Présentation [« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)] [ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] Alain Patrick Olivier L’ouvrage que voici se propose de confronter deux traditions philosophiques que l’on présente volontiers comme antagoniques et dont le rapprochement ne cesse en vérité de renouveler le débat philosophique en général et la philosophie française en particulier. La pensée dialectique et la pensée analytique ont chacune leur langue, leurs concepts, leur méthode, leurs territoires. L’une serait le propre de la philosophie allemande ou française, l’autre serait le propre de la philosophie britannique ou américaine. Mais ces modes de pensée, pour différents qu’ils soient, sont aussi traductibles. L’intention de Michael Quante, c’est précisément de parvenir à une synthèse de leurs concepts fondamentaux et de contribuer ainsi à l’unification du débat philosophique. La philosophie de l’action, qui est au centre de cet ouvrage, trouve son actualité aussi bien du point de vue des études sur l’idéalisme allemand que de la réception de la philosophie analytique 1. On considère en général qu’elle relève plus spécifiquement de la tradition analytique. Car l’idéalisme allemand et la tradition française auraient développé une philosophie de l’action abondante, fondamentale, mais d’un point de vue toujours moral ou pratique ; la philosophie contemporaine jusqu’à Sartre et Merleau-Ponty serait tributaire de cette conception jusque dans sa critique de l’idéalisme 2. Ce que la philosophie analytique élabore depuis quelques décennies sous le nom de « philosophie de l’action » ouvre, au contraire, un domaine de réflexion « théo1. Sur la philosophie de l’action dans la philosophie analytique, voir Bilodeau 2000 ; Descombes 1995, 2001, 2004 ; Engel 2000 ; Gnassounou 2007 ; Livet 2005 ; Neuberg 1991 ; Petit 1991 ; Ricœur 1990 et les traductions des ouvrages d’Anscombe (1957, traduction française en 2002) et de Davidson (1985, traduction française en 1993). 2. Descombes 1979, p. 29 sq. [« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)] [ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] 8 Le concept hégélien de l’action rique », où le concept de l’action est pris indépendamment de la question du juste et de l’injuste, du bien et du mal, de la normativité en général. La structure de l’agir y est considérée comme une structure aussi bien anthropologique que psychologique. Et c’est pour cette raison que la philosophie analytique de l’action se serait constituée historiquement en opposition à la tradition de l’idéalisme allemand. On pourrait dire que si la philosophie franco-allemande envisage le concept de l’action suivant une perspective morale-politique de type rousseauiste, la philosophie anglo-américaine l’appréhenderait, au contraire, dans une perspective épistémologique de type cartésien. Pourtant, cet ouvrage montre que l’idéalisme allemand possède sa propre théorie de l’action au sens de la philosophie contemporaine ; et cette théorie de l’action off rirait même des ressources pour unifier des problématiques éparses ou contradictoires du débat actuel, voire déjouer certains pièges métaphysiques auxquels la philosophie analytique elle-même n’aurait pas échappé. C’est particulièrement dans la philosophie de Hegel que la philosophie de l’action en tant que telle aura trouvé sa formulation. Par opposition à la « métaphysique de l’agir » des prédécesseurs Kant et Fichte, d’une part 3. Par opposition à la « philosophie de l’acte », Philosophie der Tat, des Jeunes Hégéliens, d’autre part, lesquels voulurent opérer un dépassement de la philosophie en direction de l’action, mais en adoptant précisément la perspective pratique qui les faisait renouer avec la philosophie fichtéenne 4. Le fait est que Hegel a livré les éléments d’une philosophie de l’action disséminée dans de nombreuses parties de sa philosophie, principalement dans l’esthétique, mais aussi dans la phénoménologie (comme critique de la psychologie expérimentale), voire dans la logique et, bien entendu, dans la philosophie de « l’esprit objectif 5 ». Le paradoxe et l’enjeu de l’ouvrage de Michael Quante consistent à analyser et à reconstituer la théorie hégélienne de l’action justement à partir de la philosophie pratique, plus précisément à partir du « chapitre sur la moralité » de la Philosophie du droit. Cela ne signifie pas pour autant l’appréhender du point de vue « philosophico-moral ». La stratégie va consister, au contraire, à lire la théorie hégélienne de la moralité comme une théorie de l’action au sens purement 3. Bourgeois 2000, 2001. 4. Bouton 2008, Fischbach 2001, Quante 2010a. 5. Sur la philosophie de l’action de Hegel en général, voir Bourgeois 2000, 2001 et Fischbach 2002, 2003. Sur l’esthétique : Wiehl 1971. Sur la philosophie de l’esprit : Bienenstock 2000 et Taylor 1997. Sur la phénoménologie et les sciences de l’esprit : Bouton 2004. Sur la logique : Labarrière 1995. Sur l’esprit objectif : Marmasse 2003. La philosophie de la nature échappe par convention au concept de l’action dont il est question dans le présent ouvrage, l’action chimique dont il est question, par exemple dans Renault 2001 (p. 263), relevant de ce que Quante appelle l’« activité » par opposition à l’« action » proprement dite. [« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)] [ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] Présentation actio-théorique. Et c’est précisément pour la dé-moraliser que Quante va appréhender la théorie de l’action à partir de la moralité. C’est en toute rigueur que sa démarche se concentre sur le moment de la « moralité », sans vouloir appréhender la théorie de l’action ni au point de vue de la politique, ni au point de vue de la société, de l’histoire et du droit, ni a fortiori au point de vue de l’art, de la religion ou de la philosophie. Quante analyse le concept de l’action et ses présupposés dans la progression logique de la Philosophie du droit, mais en amont des considérations sur le « bien » et le « mal », sur la « conscience » et sur « l’autonomie » du sujet. C’est dans cet espace étroit de la moralité qui n’est pas encore morale qu’il cherche à capturer le concept de l’action. L’entreprise peut sembler d’autant plus ardue que Hegel définit l’action – c’est le point de départ de l’ouvrage – comme une « expression-extérieure de la liberté subjective ou morale » (je souligne). Or, tous les concepts de la moralité vont être réinterprétés ici d’un point de vue actio-théorique moralement neutre : la « volonté », la « liberté », la « subjectivité », l’« intention », le « bienêtre » et même – et surtout – le concept germanique de « responsabilité », Schuld, en tous ses sens possibles de dette, de faute, de culpabilité. Dire que la philosophie de l’action définit alors un domaine théorique aff ranchi de la considération morale ou juridique ne signifie pas pour autant qu’elle ne rende pas possible aussi une philosophie morale. Elle permet de s’affranchir dans un premier temps de la morale, mais elle permet, dans un deuxième temps, d’en mieux comprendre les phénomènes. Non seulement les Principes de la philosophie du droit fournissent les bases conceptuelles d’une théorie de l’action, mais la lecture actio-théorique redonne aussi de la consistance à la théorie hégélienne de la « moralité » et à l’enquête sur les fondements de l’éthique en général 6. Et cela d’autant mieux que l’on réduit souvent l’hégélianisme à une réfutation du kantisme entendu comme un simple formalisme sans concevoir le « droit de la moralité » autrement que comme un moment négatif de transition du droit abstrait à « l’éthicité ». Il reste que l’objet du présent ouvrage est d’analyser le concept de l’action à partir de ses présupposés conceptuels. Il y est question essentiellement de relations logiques et de clarifications terminologiques. L’ouvrage se meut dans le domaine de la philosophie pure, au sens théorique de la production de concepts. On découvrira ainsi que le concept d’action a son présupposé dans le « rapport à soi » de sujet. Or, le concept de sujet est lié au concept même de concept dans la logique spéculative. Il est comme le moyen terme entre le « concept de concept » et le concept de l’action. Quante refuse néanmoins d’aborder la théorie de l’action en partant des présupposés du système hégélien et particulièrement de la logique 6. Sur le fondement de l’éthique chez Kant et Hegel, voir Kervégan 2008. 9 [« Le concept hégélien de l’action », Michael Quante. Alain Patrick Olivier (trad.)] [ISBN 978-2-7535-1826-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] 10 Le concept hégélien de l’action spéculative. On doit pouvoir refuser le système (en droit) ou la fondation logique et métaphysique et considérer la validité de la philosophie de l’action. C’est la démarche « atomiste » de cet ouvrage que de s’intéresser volontairement à la microstructure (quelques paragraphes de l’Encyclopédie ou de la Philosophie du droit), au problème précis de la théorie de l’action, en évitant de se placer au point de vue de la totalité, en évitant de commencer par le commencement spéculatif. Il se situe dans une perspective qui s’appelle « systématique », mais qui ne répond pas exactement à la norme de vérité du « système » hégélien. La philosophie « systématique » désigne ici la philosophie analytique, dont on sait qu’elle s’est plutôt constituée historiquement comme une « révolte 7 » contre l’hégélianisme et son holisme spéculatif. Se placer dans la perspective strictement hégélienne sans prendre position sur sa valeur de vérité, cela signifierait, au contraire, adopter un point de vue « historique », le point de vue d’une philosophie particulière. Dans son commentaire détaillé de la Philosophie du droit, Quante maintient donc les droits d’une subjectivité propre au lecteur : la vérité est rapportée à une procédure de validation subjective externe par autrui, et d’abord à sa propre singularité de commentateur. Il y a ainsi un moment du subjectif dans la rationalité et un moment de l’autonomie que cet ouvrage met en évidence. Mais, si le fondement de la philosophie de l’action consiste précisément en ce que le concept se particularise, s’individualise, se subjectivise en tant que concept, c’est aussi par cette affirmation rationnelle de la subjectivité et de la singularité que Michael Quante actualise, dans le fond et dans la forme, le concept hégélien de l’action. Paris, août 2011. 7. Vuillemin 1977.