4 / VRS / décembre 2015
blement la planification, fusse-t-elle
la plus minutieuse qui soit. Ainsi,
par exemple, la large destruction du
réseau de chemins de fer français,
sur lequel comptaient les Alliés pour
acheminer leurs flux massifs entre
les côtes et leurs dépôts logistiques
avancés, les a obligés à faire aussi
appel à des moyens de transport rou-
tiers et aériens, ce qu’ils n’avaient
nullement prévu, en attendant le
rétablissement des chemins de fer.
•
La logistique,
une science ou un art ?
C.Newell, dans Logistical Art, cité par
Aubin (2014, page 66), écrit fort jus-
tement que la logistique est un art et
non pas une science car elle implique
la capacité à s’accommoder de l’im-
prévisible. Ceci nous permet de clai-
rement distinguer l’« intendance » de
la « logistique ». Le rôle de l’inten-
dance est de « suivre » passi-
vement les opérations pour les
rendre possibles, en mobilisant
les moyens opérationnels qui
leur sont nécessaires et qu’elle
a, bien sûr, très normativement
et bureaucratiquement consti-
tués à l’avance. La logistique, qui
englobe bien sûr les dimensions
opérationnelles de l’intendance,
revêt aussi, comme l’a si bien
noté Jomini, une dimension stra-
tégique. En effet, elle anticipe les
besoins, planifie la disponibilité
des ressources nécessaires à ces
besoins et peut aller jusqu’à dic-
ter son rythme aux campagnes
militaires, en cela elle pourrait
relever d’une approche scien-
tifique. Mais, comme elle doit
aussi faire face aux innombrables
aléas d’une guerre qui démentent
souvent les anticipations les
plus rationnellement établies, la
logistique se doit alors de savoir
aussi mobiliser ses ressources en
faisant preuve de créativité opé-
rationnelle, de réactivité et de
flexibilité. En sachant combiner
dans sa démarche une capacité
à scientifiquement produire des
anticipations et une capacité à
prendre des décisions pragmatiques en
réaction aux modifications de son envi-
ronnement, la logistique relève bien de
l’art du management.
•
L’essor progressif
de la logistique dans l’après-
guerre
Une question essentielle se pose à l’issue
du second conflit mondial : pourquoi le
retour à la vie civile de tous ces officiers,
pour la plupart des civils en uniforme,
qui avaient su concevoir et mettre en
œuvre la logistique alliée, ne s’est-il
pas rapidement traduit par la mise en
place d’une démarche logistique dans
l’entreprise ? Celle-ci ne distribue-t-elle
pas des flux de produits finis, ne gère-
t-elle pas des flux de biens en cours de
production, ne s’approvisionne-elle pas
en flux de matières premières ? Nous
pensons tout (trop ?) simplement que
des compétences logistiques comme la
planification des flux ou des techniques
d’optimisation de flux logistiques,
comme la recherche opérationnelle,
largement développées pendant la
guerre, ne correspondaient pas encore
aux préoccupations de l’entreprise. Les
problèmes de nature logistique qu’elle
avait à résoudre pouvaient encore l’être
sans recourir à une démarche logis-
tique élaborée et formalisée, au moins
jusqu’au milieu des années soixante.
La diffusion, dans le monde écono-
mique, d’une sensibilité à la logistique,
d’abord aux États-Unis puis, très vite,
en Europe, nous semble largement
due à une double influence. Le monde
académique, constitué de chercheurs
rompus à une réflexion théorique éven-
tuellement déconnectée du quotidien, a
joué un rôle pionnier en s’intéressant
aux arrangements organisationnels
originaux issus de la logistique mili-
taire, mais aussi de quelques entre-
prises avant-gardistes dans ce domaine.
Des sociétés savantes en logistique,
comme la SOLE (Society of Logistics
Engineers, créée à l’initiative de l’ingé-
nieur allemand W. von Braun, le patron
du programme lunaire américain) de
sensibilité plutôt ingénierique, ou le
NCPDM (National Council of Physical
Distribution Management), de sensibilité
plutôt managériale, ont su rassembler
des experts logistiques issus de l’ar-
mée, des cadres d’entreprise confrontés
prématurément à la résolution de pro-
blèmes logistiques et des académiques.
Ils ont d’abord échangé des expériences
et, plus tard, ont commencé à élaborer
un cadre conceptuel et formel pouvant
aller jusqu’à la formulation de normes
prescriptives.
Le rôle des camions
Comme ils ne disposaient pas d’une floe
de camions gros porteurs, considérée
comme non prioritaire dans la conception
de leur outil logistique, les Alliés impro-
visèrent la mobilisation de leur floe de
camions tactiques tout terrains (les fameux
GMC d’une charge utile de 2,5 tonnes en
terrain difficile), initialement conçus pour
assurer des transports à courte distance
entre des dépôts logistiques avancés et
le front (les « derniers kilomètres »), ser-
vie par 50 000 hommes, à 80 % d’origine
afro-américaine. Ils surent très vite s’affran-
chir de leurs procédures contraignantes en
concevant le système
« Red Ball Express »
en août et septembre 1944 pour acheminer,
quotidiennement, sur longue distance, près
de 10 000 tonnes (Aubin 2014, page 104)
par des camions GMC, surchargés jusqu’à
10 tonnes. Ces camions parcouraient une
rocade, qui leur était exclusivement réser-
vée, constituée de deux routes parallèles,
l’une dédiée à l’aller et l’autre au retour. Ces
routes étaient régulièrement jalonnées de
bases de maintenance équipées de pièces
de rechange et d’équipes de mécaniciens
pour réparer, sur place, des camions pré-
maturément usés par leur usage intensif.
Bibliographie
Aubin Nicolas, 2014,
Les routes de la
Liberté,
Histoire & collections, Paris
Pour en savoir plus
Frieser Karl-Heinz, 1995,
Le mythe
de la guerre-éclair,
Édition fran-
çaise Belin en 2003.