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suffisance, pousser à une réaction salvatrice avant qu’il ne soit
trop tard ? Mais Flaubert et Cioran savent bien, tragiquement,
leur appartenance à cette bourgeoisie-là, à ce camp de ceux qui
ont « trop bonne conscience »…
Si la question de l’existence n’interrogeait que la forme
constitutive de la société, la douleur de vivre semblerait bien
faible. Pour Flaubert, il en va conséquemment de la remise en
cause de sa propre existence : comment vivre en une société
aussi mal accueillante, aussi peu faite pour soi, pour ses
principes et ses valeurs ? La tentation du suicide s’affirme alors
bien vivace
2
. Comme la dernière échappatoire envisageable
quand tout a été tenté… Cioran, bien des années plus tard,
s’inscrit volontiers dans les mêmes pas. À son tour, il souffre
d’un environnement hostile, à son tour, il voudrait casser la
margoulette au premier venu
3
, comme l’écrit Flaubert dans ses
lettres et, à son tour, il remet en cause sa propre existence. D’où
cette confidence en signe d’alarme : « Seuls nous séduisent les
esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à
leur vie. » (p. 24)
4
Parce que la difficile non-acceptation de
l’existence passe par une remise en cause absolue de soi.
S’assumer, assumer son moi, son nom, sa conscience, s’il s’agit
de la première exigence imposée à l’homo intellectus, ne
constitue pas pour autant une attitude suffisante pour aider à
supporter les épreuves du quotidien. Il faut aller plus loin dans la
remise en cause de la facilité qui consiste à se laisser vivre : il
s’agit aussi de savoir se remettre en cause et de parvenir à
penser contre soi. Cioran affirme : « Maîtres dans l’art de penser
contre soi, Nietzsche, Baudelaire et Dostoïevski nous ont appris
à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir
de l’existence par la division d’être avec notre être. » (p. 11) Il
aurait pu ajouter à cette courte liste le nom de Flaubert, car c’est
ce qui a toujours fasciné – et tenté – le maître de Croisset.
Flaubert a su très vite qu’il portait en lui, aussi, tout ce qu’il
exécrait et s’il a essayé de tuer la part bourgeoise inhérente à son
être, à son éducation, à son mode d’existence, c’est aussi dans
–––––
2
. Voir notre article « La tentation du suicide ou la contradiction irrésolue », Bulletin
Flaubert-Maupassant, n° 6, 1998.
3
. Cioran écrit : « Entre la sérénité et le sang, c’est vers le sang qu’il est naturel
d’incliner. Le meurtre suppose et couronne la révolte : celui qui ignore le désir de tuer
aura beau peser des opinions subversives, il ne sera jamais qu’un conformiste. »
(p. 23)
4
. On ne peut s’empêcher de mettre alors une telle déclaration en relation par exemple
avec les rumeurs de suicide à la fin de la vie de Cioran et sa rupture avec la littérature,
notamment...