Descartes, La Lettre au Marquis de Newcastle
Le langage
A. Finalité et modalités du cours
Le texte dont je vais essayer de vous expliquer l’usage que j’en fais en cours est celui, très célèbre, de
Descartes, connu sous le titre de « Lettre à Newcastle ». Tout le monde l’a lu, beaucoup peut-être
l’étudient en cours ; c’est le cas typique du texte dit « classique » en cours de philosophie.
Comme il arrive souvent, du fait du renouvellement potentiellement permanent que nous pouvons faire
de notre pratique, je n’ai pas toujours eu le rapport que j’ai aujourd’hui avec ce texte.
- Dans un premier temps, je dois avouer que j’évitais d’utiliser ce texte, que je trouvais trop riche et
trop complexe pour l’étudier en cours.
- Dans un deuxième temps, j’ai intégré la lecture de ce texte à mon cours sur les questions relatives au
langage, mais j’avais une impression de déséquilibre que j’ai mis un moment à identifier.
- Ce n’est que dans un troisième temps que j’ai compris ce déséquilibre : il y avait en fait une forme de
redondance entre le contenu de ce texte et celui de mon cours. D’où l’effort de relecture que j’ai en
faire, afin de voir comment, au lieu de l’intégrer à mon cours, je pouvais essayer d’organiser mon cours
autour ou à partir de lui.
En somme, au lieu d’utiliser ce texte comme un des moments de mon cours, je l’ai travaillé pour en
faire le point de départ, et l’axe principal d’une grande partie de ce cours sur la question du langage.
D’élément du cours, le texte de Descartes est donc devenu ce qu’on appelle en pédagogie, je crois, un
texte « matrice ».
Pour bien préciser les choses, il me faut expliquer comment j’organise mon travail dans le traitement
du programme avec une classe, tout au long de l’année.
A la suite d’une introduction à la philosophie, je présente les contextes historique, politique, et
intellectuel de la naissance de la philosophie, je propose deux travaux à mes élèves :
- d’abord essayer de définir, à partir d’une lecture du programme des notions, ce que peut être la
pratique de la philosophie pour nous, élèves de Terminale.
= les notions ne se lisent pas comme une liste de chapitres ; diversité des notions / disparité des
questions / totalité des questionnements de l’être humain.
= la philosophie pour nous, est de la philosophie (pas une philosophie au rabais).
- toujours à partir d’une lecture du programme des notions, essayer de dégager des questions générales
sous lesquelles nous pouvons aborder la réflexion sur diverses notions.
= j’invite les élèves à se rendre compte que celles-ci renvoient à trois grands problèmes rencontrés par
les êtres humains, ou à trois grandes interrogations qui recouvrent cette totalité du questionnement :
« Qu’est-ce qu’un homme ? », « Que pouvons-nous savoir ? », « Comment vivent les hommes ? ». Ces
trois questions, en fonction des propositions des élèves, peuvent varier, mais elles reviennent presque
toujours à celles-là.
Mon introduction à la philosophie se termine par le choix d’une de ces trois « grandes questions », en
fonction de l’orientation prise par la réflexion des élèves sur ce qu’est la philosophie.
Je leur précise que ces trois grandes questions seront celles que nous traiterons tout au long de l’année,
chacune nous occupant, à peu près, un trimestre.
Pour traiter chacune de ces trois grandes questions, je commence par une introduction très brève, qui
vise à en présenter les enjeux généraux. Puis je la traite en passant par ce que j’appelle des « questions
intermédiaires », qui mettent plus directement en évidence les thèmes qui seront traités. Il y a environ
quatre à cinq de ces questions intermédiaires, dans le cadre desquelles j’aborde différents problèmes liés
aux notions proposées.
C’est dans l’interrogation sur la « grande question » « Qu’est-ce qu’un homme ? » que j’aborde la
lecture du texte de Descartes.
Plus précisément, ayant posé le fait qu’une telle question repose sur l’ambiguïté qui veut que le mot
« homme » peut être entendu à titre d’individu et à titre d’espèce humaine, je précise que cette question
permettra, en priorité mais pas exclusivement, de réfléchir sur les notions mentionnées autour de celle du
sujet et autour de celle de la culture.
De là, la première « question intermédiaire » s’intéresse à cette dernière notion, ou à ce « champ de
problèmes » comme dit le programme, et se formule ainsi : « Peut-on parler d’une nature humaine ? »
(ou bien, comme cette année : « Nature et culture »).
Puisqu’à l’intérieur de la réflexion sur cette première question intermédiaire, il est évoqué la notion de
langage comme moyen de distinction entre le naturel et le culturel, c’est autour du langage proprement dit
qu’est énoncée ma deuxième « question intermédiaire » : « Peut-on définir l’humain par le langage ? ».
B. Peut-on définir l’humain par le langage ?
Introduction
L’introduction me sert toujours à montrer qu’il y a un lien entre les divers moments autour desquels
nous articulons la réflexion sur la « grande question ».
Je reprends donc, en l’occurrence, un argument emprunté à Michel Leiris dans le traitement de la 1e
question intermédiaire, et je le complète avec une référence à C. Lévi-Strauss, qui va permettre de poser
de manière précise la problématique relative au thème du langage.
Pour traiter cette question, je m’efforce en fin d’introduction de préciser, comme je demande à mes
élèves de le faire dans leurs dissertations, le point de départ particulier que prendra la réflexion.
A savoir ici : « en quoi la communication qui existe entre les animaux, ne relève pas du langage, et
quels sont les traits spécifiques de celui-ci ».
Pour prolonger les affirmations déjà vues à partir de la référence à Michel Leiris, on peut considérer
que le langage occupe une place à part dans la compréhension de ce qu’est l’être humain en propre.
Selon Claude Lévi-Strauss, le langage est en effet « la marque même de la culture », pour trois raisons
essentielles :
- d’abord, il est « une partie de la culture », en ceci que nous le recevons « de la tradition externe ». Il
faut en effet bien comprendre que si la faculté du langage relève de notre organisation physiologique
(cerveau, appareil phonétique, etc.), et à ce titre est donc naturelle, l’usage même d’une langue, c’est-à-
dire l’exploitation de cette faculté, n’est possible que si nous avons appris cette langue ; cet usage nous
est donc transmis par les autres = il n’est pas naturel (inné) ; il est culturel (acquis).
- ensuite, parce que le langage n’est pas un fait culturel parmi d’autres : il est au contraire celui au
moyen duquel on va transmettre les autres pratiques culturelles du groupe à l’enfant. Ainsi, dit L-S, « un
enfant apprend sa culture parce qu’on lui parle : on le réprimande, on l’exhorte, et tout cela se fait avec
des mots ». - enfin, parce que comme « système de signes », le langage est représentatif des autres
pratiques culturelles, qui sont aussi « des codes formés par l’articulation de signes, sur le modèle de la
communication linguistique ». En ce sens, L-S considère que « l’art, la religion, le droit, peut-être même
la cuisine ou les règles de politesse », sont des systèmes de signes au même titre que le langage.
Ainsi la distinction qui sépare la nature de la culture, passe nécessairement par le thème du langage.
Selon cette première remarque, le langage ne relèverait donc que de la culture, et serait ainsi le propre de
l’être humain.
Dès lors il est essentiel de comprendre en quoi la communication qui existe entre les animaux, ne
relève pas du langage, et quels sont donc les traits spécifiques de celui-ci.
I - Les propriétés du langage selon Descartes
D’une manière générale j’essaie toujours de préciser quelques points importants dans la présentation
d’un texte que nous allons étudier : les dates de l’auteur, la date de la rédaction.
Pour ce texte, je présente en quelques mots la polémique Montaigne / Descartes, afin de dégager
clairement les enjeux de la lettre à Newcastle : nous pouvons dire de l’homme seul qu’il est pourvu
d’âme et de pensée.
Je précise aussi le contexte historique, philosophique, ou scientifique (Copernic, Galilée). C’est ainsi
que j’évoque la thèse des « animaux-machines », qui s’inscrit dans une physique du 17e siècle, et qui
fonde logiquement, pour Descartes, l’hypothèse que les animaux ne sont doués ni d’âme ni de pensée.
Cette thèse doit être évoquée, parce qu’elle sous-tend l’argumentation de Descartes au moins au
début ; également parce qu’à la fin, une affirmation admet implicitement que les animaux ont peut-être
bien une forme de pensée, quoique différente de celle des hommes. Intérêt du texte : les distinctions.
Dans une lettre datée du 23 Novembre 1646, adressée au Marquis de Newcastle, Descartes (1595-
1650) répond à un certain nombre de questions concernant la constitution de certains composants
naturels, des pierres et de certains métaux.
Puis il aborde un autre problème suggéré par le Marquis de Newcastle, et qui touche à la distinction
entre les hommes et les animaux. La question porte sur la présence, ou non, de la pensée chez les
animaux. On demande à Descartes s’il est du même avis que Montaigne, qui affirme qu’il y a « plus de
différence d’homme à homme, que d’homme à bête » ; autrement dit, s’il peut y avoir plus de pensée chez
certains animaux que chez certains hommes.
Dans des textes qui précèdent la rédaction de cette lettre, Descartes a déjà élaboré son hypothèse des
« animaux-machines ». Sans entrer trop dans le détail, disons que l’ambition de Descartes, qui écrit donc
dans la première moitié du 17e siècle (Copernic publie son livre en 1543 ; Galilée publie le sien en 1632),
est d’appliquer à la compréhension du monde un modèle mécanique.
= il s’agit de voir en tout phénomène naturel le résultat de mécanismes qui obéissent à des lois
physiques compréhensibles de manière abstraite.
Ainsi pour comprendre l’être vivant, fait-il le rapprochement avec les automates qu’on sait construire
à l’époque : il développe ainsi la thèse selon laquelle les animaux ne sont rien d’autre que des machines
faites de pièces plus petites que celles qui nous servent à construire nos automates, mais dont les
mouvements s’expliquent de la même manière.
De cette hypothèse, il découle que les animaux-machines sont évidemment dépourvus de toute âme, et
donc de toute pensée.
On va voir que dans le texte qui suit, cette hypothèse des animaux-machine est sous-jacente en un
endroit au moins. Mais on va voir aussi qu’à plusieurs reprises, Descartes attribue aux animaux des
comportements qui ne sont guère compatibles avec cette hypothèse. A la fin de sa lettre, il reconnaît qu’il
doit bien y avoir de la pensée chez les animaux, mais il leur dénie la possession d’une âme ; cette pensée
ne peut donc rien avoir en commun avec celle des hommes.
En revanche, l’intérêt fondamental de ce texte, est qu’il opère toute une série de distinctions qui ont
pour but de montrer que l’usage du langage est le propre de l’homme, et qu’on ne peut ainsi parler de
langage pour les animaux. On peut faire un relevé précis de ces distinctions, phrase par phrase.
Lorsque je donne un texte à lire à mes élèves, je leur demande de le lire en silence. Je pense que la
lecture à voix haute par un élève, exempte tous les autres d’être totalement attentifs, et empêche le lecteur
de comprendre ce qu’il lit.
Je fais une exception pour Descartes : parce que sa langue a un peu vieilli par rapport à la nôtre, et
parce qu’elle est si belle, je lis souvent moi-même ses textes à voix haute, au moins pour qu’ils soient
bien lus (je m’y emploie en tout cas), et pour que les élèves soient sensibles à la beauté du style.
Lorsque le texte a été lu une fois, j’amène mes élèves à faire spontanément le relevé des « connecteurs
logiques ». Cette notion a un sens large dans ma pratique : « mais, toutefois, etc. », et aussi expressions
plus longues ou moins tranchées : « à savoir », par exemple. Objectif : repérage des arguments. Ici, je les
rends attentifs à la ponctuation : quatre points ; tout le reste = points-virgules.
Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent,
que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a
aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des
sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes,
parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces
signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui
ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et
j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non
seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être
enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse,
lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole
devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de
l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise,
lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux
singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte
qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la
parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et
Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne
s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour
faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et
il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et
muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me
semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point
comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur
manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ;
car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous
exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.
René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646
Cette lettre est composée de trois parties :
- Première partie = la première phrase à elle seule.
« Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent,
que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a
aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des
sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. »
Descartes y procède en trois temps clairement repérables :
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