Présentation
Alain Patrick Olivier
Louvrage que voici se propose de confronter deux traditions philosophiques
que lon présente volontiers comme antagoniques et dont le rapprochement ne
cesse en vérité de renouveler lebat philosophique ennéral et la philosophie
fraaise en particulier. La pensée dialectique et la pene analytique ont chacune
leur langue, leurs concepts, leur méthode, leurs territoires. Lune serait le propre
de la philosophie allemande ou fraaise, lautre serait le propre de la philosophie
britannique ou américaine. Mais ces modes de pensée, pour di érents qu’ils
soient, sont aussi traductibles. L’intention de Michael Quante, cest précisément
de parvenir à une syntse de leurs concepts fondamentaux et de contribuer ainsi
à luni cation du débat philosophique. La philosophie de laction, qui est au
centre de cet ouvrage, trouve son actualité aussi bien du point de vue des études
sur lidéalisme allemand que de la réception de la philosophie analytique. On
considère en général qu’elle relève plus spéci quement de la tradition analytique.
Car lidéalisme allemand et la tradition française auraient développé une philo-
sophie de l’action abondante, fondamentale, mais d’un point de vue toujours
moral ou pratique ; la philosophie contemporaine jusqu’à Sartre et Merleau-Ponty
serait tributaire de cette conception jusque dans sa critique de l’idéalisme. Ce
que la philosophie analytique élabore depuis quelques décennies sous le nom de
«philosophie de l’action» ouvre, au contraire, un domaine de ré exion «théo-
1. Sur la philosophie de laction dans la philosophie analytique, voir B 2000 ;
D 1995, 2001, 2004 ; E 2000 ; G 2007 ; L 2005 ; N
1991 ; P 1991 ; R 1990 et les traductions des ouvrages d’A (1957, traduction
fraaise en 2002) et de D (1985, traduction française en 1993).
2. D 1979, p.29 sq.
[« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)]
[ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Le concept hégélien de l’action
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rique», où le concept de laction est pris indépendamment de la question du juste
et de l’injuste, du bien et du mal, de la normativité en général. La structure de
lagir y est considérée comme une structure aussi bien anthropologique que psy-
chologique. Et cest pour cette raison que la philosophie analytique de laction se
serait constituée historiquement en opposition à la tradition de l’idéalisme alle-
mand. On pourrait dire que si la philosophie franco-allemande envisage le
concept de l’action suivant une perspective morale-politique de type rousseauiste,
la philosophie anglo-américaine lappréhenderait, au contraire, dans une perspec-
tive épistémologique de type cartésien.
Pourtant, cet ouvrage montre que l’idéalisme allemand possède sa propre
théorie de laction au sens de la philosophie contemporaine ; et cette théorie de
l’action o rirait même des ressources pour uni er des problématiques éparses
ou contradictoires du débat actuel, voire déjouer certains pièges métaphysiques
auxquels la philosophie analytique elle-même naurait pas échappé. C’est parti-
culièrement dans la philosophie de Hegel que la philosophie de laction en tant
que telle aura trouvé sa formulation. Par opposition à la «métaphysique de
lagir» des prédécesseurs Kant et Fichte, dune part. Par opposition à la «phi-
losophie de lacte», Philosophie der Tat, des Jeunes Hégéliens, dautre part,
lesquels voulurent opérer un dépassement de la philosophie en direction de
laction, mais en adoptant précisément la perspective pratique qui les faisait
renouer avec la philosophie  chtéenne.
Le fait est que Hegel a livré les éléments dune philosophie de laction dissé-
minée dans de nombreuses parties de sa philosophie, principalement dans lest-
tique, mais aussi dans la pnonologie (comme critique de la psychologie
expérimentale), voire dans la logique et, bien entendu, dans la philosophie de
«l’esprit objectif». Le paradoxe et lenjeu de louvrage de Michael Quante consis-
tent à analyser et à reconstituer la théorie hégélienne de laction justement à partir
de la philosophie pratique, plus précisément à partir du «chapitre sur la moralité»
de la Philosophie du droit. Cela ne signi e pas pour autant l’appréhender du point
de vue «philosophico-moral». La stratégie va consister, au contraire, à lire la
théorie hégélienne de la moralité comme une théorie de laction au sens purement
3. B 2000, 2001.
4. B 2008, F 2001, Q 2010a.
5. Sur la philosophie de l’action de Hegel ennéral, voir B 2000, 2001 et
F 2002, 2003. Sur lesthétique: W 1971. Sur la philosophie de lesprit:
B 2000 et T 1997. Sur la phénoménologie et les sciences de lesprit: B
2004. Sur la logique: L 1995. Sur lesprit objectif: M 2003. La philosophie
de la nature échappe par convention au concept de l’action dont il est question dans le présent
ouvrage, laction chimique dont il est question, par exemple dans R 2001 (p.263),
relevant de ce que Quante appelle l«activité» par opposition à l«action» proprement dite.
[« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)]
[ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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actio-théorique. Et cest précisément pour la dé-moraliser que Quante va appré-
hender la théorie de l’action à partir de la moralité. C’est en toute rigueur que sa
démarche se concentre sur le moment de la «moralité», sans vouloir appréhender
la théorie de l’action ni au point de vue de la politique, ni au point de vue de la
société, de lhistoire et du droit, ni a fortiori au point de vue de lart, de la religion
ou de la philosophie.
Quante analyse le concept de l’action et ses présupposés dans la progression
logique de la Philosophie du droit, mais en amont des considérations sur le «bien»
et le «mal», sur la «conscience» et sur «lautonomie» du sujet. C’est dans cet
espace étroit de la moralité qui nest pas encore morale quil cherche à capturer le
concept de l’action. Lentreprise peut sembler dautant plus ardue que Hegel dé -
nit l’action – c’est le point de départ de louvrage – comme une «expression-exté-
rieure de la liberté subjective ou morale» (je souligne). Or, tous les concepts de la
moralité vont être réinterprétés ici dun point de vue actio-théorique moralement
neutre: la «volonté», la «liberté», la «subjectivité», l«intention», le «bien-
être» et même – et surtout – le concept germanique de «responsabilité», Schuld,
en tous ses sens possibles de dette, de faute, de culpabilité.
Dire que la philosophie de laction définit alors un domaine théorique
a ranchi de la considération morale ou juridique ne signi e pas pour autant
quelle ne rende pas possible aussi une philosophie morale. Elle permet de sa ran-
chir dans un premier temps de la morale, mais elle permet, dans un deuxième
temps, den mieux comprendre les phénomènes. Non seulement les Principes de
la philosophie du droit fournissent les bases conceptuelles dune théorie de l’action,
mais la lecture actio-théorique redonne aussi de la consistance à la théorie hégé-
lienne de la «moralité» et à lenquête sur les fondements de l’éthique en général.
Et cela dautant mieux que lon réduit souvent lhégélianisme à une réfutation du
kantisme entendu comme un simple formalisme sans concevoir le «droit de la
moralité» autrement que comme un moment négatif de transition du droit abs-
trait à «léthicité».
Il reste que l’objet du présent ouvrage est danalyser le concept de laction à
partir de ses présupposés conceptuels. Il y est question essentiellement de relations
logiques et de clari cations terminologiques. Louvrage se meut dans le domaine
de la philosophie pure, au sens théorique de la production de concepts. On décou-
vrira ainsi que le concept d’action a son présupposé dans le «rapport à soi» de
sujet. Or, le concept de sujet est lié au concept même de concept dans la logique
spéculative. Il est comme le moyen terme entre le «concept de concept» et le
concept de l’action. Quante refuse néanmoins daborder la théorie de l’action en
partant des présupposés du système hégélien et particulièrement de la logique
6. Sur le fondement de léthique chez Kant et Hegel, voir K 2008.
[« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)]
[ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Le concept hégélien de l’action
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spéculative. On doit pouvoir refuser le système (en droit) ou la fondation logique
et métaphysique et considérer la validité de la philosophie de laction. C’est la
démarche «atomiste» de cet ouvrage que de sintéresser volontairement à la
microstructure (quelques paragraphes de l’Encyclopédie ou de la Philosophie du
droit), au problème précis de la torie de laction, en évitant de se placer au point
de vue de la totalité, en évitant de commencer par le commencement spéculatif.
Il se situe dans une perspective qui s’appelle «systématique», mais qui ne
répond pas exactement à la norme de vérité du «système» hégélien. La philoso-
phie «systématique» désigne ici la philosophie analytique, dont on sait quelle
s’est plutôt constituée historiquement comme une «révolte» contre l’hégélia-
nisme et son holisme spéculatif. Se placer dans la perspective strictement hégé-
lienne sans prendre position sur sa valeur de vérité, cela signi erait, au contraire,
adopter un point de vue «historique», le point de vue dune philosophie particu-
lière. Dans son commentaire détaillé de la Philosophie du droit, Quante maintient
donc les droits dune subjectivité propre au lecteur: la vérité est rapportée à une
procédure de validation subjective externe par autrui, et dabord à sa propre sin-
gularité de commentateur. Il y a ainsi un moment du subjectif dans la rationalité
et un moment de lautonomie que cet ouvrage met en évidence. Mais, si le fon-
dement de la philosophie de laction consiste précisément en ce que le concept se
particularise, s’individualise, se subjectivise en tant que concept, cest aussi par
cette a rmation rationnelle de la subjectivité et de la singulari que Michael
Quante actualise, dans le fond et dans la forme, le concept hégélien de l’action.
Paris, août .
7. V1977.
[« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)]
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