* D’abord vivre, et, après philosopher
POURQUOI, LA PHILOSOPHIE ?
« ELOGE DU CHEMIN DE LETONNEMENT »
Primum vivere deinde philosophari *
.
Donner un sens à sa vie, apprendre à être heureux, vivre plus confortablement, ne
plus avoir peur, prendre de la confiance en soi, paraître moins bête au dîner du samedi
soir…
Voici la philosophie à la « mode », et avec elle les nombreuses solutions qu’elle
promet comme autant de produits miracles. Mais avant toute chose : il faut
apparemment la rendre « accessible ». Remarquez que ceux qui expliquent parler
d’accessibilité des livres de philosophie au nom de tous les journalistes et les médias
sont ceux qui, très certainement, n’en n’ont jamais ouvert un seul. Et puis ça y est ! On a
enfin des raisons pour ne pas les lire tels qu’ils sont langages trop abscons, sujets
vieillots, style « démodé », époque révolue, outil obsolète… On se rassure, dans l’erreur,
mais malgré tout, ça fait bien de lire de la philo, ça fait
smart
, c’est plus distingué que la
télé : mais alors il faut qu’elle soit simple, quand même, faut qu’on comprenne de quoi
ça parle, on veut bien s’y mettre mais faut aussi que le penseur pense à nous…
A ce titre, Roland Barthes disait justement que prétendre qu’on ne comprend rien,
c’est se croire « d’une intelligence assez sûre pour que l’aveu d’une incompréhension
mette en cause la clarté de l’auteur et non celle de son propre cerveau ».
Tel un antidote, on part fréquenter le philosophe, le ur plus léger, plein d’espoir,
un peu comme on va chez son médecin, son cuou son psychanalyste, persuadé qu’on
en sortira plus rassuré, plus éclairé, moins douteux !
Illusions profondes. De découle trois erreurs : notre souhait d’accessibilité indexe
notre propre incompétence dans la lecture, dans notre attention cognitive et dans
notre grave manque de curiosité et d’humilité à la plume du philosophe qui, il faut le
dire, est quand me pour ce faire comprendre sinon il n’écrirait tout simplement
pas - et, pour les plus « grands » penseur ont ceci d’absolument génial de pouvoir
transpercer les siècles sans être moins compris, ni même dépassés. L’art de l’inactualité,
comme de ce qui est en dehors de la mode, est d’être toujours là, continuellement
présent, immanent au réel, indépendant des attentes et des opinions humaines.
La deuxième erreur est de vouloir simplement découvrir la philosophie parce-que
c’est à la mode. C’est suivre la vague commune. Être dans l’air du temps, c’est se
complaire dans les enjeux du présent, c’est contenter la doxa (opinion courante), courir
Pourquoi lire de la philosophie ?
« Eloge du chemin de l’étonnement »
les rues, pour un temps seulement, et ranger les livres (et la réflexion) au fond de la
bibliothèque quand un autre palliatif saura mieux plaire à tous. L’argument de la mode
est peut-être le terme le plus antithétique de la philosophie. Parce-que la philosophie
enseigne que la mode est simplement de la poudre aux yeux, qui, dans un me élan
d’enjoliver, de séduire, d’embaumer, masque, voile, aveugle, et rend visible les
faiblesses en voulant les cacher pour justement correspondre à ce que désire la
doxa
.
Être « tendance », et désirer la mode, c’est se sentir comme un personnage important et
influant dans une société du spectacle qui terrifie et fige dans une image tous ceux qui
veulent s’y divertir.
L’ultime erreur, peut-être la plus profonde, est de croire que la philosophie est un
remède, une pilule capable de lénifier nos angoisses et de calmer nos doutes en
apportant des certitudes inviolables, des principes miraculeux et réconfortants. Or, le
principal obstacle à la pratique de la philosophie est le besoin obsessionnel de
certitude, qui n’est peut-être qu’un alter ego dissimulé de la bêtise. La philosophie
n’apporte pas des certitudes, mais se propose avant tout de semer du doute. Le besoin
de certitude est la résultante d’un désir irrépressible de Vérité. Or, la Vérité, bien
qu’elle soit le leitmotiv et la conclusion d’une démarche scientifique, n’a pas le même
statut en philosophie. Avant de chercher la Vérité, la philosophie se propose d’abord de
la penser. Dans un magnifique texte de Clément Rosset comme nombre de ses textes
intitulé Le principe de cruauté datant de 1988, il est question de vérité, de bêtise,
de folie et de réalité, l’auteur exprime la relation de la philosophie au désir de vérité :
« Dans la mesure la philosophie est une science des problèmes insolubles, ou du
moins des problèmes non résolus comme disait Brunschvicg, les solutions qu’elle
apporte à ses propres problèmes sont nécessairement et par définition douteuses à tel
point qu’une véri qui serait certaine cesserait par même d’être une véri
philosophique, et qu’un philosophe qui serait persuadé de la vérité qu’il propose
cesserait du même coup d’être un philosophe. Ce principe d’incertitude, selon qu’il est
respecté ou non, peut servir d’ailleurs de critère pour départager véritables et faux
philosophes : un grand penseur est toujours des plus réservés quant à la valeur des
vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses,
à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce. »
Sans se donner corps et âme à l’absolu d’un assentiment universel (démarche
totalitaire) la démarche philosophique s’en tient avant tout à la
moindre des erreurs
,
cherchant à désapprendre à penser d’une certaine manière et à noncer des illusions
plutôt que vanter l’accession à la Terre Promise. La philosophie ne comble pas le désir
en un objet définitif mais propose de réfléchir le sens même de ce désir. Rien n’est plus
philosophique que de penser le besoin actuel que nous avons d’elle, jusqu’à la
considérer comme à la mode, symptôme indirect mais révélateur d’un mal-être profond
que la philosophie ne satisfera pas mais questionnera, et arrivera peut-être à dissoudre.
Faisons le pari théorique que si tout le monde philosophait véritablement, le sens même
Pourquoi lire de la philosophie ?
« Eloge du chemin de l’étonnement »
de la mode disparaîtrait, tout comme le besoin insatiable de s’accrocher à des
certitudes, l’aliment moteur de la bêtise des croyances et des illusions diverses et
variées.
Outre les différentes erreurs du sens même d’une mode de la philosophie – que
nous avons dénombrés sommairement au nombre de trois il existe un paradoxe
profond entre deux types de croyance dans la relation de l’opinion courante vis-à-vis de
la philosophie, paradoxe en partie soulepar Louis Althusser dans son ouvrage Sur la
reproduction (Actuel Marx-PUF, 1995). Le fait est que, semble-t-il, tout le monde sait
ce qu’est la philosophie : l’image de Mr Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de
Molière en est l’exemple typique, faisant de la prose sans le savoir. L’autre croyance
consiste à dévaluer la démarche philosophique par l’image de Thales philosophe
pythagoricien - tombant dans un puits à force de regarder les cieux, raillé par la
servante Thrace qui le regarde : ainsi, à trop vouloir penser la réalité hors de portée de
l’homme ordinaire et à être reclus dans sa tour d’ivoire, le philosophe manque le
quotidien lui-même et oublie que le el est ici-bas. D’un côté le savant se moque de
l’ignorant (Mr Jourdain), de l’autre l’ignorante rit du savant. Dans les deux cas, deux
allégories simplistes et dogmatiques. Parce-que la philosophie n’est pas que l’apanage
des « quelques-uns », ni une manière de s’enorgueillir grossièrement, elle n’est ni
élitiste, ni « populiste ». Elle est étonnement, rigueur, attention, humilité, et cherche la
vie. Tant que l’on vit, et lorsque l’on pense, on philosophe, du moins a-t-on cette
potentialité. La matière première de la philosophie est le quotidien, ne serait-ce que
pour ensuite s’en échapper - à jamais. Car qu’est-ce que le quotidien ? En latin,
quotidianus
, c’est ce qui se répète tous les jours, ce qui nous est familier, ce qui nous
ennuie souvent, et que rarement nous remettons en question. Le quotidien, c’est le
socle sur lequel nous vivons actuellement mais que l’on aimerait toujours fuir ; c’est la
grisaille de la prévision, c’est sa femme au réveil qui va au toilette, c’est l’anti-
émerveillement. On le néglige, et pourtant il nous constitue, il nous rattrape quand on
s’en échappe, mais adoré quand, chaque jour, il nous offre son moment de répit tant
attendu : la pause-café, la lecture, l’amour, le pain beurré, la course à pied, le levé du
jour. Le quotidien est le monde intact sur lequel la philosophie peut s’épanouir, comme
sur un terreau fertile, parce qu’il est intouchable. Le familier, par définition, c’est ce qui
se répète, se mémorise, se chosifie en une habitude. Ce qui se passe, sans que l’on ait
mot à dire. C’est comme ça. Et heureusement que c’est comme ça, car sinon plus de
repère, plus de confort, plus de normes, plus de principes. A ce moment-là, pourtant, la
philosophie vient titiller, vient s’immiscer bon gré mal gré dans cet interstice vacillant.
Ce qui se répète tous les jours, c’est aussi tout ce qu’on oublie de manière indirecte :
que l’on va mourir, que le temps passe, que l’on se divertit, que les traditions nous
accablent, que l’on ne change pas d’avis comme de chemises, que l’on chérit
misérablement la certitude du familier et qu’à défaut de vivre intensément, nous
préférons l’illusion réconfortante à la vérité qui dérange …
Pourquoi lire de la philosophie ?
« Eloge du chemin de l’étonnement »
Autant dire que le quotidien est une
terra incognita
. Tout comme l’opinion (
doxa
),
que tant de philosophes ont prisé relisons Platon et l’allégorie de la caverne au
Livre VI de La République
le quotidien est peut-être l’objet le plus ordinaire et le plus
universel du genre humain. De ce fait, chacun est potentiellement philosophe.
Longtemps combattu par la philosophie grecque, l’opinion semblait de l’ordre du
persuasif, de l’émotionnel, du réactif, tandis que le
logos
, c’est-dire à la fois la raison
et le discours vrai, était la phase évolutive, supérieure et réflexive de la
doxa
. En
d’autres termes, la doxa serait l’objet du débat au café du commerce, alors que le logos
serait en discussion dans une réunion d’intellectuels. Or, cette distinction, en plus d’être
pleine de mépris, est fondamentalement erronée : car la doxa n’est pas à haïr, mais à
s’en extirper, ce qui est différent. Puisque la philosophie naît de l’étonnement et du
besoin de comprendre pour désapprendre à penser ! le lieu commun qu’est l’opinion
courante est ce qui donne sens, au sens d’une direction et non d’une signification, à la
pratique philosophique. Le confort s’édifie dans le quotidien, et l’opinion n’est qu’une
de ses manifestations. Le lieu commun, c’est la parole certaine (et un peu bête) qui nous
donne du baume au ur et permet de rassurer notre pensée, nos actes, notre petit
monde, pour un temps seulement.
En résumé, et pour reprendre le fil de notre défrichement introductif, nous
comprenons le sens d’une critique de la notion d’accessibilité qu’exprime, a priori, tant
de personnes en panique à l’orée d’une lecture philosophique. Critiquer ceux qui
souhaitent une vulgarisation de la philosophie n’est ni une position dominante et
pédante, de celui qui souhaite préserver le monopole de la flexion du haut de sa
chaire, ni une position d’exégète spécialiste et puriste qui ne peut admettre une
distorsion du langage au nom de tous. Non, le sens d’une critique rationnel et fondé sur
les pourfendeurs de la compréhension philosophique se fonde sur l’essence même de
cette pratique, qui est, comme nous l’avons esquissé, universelle, quotidienne,
éminemment pratique. Le philosophe n’a ni écrit pour nous embrouiller comme
pourtant semble l’indiquer en creux ceux qui critiquent le langage abscons – ni écrit
pour nous faire plaisir en lisant ce que nous voulons entendre ; d’où l’erreur de chercher
du réconfort et des certitudes dans la lecture. Avec intelligence, prudence, autonomie
et réflexion et non réflexe ! -, l’entreprise philosophique part des évidences engluées
dans les habitudes quotidiennes pour s’en étonner, les comprendre, pour les juger et
être capable de se changer par rapport à elle (et de pouvoir les changer par là-même).
Et pour illustrer cela, rien de mieux que de partir de Socrate, par la voix de Plutarque,
l’homme qui doutait avant d’affirmer, l’ami qui écoutait et faisait « accoucher » son
interlocuteur, le personnage qui préférait toyer le lieu commun, dans la rue, plutôt
que de s’enfermer glorieusement dans sa tour d’ivoire :
Pourquoi lire de la philosophie ?
« Eloge du chemin de l’étonnement »
« La plupart des gens s’imaginent que la philosophie consiste à discuter du haut d’une
chaire et à faire des cours sur des textes. Mais ce qui échappe totalement à ces gens-là,
c’est la philosophie ininterrompue que l’on voit s’exercer chaque jour d’une manière
parfaitement égale à elle-même […] Socrate ne faisait pas disposer des gradins pour les
auditeurs, il ne s’asseyait pas sur une chaire professorale ; il n’avait pas d’horaire fixe
pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais, c’est en plaisantant parfois avec
ceux-ci ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l’Agora avec eux, et finalement en
allant en prison, et en buvant le poison, qu’il a philosophé. Il fut le premier a montré que,
en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous
faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher. » Si la politique est
l'affaire des vieillards, Œuvres Morales. Tome XI, 26, 796 d.
La philosophie sonde le monde existant et nous donne la lumière capable d’explorer
nos vies quotidiennes, comme un spéléologue ausculte le monde souterrain, vivant mais
invisible, et donc méconnu. Elle ne prend ni le monde ni les humains de haut, car elle
n’est qu’une pratique ou un art fondamentalement humble, questionnant le monde
sans se prendre pour un juge, mais comme uneverie qui divague, s’arrête en cours de
route pour contempler, repart vers d’autres chemins en pensant, et une fois arrivée à
une destination quelconque, s’étonne d’avoir autant parcouru de distance en ayant
appris à voir les choses différemment. Le philosophe et sociologue Henri Lefebvre disait
que penser c’est « harceler l’existant ». Mais avant de le harceler, il faut s’en étonner.
C’est en ce sens que les enfants ou les artistes sont les parangons idéals de l’attitude
philosophique. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils prennent le monde, tout entier,
comme s’ils le voyaient pour la première fois, et naturellement, témoigne de leur
singularité et de leur candeur avant la réflexion, avant l’attitude normale et attendue de
tout un chacun, signe des conditionnements, des pressions sociales, des habitudes
engluées devenant seconde nature. Regardez comment Maupassant brosse lui-même,
dans la préface intitulé « Le Roman » de Pierre et Jean, un autoportrait de philosophe
et d’artiste dans une démarche d’explication de son œuvre :
« Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir
de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous
contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire
un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet
arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun
autre feu. C’est de cette façon qu’on devient original. »
Et que l’on se découvre philosophe pourrait-on dire. Plus que la simple
nouveauté, c’est de singularité qu’il est question dans l’esprit philosophique, s’étonnant
de l’irréductible unicité des choses, en deçà du langage, cet outil qui chosifie la chose
en un concept universel, et en deçà des normes et des codes de bonne conduite.
L’étonnement philosophique saisit le
kaïros
de toute situation (notion grec désignant
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