« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
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1. Introduction
Beaucoup se font une idée erronée de ce que peut représenter la pauvreté pour ceux qui la
vivent. Simplement parce que nous sommes tous et toutes victimes de sociocentrisme, id est que
nous apprécions toute situation vécue par autrui avec un point de vue biaisé : le nôtre. Ainsi,
nous projetons, sur les personnes et situations qui nous sont rapportées par les médias, notre
propre manière de fonctionner, nos propres schèmes de perception et, par-là, nos propres
jugements. Certains vont blâmer les « pauvres », seront tentés de les « secouer », de les
« activer » ; d’autres vont les idéaliser, mettre en exergue la frugalité de leur vie, leur tempérance,
leur « capacité à se débrouiller avec trois bouts de ficelle », etc. Tous seront – à des degrés divers
– loin de la réalité vécue par les personnes dont ils parlent.
Bien sûr, il est capital de préciser qu’il y a une infinité de pauvretés différentes, ne serait-ce
qu’en raison du fait que tous la vivent et la ressentent de façon différenciée. Le chercheur est
tout autant incapable de rendre compte de cette diversité que le tout venant. Toutefois, pour
reprendre les termes de Goffman, ce qui importe – pour comprendre un phénomène social tel
que la pauvreté – c’est de prendre en considération « non pas les hommes et leurs moments mais
plutôt les moments et leurs hommes » (Goffman, 1974, 8). Phrase pouvant apparaître sibylline, elle
permet pourtant de recentrer le débat :
Ce qui est réellement important, au premier chef, c’est moins de comprendre la façon dont les
individus interprètent leur situation que de comprendre la logique qui sous-tend la majorité de leurs
actions. Cette dernière dépend étroitement des contraintes que fait peser sur les personnes ‘en
pauvreté’ l’environnement social, culturel et économique au sein duquel elles évoluent en
permanence. On peut dès lors réécrire la phrase de Goffman comme suit : ce qui importe c’est de
comprendre moins la manière dont les individus appréhendent et justifient leur manière de vivre que,
plutôt, la manière dont leur contexte de vie les contraint et, de la sorte, les façonne, le plus souvent, à leur
insu.
Ce qui est donc primordial pour le chercheur en sciences sociales, c’est de déconstruire les
mécanismes de coercition explicites mais, surtout, implicites qui, rapidement vont renforcer
une situation de pauvreté qui ne peut être, au départ, qu’accidentelle et ponctuelle et ce, pour
en faire un véritable mode de vie, un « métier de pauvre » qui, imprégnant toutes les
dimensions de la vie sociale de l’individu, devient structurel et donc pérenne.
Trop fréquemment, pourtant, pour comprendre et venir en aide aux populations défavorisées,
on continue à ne prêter attention qu’à des indicateurs extérieurs (revenu, accès à des
allocations/bénéfices sociaux,…) ou au seul discours tenu soit par les travailleurs sociaux soit
par les usagers, les personnes précarisées elles-mêmes. Tous ces apports sont capitaux et les
négliger serait erroné mais ils ne suffisent pas. Les phénomènes de pauvreté, de précarité, de
désaffiliation, de disqualification sociale – pour reprendre quelques-uns des termes usités en
sciences sociales ces 15 dernières années – sont pluriels et ne peuvent être assimilés que par une
approche écologique, c’est-à-dire holistique, qui tente de prendre en compte le plus d’éléments
possibles en vue d’en tirer une image puis un diagnostic d’ensemble. Dans ce sens, ne faire
attention qu’à l’explicite, c’est laisser dans l’ombre des (et rester dans l’ignorance de) pans
entiers des constituants majeurs du quotidien d’une personne précarisée.
Au cours de ces lignes, nous parlerons de personnes pauvres, sans-abri, précarisées au travail ou
sans, de personnes en grande détresse sociale, etc. Cela pour illustrer la variété de situations
vécues aux marges les plus défavorisées de nos sociétés. L’article vise à montrer ce qui lie toutes
ces situations et il sera donc demandé au lecteur de considérer les différentes appellations
usitées, moins comme des synonymes (ce qu’elles ne sont pas bien sûr) que comme les
différentes facettes d’une réalité vécue au quotidien dans l’extrême contrainte, où les marges de