HEGEL La Religion Ce texte de Hegel est extrait de l’introduction des Leçons sur L’Histoire de la Philosophie. D’emblée la première phrase présente une première thèse : la religion et la philosophie ont un contenu commun mais elles diffèrent par leur forme. De plus il pose le rôle supérieur de la philosophie à l’égard de la religion car la formulation «comprendre le contenu de la religion » laisse entendre que la religion ne comprend pas son propre contenu. Ceci, évidemment, est imparti à ce qui les distingue, à savoir la forme, étant entendu qu’il s’agit de la forme de la pensée. La religion a bien l’absolu comme objet, à l’instar de la philosophie, seulement elle l’appréhende au travers de deux outils formels insuffisants à se réaliser comme visée de l’absolu : Soit elle est rationaliste-scolastique, et de ce fait certes riche en raisonnements mais vide en tant qu’elle raisonne dans le vide car son outil, l’entendement, n’est pas à la hauteur de ce qu’elle prétend atteindre, soit elle est supranaturaliste et partant elle dépasse bien le seul entendement mais appréhende l’absolu de la seule manière qu’elle le peut : moyennant des mythes qui, pour la forme rationaliste n’est qu’un ensemble de mystères. Peut-on comprendre l’absolu autrement ? Telle est, en somme, le thème de ce passage. Dans un premier moment Hegel distingue l’entendement et la raison spéculative. Le premier est l’outil des rationalistes et la seconde celui de la philosophie. La religion ne fait appel qu’à l’entendement ou aux mythes. Il en déduit les raisons pour lesquelles les idées de la religion paraissent mystérieuses à l’entendement : elles relèvent en fait de la raison spéculative, à laquelle la religion n’a pas accès. Seule la philosophie s’élève assez haut dans la pensée pour faire un usage libre de cette raison spéculative, seule capable non seulement de penser l’absolu (l’entendement et les mythes ne faisant que l’appréhender) mais également de comprendre sa réalisation à travers l’histoire. Et c'est là toute l'ambition de ce passage qui s'articule selon une problématique qui tend à montrer d'une part l'opposition formelle entre philosophie et religion, sans pour autant, d'autre part, les opposer. La religion serait en effet comme une étape propédeutique de la philosophie, du moins si on en s’en tient à ce que nous dit Hegel lorsqu’il écrit, à la fin de ce texte, qu’en « ce qui concerne l’Esprit Absolu, il faut qu’il y ait la forme de la religion » (ligne 31). Ainsi alors même que le ton du texte paraît au départ sans appel à l’encontre de la pensée d’entendement, dont la religion fait usage pour asseoir ses dogmes, il s’avère que « la philosophie ne s’oppose pas à la religion » (ligne 30) alors qu’il écrit avant cela que « la philosophie va à l’encontre du rationalisme» (ligne 9). Par ailleurs s’il est vrai que Hegel nous dit que dans la religion s’opposent rationalisme et supranaturalisme, ce dernier est pourtant « dépourvu d’esprit ». Donc d’un côté comme de l’autre tout semble devoir opposer philosophie et religion quant-à leurs formes respectives, qu’il s’agisse du rationalisme ou du supranaturalisme. Or il semble que cette opposition n’ait pas lieu d’être car la philosophie est capable de comprendre – c’est la thèse fondamentale (et paradoxale) de ce texte – son contraire. Mais il va encore plus loin. Car en plus de comprendre son contraire, elle en provient. Comment cela s’explique-t-il d’après ce texte ? ******************** Si Hegel nous dit que le contenu commun de la religion et de la philosophie est l’élément spéculatif, il procède d’abord à un rappel, à savoir que ce dernier la tradition l’a tout d’abord communément « appelé les mystères de la religion » (Ligne 1). Il s’agit de mystères en ce sens que la tradition religieuse ne pouvait pas considérer son contenu autrement qu’en tant qu’élément devant « demeurer secret » et comme ne devant « pas être communiqué » (ligne 5). Cette impossibilité à communiquer son contenu est structurelle, c'est-à-dire qu’elle est propre à la forme même de la religion. Or celle-ci se distingue de la philosophie qui, elle, doit « parachever la forme du concept au point de pouvoir comprendre le contenu de la religion » (ligne 3). On s’attend donc tout naturellement à voir la philosophie révéler les plus grands mystères de l’humanité, ceux relatifs à l’absolu, au divin. La philosophie serait la discipline capable de dévoiler la vérité ultime de toute chose. Mais avant cela, évidemment, il faut comprendre ce qui a empêché la religion de parvenir à cette fin. La religion a manqué cet objectif parce qu’elle a fait usage d’une faculté qui n’en n’est pas digne : l’entendement, contrairement à une raison spéculative qui elle a cette capacité. En effet selon HEGEL La Religion Hegel dans ce texte « Les mystères (…) sont mystérieux pour l’entendement, mais non pour la raison. » (ligne 7). Quelle est donc la différence entre l’entendement et la raison ? La raison, nous dit-il en substance, c’est « le rationnel au sens du spéculatif, c'est-à-dire au sens du Concept concret ». Cette expression est peu commune et difficilement compréhensible pour un lecteur non averti car elle fait directement référence à la doctrine générale de Hegel et ne peut que difficilement être comprise sans elle. Rien en effet dans ce texte ne propose de définition claire de ce que peut être un contenu spéculatif concret. Moyennant l’outillage définitionnel classique Hegel est incompréhensible car d’ordinaire le spéculatif se rapporte à l’abstrait. Spéculer c’est articuler librement des abstractions. Or ici l’abstrait est du côté de l’entendement et le concret du côté de la raison. C’est, de prime abord, incompréhensible. Le détour doctrinal paraît donc inévitable pour expliquer ce passage. Qu’est-ce qu’un concept selon Hegel ? Le concept est autonome : il est vivant. Il crée ce dont il est le concept. Il est même le principe créateur de l’être. Si l’on veut simplifier l’on peut dire qu’il n’y aurait aucun art ni aucune religion ou encore aucune institution ni aucune loi sans leurs concepts respectifs. C’est parce que l’esprit conçoit qu’il y a de l’être. Rien de ce qui est ne serait en étant seulement identifié par notre entendement comme abstraction, représentation. Ainsi il n’y a pas d’Etat, pour ne prendre que cet exemple, sans d’une part son concept abstrait et identique à lui-même, ni sans d’autre part qu’il soit différencié de cette identité dans sa réalisation concrète : chaque loi implique une action, chaque recoin d’une cité est codifié par des concepts et cela a des conséquences concrètes sur la vie de tout un chacun. De même tout élément de l’être et de la nature appartient à ce que je peux concevoir et en tant que je le conçois je lui donne sens. La raison comme condition de toute signification de l’être. Si bien que tout ce qui est est rationnel et tout ce qui est rationnel est. L’entendement, lui, n’est qu’un moment de la raison. Il produit des concepts homogènes, identiques. Il ne saisit que la partie représentative des choses, que ce qu’il peut identifier comme identique à soi. La raison est spéculative en ce sens qu’elle produit la négation ou la différenciation de l’identique et permet ainsi qu’un concept ne soit pas qu’une abstraction mais aussi une manifestation concrète. Par cette faculté spéculative la raison est donc seule assez libre pour élever la pensée au contenu de la religion que la religion ne comprend pas elle-même de ce seul fait qu’elle ne fait appel qu’à une faculté pour la quelle son contenu est mystérieux. Le contenu de la religion n’est autre que l’absolu et sa forme le rationalisme de l’entendement. Or l’on sait depuis Kant – et Hegel ne s’inscrit pas en faux par rapport à lui – que l’absolu ne peut servir, pour le seul entendement, que comme principe de la connaissance ou de la morale, mais il ne peut pas être lui-même un objet de la connaissance. Mais Selon Hegel si l’absolu est ce qui n’a aucune détermination particulière il ne peut être non plus indéterminé, car alors ce serait une détermination, certes négative, mais une détermination tout de même. En ce sens il ne peut que contenir la totalité de toutes les déterminations : la Raison, comprenant le concept concret, est donc cette faculté de comprendre toutes les déterminations, et par là de réaliser l’absolu par l’esprit : la philosophie comme compréhension de la totalité des déterminations dépasse le principe de non-contradiction du seul entendement au profit de la réalisation de l’absolu comme Esprit Absolu. Ce détour achevé nous nous retrouvons justement face au contenu commun de la philosophie et de la religion : l’absolu. Mais si la religion ne fait que l’appréhender, il semble que la philosophie, elle, le comprenne en tant qu’elle comprend toutes les déterminations particulières, y compris la religion qui pourtant diffère par sa forme. Cette définition de la philosophie est subversive à l’égard de ses contemporains et cela explique peut-être le ton polémique de Hegel entre les lignes 9 et 15 particulièrement caractérisé par l’expression « caput mortuum » (tête morte (?) ) qu’il emploie pour qualifier une méthode de pensée, HEGEL La Religion une forme de la pensée, c'est-à-dire le rationalisme qui selon l’auteur « s’oppose à la philosophie » (ligne 12). C’est là la définition, cette fois contenue dans le texte, qu’il fait de l’entendement. La raison n’étant définie que comme contenu spéculatif et parachèvement de la forme du concept concret, sans que ces termes ne soient eux-mêmes définis. Alors, évidemment, le rationalisme n’est pas ici une discipline de la raison, du moins pas telle que Hegel la définit. C’est en ce sens qu’il rappelle que s’il « a toujours à la bouche le mot raison (…) il ne s’agit [toutefois] que d’un entendement sec, abstrait ». Il est donc clair que ce qu’il reproche à « la théologie moderne » (ligne 9) et, partant, à la partie théorique de la religion, c’est bien d’avoir manqué son objectif, c'est-à-dire la compréhension de son contenu, l’absolu, du fait de n’avoir eu de foi qu’en une forme livide (d’où l’expression « caput mortuum ») de la pensée : le seul entendement, le seul concept abstrait identique à lui-même. Seulement, au même moment dans ce texte, le lecteur se trouve comme confronté à une contradiction car ce rationalisme, pourtant propre à la partie théorique de la religion, ne s’oppose pas à la philosophie seulement pour sa forme mais « pour le contenu et la forme. » (ligne 12) alors qu’en son début le texte n’évoquait qu’une opposition quant-à la forme. La réponse à cette difficulté se situe probablement en aval du texte. Hegel distingue en effet dans la religion deux courants de pensée, qui sont déjà annoncés en filigrane dans la première partie : le rationalisme et le supranaturalisme. La religion de manière générale a pour contenu l’absolu. En cela elle est comparable à la philosophie. Mais comme il y a un échec de la religion à véritablement appréhender l’absolu, celle-ci se trouve obligée de faire appel aux mythes et, partant à l’imagination, pour combler le vide créé par la pensée d’entendement qui, elle, tant du point de vue de sa forme que du point de vue de son contenu, est incapable de rendre compte de l’absolu autrement que sous la forme de mystères. En quoi elle s’oppose alors tant par la forme que par le contenu à la philosophie, car par sa forme elle manque totalement, pour ainsi dire, l’absolu, c'est-à-dire son contenu. Ce qui laisse une place privilégiée, en quelque sorte, au supranaturalisme qui bien que « dépourvu d’esprit » (ligne 21) est néanmoins « d’accord avec la philosophie » « en ce qui concerne le vrai contenu ». (ligne 19) Qu’en est-il exactement ? II Tout d’abord quel est ce contenu du rationalisme qui s’oppose à la philosophie ? Ensuite en quoi sa forme s’oppose-t-elle à la philosophie ? Ce rationalisme est une pensée d’entendement. Or l’entendement doit être ici, mais aussi dans toute l’œuvre de Hegel, compris dans son sens le plus courant, à savoir comme faculté des jugements. Mais il s’agit de jugements soumis à la logique générale, celle qui chez Kant dans la Critique de la Raison Pure définit le canon de la connaissance. Cette logique est la logique traditionnelle que l’on connaît depuis Aristote et qui a pour principe fondateur le principe de contradiction. Tout raisonnement, de ce point de vue, doit obéir à ce principe et par conséquent n’admettre aucune contradiction. Le but de cette logique est de développer des jugements universels et nécessaires (apodictiques). La condition de cette nécessité est que tout jugement soit circonscrit dans le cadre d’une expérience possible dans le temps et dans l’espace, car on ne peut nier, avec Kant dans la première partie de la Critique, que le temps et l’espace sont bien des intuitions nécessaires et universelles : nul ne peut en effet ne serait-ce qu’imaginer qu’il n’y ai pas de temps ou pas d’espace. Mais si l’on se contente de cette logique et de cette contrainte de l’apodictique aucune contradiction ne peut être comprise autrement que comme erreur, voire comme illusion. Dès qu’un jugement s’opérera en dehors du cadre du temps et de l’espace, dès qu’il prendra pour contenu des objets qui ne sont pas ainsi délimités, finis, alors, selon le rationalisme kantien, il se perdra en de vaines considérations. C’est pourquoi Hegel écrit ici que « Ce rationalisme (…) réduit tout le reste à de simples finitudes dans l’espace et dans le temps ». (ligne 15) HEGEL La Religion Par son style saccadé et l’effet d’accumulation entre « il a rendu le ciel vide » , « rabaissé le divin à n’être qu’un caput mortuum » et cette dernière citation de la ligne 15, Hegel laisse apparaître comme une colère ou une indignation contenue en vertu d’un puissant désir de rendre justice à une pensée philosophique qu’il considère, manifestement, comme malmenée et par la théologie moderne et par la critique kantienne qui serait comme venue appauvrir encore davantage le rationalisme qui désormais se retrouve encore plus borné qu’autrefois lorsqu’il s’autorisait encore à spéculer sur le divin, ainsi que put le faire Descartes, issu de l’école des scolaires de La Flèche, qui dans la troisième partie des Méditations Métaphysiques fondait le sujet en Dieu. Le même Kant dans le chapitre intitulé Dialectique Transcendantale de la même Critique de la Raison Pure, retire toute substantialité aux idées platoniciennes pour n’en conserver que le caractère archétypique : Si pour Platon au Livre VI de La République le ciel des idées contient l’essence de toute réalité et définit ainsi le plus haut degré de réalité de toute chose, Kant « a rendu le ciel vide » puisqu’il retire aux idées cette valeur de réalité pour n’en conserver que la valeur méthodologique, à savoir la valeur d’instruments utiles pour le savoir mais dont on se mépriserait à les prendre pour des objets du savoir. Ces mêmes idées participant du divin dans la tradition classique ne sont plus désormais que des principes sans vie aucune, purement liés aux exigences rationnelles de nos représentations. De même si pour Leibniz le Divin est en droit ce qui nous permet de penser les essences singulières, celles dont on ne trouve pas la raison suffisante à les expliquer, désormais plus aucune théodicée n’est possible. La Raison se trouve non pas réduite à l’entendement, car dans le criticisme elle conserve une valeur propre, mais subordonnée à celui-ci, ce dernier étant d’ailleurs subordonné au cadre de la finitude spatiale et temporelle : c’est l’esprit tout entier qui se meurt en perdant ainsi toute possibilité d’ambitionner une quelconque compréhension des déterminations contradictoires de l’Etre en un système unique et architectonique. A entendre la leçon du criticisme la pensée ne peut plus être systémique. C’est proprement ce que Hegel refuse, et il montre pourquoi dans ce texte car la philosophie perd ainsi son contenu majeur, celui qui a toujours motivé les philosophes comme les religieux : l’absolu. Cette perte du contenu est liée à la forme du rationalisme. Ceci parce que l’entendement, alors posé comme fondateur de toute connaissance, d’une part interdit de penser le divin mais d’autre part interdit également de penser l’Etre. Voilà donc une forme de pensée dont Hegel dit qu’elle dépend du « raisonnement » et en particulier « un raisonnement sans liberté » (ligne 17) c'est-à-dire totalement emprisonné dans la seule possibilité de connaître des objets finis sans jamais faire progresser la connaissance de son premier cadre, avant le temps et l’espace, c'est-à-dire l’absolu, autrement dit la totalité des déterminations du réel. Autrement dit cette forme, ou cette méthode, si l’on veut, peut « continuer éternellement ainsi » car elle aura toujours la possibilité d’étudier les rapports de myriades de phénomènes possibles, sans jamais toutefois comprendre ce qu’elle fait : à savoir pourquoi ces phénomènes sont possibles. Aussi dès qu’elle rencontrera de la contradiction c’est comme par bêtise qu’elle devra soit en déduire que son raisonnement est faux, soit que le réel lui échappe et se contenter de cette conclusion. A l’évidence ce rationalisme est insatisfaisant pour le plus naïf des religieux comme pour le plus savant d’entre eux. C’est pourquoi « à l’intérieur de la religion, au rationalisme s’oppose le supranaturalisme » lequel moyennant la production de mythes supplée à ce que l’entendement ne peut jamais aborder que sous la classe des « mystères ». Seulement le mythe implique la croyance, pour ne pas dire l’adhérence. Il ne convainc que moyennant l’autorité. C’est pourquoi Hegel ajoute ici qu’il « n’admet pour son authentification et sa justification que l’autorité positive. » Or si le contenu de la philosophie est l’absolu, sa forme est la compréhension de celui-ci et, en cela, le supranaturalisme religieux « est totalement dépourvu d’esprit » (ligne 21) en ce sens qu’il s’est contenté des mythes bibliques, ceux-là même qui dans l’Epître aux Romains, appellent les fidèles à respecter le droit terrestre, même si par ailleurs ils doivent vénérer l’idée (impénétrable) du droit divin, c'est-à-dire le plus haut et le plus juste. HEGEL La Religion Dès lors par comparaison les scolastiques, c'est-à-dire les tenants du rationalisme d’entendement, demeuraient dans une démarche authentiquement spirituelle, bien que faussée par la forme exclusive des règles du seul entendement. Mais à défaut de comprendre leur contenu, c'est-à-dire l’absolu, ils ont tout du moins « compris le dogme de l’Eglise ». Ils se sont compris eux-mêmes, en quelque sorte, à défaut de comprendre leur vrai contenu. Les scolastiques, en effet, étaient avant tout des érudits qui, moyennant l’usage de la pensée, ont comme épuisé toutes les ressources des présupposés de l’Eglise. Il s’ensuit que la difficulté que nous avons soulevée plus haut est ici résolue. En effet nous avons vu que Hegel affirme au début de ce texte que la religion diffère de la philosophie uniquement par sa forme et qu’ensuite, et qu’il affirme ensuite que le rationalisme dont les religieux font usage, s’oppose à la philosophie tant du point de vue du contenu que du point de vue de la forme. Ce qu’il faut comprendre c’est que le rationalisme n’appartient pas seulement à la religion mais n’en n’est qu’un courant qui la traverse. La religion est plus authentiquement religieuse lorsqu’elle est supranaturaliste, car elle reste ainsi fidèle à son contenu qu’elle a en commun avec la philosophie. Mais elle par sa forme mythique elle reste naïve. Elle ne peut donc pas faire l’économie du rationalisme qui la propulse vers la pensée. Mais alors inévitablement elle perd également son contenu qu’elle ne peut plus ne serait-ce qu’appréhender sans que celui-ci ne soit plus qu’un mystère et non plus un mythe fondateur. Enfin c’est dans la mesure où elle procède ainsi qu’elle ne peut être que polémique. C’est pour cela qu’elle s’articule selon une opposition soit entre dogmatisme supranaturaliste (il faut croire sans se demander pourquoi, d’où le fait qu’elle trouve sa justification dans le droit positif et partant, dans l’autorité de l’Etat) et rationalisme qui à son terme ne peut être que sceptique à l’égard de tout dogme et de toute croyance, si bien qu’elle manque son contenu propre. A cet égard la philosophie fait usage de la raison, c'est-à-dire qu’elle dépasse l’usage seul de l’entendement, ce qui lui permet de dépasser les contradictions à l’origine des polémiques entre supranaturalistes et théologiens-scolaires. En ce sens elle vient « parachever la forme du Concept au point de pouvoir comprendre le contenu de la religion » (lignes 2-3) . Qu’est ce alors que cette compréhension dont la philosophie serait la seule à pouvoir atteindre ? Enfin, si Hegel s’intéresse tant à la question de la religion concernant l’Historie de la philosophie, c’est certainement parce que celle-ci tient une place particulière dans cette histoire. Quelle est cette place ? Quel est le rôle de la religion qui certes a le même contenu que la philosophie mais qui toutefois semble tout à fait inapte à le comprendre ? III Cette compréhension globalisante, c'est-à-dire qui « a l’avantage [sur la conception religieuse] de saisir les deux côtés » (ligne 25), c'est-à-dire le rationalisme et le supranaturalisme, ou autrement dit la forme et le fond, s’opère ici-même, c'est-à-dire dans ce texte et probablement aussi dans ce devoir qui tente de l’expliquer. Hegel fait ici ce qu’il dit et dit ce qu’il fait ici. La forme de son travail suit un cheminement qui en ses premières lignes annonces la compréhension qu’il tente d’atteindre mais qui, chemin faisant, rencontre une opposition structurelle de la tradition intellectuelle de son époque post-kantienne à cette même visée compréhensive. D’où le ton polémique du milieu du texte. Mais très vite il revient à sa visée première et montre en quoi la religion n’est pas seulement cette pensée d’entendement mais aussi, d’une part, un supranaturalisme authentique, bien que maladroit tant il ne peut à la fois adorer son contenu et faire appel à la rigueur du rationalisme scolaire, qui lui, par contre, manque tout à fait sa finalité sans pour autant être dépourvu d’intelligence ni même de compréhension puisqu’au terme des disputes des scolaires c’est au moins la compréhension de l’Eglise et de ses dogmes qui se trouve enrichie. Ceci nous renvoie à la compréhension du débat historique entre les jésuites et les jansénistes. Pour les premiers le royaume de l’absolu existe mais il demeure impénétrable pour une humanité essentiellement pécheresse qui doit s’efforcer de se racheter. C’est pourquoi il faut se contenter du seul HEGEL La Religion droit positif et des mythes qui le fondent, ne pas espérer, autrement dit, avoir quelque lien direct avec le divin et la justice divine. Pour les seconds l’homme est essentiellement perfectible et doué de nobles vertus : chaque fois que nous nous efforçons de faire le bien par nos « seules forces naturelles », pour reprendre l’expression du Jésuite Molina (1588), le secours de la grâce nous est donné pour le faire de la manière qui convient pour le salut. Seulement l’homme est aussi un être fini qui ne peut comprendre que ce qui lui est directement accessible : il doit se contenter de ses seules forces naturelles, rien n’est donc supranaturel pour lui. Il ne peut qu’étudier le même droit positif auquel il est soumis ou le dogme de l’Eglise sans toutefois pouvoir espérer davantage. La philosophie ne saurait étudier ni comprendre ces polémiques comme l’espère, c'est-à-dire dans un tout systématique qui tendrait à montrer que bien qu’opposées ces thèses participent d’un même mouvement (que Hegel annonce plus bas), si elle était elle-même polémique. C’est pourquoi d’un part elle ne peut faire seulement l’usage de l’entendement parce que de ce point de vue contradiction implique l’erreur ou l’illusion, mais c’est aussi pour pourquoi la philosophie « s’entend elle-même. » (ligne 27). En tant que réfléchie elle est compréhension. Elle ne saurait en effet comprendre ce qui au départ s’oppose à elle si elle-même s’ignorait et si elle se contentait d’autre part d’affirmer que la religion, et partant le rationalisme qui la compose, s’oppose à elle. Cela va de soi puisque son contenu est l’absolu et que l’absolu est la somme de toutes les déterminations, y compris les déterminations contradictoires entre elles. C’est ainsi que Hegel peut dire désormais que « la philosophie ne s’oppose pas à la religion » puisqu’elle est une pensée compréhensive de ce contenu qu’elle a en commun avec elle. Seulement si la philosophie – comme pensée et donc comme esprit – se rapproche ainsi de l’absolu compris comme ce qui comprend (et ici comprendre c’est aussi contenir) toutes les déterminations et toutes les contradictions, elle ne saurait avoir une telle prétention si par ailleurs et dans un premier temps la religion n’avait pas élevé l’esprit au niveau de la « conscience du vrai tel qu’il est pour tous les hommes ». Ainsi « en ce qui concerne l’Esprit Absolu, il faut qu’il y ait la forme de la religion » comme moment préalable de l’esprit. Nous avons vu que la religion et la philosophie ont un même contenu, c'est-à-dire une certaine appréhension de l’absolu. Nous avons vu aussi que leurs formes diffèrent en ce sens que la religion n’admet soit que le droit positif pour fonder des mythes soit le seule entendement qui l’enferme dans un rationalisme pour lequel les mythes (qui ont l’absolu pour contenu majeur) ne sont que des mystères. Or c’est de cet échec et seulement d’un tel échec que l’exigence de la compréhension et, partant, de la raison spéculative contre le seul entendement ou les seuls images mythologiques, peut émerger en tant que telle. C’est à partir du constat du manquement de la vérité qu’émerge le désir de la vérité absolue sur toute chose. Or le vrai est conçu par tous les hommes sous la forme de la conscience représentative (l’entendement) et non sous sa forme spéculative. Dès lors la religion est par sa forme et par ses contradictions et ses échecs, par le vide même que son rationalisme suscite dans la pensée, ce qui introduit de façon dialectique l’absolu dans l’intelligence commune. Elle est donc une propédeutique de la philosophie et c’est en ce sens que Hegel dit qu’ « en ce qui concerne l’Idée Absolue [c'est-à-dire], l’Esprit Absolu, il faut qu’il y ait la forme de la religion, car la religion est la forme de la conscience du vrai tel qu’il est pour tous les hommes. » Par le mythe elle rend l’absolu comme « compatible » avec l’entendement commun et en tant qu’elle agit et raisonne autant qu’elle résonne dans l’histoire tout en s’appuyant sur le droit positif des sociétés civiles elle est comme le « catalyseur » de l’élévation progressive de l’Esprit vers l’Idée absolue, c'est-à-dire rien moins que le concept concret que nous avons exposé au début et que Hegel a annoncé au début de ce texte lorsqu’il affirmait que la philosophie vient « parachever la forme du Concept ». Elle le parachève parce que ce n’est pas elle seule qui l’instaure dans la pensée, mais bien la religion, bien que de façon incomplète. La religion « contient tout ce qui est mythique et HEGEL La Religion historique »(ligne 34) et en ce sens elle propulse la pensée vers la forme de l’intelligibilité, ou comme le dit Hegel lui-même à la fin de cet extrait : elle est « la forme qui se rattache à l’intelligibilité » (ligne 35). Bien que sa forme ne soit pas celle de la philosophie elle est celle qui rend possible, moyennant l’usage des mythes et de l’entendement, toute accès à l’intelligibilité et par ses défauts structurels, que seule la philosophie peut comprendre, elle ouvre la voie de l’exigence philosophique à proprement parler. *************** La philosophie et la religion ont un contenu commun : l’absolu. La religion manque ce contenu car soit, y croyant fermement moyennant des mythes qui se réfèrent au suprasensible elle échappe à toute tentative de compréhension, soit, moyennant l’usage structurellement restrictif des seuls concepts abstrait de l’entendement, elle se heurte à la puissance du criticisme kantien. Sa dimension rationaliste, de surcroît, en plus de pêcher par sa forme pêche aussi quant-à son contenu : car elle le vide de toute sa portée transcendante. Néanmoins il aura fallu, dans l’histoire de la philosophie, que les hommes traversent le champ de bataille des polémiques des écoles religieuse pour que, d’une part, les hommes soient introduits à la visée de l’absolu par ce qu’ils ont en partage : « la conscience représentative » ou, autrement dit l’entendement, le sens commun et pour que, d’autre part mais moyennant cette ouverture à l’intelligence, soit nourrie l’exigence de véritablement comprendre, une fois pour toutes, l’absolu en luimême. Pour ce faire la philosophie ne peut qu’être compréhensive et, partant, réfléchie, sans quoi elle serait elle-même polémique et alors incapable de comprendre toutes les contradictions de la pensée, de l’être et de l’histoire.