Impossible dialogue
Un site bloqué,une explosion de commentaires sur le Web, les gros
titres de la presse internationale… Depuis le 18 septembre, un seul nom
est sur toutes les lèvres :Charlie Hebdo. En caricaturant ànouveau Maho-
met, le journal s’est attiré l’ire de nombreux musulmans et asuscité la
polémique. Mais là où on devrait trouver des débats, parfois houleux,
avec un prisme d’avis très divers, il n’y apas de réelle discussion. Et ce,
malgré un flot de réactions ininterrompu depuis mardi soir. Avec des lec-
teurs comme Raphaëlle sur notre page Facebook, les opinions modérées
en faveur de la liberté de la presse sont bien présentes : «Ilest normal
qu’ils puissent tourner en ridicule tout et n’importe quoi. » Ou avec Chris-
tian: «Vulasituation, c’est donner du grain àmoudre aux intégristes…»
Mais cette parole est phagocytée par les extrémistes de tous bords, ren-
dant le dialogue impossible.
D’un côté, les réactions, plus que violentes, de certains musulmans
étouffent les commentaires modérés comme celui d’Ilhem : «Avoir un
esprit critique par rapport àl’islam [et les autres religions],c’est normal.,c’est normal.religions]
Mais pourquoi caricaturer le Prophète ?»Acôté des insultes et des mena-
ces de mort envers la rédaction de Charlie Hebdo,lavoix d’Ilhem peine à
être entendue. De l’autrecôté, les nationalistes, islamophobes et autres
militants d’extrême droite s’érigent en défenseurs de la liberté d’expres-
sion. «Qui met de l’huile sur le feu ?Les barbus assassins, ou les journalis-
tes qui se moquent de ces sinistres individus?Lapresse ne doit pas se lais-
ser dicter ce qu’elle doit faire !»,peut-on ainsi lire. Rodés àcontourner la
modération, àenvelopper leur idéologie douteuse dans des arguments
acceptables, ils donnent l’impression aux contradicteurs de Charlie Heb-
do que, dans ce cadre, cette liberté n’existe que pour critiquer l’islam. Au
final, les extrémistes s’essayent àcrier plus fort que l’autre «camp»,
empêchant les lecteurs de discuter calmement du sujet. La difficulté
pour nous?Parvenir àassainir le débat, pour permettre le dialogue.
p
Flavien Hamon
Controverse du Net
Election
Objectif:intégrer
La pertinente tribune des 75 députés socialistes sur «Lestatut des étran-
gers doit passer de celui d’invisibles àcelui d’acteurs de la vie locale »(Le
Monde du 18 septembre) ne répondait que partiellement àl’objection
de Manuel Valls:levote des étrangers aux élections locales n’est pas
«unpuissant facteur d’intégration».Pour approfondir cette question, il
est intéressant de se référer àunsondage Ipsos effectué fin 2011 àParis
et àLyon, qui analysait comment les étrangers perçoivent leur intégra-
tion:ils répondaient à92%vouloir se rendre aux urnes, mais par
contre ils étaient beaucoup moins attirés par la naturalisation française
vu les procédures trop contraignantes et le peu d’impact sur leur quoti-
dien. Aune droite présentant l’accès àlanationalité française comme
solution pour régler les problèmes d’identité des étrangers, la gauche
devrait répondre en faisant de ce vote une première étape pour intégrer
les étrangers avant leur accession àlanationalité. Pour construire la
démocratie de confiance prônée par François Hollande, le vote local
peut être un facteur décisif pour de nombreux étrangers.
Jean-Claude Devèze, Paris
Islam, débat
ou combat ?
C
her “mon journal”. Je suis par-
tisan de la liberté totale d’ex-
pression (de création, de pro-
testation, de critique, de cari-
cature, etc.) dans la presse.
Mais je n’approuve pas la
publication de ce jour de Charlie Hebdo.»
Robert Gros, de Montpellier, ne cache pas
son irritation après la publication cette
semaine de nouvelles caricatures de
Mahomet. Eût-il publié des pages sur
«Jésus, Marie, le prophète Jérémie,
Bouddha et d’autres personnages sacrés »,
l’hebdomadaire aurait mis «aupied du
mur les croyants (et les responsables) de
ces diverses croyances, et on aurait distin-
gué, selon leur réaction, les gens ouverts et
les bornés, les tolérants et les violents… »,
dit ce lecteur. Las ! «Charlie Hebdo n’a
publié ses caricatures que sur le prophète
des musulmans. Dommage !Cen’est pas
pédagogique. Et c’est dangereux.»
«Lerire peut être explosif »,prévenait,
mercredi, notre éditorial sur le sujet
(LeMonde du jeudi 20 septembre). Pour
l’heure, Dieu merci (si l’on ose dire…), l’af-
faire asurtout fait exploser… le ton et le
nombre des courriers et commentaires en
ligne. Alaquestion posée par l’édito –
«Intégrisme:faut-il verser de l’huile sur le
feu?»–, chacun répond àsafaçon. Avec ou
sans nuance. «Les anti, les pro, les oui-
mais… Thèse, antithèse, synthèse… »,résu-
me “AmellaL” (Web, Paris), sur un ton iro-
nique de circonstance. Une question de
cours, en somme. Eliminatoire, àencroire
certains lecteurs examinateurs…
«Jetrouve que vous n’allez pas assez
loin, nous reproche ainsi Pierre Jamey
(Saint-Jean-de-Blaignac, Gironde). Vous
devriez clairement répondre “non” àla
question que vous posez. »«Cette prise de
position, sous couvert de responsabilité,
renvoie, peu ou prou, àl’esprit de Munich»,
attaque Jean Pébayle (Bordeaux). «Quelle
évolution depuis la publication des carica-
tures de Mahomet au Danemark, regrette
“Ernest Escolano” (Web, Varces-Allières-et-
Risset, Isère). Al’époque, LeMonde
publiait des dessins de Plantu pour soute-
nir ses confrères danois. Aujourd’hui, on
baisse la tête, pour ne pas dire plus,
devant l’épouvantail islamiste. »
LeMonde ne baisse pas la tête. Il s’effor-
ce au contraire de la tenir haute, de la gar-
der froide. D’élever le débat autant que de
l’alimenter. De donner la parole àtous. De
faire son métier, quoi !Niplus ni moins.
Sur une ligne de crête de plus en plus étroi-
te. Et en pesant nos mots, qui peuvent
être, comme les caricatures, autant de «pis-
tolets chargés»,comme dit un internaute.
Alors, pour ou contre CharlieHebdo?
Les deux mon général !«Pour», “L’igno-
rant” (Web): «Charlie atoujours bouffé
du curé. Aujourd’hui on leur dit qu’ils ont
le droit, mais uniquement du curé catholi-
que!Or, ils sont pour l’égalité de traite-
ment…» Et de rappeler que l’hebdo satiri-
que fut quand même «lepremier journal
às’indigner du racisme, àexiger dans une
pétition que le Front national ne soit pas
reconnu comme un parti ». «Pour», “Emi-
lio Alba” (Web, Paris): «CharlieHebdo fait
comme vous, il traite l’actualité, lui, àsa
manière, et vous, àlavôtre.Alors, sous pré-
texteque c’est chaud, Le Canardne devrait
rien révéler? Charlie ne devrait pas se
moquer?Les dessinateurs devraient faire
relâche, et Le Monde devrait passer de la
musique funèbre?»
«Contre», Lucien Rodier (Paris) : «Nous
sommes tous assis sur une poudrière et ces
enfants gâtés défendent leur “liberté” de
craquer une allumette ?»Ni «pour»ni
«contre», Ludovic Lefèvre (Bailleul, Nord),
même si, dit-il, «J’avoue m’être demandé
en quoi les caricatures n’étaient pas tout
aussi imbéciles que le film et les actes qu’el-
les dénoncent».«Bravo pour la liberté d’ex-
pression, mais pourquoi le faire mainte-
nant?»,s’interroge “Didier Herry” (Web).
Aquoi “Philippe Marrel” (Web) répond:
«Ya-t-il un “meilleur moment” pour cari-
caturer une religion ?Jenecrois pas,
demandons ànos concitoyens musul-
mans.»
B
onne idée !Sinos lecteurs «conci-
toyens musulmans»s’expriment
(plus ou moins) volontiers en tant
que tels sur notre site Internet, force est de
constater que leurs courriers-courriels relè-
vent de la rareté. «Lesalafisme, c’est le pro-
blème de l’Occident, pas des musulmans ! »,
balaie d’un revers de mail Wardia Salem –
l’une de ces raretés, sise àMontrouge
(Hauts-de-Seine). «Boubakeur, Malek Che-
bel, taisez-vous!Laissez donc les salafistes
et les Occidentaux laver leur linge sale en
famille!Quand on trouve criminel de pro-
voquer une manifestation grâce aux
réseaux sociaux, on ne les applaudit pas à
Tunis, àDamas ou àPétaouchnok!»
Le débat est décidément un combat…
«Nejamais caricaturer une religion ?
Vraie question…», susurre “Philippe Mar-
rel”. Une question «vieille comme Héro-
de», auraient dit nos grand-mères… Elle
concerne l’islam ici et maintenant, mais
interpelle toutes les religions, rappelle le
professeur François Boespflug, dans un
entretien au Monde.fr. C’est peut-être là
que le bât blesse. «Jen’en peux plus de
l’importance démesurée prise par les reli-
gions dans l’actualité, dans les médias et
aussi dans LeMonde, nous écrit Marie-
France Waser (Paris). Il me semble que les
événements récents nécessitent un rappel
serein àlaraison et àlalaïcité!»
Laïcité. Encore un mot explosif. Com-
me des réactions de lecteurs le montrent,
l’intégrisme n’est pas toujours là où on le
croit… Ce n’est pas par hasard que Marine
LePen afait de la laïcité son nouveau che-
val de bataille (Le Monde du 22 septem-
bre). «Lavérité, c’est que nous avons
échoué àrésoudre ce problème, par l’inté-
gration et l’éducation. Qu’un jeune adulte
formé par l’école française ne comprenne
pas les fondements de notre société est un
constat d’échec sans appel»,tranche Etien-
ne Chambolle (Bordeaux). «Aquand une
page d’entretien avec un philosophe
athée pour qu’il explique les multiples rai-
sons qui font qu’on aenvie non seulement
de s’arc-bouter mais bien d’envoyer pro-
mener ces traditions, ces rites, ces croyan-
ces, ces doctrines, ces injonctions insuppor-
tables»,insiste Mme Waser. Encore un
beau sujet d’éditorial –etdepolémique –
àvenir… Voltaire, réveille-toi!
p
Mediateur.blog.lemonde.fr
Témoignage
«Comme un drapeau
sur une barricade »
Le monde musulman s’indigne
des récentes caricatures du Prophè-
te publiées par Charlie Hebdo. La
rédaction du journal satirique
argue de la défense du droit inalié-
nable àlaliberté d’expression, et
refuse de céder au chantage de cer-
tains extrémistes. Mais àquelles
réalités fait face ce beau principe
qui claque comme un drapeau sur
une barricade?Quelle légitimité
quand les conséquences de ses
actes sont subies par d’autres?La
position de CharlieHebdo se heur-
te tout d’abord àlaréalité des
conséquences de ces publications:
les pays musulmans compren-
nent des minorités extrémistes et
agissantes, difficiles àcontrôler,
qui se nourrissent des désespéran-
ces liées au chômage et àlamisère.
Certains accueillent des dizaines
de milliers de Français (plus de
25000 rien qu’en Tunisie). Les
symboles de la France –consulats,
écoles françaises, instituts cultu-
rels, et même certaines entrepri-
ses–ysont nombreux, et difficiles
àprotéger.
La défense d’un principe, fût-il la
liberté, n’est légitime que si l’on
assume soi-même toutes les consé-
quences de ses actes, tels les avo-
cats tunisiens défenseurs des
droits de l’homme dans les geôles
de Ben Ali. Mais lorsqu’elle revient
àfaire payer les effets de ses pro-
pres actions aux autres, dans leur
chair, celle de leurs enfants, dans
leur vie de tous les jours, alors non,
cette défense-là n’est pas légitime
et elle est lâche!Les caricatures
participent-elles àladéfense de la
liberté d’expression?
Les sociétés occidentales et musul-
manes ont une vision caricaturale
les unes des autres, vision souvent
générée par les thèmes récurrents
traités par la presse –lamontée du
salafisme –oupar les séries télévi-
sées –lasociété de consommation
et la vie facile. Il est difficile de com-
prendre dans les sociétés post-reli-
gieuses occidentales, et notam-
ment en France, pays de la laïcité,
l’importance de la religion dans la
vie de tous les jours des sociétés
arabes.
Dans la Tunisie qui m’accueille et
que j’apprécie, le fait religieux est
intimement mêlé àlaculture et il
faut comprendre que la grande
majorité des citoyens (pratiquants
et non pratiquants), qui par
ailleurs condamne les actes de vio-
lence de ces derniers jours, est
effectivement choquée par des
caricatures qu’elle perçoit comme
des manifestations de haine et de
mépris.
Aquoi dès lors sert-il de blesser
les gens dans ce qu’ils ont de plus
cher?Est-ce ainsi que l’on trans-
met, drapé dans son bon droit, le
principe de la liberté d’expres-
sion?Oùsesitue le combat pour
cette liberté?Dans les vieilles
Républiques européennes ou dans
les jeunes démocraties arabes ?
Accepter «l’autre»–je ne parle pas
des extrémistes –, c’est accepter
une histoire différente, une
conception différente de la vie, des
valeurs différentes. S’enrichir de
ses valeurs, et enrichir l’autre de
nos valeurs, cela n’est possible que
dans le respect mutuel, dans l’at-
tention et dans le dialogue.
Je ne pense pas que les caricatures
publiées par Charlie Hebdo relè-
vent de cette approche, et je crois
qu’au contraire elles confortent
ceux-là même qu’elles pensent
combattre. Je ne pense pas non
plus qu’elles contribuentàrassem-
bler lespeuples.
La façon avec laquelle cet hebdo-
madaire prétend défendre la liber-
té d’expression n’est donc ni légiti-
me ni efficace.
Daniel Verdeil, Tunis
Résident en Tunisie
depuis janvier2011
Education
De la morale laïque
Parler de «morale laïque», c’est la
distinguer de la question du salut
personnel. L’individu n’est pas seu-
lement sous le regard d’un Dieu
qui lui afait connaître ses exigen-
ces et qui est seul juge. Quand bien
même aucun Dieu ne lui parlerait,
chacun est en relation constante et
incontournable avec d’autres, qui
lui font connaître leurs exigences.
Toutes n’étant pas acceptables,
c’est au terme de compromis cir-
constanciels (dépendant de la
région du monde et de l’époque)
que l’on détermine des règles de
conduite identiques pour un espa-
ce et un temps donnés.
Peut-être que l’influence des reli-
gions ne porte pas sur la concep-
tion du «bien»oudu«mal», mais
sur l’idée que l’on ne peut imposer
une discipline qu’à soi-même, afin
de modifier ses propres comporte-
ments pour devenir «meilleur».
Or la morale laïque n’exige pas
d’être bon (elle ne l’interdit pas !),
d’être un exemple pour les autres.
Elle ordonne de ne pas leur faire de
mal. Ce n’est pas la morale, mais la
loi, fondée sur le même principe
de ne pas nuire, qui interdira ce
qui est considéré comme délit et
comme crime, passible de sanc-
tions pénales.
En deçà de ces sanctions, il faut
bien exercer une contrainte socia-
le qui ne demandera pas grand-
chose:seretenir de ricaner, de
crier n’est pas un sacrifice.
Danièle Pontremoli
Paris
décryptages DIALOGUES
Courrier
Médiateur
Pascal Galinier