,
il aime à revendiquer un pareil statut. C’est sa manière à lui de
se détacher de la société et de vivre en sa marge. Sa relation à la
société traduit une quasi impossibilité à rencontrer l’autre, à le
fréquenter, à s’associer à lui.
D’où une série de postures inattendues, en tout cas
inhabituelles. On y repère un attrait, sinon un lien étrange avec
les fous, par exemple, ou bien encore sa compréhension fameuse
des prostituées. L’exclu, le marginal, le laissé-pour-compte
attirent immanquablement Flaubert. Et Cioran de déduire : « Si
la force est contagieuse, la faiblesse ne l’est pas moins : elle a
ses attraits ; on ne lui résiste pas aisément. Quand les débiles
sont légion, ils vous charment, ils vous écrasent : par quel
moyen lutter contre un continent d’abouliques ? » (p. 43) Tout
Flaubert se trouve expliqué là ! Et quand Flaubert raconte
beaucoup partager avec les fous, Cioran nous éclaire ainsi :
Mais sans une forte dose de démence, nulle initiative, nulle entreprise,
nul geste. La raison : rouille de notre vitalité. C’est le fou en nous qui
nous oblige à l’aventure ; qu’il nous abandonne, et nous sommes
perdus : tout dépend de lui, même notre vie végétative ; c’est lui qui
nous invite à respirer, qui nous y contraint, et c’est encore lui qui force
notre sang à se promener dans nos veines. Qu’il se retire, et nous voilà
seuls ! On ne peut être normal et vivant à la fois. (p. 43)
De Flaubert à Cioran, une même manière de se construire dans
une altérité revendiquée et volontiers affichée comme un
étendard auquel reconnaître d’éventuels semblables. De Flaubert
à Cioran, une même manière de ne rien partager avec ses
contemporains, reconnus et admis dans la bonne société, une
société bourgeoise, une société du consensus mou. A la relation
avec l’autre qui dirait, quelle que soit sa nature, une relation à la
vie, une relation vivante, Flaubert préfère la rencontre de la
mort : deviner l’automne et bientôt l’hiver dans le printemps qui
vient à peine de bourgeonner. Quand il écrit : « Tu vas dire que
j’empoisonne tout d’avance et que je parle toujours de la
7
pourriture qui viendra sur les fruits, quand à peine ils sortent de
la fleur ! Hélas oui ! Hélas oui ! »5, Cioran raconte : « Dans
chaque passant je discernais le macchabée, dans chaque odeur la
pourriture, dans chaque joie une dernière grimace. » (p. 240)
Étonnante correspondance, mimétisme de la pensée renversant
d’exactitude qui n’en finit pas d’inscrire le premier dans
l’héritage du second, le second dans la filiation du premier.
La relation à l’autre semble vouée à une impossibilité
définitive. Comment expliquer un tel repli sur soi, une telle
volonté de se détourner à jamais de ses semblables ? À lire
Flaubert dans ses nombreuses lettres, il ne peut y avoir de lien
avec son contemporain sans un renoncement à ses principes, à
ses valeurs ou ses vertus. Rien qui ne soit donc acceptable sans
éprouver le terrible sentiment de se trahir. Dans La Défaite de la
pensée, Alain Finkielkraut s’inquiète d’une société où tout se
vaut en fin de compte, une paire de bottes égalant bientôt
Shakespeare : il y a longtemps que Flaubert a dénoncé une telle
évolution de la société, dès lors que toute forme d’intellectualisme est vilipendée et qu’on préfère, stigmatise-t-il, les
traductions, les versions expurgées ou allégées à toute œuvre
première, dès lors qu’on va vers une littérature écrite pour plaire
au plus grand nombre. Il se trouve, une fois de plus, que Cioran
développe la même thèse quand il affirme : « Depuis le siècle
des Lumières, l’Europe n’a cessé de saper ses idoles au nom de
l’idée de tolérance ; du moins, tant qu’elle était puissante,
croyait-elle à cette idée et se battait-elle pour la défendre. »
(p. 35) Avec le XIXe siècle, au moment même où Flaubert se
prend à développer sa pensée et à l’imposer d’abord à un
premier cercle de fidèles, il se trouve donc que la relation
sociale, pour se développer selon de nouveaux cadres relationnels – résultats de la chute d’une société élitaire, hiérarchisée et héréditaire –, se construit selon des valeurs nouvelles
qui n’en sont pas aux yeux d’un aristocrate de la pensée.
Flaubert n’aspire qu’à une nouvelle noblesse, d’esprit cette fois,
une intelligentsia susceptible de le reconnaître à ce qu’il pense
être sa juste valeur : ses qualités sont celles de l’effort et du
mérite, de la volonté et de la patience, de l’originalité et du
refus, de la complexité et de la contradiction. Autant d’éléments
sur lesquels il devient difficile de rencontrer autrui, de l’associer
à un projet qui, loin de n’être qu’une conception de la littérature
–––––
5. Lettre à Louise Colet, le 15 février 1847. Il y a eu d’autres occurrences de ce
thème. Pour exemple, une autre lettre à Louise Colet, du 6-7 août 1846 : « Je n’ai
jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à
une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à un squelette. »
8
(à écrire), s’impose comme une définition de l’existence
humaine.
Et Cioran semble le retrouver sans difficulté sur de telles
approches de la vie humaine. Par la pensée, l’homme différent
peut rencontrer son semblable. Il lui importe peu cependant de le
constater dans la mesure où c’est le refus de l’évidence et du
semblable que retient d’abord un tel philosophe. D’où peut-être
les silences de Cioran sur un Flaubert dans La Tentation
d’exister, d’où, assurément, la volonté de taire chez Flaubert
toute expérience de rencontre d’un double qui aurait pu être,
chacun à sa mesure, un Bouilhet, un Goncourt peut-être, un
Baudelaire plus probablement encore6…
De Flaubert à Cioran : « Un peuple de solitaires »
Si les occasions de rencontre entre Flaubert et Cioran sont
nombreuses, au point d’établir une philosophie de la vie en
grande partie commune, il n’en reste pas moins que les pensées
de ces deux hommes divergent sur quelques éléments notables.
Flaubert n’est pas un philosophe mais bien un écrivain qui se
trouve à développer une pensée conceptuelle de l’existence
humaine et tient seulement à affirmer un certain nombre de
valeurs susceptibles de venir constituer les fondamentaux d’un
système philosophique. Il lui importe peu que l’ensemble soit
uni et applicable dans la vie courante : il élabore, expose et
défend d’abord une idée née d’une expérience. En cela, Cioran,
plus dégagé justement de l’expérience vécue, davantage versé
du côté des concepts, réfléchit mieux – et plus – selon une
cohérence interne alors privilégiée. Pourtant, Flaubert et Cioran,
à l’égal l’un de l’autre, vont se retrouver sur une propension
certaine au paradoxe, à la contradiction, à l’impossibilité de
s’écrire selon une ligne droite, sans aspérité, sans revirement
même.
Flaubert n’est pas le philosophe dont parle Cioran : « Pensent
avec méthode ceux-là seuls qui, à la faveur de leurs déficiences,
parviennent à s’oublier, à ne plus faire corps avec leurs idées : la
philosophie, apanage d’individus et de peuples biologiquement
superficiels. » (p. 54) Pour Flaubert, le moi, son moi reste omniprésent. Mais en va-t-il autrement de Cioran ? Peut-il affirmer
qu’il appartient lui-même à cette catégorie-là de philosophes
qu’il décrit ? On ne peut le croire !
–––––
6. C’est Pierre-Marc de Biasi qui ose les présenter comme les jumeaux du XIXe siècle
dans « Baudelaire / Flaubert : la chute d’Adam et celle du baromètre », Magazine
littéraire, n° 400, juillet-août 2001.
9
Flaubert n’est pas non plus l’écrivain dont parle Cioran : « Si
je m’en prends au romancier, c’est que, travaillant sur une
matière quelconque, sur nous tous, il est et il doit être plus
prolixe que nous. Sur un point, rendons-lui néanmoins justice : il
a le courage du délayage. » (p. 149) Mais Flaubert appartient-il
lui-même à cette catégorie-là d’écrivains ? Flaubert romancier
du délayage ? Comme tous les romanciers ? Une mascarade !
On ne peut le croire !
En revanche, quand Cioran brosse le portrait qui suit de
l’écrivain, peut-être bien que Flaubert peut y être reconnu en
transparence mais alors Cioran lui-même se dévoile sous une
telle figure : « Nul talent épique sans une science de la banalité,
sans l’instinct de l’inessentiel, de l’accessoire et de l’infime. Des
pages et des pages : accumulation de riens. » (p. 149) Sous la
fausse apparence de la dénonciation, Cioran révèle tout au
contraire la réalité essentielle de sa philosophie : considérer la
vie comme une « accumulation de riens ». Et le fameux livre sur
rien de Flaubert, ne contribue-t-il pas à sa manière, lui aussi, à
envisager une semblable définition de l’existence humaine ?
Autrement dit, lorsque l’écrivain et le philosophe semblent
s’écarter l’un de l’autre, lorsque leurs pratiques du mot révèle
une autre relation à la pensée et à l’existence, sous l’opposition
apparaît alors, au contraire, une ressemblance nouvelle, plus
profonde, plus vraie encore. Plus inattendue aussi : celle de la
contradiction. Contradiction avec les autres membres de son
espèce – Flaubert n’est pas un écrivain comme les autres
écrivains, Cioran n’est pas un philosophe comme les autres
philosophes –, mais aussi contradiction avec son moi le plus
profond, ses vérités les plus enfouies puisqu’il s’agit de donner
une certaine image de soi et de correspondre à une autre réalité.
La lecture de Flaubert, à l’aune de La Tentation d’exister,
sort régénérée, en quelque sorte : comme si l’un permettait à
l’autre de se découvrir davantage… Par exemple : on sait
l’antisémitisme sous-jacent qui parcourt la correspondance de
Flaubert, il est notamment exprimé à l’encontre de l’éditeur
Michel Lévy, et inscrit Flaubert dans une sorte de pensée
stéréotypée bien ancrée à son époque. En témoigne, exemple
parmi bien d’autres, le fameux Journal des Goncourt… Eh bien,
cet antisémitisme prend une tout autre couleur quand on lit, au
contraire, le propos de Cioran sur les Juifs :
Amers et insatiables, lucides et passionnés, toujours à l’avant-garde de
la solitude, ils représentent l’échec en mouvement. S’ils ne sacrifient
pas au désespoir alors que tout devrait les y inciter, la raison en est
qu’ils projettent comme d’autres respirent, qu’ils ont la maladie du
10
projet. Au cours d’une journée, chacun d’eux en conçoit un nombre
incalculable. Au rebours des races encrassées, ils s’agrippent à
l’imminent, s’enfoncent dans le possible : automatisme du neuf qui
explique l’efficacité de leurs divagations, comme l’horreur qu’ils ont
de toute commodité intellectuelle. (p. 88)
Et un peu plus loin : « Leur génie, en fait, s’accommode de
n’importe quelle forme de théorie, de n’importe quel courant
d’idées, du positivisme au mysticisme. » (p. 89) Alors, Flaubert
le plus juif de tous les Juifs, au contraire ? Voyons à présent
comment Cioran, à travers l’étiquette en question, propose
finalement un portrait de Flaubert bien senti. Un portrait qui
expliquerait l’aversion de Flaubert pour Lévy autrement que par
de simples mesquineries relatives à un contrat éditorial ! Un
portrait qui dirait la réalité de Flaubert : homme de projets,
homme de l’échec, homme de la lucidité et du génie, de la
passion aussi.
Des différences ou des ressemblances ? Là où une lecture
hâtive et inattentive renverrait Flaubert assez loin de Cioran –
différences d’époque, de culture peut-être, d’environnement,
entre autres – il reste au contraire toute une série de ponts
suspendus entre deux consciences, sans volonté délibérée du
second – et c’est d’autant plus riche d’enseignements – qui
s’imposent comme des départs motivants, sinon fructueux, vers
une meilleure connivence avec le premier. À la question « ce
que Flaubert n’est pas ? » , il ne s’agit donc pas de répondre :
Cioran ! Mais bien plutôt d’analyser la complexité de l’un et de
l’autre pour mieux comprendre comment et jusqu’à quel point
peuvent s’établir et se pérenniser des filiations, qu’elles soient
revendiquées ou non.
Quel rapport à l’écriture ? « Au-delà du roman »
Dès lors qu’il s’agit d’exposer des conceptions littéraires, les
deux penseurs, Flaubert et Cioran, se retrouvent néanmoins de
manière plus immédiatement explicite et plus simple.
Le refus d’une œuvre composée pour le plus grand nombre ?
On sait le désir de Flaubert de ne s’adresser qu’à ceux qui
pourront le comprendre et son refus de s’abaisser en se mettant à
la portée de la masse. Qu’il ne plaise pas, qu’il choque et même
scandalise n’est pas fait pour l’effrayer ; au contraire, c’est une
hypothèse susceptible de le ravir. Si l’on est maintenant
convaincu de l’idée de leur communauté d’esprit, rien de
surprenant à ce que Cioran écrive à son tour : « Dites-vous bien
qu’un livre doit s’adresser à notre incivisme, à nos singularités,
11
à nos hautes turpitudes, et qu’un écrivain “humain” qui sacrifie à
des idées trop acceptables, signe lui-même son acte de décès
littéraire. » (p. 112)
Autre chose encore : Flaubert reproche à son époque sa
bêtise, il dénonce l’incompréhension qui le touche, notamment
celle de la critique littéraire mais aussi vis-à-vis d’un certain
public ; il ne cesse de stigmatiser un temps qui va à vau-l’eau et
se lamente d’appartenir à une génération désenchantée que
d’autres, plus désespérées encore, devront suivre. Dans sa
fidélité intellectuelle, Cioran écrit : « Si vous n’avez guère la
force de vous démoraliser avec cette époque, d’aller aussi bas et
aussi loin qu’elle, ne vous plaignez pas d’être incompris. Ne
vous croyez surtout pas un précurseur : il n’y aura pas de
lumière dans ce siècle. Que si vous tenez à y apporter quelque
innovation, fouillez vos nuits, ou désespérez de votre carrière. »
(p. 126) Différence ? Non pas : Cioran pousse simplement le
désappointement et la colère un peu plus loin.
Quant au projet du roman sur rien si cher à Flaubert, si
souvent commenté à sa suite par des exégètes pas toujours à
l’aise, si souvent tenté par d’autres à des époques ultérieures,
voilà ce que Cioran en dit un peu brutalement : « Ecrire un
roman sans matière, voilà qui est bien, mais à quoi bon en écrire
dix ou vingt ? La nécessité de l’absence posée, pourquoi
multiplier cette absence et s’y complaire ? » (p. 144) Un
Flaubert, oui, des petits Flaubert, à quoi bon ?
Et que dire des paradoxes, revirements et autres nombreuses
contradictions de Flaubert ? Quand d’aucuns – au nombre
desquels nous nous inscrivons avec détermination7- les
reconnaissent, beaucoup d’autres cherchent au contraire à
minimiser une telle réalité, intellectuelle et psychologique, du
romancier épistolier comme pour mieux l’annuler. Erreur
fondamentale qui en simplifiant une pensée et une philosophie la
rend commune et bientôt inintéressante, sinon inutile. Relisons
au contraire ce que Cioran écrit de Nietzsche :
Rien de plus irritant que ces ouvrages où l’on coordonne les idées
touffues d’un esprit qui a visé à tout, sauf au système. À quoi sert de
donner un semblant de cohérence à celles de Nietzsche, sous prétexte
qu’elles tournent autour d’un motif central ? Nietzsche est une somme
d’attitudes, et c’est le rabaisser que de chercher en lui une volonté
d’ordre, un souci d’unité. Captif de ses humeurs, il en a enregistré les
variations. Sa philosophie, méditation sur ses caprices, les érudits
veulent à tort y démêler des constantes qu’elle refuse. (p. 157)
–––––
7. Nous renvoyons à notre ouvrage Une conscience en formation, Ethique et
esthétique de la correspondance 1830-1857, Paris, L’Harmattan, 2008.
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On croirait de telles lignes écrites pour Flaubert !
Et l’on pourrait multiplier longtemps encore les points de
rencontre, selon une thématique littéraire, entre Flaubert et
Cioran. Deux ou trois exemples parachèveront cette lecture.
Le langage poétique a toujours fasciné Flaubert, – il en a
témoigné dans sa relation aux amis les plus intimes, de Louise
Colet à Louis Bouilhet – et il a regretté sa nature et ses tentations poétiques, lui qui s’était inscrit à jamais dans une
expression en prose. Installer le poète sur un piédestal fait partie
de ses marottes les plus chères. Il n’y a donc pas de différence,
sur ce sujet-là non plus, avec Cioran. Ce dernier écrit par
exemple :
Puisque le poète est un monstre qui tente son salut par le mot, et qu’il
supplée au vide de l’univers par le symbole même du vide (car le mot
est-il autre chose?), pourquoi ne le suivrions-nous pas dans son
exceptionnelle illusion ? Il devient notre recours toutes les fois que
nous désertons les fictions du langage courant pour nous en chercher
d’autres, insolites, sinon rigoureuses. (p. 205)
Un autre antagonisme esthétique, encore, semble rapprocher
Flaubert et Cioran, celui qui fonde la dialectique entre création
et raison. L’artiste est celui qui crée une œuvre contre vents et
marées, malgré les épreuves endurées et les tempêtes qui
soufflent sur lui. Le sage serait plutôt résolu au renoncement, à
l’abandon, à un mutisme seul susceptible de s’accorder avec sa
conception du monde, de l’humain et de la vie ; quand rien ne
va, pourquoi écrire encore ? On sait à quel point cette confrontation entre création et raison a alimenté la réflexion flaubertienne en contradictions acharnées et répétées. Or, il se trouve
que sur ce sujet encore, Cioran développe une réflexion voisine
de la pensée de Flaubert mise en action :
Jamais en repos, l’artiste doit entretenir ses désordres, gaspiller ses
forces, se fabriquer du bonheur et du malheur, produire. Le sage, lui,
comme il ne s’engage dans aucune œuvre, s’évertue à la stérilité,
accumule de l’énergie qu’il ne dépense guère. La vérité, il l’acquiert
au détriment de l’exprimé, de la communication, de tout ce qui nourrit
et justifie l’art, cet obstacle au vrai, ce véhicule du mensonge. (p. 224)
Littérature ou philosophie, conception du roman ou
conception de l’humain, écriture fictive ou stylistique de l’explicatif, l’écrivain et le philosophe, quoiqu’ils empruntent à une
culture commune, devraient finir immanquablement par se
séparer l’un de l’autre. Et la question du bonheur constitue peut-
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être l’intersection où se démarquer. Pourtant, c’est Cioran qui
écrit : « Quand le problème du bonheur supplante celui de la
connaissance, la philosophie délaisse son domaine propre pour
s’adonner à une activité suspecte : elle s’intéresse à
l’homme… » (p. 179) Comme si le philosophe se retournait une
dernière fois du côté de l’écrivain, désireux finalement
d’emprunter sa route pour mieux atteindre à une sérénité certes
impossible mais toujours désirable…
Flaubert penseur et ses nombreux héritiers
Le monde des flaubertiens préfère estimer en général qu’il y
a eu non pas une influence caractérisée des thèses schopenhaueriennes sur l’œuvre de Flaubert, thèses découvertes, lues et
appréciées un peu tard, en fin de compte, mais bien plutôt une
sorte de rencontre inattendue entre l’écrivain normand et le
penseur allemand. Comme si la philosophie d’outre-Rhin venait
accorder une sorte de reconnaissance majestueuse à la pensée
d’un écrivain bourgeois qui, loin de systématiser un ensemble de
conceptions éparses, avait néanmoins réussi à construire une
philosophie dans une dispersion touffue mais significative. Or,
l’on sait les liens qui traversent et unissent les philosophies
schopenhauerienne et nietzschéenne, qui dépassent l’œuvre de
Flaubert mais s’y trouvent déjà fortement imprimées, et qui
filent bien sûr jusqu’à Cioran : un pessimisme bien marqué, un
nihilisme sous-tendu et parfois explicite, notamment. Ce qui
nous semble important, dans un tel contexte, c’est de contribuer
à l’inscription de l’œuvre et de la pensée flaubertiennes, tant
dans une postérité littéraire que philosophique : si Maupassant
ou les acteurs du Nouveau Roman ont reconnu en lui un maître
incontestable, si Cioran développe nombre de positions
théoriques et d’affirmations conceptuelles qui le rapprochent
immanquablement de Flaubert, c’est bien que ce dernier a
exercé une influence réelle, dans le temps, sur un nombre
important et d’écrivains – on le sait – et de penseurs – on le dit
moins.
Notre réflexion avec cet article aura donc essayé de poser
quelques constats : l’écrivain Flaubert se transforme plus
souvent qu’à son tour en un penseur qui expose une réflexion,
non pas forcément approfondie, mais récurrente et obstinée sur
la société, l’humain et l’existence ; le penseur Flaubert, loin de
se construire dans un isolement réflexif qui l’entraînerait à
l’écart du monde, développe des thèses peut-être construites sur
un pessimisme asocial, nihiliste et parfois révolutionnaire,
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néanmoins susceptibles de rencontrer nombre d’adhésions
comme en atteste le nombre des affidés à une telle idéologie, qui
se révèlent plus nombreux qu’attendus. A la manière d’un
Cioran qui, un siècle plus tard, et sans y faire référence directement, vient développer une pensée totalement héritière de
Flaubert. Enfin, nous avons souhaité revenir sur l’idée d’une
généalogie flaubertienne et poser Cioran dans cette filiation. Les
héritiers de Flaubert ne se trouvent pas toujours là où on les
cherche. Nous avons montré ailleurs8 les liens « héréditaires »
qui unissent Gide à Flaubert : nous voulons là, avec Cioran,
attester d’autres liens, tout aussi réels, quoique différents.
Forcément différents. On n’est pas le même « père » avec
chacun de ses enfants.
Bien sûr, nous avons réduit notre lecture de Cioran à celle
d’un unique texte, La Tentation d’exister : texte unique
suffisamment riche et complexe, pourtant, pour marquer une
vraie identité de l’œuvre de Cioran. Nous avons choisi de
beaucoup le citer parce que nous nous adressons d’abord à des
flaubertiens ou des flaubertistes et que c’est Cioran qu’il est
nécessaire de faire découvrir, les pensées de Flaubert étant,
elles, suffisamment connues pour ne faire là l’objet que de
remarques ou de références allusives : voilà pour notre mode
opératoire.
Que retenir en conclusion de la philosophie flaubertienne,
maintenant, comme nous le réclame l’unité thématique de cette
septième livraison de la Revue Flaubert ? La pensée de Flaubert
est une pensée de la contradiction. Contradiction avec soi-même
ou contradiction des autres, contradiction des évidences les plus
banalement acceptées ou contradiction des idées les plus
progressistes, Flaubert manifeste une pensée en errance, une
pensée qui se construit au moment où elle s’écrit, dans des
lettres qui s’additionnent les unes aux autres, parfois pour se
répéter, parfois pour se contredire. La philosophie de Flaubert ne
constitue pas un système unifié, théorisé qui s’imposerait
comme une machine à penser et à affirmer certitude sur
certitude : la philosophie de Flaubert reflète une conscience en
formation qui se cherche et s’essaye à une pensée forte et
affirmée, en même temps qu’elle sait pertinemment toutes ses
incertitudes. En appuyant son éthique en quête d’elle-même sur
la pratique quotidienne d’une esthétique tout aussi exigeante que
singulière, elle transforme les évidences et les pensées bourgeoises, ou au contraire les conceptions les plus personna–––––
8. « Gide lecteur de Flaubert », Bulletin Flaubert-Maupassant, n° 11, 2002.
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lisantes, en une réflexion originale et impersonnelle, bientôt
universelle, qui va servir à ses lecteurs comme un viatique vital
et indépassable.
Cioran se retrouve à part entière dans une pareille pratique un
peu pragmatique, souvent en désaccord avec soi-même, toujours
en quête d’un ailleurs et d’autre chose. Philosophie de
l’insatisfaction permanente, de l’inquiétude de soi, plus que des
autres, philosophie du refus et de la négation, de la contradiction
et même de l’insolente différence recherchée pour elle-même au
bout de l’expérience de la singularité, la pensée de Cioran est
une pensée de la marge et de l’altérité. Elle est en cela
complètement fidèle à la pensée de Flaubert. Elle est l’héritière
de la pensée de Flaubert. Elle en constitue l’heureuse traduction
au vingtième siècle, son actualisation.
Les sous-titres de Cioran se donnent à lire comme des clés
qui ouvrent les portes trop souvent laissées fermées de la
philosophie flaubertienne : « penser contre soi » et « sur une
civilisation essoufflée » en appartenant à « un peuple de
solitaires » pour aller « au-delà du roman », voilà de quoi définir
au mieux la philosophie flaubertienne !
Lire Cioran aujourd’hui, c’est lire encore Flaubert. C’est
relire Flaubert. C’est le lire toujours, et ce n’est pas insultant
pour Cioran puisqu’une pensée ne naît jamais de rien, ex nihilo
mais qu’elle doit savoir rendre hommage au contraire à ses
fondements originaux quand elle se sait forte et désireuse
d’avancer. La pensée flaubertienne, en son temps, avait avoué
aussi ses emprunts, ses filiations, ses maîtres.
Bibliographie
Œuvres
Cioran Emil, La Tentation d’exister, Gallimard, 1956.
Flaubert Gustave, Correspondance, éd. Jean Bruneau, t. I,
1973 ; t. II, 1980 ; t. III, 1991 ; t. IV, 1998 ; t. V, 2007 (éd. Jean
Bruneau et Yvan Leclerc).
Etudes critiques
– à propos de Cioran
David Sylvain, Cioran, l’héroïsme à rebours, Presses de
l’Université de Montréal, 2006.
Dodille Norbert et Liiceanu Gabriel, Lectures de Cioran,
L’Harmattan, 1997.
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Jaccard Roland, Cioran et compagnie, PUF, 2005.
Onfray Michel, Cynisme, portrait du philosophe en chien,
Grasset, 1990.
– à propos de Flaubert
Douchin Jacques-Louis, Le sentiment de l’absurde chez
Flaubert, Minard, archives des lettres modernes, n° 110, 1970.
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