
L’humeur de tout un chacun peut varier d’un moment à
l’autre mais, chez les personnes normales, ces variations
sont habituellement de courte durée. Autrement dit,
l’humeur d’une personne normale est fondamentalement
assez stable. On ne sait pas pourquoi l’humeur est stable.
On peut s’interroger sur les raisons de cette stabilité. À
moins que l’on ne décide d’emblée que c’est un problème
inutile, que l’humeur est naturellement stable comme la
terre est ronde ou le ciel est bleu. Qu’il existe seulement,
nichés dans un ou deux recoins du cerveau, un noyau
maniaque et un noyau dépressif, qui ne seraient pas là, ou
seraient naturellement quiescents, chez les personnes nor-
males, et qui ne s’exprimeraient que chez les personnes
malades. Mais cette façon de voir est peu compatible avec
le fait que les affects et les humeurs, les plaisirs et la
tristesse, la joie et la colère sont universels, et que la manie
et la dépression ne sont jamais que les expressions extrê-
mes d’états ou de sentiments quotidiens et universellement
partagés. Dans ces conditions, on ne peut pas penser que
l’humeur est naturellement stable comme la terre est ronde.
On peut aussi penser que la stabilité de l’humeur n’est
rien d’autre que le résultat de la neutralisation réciproque
de deux grands systèmes actifs en permanence, actifs et en
constante opposition, l’un qui serait un grand système
activateur de l’humeur (potentiellement maniaque) et
l’autre un grand système inhibiteur (potentiellement
déprimé). Si l’un devenait hyperactif, l’autre pourrait se
retrouver inhibé, et vice versa, produisant des états d’exci-
tation ou de dépression de l’humeur. Mais ce qui plaide
contre une telle façon de voir est l’exemple d’autres grands
systèmes. Des systèmes conçus pour contrôler d’autres
grandes fonctions que l’humeur, telles que la température
centrale, la pression artérielle, l’osmolarité, la glycémie,
les sécrétions endocriniennes et d’autres encore. Ces
grands systèmes sont commandés par un régulateur central,
que l’on peut appeler aussi centre de contrôle ou centre de
commande centrale. Ce centre régulateur détermine ce que
l’on appelle un set-point, qui est un point de stabilité
universel. Par exemple, la température corporelle est main-
tenue constante entre 36 et 37° C. Ou bien la pression
artérielle a des chiffres normaux et assez constants, systo-
liques et diastoliques, ou la glycémie, etc. Ce qui n’empê-
che pas ces centres de contrôle d’être soumis à l’influence
de grands systèmes activateurs ou inhibiteurs, mais c’est le
contrôleur central qui décide en dernier ressort, c’est lui
qui, en dehors de la pathologie, a le dernier mot. Ainsi vont
les homéostats : thermostat, glucostat, osmostat, et d’autres
qui ne se terminent pas par « stat », mais qui n’en sont pas
moins soumis à la loi d’un contrôleur central : la pression
artérielle, les hormones, peut-être la satiété.
L’idée que l’on va développer dans cet article est que la
stabilité de l’humeur n’est pas une donnée première qui ne
se discute pas, ni le résultat de la neutralisation réciproque
de deux grands systèmes antagonistes, mais que l’humeur
est fondamentalement régulée par un contrôleur central,
porteur d’une sorte de loi, le set-point central de l’humeur,
qui commande sa stabilité. Sur le modèle des homéostats,
on propose donc que l’humeur soit déterminée par l’acti-
vité de ce que l’on va appeler un « thymostat ». Pure hypo-
thèse, aucune preuve, aucune référence dans la littérature,
seulement quelques arguments.
Arguments en faveur de l’existence
d’un thymostat
Outre les éléments négatifs cités ci-dessus, il existe des
éléments qui soulèvent concrètement l’hypothèse de l’exis-
tence d’un thymostat.
Le premier est phylogénétique. Les variations brutales
de l’humeur sont dangereuses pour un individu, elles sont
susceptibles de lui faire perdre gravement son contrôle de
soi, elles sont souvent antisociales, c’est dangereux pour la
survie de l’espèce. N’importe quoi, même le plus petit des
événements, pour peu que l’individu y soit sensibilisé, peut
provoquer un profond dérèglement de l’humeur. Les déter-
minants psychosensoriels de l’humeur sont extrêmement
nombreux, d’une complexité que l’on pourrait dire infinie,
ils sont aléatoires et viennent de n’importe où :
externes (l’environnement), internes (l’histoire traumati-
que personnelle du sujet) ; ils n’ont, que l’on sache, aucune
organisation naturelle cohérente. La nature ne pouvait pas
laisser cela sans inventer un système régulateur solide qui
évite des débordements incontrôlés.
Le second élément est le fait qu’il existe des thymosta-
bilisateurs. Les thymostabilisateurs sont très efficaces dans
le traitement des troubles de l’humeur. Ils ne peuvent pas
être de simples réducteurs universels de l’excitabilité
(d’autant que le plus typique d’entre eux, le lithium, est
épileptogène). En réalité, comme on le verra plus loin, ils
semblent agir très spécifiquement sur certains systèmes
particuliers du cerveau. On peut donc garder comme argu-
ment en faveur d’un thymostat le fait que les thymostabili-
sateurs ont une sélectivité anatomique d’action.
Le troisième élément est clinique. Les troubles de
l’humeur sont d’abord caractérisés par des variations de la
vitesse des opérations psychomotrices au cours des diffé-
rentes phases de la maladie, ralentie dans la dépression,
accélérée dans la manie. D’un point de vue neurobiologi-
que, aborder des opérations psychomotrices en termes de
vitesse conduit inévitablement à imaginer l’existence de
générateurs, auxquels toute opération motrice est nécessai-
rement associée. Dans les troubles de l’humeur, la vitesse
des opérations locomotrices est indissociablement liée à la
vitesse des opérations mentales, conduisant à penser que
ces deux vitesses pourraient être générées par un même
système. On appellera ce système un « générateur d’opéra-
tions psychomotrices ». On connaît des générateurs de la
locomotricité (ils sont situés dans le tronc cérébral et la
moelle), mais on n’a aucune idée de ce que pourraient être
R. de Beaurepaire
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 10 - DE
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