Pourquoi lire de la philosophie ?
« Eloge du chemin de l’étonnement »
de la mode disparaîtrait, tout comme le besoin insatiable de s’accrocher à des
certitudes, l’aliment moteur de la bêtise des croyances et des illusions diverses et
variées.
Outre les différentes erreurs du sens même d’une mode de la philosophie – que
nous avons dénombrés sommairement au nombre de trois – il existe un paradoxe
profond entre deux types de croyance dans la relation de l’opinion courante vis-à-vis de
la philosophie, paradoxe en partie soulevé par Louis Althusser dans son ouvrage Sur la
reproduction (Actuel Marx-PUF, 1995). Le fait est que, semble-t-il, tout le monde sait
ce qu’est la philosophie : l’image de Mr Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de
Molière en est l’exemple typique, faisant de la prose sans le savoir. L’autre croyance
consiste à dévaluer la démarche philosophique par l’image de Thales – philosophe
pythagoricien - tombant dans un puits à force de regarder les cieux, raillé par la
servante Thrace qui le regarde : ainsi, à trop vouloir penser la réalité hors de portée de
l’homme ordinaire et à être reclus dans sa tour d’ivoire, le philosophe manque le
quotidien lui-même et oublie que le réel est ici-bas. D’un côté le savant se moque de
l’ignorant (Mr Jourdain), de l’autre l’ignorante rit du savant. Dans les deux cas, deux
allégories simplistes et dogmatiques. Parce-que la philosophie n’est pas que l’apanage
des « quelques-uns », ni une manière de s’enorgueillir grossièrement, elle n’est ni
élitiste, ni « populiste ». Elle est étonnement, rigueur, attention, humilité, et cherche la
vie. Tant que l’on vit, et lorsque l’on pense, on philosophe, du moins a-t-on cette
potentialité. La matière première de la philosophie est le quotidien, ne serait-ce que
pour ensuite s’en échapper - à jamais. Car qu’est-ce que le quotidien ? En latin,
quotidianus
, c’est ce qui se répète tous les jours, ce qui nous est familier, ce qui nous
ennuie souvent, et que rarement nous remettons en question. Le quotidien, c’est le
socle sur lequel nous vivons actuellement mais que l’on aimerait toujours fuir ; c’est la
grisaille de la prévision, c’est sa femme au réveil qui va au toilette, c’est l’anti-
émerveillement. On le néglige, et pourtant il nous constitue, il nous rattrape quand on
s’en échappe, mais adoré quand, chaque jour, il nous offre son moment de répit tant
attendu : la pause-café, la lecture, l’amour, le pain beurré, la course à pied, le levé du
jour. Le quotidien est le monde intact sur lequel la philosophie peut s’épanouir, comme
sur un terreau fertile, parce qu’il est intouchable. Le familier, par définition, c’est ce qui
se répète, se mémorise, se chosifie en une habitude. Ce qui se passe, sans que l’on ait
mot à dire. C’est comme ça. Et heureusement que c’est comme ça, car sinon plus de
repère, plus de confort, plus de normes, plus de principes. A ce moment-là, pourtant, la
philosophie vient titiller, vient s’immiscer bon gré mal gré dans cet interstice vacillant.
Ce qui se répète tous les jours, c’est aussi tout ce qu’on oublie de manière indirecte :
que l’on va mourir, que le temps passe, que l’on se divertit, que les traditions nous
accablent, que l’on ne change pas d’avis comme de chemises, que l’on chérit
misérablement la certitude du familier et qu’à défaut de vivre intensément, nous
préférons l’illusion réconfortante à la vérité qui dérange …