changer la donne sociale

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CHANGER
LA DONNE SOCIALE
MIEUX COMPRENDRE LES PERSONNES EN GRANDE
PRECARITE AFIN DE LEUR DONNER
NON PAS UNE LIBERTE FORMELLE
MAIS UNE LIBERTE REELLE DE CHOIX DE VIE
Lionel Thelen
Docteur en Sciences Politiques et Sociales –
Chercheur associé à Etopia & Chercheur associé au Centre d’études
sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis.
Décembre 2007
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
« Changer la donne sociale » :
Mieux comprendre les personnes en grande précarité afin de leur donner non pas
une liberté formelle mais bien une liberté réelle de choix de vie
Lionel Thelen♣
Résumé
Cet article découle d’un séminaire Etopia intitulé : « Sensibiliser les publics précarisés aux
problématiques de l'écologie politique et/ou sensibiliser les mandataires et militants ECOLO aux
singularités des publics précarisés...? » ayant eu lieu en novembre 2007.
L’exorde de ce séminaire était la suivante :
« Les personnes précarisées se sentent souvent moins concernées par les problématiques environnementales,
parce qu'elles ont d'autres urgences et parce qu'elles considèrent que c'est à ceux qui consomment le plus de
prendre leurs responsabilités. Une fatalité ?
Dans l'autre sens, le parti ECOLO recrute peu de membres parmi cette catégorie de la population, qui a
par conséquent du mal à y faire entendre ses spécificités. Comment l'écologie politique et les personnes
précaires peuvent-elles se rencontrer et se comprendre? »
Deux thématiques pour une seule intervention donc. Nous essaierons, en ces lignes, de nous
centrer sur la première sachant que la seconde doit faire l’objet d’un débat soutenu au sein de
forums réunis à cet effet.
Cet article visera donc à expliciter plus avant les singularités inhérentes à la vie en grande
précarité afin de donner les outils à tout un chacun pour appréhender une réalité plurielle et
d’autant plus complexe que la plupart d’entre nous proviennent de couches de la population
relativement préservées des traits repris ci-après. Il doit être évident aux yeux de tous que
chaque individu plongé dans la grande précarité est unique et que les singularités en question
ne sont que les plus petits communs dénominateurs d’une galaxie de situations intrinsèquement
différentes les unes des autres.
A partir des singularités mises au jour, il sera montré que les politiques sociales actuelles se
révèlent inadaptées à prendre en compte les demandes et besoins émanant des membres les
plus fragilisés du corps social. Pour combattre cette tendance, il s’agit avant tout de restaurer un
rapport de confiance entre usagers et institutions, rapport bien mis à mal par l’optique du
« tout à l’emploi » et du contrôle généralisé tels que développés ces dernières années.
Dans ce but, des propositions se basant sur une opérationnalisation de la théorie des capabilités
de Sen apportent, en conclusion, une note résolument positive et ce, afin de changer la donne
sociale actuelle de la plus constructive des manières.
♣
[email protected]
-2-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
TABLE DES MATIERES
1.
Introduction
4
2.
La restriction du champ des possibles
6
« S’interdire de »
6
Sommes-nous tous susceptibles de devenir des personnes précarisées ?
7
“Il faut être fort et heureux pour aider les gens dans le malheur”
8
L’habitus originaire : un espace potentiel appauvri, une créativité restreinte
8
La capacité de « se prendre au jeu »
9
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Un rapport au monde sur le mode de la défiance
10
La perception du temps chez la personne précarisée
11
Le règne de l'immédiateté et de la monotonie
11
Les hommes sans à-venir
12
Les préférences adaptatives
13
La « précaritude » : un univers extrêmement contraignant
14
Activation, urgence & médicalisation
15
« L’activation» : On ne peut changer la société… Changeons le pauvre !
16
La difficulté des « politiques » à comprendre les plus démunis
18
Un travailleur de plus = un bénéficiaire de moins
19
Le passage du social au psychologique
19
La violence institutionnelle
20
L’urgence
22
La médicalisation à outrance
23
Toute résistance devient preuve supplémentaire de pathologie
24
Changeons la donne : c’est à la structure qu’il faut s’attaquer
26
La théorie des capabilités
26
La méthode I.O.D. : « L’intervention sur l’offre et la demande »
28
Entre l’usager précarisé et le fonctionnaire : le tiers-intervenant
29
Gagner leur confiance
29
Créer des liens personnalisés
30
L’aide sans le contrôle
31
Conclusion
31
Bibliographie
32
-3-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
1.
Introduction
Beaucoup se font une idée erronée de ce que peut représenter la pauvreté pour ceux qui la
vivent. Simplement parce que nous sommes tous et toutes victimes de sociocentrisme, id est que
nous apprécions toute situation vécue par autrui avec un point de vue biaisé : le nôtre. Ainsi,
nous projetons, sur les personnes et situations qui nous sont rapportées par les médias, notre
propre manière de fonctionner, nos propres schèmes de perception et, par-là, nos propres
jugements. Certains vont blâmer les « pauvres », seront tentés de les « secouer », de les
« activer » ; d’autres vont les idéaliser, mettre en exergue la frugalité de leur vie, leur tempérance,
leur « capacité à se débrouiller avec trois bouts de ficelle », etc. Tous seront – à des degrés divers
– loin de la réalité vécue par les personnes dont ils parlent.
Bien sûr, il est capital de préciser qu’il y a une infinité de pauvretés différentes, ne serait-ce
qu’en raison du fait que tous la vivent et la ressentent de façon différenciée. Le chercheur est
tout autant incapable de rendre compte de cette diversité que le tout venant. Toutefois, pour
reprendre les termes de Goffman, ce qui importe – pour comprendre un phénomène social tel
que la pauvreté – c’est de prendre en considération « non pas les hommes et leurs moments mais
plutôt les moments et leurs hommes » (Goffman, 1974, 8). Phrase pouvant apparaître sibylline, elle
permet pourtant de recentrer le débat :
Ce qui est réellement important, au premier chef, c’est moins de comprendre la façon dont les
individus interprètent leur situation que de comprendre la logique qui sous-tend la majorité de leurs
actions. Cette dernière dépend étroitement des contraintes que fait peser sur les personnes ‘en
pauvreté’ l’environnement social, culturel et économique au sein duquel elles évoluent en
permanence. On peut dès lors réécrire la phrase de Goffman comme suit : ce qui importe c’est de
comprendre moins la manière dont les individus appréhendent et justifient leur manière de vivre que,
plutôt, la manière dont leur contexte de vie les contraint et, de la sorte, les façonne, le plus souvent, à leur
insu.
Ce qui est donc primordial pour le chercheur en sciences sociales, c’est de déconstruire les
mécanismes de coercition explicites mais, surtout, implicites qui, rapidement vont renforcer
une situation de pauvreté qui ne peut être, au départ, qu’accidentelle et ponctuelle et ce, pour
en faire un véritable mode de vie, un « métier de pauvre » qui, imprégnant toutes les
dimensions de la vie sociale de l’individu, devient structurel et donc pérenne.
Trop fréquemment, pourtant, pour comprendre et venir en aide aux populations défavorisées,
on continue à ne prêter attention qu’à des indicateurs extérieurs (revenu, accès à des
allocations/bénéfices sociaux,…) ou au seul discours tenu soit par les travailleurs sociaux soit
par les usagers, les personnes précarisées elles-mêmes. Tous ces apports sont capitaux et les
négliger serait erroné mais ils ne suffisent pas. Les phénomènes de pauvreté, de précarité, de
désaffiliation, de disqualification sociale – pour reprendre quelques-uns des termes usités en
sciences sociales ces 15 dernières années – sont pluriels et ne peuvent être assimilés que par une
approche écologique, c’est-à-dire holistique, qui tente de prendre en compte le plus d’éléments
possibles en vue d’en tirer une image puis un diagnostic d’ensemble. Dans ce sens, ne faire
attention qu’à l’explicite, c’est laisser dans l’ombre des (et rester dans l’ignorance de) pans
entiers des constituants majeurs du quotidien d’une personne précarisée.
Au cours de ces lignes, nous parlerons de personnes pauvres, sans-abri, précarisées au travail ou
sans, de personnes en grande détresse sociale, etc. Cela pour illustrer la variété de situations
vécues aux marges les plus défavorisées de nos sociétés. L’article vise à montrer ce qui lie toutes
ces situations et il sera donc demandé au lecteur de considérer les différentes appellations
usitées, moins comme des synonymes (ce qu’elles ne sont pas bien sûr) que comme les
différentes facettes d’une réalité vécue au quotidien dans l’extrême contrainte, où les marges de
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
manœuvre individuelles sont réduites et où le mot « autonomie » apparaît des plus vain.
Cet article s’appuie sur plus de 10 années de recherche menées avec des populations précarisées
sinon extrêmement précarisées (sans-abri, sans-papiers, personnes vivant dans des bidonvilles ou
des squats, …) dans 5 pays différents : Belgique, Brésil, France, Portugal et Suisse. Alternant
entretiens semi-dirigés avec différents acteurs du monde associatif, avec les personnes
défavorisées elles-mêmes ainsi qu’avec des fonctionnaires d’institutions d’aide sociale, des
observations participantes avec les usagers ou tant que personne sans-abri moi-même, en servant
comme bénévole ou stagiaire dans différentes institutions d’assistance voire en recueillant des
histoires de vie, il a été tenté de donner justement une compréhension globale des phénomènes
précités. C’est donc sur plusieurs années de terrains et près de 150 entretiens et histoires de vie
que s’appuient ces quelques pages. Pour plus de détails, ne pas hésiter à se référer à l’ouvrage
qui a été tiré de ces recherches : « L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs » paru aux Publications
des Facultés Universitaires Saint-Louis en 2006.
Partant de l’idée que la précarité, pour ceux qui la subissent, se caractérise avant tout par :
- La restriction du champ des possibles
Nous passerons en revue les points suivants afin d’expliciter le pourquoi de ce rétrécissement :
-
L’habitus originaire : un espace potentiel appauvri et une créativité restreinte
La perception du temps chez la personne précarisée ;
Les préférences adaptatives
Nous essaierons ensuite de percevoir les traits saillants des politiques sociales généralement de
mise à l’heure actuelle, à l’heure où il est vu comme primordial d’activer tous les sans-emploi,
c’est-à-dire, pour l’essentiel, de les réinsérer sur le marché du travail :
-
Urgence, activation & médicalisation : « On ne peut changer la société… Changeons le pauvre ! »
Enfin, en vue de donner des alternatives plausibles prenant en compte les points énumérés ciavant, nous mettrons en exergue les stratégies suivantes, bien connues et théorisées pour les
deux premières, tout aussi connue des travailleurs sociaux mais non encore réellement
formalisée pour la troisième :
-
C’est à la structure qu’il faut s’attaquer : Théorie des capabilités et Méthode I.O.D.
Une interface entre l’usager précarisé et le fonctionnaire en charge de l’aide sociale : le
tiers-intervenant
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
2.
La restriction du champ des possibles
La précarité ou plutôt la dynamique de précarisation concerne surtout les familles
majoritairement défavorisées. Jusque dans les années 1980, ces familles ont trouvé une place sur
le marché du travail, malgré une absence de formation professionnelle, mais leur situation a
évolué peu à peu vers une exclusion du travail salarié et une subséquente " non existence "
sociale
Les processus de précarisation interdisent à ces familles, en raison de salaires ou de ‘minima
sociaux’ trop faibles, de « faire des économies » qui leur permettraient une mobilité vers des
lieux de vie de meilleure qualité pour l'éducation de leurs enfants (inégalité écologique s’il en
est) ; elle leur interdit également une reconnaissance professionnelle (promotion,
qualification...) et par-là, sociale. Elle provoque enfin un enfermement spatial et temporel et
isole les individus et les familles.
« S’interdire de »
La Précarité c’est, d’abord et avant tout, « s’interdire de… » et ce, dans une société prônant
explicitement que « n’est citoyen à part entière que celui ou celle qui est capable de consommer
et d’en faire la preuve ». Afin de faire partie de ladite société « de consommation », la personne
va tout faire pour se montrer aux yeux d’autrui comme étant « partie prenante ». Pour ce faire,
l’argent du ménage passera d’abord dans le contentement des besoins vitaux tandis que tout ce
qui restera sera consacré à se montrer aussi bon consommateur que tout un chacun. Qu’est-ce
que cette logique sous-tend ? Que tant les économies que les plans d’achat de biens importants
sont d’office exclus et ce, au profit de l’achat de biens à coût faible ou modéré permettant au
possesseur de se sentir « à la page » : jeux vidéos, téléphones mobiles, vêtements, CD, etc.
Ce besoin de se sentir inclus peut d’ailleurs prendre l’avantage sur la satisfaction des besoins
vitaux puisque nombre de ménages surendettés pour cause « d’achats compulsifs » n’ont même
plus la possibilité de payer leur note de chauffage.
Le fait de se cantonner dans l’achat de babioles et autres gadgets induit une autocensure de tout
projet de plus grande ampleur : aux oubliettes de la mémoire familiale donc l’idée d’économiser
afin de faire face à une période (encore plus) « creuse » ou celle de devenir propriétaire d’une
maison, fut-elle petite. Quant à la voiture, on fera tout pour qu’elle tienne le coup, d’une
réparation de fortune à l’autre… Et pour ce qui est des vacances, ma foi : on est si bien chez soi !
Peu à peu, le besoin induit de consommer va – aidé par les médias en général et la publicité en
particulier, assenée aux heures de grande écoute sur les chaînes populaires – participer à la
mutation de l’échelle des valeurs des personnes ou des ménages précarisés : il deviendra plus
important, par exemple, de fournir la dernière console de jeu aux petits que de les emmener
chez le dentiste pour la visite préventive annuelle.
Il y a donc une habituation progressive à vivre de peu mais qui, loin d’être vécue comme une
frugalité acceptée, à l’instar des adeptes de l’épicurisme, se vit comme une frustration
permanente : pour se sentir exister il faut acheter mais tout achat limite d’autant le budget
familial et nécessite de sacrifier un autre point du budget, ce qui provoque une attitude
ambivalente à l’égard de l’achat où la jouissance de l’artefact acquis se mêle à la culpabilité du
sacrifice consenti. Cela sans même parler de la compagne ou du compagnon qui doit entériner
l’achat sans toujours avoir eu son mot à dire…
La précarité au niveau financier mène donc à une progressive autolimitation excluant toutes
sortes de biens ou de services. Mais la précarité n’est évidemment pas que financière. Celle-ci est, le
plus souvent, précédée de la précarité de formation qui ne manque pas de provoquer celle de
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
position : allant de petits boulots mal payés en petits boulots non qualifiés, le tout parsemé de
périodes de chômage, l’individu chroniquement précarisé, rapidement, ne pourra plus échapper
à cette dynamique. Les tentatives de sortir de cette dernière se soldant par des échecs répétés, ne
pouvant faire montre ni d’un diplôme valorisable ni d’un CV témoignant d’une trajectoire
riche et croissante, l’individu, afin de préserver le peu d’estime qu’il a de lui-même va, alors,
jusqu’à abandonner l’espoir – si douloureux pour lui – d’obtenir une ‘meilleure’ situation.
Paradoxalement, cet aveu d’échec ne manquera pas de le miner et provoquera la tant redoutée
baisse d’estime de soi.
S’il travaille, il sera considéré, lors des sempiternelles évaluations annuelles, comme une
personne apparemment « dénuée d’ambition » puisque incapable de faire un « plan de carrière »
et de faire montre d’enthousiasme à l’idée de participer à d’éventuelles formations pouvant
favoriser de toutes aussi éventuelles promotions… La boucle est bouclée et le collaborateur,
fiché comme « sans avenir », sera démobilisable dès le premier changement de conjoncture
économique.
S’il ne travaille pas, l’intériorisation d’une trajectoire d’échecs sera, en sus d’un contexte socioéconomique où les non qualifiés ne trouvent déjà pas facilement un emploi, l’autre obstacle
majeur au succès de ses recherches d’emploi (s’il est seulement encore capable de mener ces
dernières…).
Sommes-nous tous susceptibles de devenir des personnes précarisées ?
La question que, logiquement, tout lecteur devrait maintenant se poser consiste à comprendre ce
qu’implique l’appellation « personne précarisée » pour celui ou celle qui se voit qualifié de la sorte ;
question suivie de son corollaire : est-ce que nous tous sommes susceptibles de le devenir ?
Si beaucoup d’enquêtes sociologiques pointent le fait qu’une partie toujours plus importante de
la population se sent insécurisée voire précarisée au niveau de l’emploi ou des rentrées
financières (Paugam, 2000 ; Castel, 2003), il n’est toutefois question que de ressenti et non,
dans la majorité des cas, d’une précarité objective entraînant l’autolimitation financière comme
décrite ci-avant. Dans les faits, les personnes que j’ai pu rencontrer et mieux connaître durant
les terrains1 se caractérisent, pour l’essentiel, par une trajectoire en déshérence depuis leur
prime enfance, où la précarité marque leurs premiers rapports sociaux, surtout au-travers de
manques affectifs majeurs. C’est le rapport de ces personnes au monde social lui-même qui va
se révéler problématique et source permanente de risques au niveau de leur socialisation. Nous
examinerons, au-travers de la théorie des espaces potentiels de Winnicott, les étapes de ce
mécanisme de « socialisation biaisée ».Ce qu’il est important de retenir à ce stade, c’est que si le
plus grand nombre de personnes précaires a certainement joui d’une enfance heureuse et d’une
socialisation tout à fait normale, plus on descend dans la grande précarité, plus il apparaît que
ceux et celles y étant plongés n’ont pu se développer de classique manière, c’est-à-dire en
s’appropriant le monde qui les entoure, aidés en cela par leurs parents et leurs proches.
Enfin, il faut préciser que la vie en (grande) pauvreté influe également directement sur les
rapports socio-affectifs des personnes : la logique de survie qui sous-tend la majorité des
comportements exclut, le plus souvent, les préoccupations affectives, celles-ci n’étant pas
considérées comme essentielles à la survie au quotidien. Celui qui parle le mieux de ce constat,
c’est non pas un sociologue mais un écrivain et pas le moins connu puisqu’il s’agit d’Albert
Camus. Dans le “Premier homme”, roman autobiographique s'il en est, cet auteur rapporte que,
chez les plus démunis, il n’y a pas de place pour autre chose que la quête de l'assouvissement
1
Encore faut-il préciser que je rencontrai des personnes étant sans-abri depuis plusieurs années, les plus désocialisées des
personnes en détresse sociale donc.
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
des besoins vitaux, le reste n'étant que superflu. Ce superflu, c'est l'attention à soi-même, l'image
que l'on a de soi, le développement de ses sentiments.
“Il faut être fort et heureux pour aider les gens dans le malheur”
Comme Camus le dit lui-même dans ses Carnets, “Il faut être fort et heureux pour aider les gens dans
le malheur”. Elevé par sa grand-mère, Camus est confronté à une personne ayant lutté pied à
pied toute sa vie afin d'obtenir sa pitance, payer son loyer et ‘tenir’ sa maison : “le temps est tout
entier livré au travail, à la survie, à l'obligation de dépenser l'énergie disponible pour trouver de quoi vivre.
La nécessité détermine la conduite de l'existence, d'abord dans sa matérialité concrète – le travail, la
nourriture, la consommation – mais également dans ses aspects affectifs, émotionnels et mentaux.”
(Camus, 2000)
Le manque affectif est d'ailleurs largement pris en compte dans le discours autobiographique
des grands précaires. Anne-Marie Waser, suite à l'entretien qu'elle a en compagnie d'un couple
de sans-abri, note que : “Ils sont tous les deux issus de familles nombreuses qui ont connu le chômage et
dans lesquelles les problèmes se sont accumulés (argent, santé, alcool, etc.) jusqu'à ce que la famille éclate
(dispute des parents, séparations des enfants, etc.). Ils ont été à l'Assistance Publique, puis placés dans des
familles. Ils n'ont gardé aucun contact avec leurs familles et se retrouvent illettrés, sans qualification. Sans
marquer vraiment de rancune à l'égard de leur parents, ils les rendent clairement responsables de leur
situation actuelle.” (Waser, 1993 : 500). Au cours des entretiens que j'ai menés avec des
personnes sans-abri, j'ai été, à chaque fois, confronté à des personnes ayant souffert de graves
problèmes familiaux, problèmes qui ont entraîné de nombreuses séquelles et qui
s'appréhendent directement dans le discours.
A la question de savoir si nous sommes tous susceptibles de devenir des personnes précarisées,
il est donc possible de répondre que – dans la plus grande majorité des cas – non, car il nous
manque l’habitus originaire.
3.
L’habitus originaire : un espace potentiel appauvri, une créativité
restreinte
Selon Georges Herbert Mead les réponses que donne l'individu aux autres, à « l'autrui
généralisé » comme il nomme l’univers des relations sociales qui nous entoure et nous
circonscrit, ces réponses ne sont pas déterminées mais plutôt conditionnées par la
connaissance/expérience dont dispose l'individu eu égard à sa société. D'où l'importance du
'travail de socialisation' devant nous donner les clés des ‘bonnes manières’ de se comporter en
société. (Mead, 1963)
Il m'a été donné de mettre au jour des conditions nécessaires mais non suffisantes permettant
d'expliquer pourquoi une personne peut être à même de devenir et surtout de rester dans la
grande précarité, ce que Bourdieu nomme l'habitus originaire, le « ce qui rend possible »
(Bourdieu, 1997). Ces conditions se manifestent essentiellement au travers d'un manque
affectif et d'une violence intrafamiliale qui, dès le départ, lèsent l'estime que la personne a d'ellemême et, partant, d'autrui. Ces conditions préalables montrent l'importance d'un foyer familial
intégré et intégrant comme principal élément de cohésion sociale. A ce sujet, Alexandre
Vexliard, écrivait, en 1957, que : « Ce sont les soutiens extérieurs de leur encadrement social, – la
famille, la profession, les employeurs, – qui retiennent (les individus marginalisés) à la limite des voies
de la désocialisation. (…) Un encadrement social, familial est la prévention la meilleure, sinon absolue,
contre la désocialisation (Vexliard, 1957, 146) ».
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
Une vaste étude menée par l'INED (Institut National d'Etude Démographique)2 sur les jeunes
sans-abri a souligné la vulnérabilité de ces jeunes en raison de leur milieu familial, par exemple
60% de ces jeunes n'ont plus de contacts avec leur père : « La situation où ce dernier est
inconnu ou décédé est environ trois fois plus fréquente chez les jeunes en situation précaire que
chez les autres » (Marpsat et al., 2000, 2) De même, 43% des hommes et 47% des femmes
participant à cette enquête ont déclaré que leurs parents avaient de graves disputes tandis que
respectivement 38% et 47% déclaraient avoir subi des mauvais traitements durant leur enfance.
Enfin, respectivement 27% et 39% des jeunes interrogés ont été confiés, durant une période
ponctuelle voire durant l'entièreté de leur parcours, à l'Assistance Publique ou à des familles
d'accueil.
La capacité de se prendre au jeu
Plus on multiplie les expériences de socialisation, plus on est capable – tel l'avocat dans le code
civil – de louvoyer au mieux entre les multiples contraintes qu'impose la société à nos
comportements. Un célèbre chercheur anglais, Winnicott, a travaillé dans le même sens à partir
de la notion de « l’espace potentiel » : c'est ce dernier qui rend possible l'accès à la culture (prise
au sens large), qui autorise le fait "de se prendre au jeu" (ce que Bourdieu appelle l’illusio), de
participer (et d'avoir l'impression de participer pleinement) et donc d'être inclus. Partant de
présupposés relevant plutôt de la socio-psychologie développementale, Winnicott construit une
théorie sociale de la socialisation encore relativement peu connue des sociologues : l’enfant en
bas-âge s’attache à un objet transitionnel (un ‘doudou’) qui lui permet progressivement de se
détacher de sa mère et, par-là, de découvrir le monde ou, plutôt, de se l’incorporer. Peu à peu,
l’enfant va délaisser l’objet transitionnel qui, pourtant, ne va pas disparaître mais devenir un
« espace potentiel » c’est-à-dire l’interface entre le monde et lui, un espace-tampon. Pour
Delchambre, cet espace-tampon « qui n'est localisé ni à l'intérieur du sujet, ni à l'extérieur (suspension
de la dichotomie dedans / dehors, paradigme de l'entre-deux...), […] est un espace relativement préservé
(non soumis aux contraintes de la réalité, sans être toutefois une fuite ou une évasion dans l'imaginaire)
qui permet de faire une expérience créative (non adaptative) de la vie. » (Delchambre, 2005, 14).
Toute atteinte à ce processus de distanciation nécessaire de la mère3 infère avec le bon
développement de l’enfant puis de l’adulte. Pour que le processus se passe au mieux, il faut que
la mère soit « suffisamment bonne » selon Winnicott, c’est-à-dire qu’elle laisse l’enfant se
différencier d’elle et se détacher mais pas non plus de manière brutale : trop vite ou trop
lentement et l’enfant en souffrira à des degrés divers lors de son parcours futur (Winnicott,
1975). Pour découvrir le monde, l’enfant doit se l’approprier, le faire sien au risque ou sinon de
ne pouvoir l’appréhender que comme un spectateur passif. L’enfant aborde le monde au-travers
du jeu et ce jeu, Winnicott le qualifie de « créatif » car il permet littéralement à l’enfant de créer
son rapport au monde.
C’est l’espace potentiel de l’enfant qui ‘commande’ la capacité à s’impliquer dans le jeu, « à se
prendre au jeu ». En retour, plus un enfant est enclin à jouer de manière créative, plus il permet
à son espace potentiel de se développer et d’aborder sans cesse de nouveaux domaines de la vie
sociale. Mais, pour ce faire, encore doit-il être en confiance et cette confiance, c’est la mère qui la
lui donne au-travers d’un accompagnement affectif qui, idéalement, ne doit jamais être remis en
question par l’enfant. Or, les articles de Marpsat et de Waser le montre bien, si la violence
familiale et l’inaffectivité existent dans toutes les couches sociales, elles touchent plus
2
Portant sur un échantillon de 641 personnes de 16 à 24 ans utilisant divers services et lieux d'accueil destinés aux personnes
en grande difficulté.
3
Il faut préciser que la « mère » représente ici la cellule familiale prenant en charge l’enfant : c’est tant la mère (surtout aux
premiers stades de la vie) que le père ou toute autre personne se chargeant de l’enfant.
-9-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
singulièrement les plus défavorisés d’entre nous. Sans préjuger de la proportion de personnes
ayant vécu une enfance difficile dans les diverses conjugaisons de la vie en précarité, il m’est
possible de dire que toutes les personnes que j’ai rencontré et qui vivaient à la rue, présentaient
des profils atypiques au niveau de leur enfance.
Un rapport au monde sur le mode de la défiance
Il est aisé de comprendre que des enfants n’ayant pas eu la chance d’évoluer dans un cocon
familial protecteur et aimant ont plus de difficultés que d’autres à envisager avec confiance leur
rapport au monde. Leur espace potentiel n’a donc pu se développer d’optimale manière et, dès
lors, le manque de confiance initial en eux se traduit par une difficulté à aller vers autrui de
manière aisée : « Ajoutons, au niveau des accomplissements du jeu créatif, que la qualité de l'espace
potentiel influe également sur la qualité de nos relations avec autrui (surtout dans le registre interpersonnel
voire intime) : un espace potentiel élargi favorisera des relations ouvertes sur une base de confiance, alors
qu'un espace potentiel restreint induira des réactions défensives sur un fond de méfiance ou de peur »
(Delchambre, 2005, 14).
Le fait de ne pouvoir s’approprier le monde, d’avoir un espace potentiel limité implique que
toute une série de savoir-être inhérents à une personne normalement socialisée ne font
simplement pas partie des règles régissant l’univers des plus désaffiliés. C’est la métaphore de
l’aveugle de naissance qui, n’ayant jamais vu les couleurs, n’est pas à même de seulement
imaginer ce que cela peut représenter pour un voyant. Nous sommes tous plongés dans un jeu,
celui de la vie sociétale mais on peut y jouer à plusieurs niveaux de complexité et plus on
connaît de règles plus on est capables de découvrir et, surtout, de partager de nouvelles. En
effet, plus on connaît de règles plus on devient intéressant aux yeux de ceux qui sont totalement
acquis au jeu. De cette collaboration surgit évidemment une accélération de la connaissance du
jeu qui, au fil des rencontres, devient auto-poïétique (c’est-à-dire qu’elle se nourrit d’elle-même)
et s’accroît dès lors, de manière exponentielle.
Au contraire, si l’on ne connaît que peu de règles de base, on n’aura guère de possibilités de
changer de niveau et ne se développera guère l’envie de « se prendre au jeu ».. Dans ce cas, on
n’intéressera guère de joueur invétéré tout en souffrant continuellement d’un manque de
support de base (la famille au premier chef). Les personnes SDF sont dans ce cas et même si ces
derniers constituent un exemple extrême, nombre de personnes vivant en grande précarité, sans
être à la rue, vivent des situations similaires. Leur expérience de vie, dès le départ, implique non
pas une accumulation du savoir sur leur société mais plutôt un ancrage sur leur socle limité,
d’où ils n’ont pas l’occasion de diversifier leurs savoirs. Ils vivent dès lors dans une ignorance
toujours plus importante de la dynamique sociétale qui les emporte – à leur insu – vers des
territoires qu’ils n’ont jamais eu l’envie d’explorer. Face à un monde dont ils ne leur a pas été
loisible de percevoir l’évolution, les plus vulnérables d’entre nous sont des individus qui ont
perdu pied, qui n’ont pas été capables de faire face seuls… parce qu’on ne leur a jamais appris à
le faire.
Winnicott met cependant l’accent sur une chose, à nos yeux primordiale : notre espace
potentiel ne se « fige » jamais : il nous est toujours possible de le travailler, de le développer ou
d’aider d’autres à le faire : la société est dynamique mais notre capacité à la prendre en compte
ne l’est pas moins. Encore faut-il restaurer entre l’individu et la société la nécessaire relation de
confiance sans laquelle rien n’est possible…
-10-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
4.
La perception du temps chez la personne précarisée
Tout comme les autres types d’adaptation à un mode de vie dicté par le contentement des
besoins fondamentaux, la manière dont se conçoit l'écoulement du temps s’inscrit, certes, dans
la culture d’une société (Hall, 1984) mais surtout dans les pratiques sociales des individus : la
temporalité d’une société s'entend d’abord comme un choix d’une pluralité de temporalités
communes aux différentes couches sociales composant ladite société (Grossin, 1996).
Le règne de l'immédiateté et de la monotonie
Dans son ouvrage "Le culte de l'urgence " Nicole Aubert fait état des changements dans la
manière d'envisager la perception temporelle au sein de notre société. Dans une société où le
court-terme règne en maître, à commencer par le poids des échanges boursiers – dont l'horizon
temporel se compte parfois en minutes -, la perception humaine de la temporalité tend à
s'appauvrir et ce, pour diverses raisons dont quelques unes seront explicitées ci-après.
Selon Aubert, dans notre société, " l'individu est sans cesse confronté à des situations de choix à opérer
séance tenante entre des possibles toujours plus nombreux et les « désirs catégoriques », c'est-à-dire ceux qui
confèrent un sens à l'existence en la projetant vers l'avenir, y sont relégués au second plan par rapport aux
« désirs conditionnels » , reposant sur des impératifs de survie immédiate." (Aubert, 2003, 260).
Par survie on entend moins survie physique que psychologique. Dans sa partie intitulée
"l’homme instant et le passage à l’acte" (Aubert, 2003, 261-265), l'auteur nous décrit ce qu'est
un individu esclave de ses seuls désirs conditionnels : "dominé par le besoin de satisfaction
immédiate, intolérant à la frustration, exigeant tout et tout de suite, dans un contexte où la satisfaction
d'un tel besoin (…)" Cet homme développe de la sorte "(…) une incapacité à s'inscrire non seulement
dans le moindre projet, mais également dans une quelconque continuité de soi. Le soi de l'individu se
fragmente ainsi au rythme de désirs aussi versatiles que compulsifs." (Aubert, 2003, 261).
Une autre sociologue des temps sociaux, Helga Nowotny, montre que dans les catégories les
moins favorisées de la population et, en particulier chez les jeunes gens – dans une fourchette
d'âge allant de 20 à 25 ans environ – la préhension de la temporalité est extrêmement limitée
dans le temps et ne dépasse généralement pas 48 heures, ce qui signifie que ces jeunes adultes
ne sont pas capables de se projeter à plus de deux jours au-delà de leur présente situation.
(Nowotny, 1995)
De même, Pierre Bourdieu, dans un de ses opus majeurs, les Méditations pascaliennes, met en
avant le fait que les personnes vulnérables et/ou précarisées vivent dans un temps annulé car,
pour qu'il y ait impression de déroulement, une démarcation entre passé et avenir, faut-il
encore avoir une fonction, une mission exigeant des impératifs, des investissements dans le
futur (Bourdieu, 1997). Or le pauvre voire même celui que Paugam appelle le salarié de la
précarité ne se voit concéder – dans le fait de ne pas avoir d'emploi ou d'être plongé dans un
travail abrutissant et monotone – aucun rôle propre – sauf ceux qu'il s'auto-attribue – et est
dépossédé de ceux qu'il pouvait avoir eu (Paugam, 2000).
Puisque la personne n'a aucun moyen de plier le temps à ses exigences, il est possible de
postuler, en se glissant à nouveau dans les pas de Bourdieu, que « la dépossession extrême (…) » de
cette personne « (…) fait surgir l'évidence de la relation entre le temps et le pouvoir, en montrant que le
rapport pratique de l'à venir, dans lequel s'engendre l'expérience du temps, dépend du pouvoir, et des
chances objectives qu'il ouvre » (Bourdieu, 1997 : 264). Les personnes n'ayant pas d'espérances, de
projets ainsi que celles n'ayant jamais eu l'opportunité de développer de telles prétentions (ce
sont d'ailleurs souvent les mêmes qui cumulent ces deux handicaps, le deuxième induisant le
-11-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
premier) stagnent dans un espace comme a-temporalisé, dénué de tout « point d'orgue », de tout
intérêt en somme : « Exclus du jeu, ces hommes dépossédés de l'illusion vitale d'avoir une fonction ou une
mission, d'avoir à être ou à faire quelque chose, peuvent, pour échapper au non-temps d'une vie où il ne se
passe rien et où il n'y a rien à attendre, et pour se sentir exister, avoir recours à des activités qui, comme le
tiercé, le totocalcio, le jogo do bicho et tous les jeux de hasards de tous les bidonvilles et toutes les favelas du
monde, permettent de s'arracher au temps annulé d'une vie sans justification et surtout sans investissement
possible » (Bourdieu, 1997 : 263-264). Par cette incisive remarque, Bourdieu réussit à transmettre
la sourde angoisse inhérente à la « colocation » de la personne dans un non-temps.
F. Vieira da Silva, travailleur social à Lisbonne, met en exergue cette vision floue du futur ainsi
qu'une préoccupation centrée sur le moment présent :
FS : Pour eux le temps ne serait pas très important, ils sont capables de faire des projets pour dans trois ans
mais pas pour la semaine ou le mois prochain. Par exemple, par rapport au fait d'être à la rue et à la
question : “vous pensez que vous allez rester longtemps à la rue” ils répondent : “Ah je ne sais pas, peut-être
jusqu'à l'hiver – et on est en été – puis j'irai à la Communauté Vida e Paz (instrumentalisation des
institutions chargée de les aider)” un autre dit : “non, j'ai déjà passé un hiver à la rue et ça a été…”
Non, pour eux, une semaine à la rue… comment dire? Par exemple, de temps en temps il y en a qui veulent
rentrer à la Communauté Vida e Paz et on leur dit : “venez ici demain matin” ou “venez ici dans 15
jours” leur réaction sera la même. Pour moi rester à la rue 15 jours de plus serait un grand sacrifice mais si
un dit : “Est-ce que je peux rentrer aujourd'hui à la Communauté ?”et qu'on lui répond : “Non, seulement
dans 15 jours” ils acquiescent puis, parfois, au bout de 15 jours, ils apparaissent et parfois non : cela ne
paraît pas très important (pour eux). Pour passer le temps dans leur ‘train-train’ quotidien c'est, par
exemple : “je dors à Santa Apollonia (gare assurant la connexion avec Porto, située en bord de Tage non
loin du vieux quartier d'Alfama), je me lève à telle heure, je vais me laver la face et les mains à la gare, je
vais récupérer mon sac et mes affaires – ils ne les gardent pas sur eux de peur de se faire agresser – ensuite
je vais à pied de la gare jusqu'au réfectoire dos Anjos, c'est loin mais on y va lentement, j'arrive à l'heure du
déjeuner, je déjeune puis je vais déjeuner une deuxième fois au Bandijão (réfectoire appartenant à l'Eglise
du Royaume de Dieu) puis je vais me promener et me repose dans un parc” la plus grand partie d'entre eux
disent qu'ils passent une grande part de temps dans les parcs, sur le banc à regarder passer les personnes,
puis ils vont dîner puis ils retournent à Santa Apollonia… Leur journée est toujours ainsi.4
Ce que F. da Silva évoque, c'est tout autant l'accent mis sur le moment présent que sur la
monotonie intrinsèque à la vie des sans-abri, faite de stations sur des bancs ou dans des files
d'attente, entrecoupées de promenades – le plus souvent les mêmes –, des repas et de brèves
interactions avec d'autres.
L'immédiateté, ce n'est pas seulement ne vivre que l'instant présent, c'est également s'y perdre –
les heures se succèdent et rien ne paraît changer voire même devoir changer, comme si nous
étions tombés dans un interstice temporel, un no man's land où seuls les grands précaires
végéteraient encore, sans plus vraiment savoir ce qu'ils font seulement là.
Les hommes sans à-venir
Manifestement, vivre perpétuellement dans un tel environnement ne va pas sans conséquences,
notamment sur le sentiment même d'identité de la personne. Il faut ici se référer à Frédéric
Melges et à sa psychologie du temps pour appréhender quels peuvent être les avatars d'une telle
vie au niveau de sa propre perception de soi.
Il est intéressant de noter que le passage suivant est au conditionnel, ce qui suppose que ce que
Melges rapporte n'est que l'extrapolation de recherches menées sur la perspective temporelle
4
Entretien avec Francisco Vieira da Silva, Lisbonne.
-12-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
orientée vers le futur. Partant donc des personnes souffrant de problèmes psychologiques graves
les empêchant d'avoir accès à la perception du futur comme entité distincte, il en infère ce que
doit impliquer d'être placé dans un présent continu : “Si une personne était totalement attachée au
présent, elle aurait les pires difficultés à s'observer elle-même. Elle n'aurait (accès) qu'à des moments
présents dénués de toute perspective quant à leurs liens. Son expérience équivaudrait à des perles éparpillées
de tous côtés sans un fil pour les attacher toutes ensembles. Une telle personne attachée au présent n'aurait
qu'un sens d'elle-même limité car elle manquerait de la capacité à réfléchir sur elle-même au cours du
temps. La capacité à réfléchir sur soi-même dans le temps apparaît comme étant un aspect fondamental de
la conscience de soi.” (Melges, 1990 : 264)
Dans ce sens, être chômeur de longue durée, assisté social ou sans logis ne va pas sans
conséquence sur la perception que se fait l’individu du temps. Comme l’écrit Isabelle Billiard,
“chez les chômeurs de longue durée isolés, et plus encore chez les SDF, toute possibilité d’anticipation d’un
avenir quelconque semble fermée. Les repères temporels, sociaux et personnels, se diluent pour faire place à
des repères correspondant aux possibilités de survie immédiate.” (Billiard, 1998 : 102). De même,
Bourdieu met en exergue le fait que les plus vulnérabilisés sont également ceux qui – engoncés
dans des pratiques visant à leur survie – sont confrontés, dans leurs tentatives pour “s’en sortir”
– comme dit en introduction – à des échecs répétés. Or, “[…] en-deçà d’un certain seuil de chances
objectives, la disposition stratégique elle-même, qui suppose la référence pratique à un à venir parfois très
éloigné, comme dans le contrôle des naissances, ne peut se constituer” (Bourdieu, 1997 : 262)
Il s’ensuit que ces personnes – au fur et à mesure de leur adaptation au nouvel univers,
marginalisé, dans lequel elles sont enlisées – perdent toute capacité à se projeter dans un futur
même proche. C’est ce que l’on appelle une préférence adaptative à un milieu où les chances
objectives d’en échapper sont très faibles sinon, sans aide extérieur, inexistantes :
5.
Les préférences adaptatives
Le philosophe anglo-saxon Jon Elster a le premier décrit le phénomène des préférences
adaptatives dans son ouvrage « Sour Grapes: Studies in the Subversion of Rationality » paru en 1982 :
Partant de la fable « Le renard et les raisins » de Jean de La Fontaine, il montre que le renard ne se
détourne des raisins que parce qu’il intègre l’idée qu’il ne pourra, de toute manière, pas les
atteindre. Il justifie alors sa non-tentative par le fait que lesdits raisins sont trop verts. Ce
faisant, Elster s’élève contre la conception utilitariste couramment utilisée en économie qui ne
considère que les désirs présents en négligeant la construction originelle de ces désirs.
L’argument que le renard réprime son désir de raisin (consciemment ou non) ne perturbe pas
outre-mesure l’utilitariste puisque, pour ce dernier, ce qui compte au final, c’est que le renard
ne veut pas ou plus de raisin.
Les préférences adaptatives sont donc moins des préférences que des processus d’appropriation
des contraintes qu’impose tout environnement. Dans ce sens, nous sommes tous soumis à
l’obligation de développer des préférences adaptatives et ce, afin de faire corps avec la réalité qui
nous entoure. Toutefois, ceux qui disposent le moins de possibilités d’agir sur leur
environnement – parce qu’ils ont moins de pouvoir financier, de qualifications, de diplômes,
de capital social ou culturel que la majorité de la population voire encore parce qu’ils font
-13-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
partie d’une minorité ostracisée – n’en sont que plus dépendants des contraintes inhérentes au
dit contexte5.
La « précaritude » : un univers extrêmement contraignant
Par exemple, pour revenir aux catégories de personnes précarisées ayant accès à un travail, il a
été montré que celles-ci végètent en général dans des positions peu ou pas valorisées. On l’a
expliqué par une autolimitation de leur ambition due aux échecs répétés pour échapper à leur
condition. Ce n’est qu’une réponse partielle : les transformations qu’encoure l’entreprise
depuis une quinzaine d’années (intensification du travail, mainmise de la GRH, extension du
travail par projet, du ‘just in time’, etc.), tout en participant à l’illusion de la moyennisation6
(Chauvel, 1998), notamment au-travers de la diminution des échelons hiérarchiques, impose
peu à peu de nouvelles césures au sein d’une strate de collaborateurs en apparence homogène.
Les nouvelles injonctions attachées, au niveau de la gestion du « capital humain », à la course à
la productivité accrue insistent sur le développement – par tous les travailleurs, quoiqu’à des
degrés divers – de nouvelles compétences telles la prise d’initiative, le fait de rebondir de
« projets » en « projets », la polyvalence et la flexibilité. A cette individualisation du travail
correspond également une individualisation des salaires et de la possibilité de les négocier. Or,
et c’est là la source des nouvelles polarisations sociales à la base d’un retour d’inégalités dites
« de classe », le fait de pouvoir négocier son salaire comme ses horaires, son poste ou ses tâches
ne dépend pas seulement des prescriptions de la firme en la matière mais repose sur tout l’acquis
socio-éducatif du travailleur ainsi que sur sa perception de l’utilité ou pas de négocier le salaire.
D’ailleurs les outils des ressources humaines renforcent encore les inégalités en favorisant au
niveau des formations continues les « talents » et non tous les travailleurs de manière
indifférenciée.
Or, comme montré plus haut, nous ne sommes pas tous égaux non plus face à la projection de
soi dans le temps. Ce constat ne vaut pas que pour les habitants des favelas ou les sans-abri mais
aussi pour les salariés de la précarité. Ainsi, Bell montre que les systèmes de rémunération –
nouvel outil de la gestion des ressources humaines, alliant le revenu au résultat des évaluations
et des objectifs à atteindre par les travailleurs – favorisent ceux qui sont à même de se projeter
dans le temps et d’imaginer les bénéfices qu’ils peuvent retirer d’une plus grande motivation et
d’un engagement accru dans l’entreprise. Elle constate que les cadres sont à même d’effectuer
ce travail de prospective, de s'adapter à une temporalité entrepreneuriale axée sur le futur, grâce
à la vision qu’ils ont d’une carrière progressive faisant de leur temps une ressource rare. Au
contraire, les employés de base, eux, conçoivent le temps de travail par rapport au passé, comme
un sacrifice face à ce qu’ils auraient pu faire « à la place » : un temps « mort » qui ne peut être
compensé que financièrement et ce, immédiatement. Il s’ensuit que les premiers seront
immanquablement mieux rémunérés que les seconds (Bell, 2001)
Si une vie précaire conditionne l’individu à une fermeture de son horizon temporel, cette
fermeture est encore renforcée par des outils qui dans les entreprises mais aussi dans les
institutions sociales, sont conçus par des individus issus des classes moyennes pour des
individus issus des classes moyennes…
5
Et ce d’autant plus que Elster, en bon néo-libéral, ne conçoit de « préférences adaptatives » que conscientes. Or, celles-ci –
résultat d’une analyse réflexive de l’individu vis-à-vis de son environnement – sont loin d’être également diffusées dans toutes
les couches sociales de la société. Chez les personnes peu qualifiées ou précarisées, le manque de capacité à se projeter dans le
temps et de poser des choix dans le long-terme implique l’impossibilité de s’adapter consciemment aux contraintes inhérentes à
l’univers professionnel mais aussi aux demandes des institutions sociales. Il vaut donc mieux parler, à l’instar de Bourdieu,
d’une adaptation inconsciente de nos dispositions aux chances objectives offertes par le contexte social environnant. (Bourdieu,
1997)
6
Le fait que la plus grande majorité d’entre nous feraient partie d’une classe moyenne des plus englobante.
-14-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
On perçoit donc à quel point les préférences adaptatives inhérentes à la vie dans une précarité
permanente induisent une perpétuation, une reconduction de ce type de vie aux dépens de tout
autre : l’adaptation à un milieu n’offrant aucun espoir au sujet le prive de toute liberté réelle de
choix (le choix impliquant une visée future) et donc toute possibilité d’imaginer même sortir
d’un cercle on ne peut plus vicieux, du moins s’il ne reçoit pas d’aide extérieure…
Alors que les articles et ouvrages abondent eu égard aux différents dispositifs en place, en
France ou dans d’autres pays de l’UE, pour traiter de la question de l’extrême précarité, qu’il y a
tentative de convergence des modèles de politique sociale sous l’égide de la commission
européenne, sans grand succès jusqu’à présent, c’est l’usager qui semble, paradoxalement,
délaissé. Les différentes actions publiques mises en place répondent en effet plus aux
desideratas d’une idéologie d’orbe néolibérale, partisane du workfare (le « tous au travail »), que
d’une réelle étude des capacités et besoins, parfois criants, des usagers.
6.
Activation, urgence & médicalisation
On le constate chaque hiver : les autorités semblent prises de court face au problème de
logement des plus démunis : sans-abri, squatters, mais aussi toutes les familles vivant dans des
logements désignés comme « insalubres ». A chaque fois, les réponses données semblent être
prises dans l’urgence et uniquement en vue de pallier des symptômes pourtant largement
récurrents. Est-ce parce que lesdites autorités délaissent ce type de public ou parce qu’elles le
connaissent très mal, ou un peu des deux ?
Il faut reconnaître que les plus pauvres de nos citoyens sont – en tant que catégorie sociale –
largement délaissés par nos édiles au pouvoir et ce, sans doute, en raison de leur faible sinon
inexistante représentation dans tous les organes décisionnels. Alors que les syndicats s’occupent
des intérêts des travailleurs comme des chômeurs, seuls les associations d’aide aux plus démunis
représentent ces derniers mais sans pouvoir réellement peser – vu leur nombre réduit – sur les
négociations pouvant concerner leurs usagers.
Ce manque d’organisation découle du fait que les plus démunis d’entre nous ne sont unis que
par leurs manques et la nécessité de réduire leurs attentes, besoins et expectatives au strict
minimum. Ils ne se trouvent rien d’autre en commun et peuvent donc être caractérisés par le
fait qu’ils se retrouvent seuls pour affronter un monde social souvent perçu comme dur et
hostile.
Or, cette dernière perception est certainement nourrie par le fait que si notre société prône
l’individualisme, ce dernier ne constitue en rien une expérience de la solitude, bien au contraire : un
individualisme bien compris est la mise à son service de nombreux réseaux et autres individus…
Cette trame collective implicite se cachant au-travers d’un individualisme de façade est
excellemment décrite dans « la théorie des supports » de Danilo Martuccelli : l’individu
moderne doit, pour remplir pleinement les attentes que la société place en lui, montrer qu’il est
apte à faire preuve de responsabilité, d’autonomie, à se maîtriser, à « se tenir de l’intérieur ». Or,
pour ce faire, cet individu se repose sur des supports de toutes sortes, telle la famille, les amis,
des réseaux sociaux divers, des acquis culturels ou économiques. Toutefois, pour être reconnu
comme individu, il est indispensable que l’action de ces supports reste implicite aux yeux
d’autrui comme aux yeux de l’individu lui-même. Cette tromperie de soi serait nécessaire à la
préservation de l’estime de soi de l’individu moderne : c’est un des constituants majeurs des
grammaires de l’individu, c’est-à-dire tous les prérequis indispensables pour évoluer et être
considéré dans notre société, dont on utilise les règles mais sans plus pouvoir les expliciter. Ces
prérequis, ce que Loïc Wacquant appelle aussi le « sens du jeu » (Wacquant, 1995), doivent en
-15-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
effet être incorporés au point d’en devenir pré-conscients : si souvent utilisés dans la vie
quotidienne qu’on n’y réfléchit même plus7.
A contrario, la personne qui, tel le grand précaire, le sans-abri par exemple, ne dispose pas ou
plus de tels supports, se retrouve, elle, réellement seule et obligée de se débrouiller par ellemême. Cependant, son dénuement est tel qu’elle se voit obligée de faire appel à des institutions
d’assistance sociale. Or, que sont celles-ci sinon des supports institutionnalisés, dont l’objectif
premier consiste à aider les personnes démunies ? C’est là où le bât blesse : Martuccelli,
continuant sur sa lancée, montre que ceux qui se voient obligés de recourir à des supports
explicites, prouvent de la sorte qu’ils ne sont pas capables de se débrouiller seuls et qu’ils ne
peuvent donc prétendre au statut d’individu à part entière. C’est assez paradoxal puisque « du
fait de leur situation, ils se rapprochent bien plus que d’autres de la figure de l’individu se
tenant de l’intérieur » (Martuccelli, 2002, 102). Il s’ensuit que le simple fait de recourir aux
institutions d’assistance sociale est déjà, en soi, un acte stigmatisant et extrêmement difficile à
franchir.
Nous verrons, ci-dessous, qu’en sus de ce qui peut en coûter de faire le premier pas comme
assisté social, le fonctionnement même de nombreux services sociaux renforce encore le
sentiment d’exclusion et de dégradation de l’estime de soi des usagers.
De fait, non seulement il est stigmatisant de devoir quémander de l’aide mais, en outre, ceux
qui le font sont automatiquement suspects de tous les maux à commencer par celui d’être des
« profiteurs » que l’on doit certes aider mais, surtout, contrôler. Enfin, puisqu’ils ne sont pas
capables apparemment de se prendre en charge, on va donc décider à leur place de ce qui est
bon pour eux. Les assistés sociaux se voient donc constamment placés dans une attitude passive
face aux prises de décision les concernant, notamment vis-à-vis des changements apportés aux
allocations sociales ou à leur manière d’être distribuées :
« L’activation» : On ne peut changer la société… Changeons le pauvre !
Dès la fin des années 90 (et en Belgique dès 2001) comme conséquence du passage progressif de
politiques sociales de démarchandisation (les prestations sociales sont un droit inaliénable de tout
citoyen) à des politiques sociales de remarchandisation (les prestations sociales sont conditionnées
à la signature d’un contrat engageant le bénéficiaire à tout faire pour retrouver un emploi), dites
“d'activation”, au sein des pays membres de l'UE, la délivrance des allocations sociales s'est
graduellement contractualisée. De ce fait, la nature profonde de l'allocation sociale – à
commencer par le revenu minimum d'insertion belge – a été pervertie : d'un droit
inconditionnel à une allocation minimale permettant de se nourrir et de se loger – les
fondamentaux même des Droits de l'Homme – l'allocation sociale doit désormais être vue
comme un moyen de contraindre les assistés sociaux à chercher (n'importe quel type d') de
l'emploi.
Sachant que les assistés sont forcés de signer le “contrat” s'ils veulent recevoir assez d'argent
pour survivre, ils doivent donc accepter les termes de l'agrément sans autre alternative et, par là
même, sans aucune possibilité de négociation.
En conséquence, au lieu de rendre les personnes assistées conscientes de leur capacité à
s'exprimer – c'est à dire, si l'on envisage la “capacité” selon les termes d'A. Sen (Sen, 2000),
conscientes de l'aptitude que toute personne a (ou devrait avoir) de s'exprimer, intrinsèquement liée à
l'assurance d'être entendue – l'activation des politiques sociales joue plutôt comme un facteur de
blocage, empêchant ces personnes – qui peuvent être caractérisées par une extrême vulnérabilité
7
Tout comme on ne réfléchit plus à la grammaire de la phrase lorsqu’on écrit une lettre : on l’applique mais on serait bien en
peine de l’expliquer, sauf au travers d’un gros effort de concentration.
-16-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
psychologique – de faire entendre leur voix et donc leurs aspirations quant au travail qu'elles
voudraient avoir. On leur demande d’être « responsable et autonome » mais en même temps on
leur indique qu’ils n’ont en rien l’initiative. En psychosociologie, cela s’appelle une « double
injonction » ou une « injonction paradoxale » : on dit une chose et son contraire, ce qui ne
manque pas de laisser l’interlocuteur au mieux surpris, au pire, complètement déboussolé…
En ayant à l'esprit que la capacité de s'exprimer est certainement un des éléments les plus
importants de la capacité de travailler dont toute personne dispose ou devrait disposer, il s'ensuit
que les politiques d'activation, loin de réintégrer les personnes assistées socialement, renforcent
leur inadéquation au travail (Bonvin et Thelen, 2003).
En effet, en ignorant leur capacité à négocier les contraintes qu'elles se doivent d'endurer en vue
de trouver un emploi qu'elles aient des raisons d'estimer convenable, les politiques d'activation
pérennisent l'usager des services sociaux dans des emplois ou des “occupations” qui ne se
déclinent que sur le mode de l'urgence, font peu de cas de la dignité de la personne, sont mal
rémunérés et, surtout, ne s'avèrent pas le fruit d'une négociation mais bien plutôt d'une
obligation.
Il apparaît que ce soit d'abord sur les catégories sociales les plus défavorisées et les moins à
même de se défendre, faute de représentativité, que sont testées les politiques sociales les plus
sujettes à controverse. Ce n'est qu'une fois passé le “benchmarking” de leur application aux
assistés sociaux les plus démunis que les politiques sociales reçoivent leur blanc-seing pour être
appliquées aux autres catégories recourant à l'aide sociale. A titre d'exemple, on peut citer les
chômeurs qui, puisque mieux représentées –via les syndicats ou les associations d'aide aux
chômeurs –, s'avèrent, par là même, mieux à même de défendre leurs droits. Cette impression
est d'ailleurs corroborée par Palier, lorsqu'il note, à propos de l'instauration des politiques de
remarchandisation, que :
[…] Ces types de changement ont été introduit aux marges et ensuite graduellement étendus […]
L’introduction aux marges de la société aide à l’acceptation de ces nouvelles politiques parce que les
défenseurs majeurs du système de protection sociale ne se sentent pas concernés par ces mesures (le RMI
n’est pas conçu pour les travailleurs salariés défendus par les syndicats) et que les publics visés sont les
moins capables de protester […]. (Palier, 2002 : 18-19)
En conséquence, il faut ici appréhender la manière dont sont gérés les assistés sociaux – aussi
surprenant que cela puisse paraître – comme un modèle annonciateur de ce que seront,
demain, les politiques sociales applicables au plus grand nombre.
En raison de ce fait même, qui ne laisse pas prévoir – au vu de la manière brutale avec laquelle
ont été décidé et appliqué ces instruments – des lendemains qui chantent pour la protection
sociale du tout-venant, il est capital de s'arrêter aux premiers récipiendaires de la
remarchandisation “à la belge”. Plus précisément, à la prise en compte détaillée des
particularités inhérentes aux publics qui ont été ciblés par les politiques d'activation du revenu
d'intégration sociale.
Cet abord permettra de mettre en avant les biais les plus criants de ces politiques, en tout cas eu
égard aux plus vulnérables d'entre nous.
La difficulté des « politiques » à comprendre les plus démunis
-17-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
En ce qui concerne les politiques sociales d'activation des assistés sociaux, ce qui est
fréquemment ignoré des parlementaires qui ont la dure fonction de les développer comme de
les amender et, finalement, de les faire accepter, c'est que ces politiques ont pour finalité d'être
appliquée à des couches diverses de la population qui n'ont en commun que le fait d'être, à
différents degrés, vulnérables, c'est-à-dire qu'elles souffrent tout autant d'une estime de soi
dégradée que d'une précarité financière et d'un statut social déprécié.
Différentes explications peuvent servir à comprendre pourquoi il en est ainsi :
- L'interprétation la plus évidente consiste à dire que les hommes politiques, dans leur grande
majorité, n'ont jamais vécu ni appréhendé les difficultés liées à la vie quotidienne des
personnes socialement assistées. Pour une personne qui dispose d'un réseau social développé
comme d'excellentes opportunités de convertir les libertés et droits dont elle dispose
formellement en avantages “sonnants et trébuchants” – que ce soit au moyen de diplômes,
d'accès aux meilleures écoles ou via des contacts personnels – il n'est pas du tout facile de
comprendre les tenants et aboutissants de situations où les contraintes sont omniprésentes et
où la vie se révèle une lutte permanente. Par exemple, peu de ces élites sont conscientes que le
simple fait de vivre dans certains quartiers peut exacerber les problèmes de pauvreté en
affectant négativement les chances de retrouver un emploi (Van Kempen, 1997).
De cela, il découle que, déjà au niveau de la mise en forme des politiques sociales, les
“axiomes” à la base desquels ces dernières sont développées s'avèrent biaisés puisqu'ils ne
prennent peu ou pas en compte les traits psychosociologiques principaux de leurs
bénéficiaires. Le propos de cette section n'est nullement de blâmer les différents acteurs à la
base des politiques sociales actuelles mais plutôt de donner un compte-rendu, le plus
“objectif” possible, de la difficulté inhérente à un travail qui consiste à instituer des normes et
des règles pour un public radicalement différent de celui que le politique est habitué à
rencontrer dans sa vie quotidienne.
- Une autre raison – qui, habituellement, passe inaperçue – tient dans l'idée que des politiques
sociales prenant réellement en compte les populations précarisées coûteraient
incomparablement plus que ce que les budgets généralement dévolus à l'action sociale
permettent. Ceci constitue un meilleur argument puisqu'il implique que, même si les
planificateurs politiques n'appréhendent pas toujours la complexité des questions liées aux
populations paupérisées, ils ont de toute manière à faire face à des contraintes financières
telles qu'elles les obligent à négliger de nombreux pans de ces problématiques.
De façon à respecter les étroites limites du budget donné, le planificateur politique, comme
toutes les personnes en charge de la mise en pratiques des lois, normes ou règles au sein des
services sociaux, sont conduits à faire des choix et à distribuer les ressources et services
disponibles de manière à ce que les options sélectionnées :
1.
soient en accord avec la ligne politique générale instaurée par le Gouvernement;
2.
satisfassent la majorité des bénéficiaires;
3.
ne mettent pas en danger la carrière du politique;
4.
contentent la population dans son ensemble.
Un travailleur de plus = un bénéficiaire de moins
-18-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
Dans un tel cadre et gardant à l'esprit que les ressources monétaires sont rares, les politiques
sociales peuvent, au mieux, aider les personnes à surmonter leurs difficultés durant une
période limitée, en vue de trouver un emploi aussi vite que possible. Dans un sens, même si
cette période représente, dans la majorité des pays occidentaux, souvent plus de six mois,
l'action sociale est néanmoins tenue de travailler dans l'urgence et ce, en ne traitant les
problèmes de la personne sans-travail que dans la perspective pour le moins restrictive de la
recherche d'emploi. En effet, nos systèmes sociaux sont, à présent, largement dirigés vers la
réussite de cet objectif, et de celui-ci uniquement. Cela s'explique par le fait que le travail est
perçu comme étant en et par lui-même un (si pas “Le”) puissant“intégrateur social”. En
outre, un travailleur de plus constitue indubitablement, pour les services sociaux, un
bénéficiaire de moins à devoir prendre en charge.
En conséquence, il est possible de dire que le système social tout entier est, de nos jours
résolument tourné vers la remise au travail et ce, dans une stratégie d'activation des
personnes sans-emploi. De la sorte, les personnes vulnérabilisées, toutes celles qui ne sont
pas ou plus capables de chercher de l'emploi en raison de problèmes psychosociologiques,
sont simplement “laissées de côté” non seulement par le marché du travail mais également
par son nouvel analogon : les services sociaux.
Ces derniers doivent remplir des objectifs fixés en fonction des nouvelles législations
sociales, c'est-à-dire selon une procédure top-down où la base n'est guère consultée par la
hiérarchie sur l'applicabilité effective des lois en préalable à leur mise en vigueur. De façon à
respecter les objectifs fixés, les services sociaux sont obligés de surveiller, de contrôler leurs
bénéficiaires et de les convaincre de chercher “activement” de l'emploi. Pour ce faire, ces
services sont équipés de questionnaires, parfois extrêmement fouillés, et doivent, ainsi
armés, définir au mieux l'employabilité de leurs usagers (Badan, 2003). En parallèle, ces
derniers sont “convaincus” que les problèmes qu'ils rencontrent peuvent être résolus au
moyen des outils que leur proposent les services sociaux, c'est-à-dire en se conformant à
toutes les demandes émanant des travailleurs sociaux ou, en d'autres termes, parler d’euxmêmes, se livrer à un exercice s’apparentant de très près à une confession où il peut
d’ailleurs parfois s’avérer utile d'aller jusqu'à faire acte de contrition. (Lyon-Callo, 2000).
Le passage du social au psychologique
Ce phénomène est finement décrit par De Gaulejac quand il remarque que, au sein de diverses
institutions sociales :
[…] à une demande d’aide, l’usager se voit proposer de ‘parler de lui’ afin de résoudre ses problèmes, de cette
façon, on lui signifie que c’est d’abord un problème personnel”. Dès lors, il s'ensuit que : “[…] La
pauvreté n’est plus un problème économique, mais une tare personnelle ; l’absence de logement n’est plus
une question politique, mais une carence individuelle ; le chômage n’est plus causé par un déficit d’emploi,
mais par une inadaptation ou une incompétence du travailleur, etc. […] La violence symbolique est dans
ce déplacement et dans ce qu’il produit […] La problématique de l’assistance se déplace du social au
psychologique. (Gaulejac, 1996 : 116-117)
Ce passage du social au psychologique est ce qui définit le mieux le processus d’activation.
Auparavant, les politiques sociales s’intéressaient essentiellement aux groupes dits “à risque” via
des politiques inclusives, de masse. Elles visaient à traiter socialement ce qui était vu comme
une question sociale. À partir du moment où il apparut que la crise économique – de même
que son corollaire, le chômage – passait du mode conjoncturel au mode structurel, en d’autres
mots, devenait permanente, les politiques de masse furent de plus en plus jaugées sur des critères
essentiellement économiques et ce, par le fait qu’elles devenaient financièrement trop coûteuses
-19-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
(Castel, 1995). Dès l'instant où les politiques sociales firent l’objet d’une analyse “coûtbénéfice”, il devint clair qu’à moins d’y consacrer une part plus importante du budget de l’Etat,
il allait devenir indispensable de les réformer. Ce qui fut décidé et mit en œuvre dans le
courant des années quatre-vingt-dix est relaté en détail dans un très bon ouvrage que l’on ne
peut que conseiller : « L’état social actif. Vers un changement de paradigme ? » dirigé par Pascale
Vielle, Philippe Pochet et Isabelle Cassiers.
L’activation, nouvelle recette préconisée afin de diminuer les coûts afférents à l’assistance
sociale et ce, en responsabilisant les allocataires sociaux, est toute entière axée sur une
individualisation des politiques sociales. Ce ne sont désormais plus les cohortes de personnes
sans-emploi qui sont étudiées mais le sans-emploi lui-même (Shortt, 1996). En clair, ce n’est plus
à la Société de trouver une solution pour ses membres précarisés mais ces derniers qui se doivent de
déterminer les stratégies à mettre en œuvre pour rester “intégrés” à tout prix.
La violence institutionnelle
La honte permanente d'être constamment marginalisé, étroitement liée au désir d'appartenance
au groupe social majoritaire explique également l'apparente résignation avec laquelle l'assisté
social accepte la façon dont il est continuellement jaugé et critiqué, en bien comme en mal
d'ailleurs, par l'assistant social en charge de son dossier au CPAS : quel déchirement
impliquerait, pour lui, le fait de se rebeller alors qu'il n'aspire, en règle générale, qu'à se
conformer. Ce désir de conformité peut même aller jusqu'à lui faire adopter le discours qu'il
pense que le fonctionnaire aimerait entendre. Dès lors, toute l'attention de l'usager du service
social va se porter sur la construction d'un discours “qui puisse plaire” à l'institution. Or,
l'institution pèse de tout son poids sur les individus au-travers de son représentant, le
fonctionnaire. Ce dernier dispose d'un pouvoir énorme de coercition sur l'usager puisque de sa
décision dépend ou non l'obtention des ressources financières indispensables pour avoir, un
tant soit peu, l'impression d'être encore partie prenante de la société.
Le plus souvent les institutions d'aide sociale ne semblent pas prendre la mesure de
l'incommensurable pouvoir dont elles usent (et parfois abusent) eu égard à leurs utilisateurs :
elles […] ne comprennent pas la violence que leur mode de fonctionnement impose à leurs usagers, en
particulier les moins dotés culturellement. Au-delà de l'accueil, la violence de l'assistance est surtout
inscrite dans le système de relations paradoxales qu'elle induit et dans l'attitude profonde qu'elle sollicite
chez les usagers. La violence s'étaie sur deux injonctions paradoxales :
- L'assisté doit accepter sa dépendance vis-à-vis du système, se soumettre à ses exigences, tout en affirmant
clairement sa volonté d'autonomie.
- Il doit reconnaître son infériorité et ses carences pour pouvoir être aidé. Il lui faut faire la preuve de son
dénuement et montrer sa vulnérabilité pour obtenir aide et protection. On fragilise alors l'assisté sous
prétexte de l'aider à se renforcer. (Gaulejac, 1996 : 114-115)
Cependant, dans les faits, la mise en œuvre de politiques d'activation rencontre d'autres
obstacles, dus à l'hiatus existant entre une planification top-down des politiques – ce qui
implique nécessairement des catégorisations généralisantes – et la nécessité de mettre au jour les
singularités attachées à chaque demandeur d'emploi. En pratique, les travailleurs sociaux
découvrent rapidement que les politiques sociales standardisées – même prônant une prise en
charge individualisées des usagers – sont incapables de traiter des problèmes liés à un allocataire
en particulier (Nutelet, 1997).
L’assisté doit, de ce fait, affronter, lors de ses rapports avec l'institution, toute une série de
difficultés – relatives à cet hiatus et encore renforcées par son adaptation aux contraintes de la
-20-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
précarité, id est à sa manière de faire sien le métier de pauvre. Ces difficultés peuvent se résumer
aux six points suivants :
- dans sa façon d’aborder le fonctionnaire, la personne assistée est rapidement confrontée à la
déception que provoque l’incompréhension de ce dernier vis-à vis de son besoin de contacts
personnalisés, de l’établissement en fait d’une relation non pas anonyme mais privilégiée ;
- les contenus des programmes sociaux ne rencontrent pas toujours les souhaits des usagers et
ce, pas seulement parce qu’ils ne sont en fait pas suffisamment individualisés (ce qui est
largement admis parmi les travailleurs sociaux eux-mêmes) mais, surtout, en raison de la
vision que l’usager se fait de son propre univers, c’est-à-dire une société communiquant – au
niveau des relations en public – presque exclusivement au-travers de relations
personnalisées ;
- le fait qu’aux yeux de l’administration, les sans-emploi les plus “compétents” sont ceux qui
se plient idéalement aux contraintes administratives signifie que ceux qui sont capables
d’adapter leur discours aux “bonnes” cases des questionnaires des offices de réinsertion
seront considérés comme étant les plus employables. Paradoxalement, c’est ici une des
caractéristiques les plus dommageables de l’évaluation de l’employabilité de l’assisté : sa
capacité à instrumentaliser son discours de manière à gruger le placeur. Au contraire,
l’usager qui souffre de nombreux problèmes, a du mal à en parler tout en ne désirant
nullement travestir la vision qu’il a de lui-même, celui-là – en ne montrant pas de l’intérêt à
répondre d’adéquate manière, c’est-à-dire de la manière attendue – prend le risque d’être
rapidement délaissé au profit de candidats correspondant au “profil” recommandé.
- la conception du rôle du fonctionnaire, qui contraint celui-ci à se comporter non seulement
comme le soutien de l’allocataire mais également comme son garde-chiourme oblige cet
usager à se méfier d’une personne pouvant le sanctionner mais qui, dans le même temps, lui
est présentée comme pouvant l’aider dans sa réintégration sur le marché du travail. Cette
méfiance – si l’on se replace dans l’optique du besoin d’une relation personnalisée – ne
peut qu’empêcher l’établissement de liens solides entre l’usager et le fonctionnaire.
- L’idée que l’établissement de la relation entre les deux parties doive s’initier par la signature
d’un contrat conditionnant l'accès à l'allocation sociale rend – dans de nombreux cas –
illusoire la collaboration pleine et sincère de l'usager. Que reste-il du concept même de
contrat quand il n'est que peu ou pas possible de le négocier ? De nouveau, les usagers les
plus défavorisés8 qui pensaient pouvoir se fonder sur l'assurance d'un revenu minimum
pour pouvoir se départir de leur harassant travail de Sisyphe – i.e. l'assouvissement
perpétuel de leurs besoins de base – et ainsi se dégager de l’apprentissage du métier de
pauvre – se sont sentis humiliés : ce sont les véritables “laissés pour compte” de politiques
sociales adaptées pour des publics mieux insérés, comme les chômeurs de court-terme ou les
jeunes entrant sur le marché du travail. Sous le prétexte de les responsabiliser en en faisant
des “partenaires” de leur propre réinsertion (par le travail), ils se sont en réalité vus forcés à
signer un acte les privant de leur droit de libre-arbitre en matière du choix de leur emploi.
- Enfin, l'oubli de la part des responsables politiques que – au contraire des personnes qui
ont le droit de recevoir des allocations de chômage – les populations bénéficiant de
l'assistance sont dans une trajectoire faite d'échecs répétés pour réintégrer le marché du
travail. Les personnes recevant le minimex belge, maintenant revu et corrigé sous
8
En ce compris les sans-abri qui, avec l'instauration, depuis 1994 en Belgique, du minimex de rue (Versailles, 1993),
disposaient, à l'instar des autres populations précarisées, du revenu minimum garanti.
-21-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
l'appellation de revenu d'intégration sociale (RIS), sont des personnes qui, en raison des
problèmes liés à leur trajectoire dans la paupérisation mais également en raison d'un
marché du travail aux procédures de recrutement extrêmement discriminantes (EymardDuvernay, Marchal, 1996) sont arrivées au bout d'un véritable parcours du combattant
entre périodes de chômages, emplois précaires peu ou pas qualifiés et démarches
humiliantes auprès d'administrations jugées froides ou hautaines. Il faut donc bien avoir à
l'esprit que d'être tributaire d'un revenu d'intégration est déjà une fin en soi là où
l'allocation de chômage peut encore laisser, à son bénéficiaire, de bonnes raisons de penser
qu'il n'est que dans le creux passager d'une vague sur laquelle il ne tardera pas à rebondir.
Les deux publics sont en fait extrêmement différents et, en pratique – malgré toutes les
difficultés liées au fait d'être chômeur – difficilement comparables. Pourtant, les politiques
leur étant destinées ne diffèrent guère et ce, dans leur manière de s'imposer tant au
bénéficiaire qu'au personnel en charge de les mettre en œuvre. En ce qui concerne d'ailleurs
ce dernier – placé devant l'énorme difficulté de devoir replacer des gens dont personne ne
veut plus dans des délais de plus en plus serrés –, de nouvelles stratégies s'élaborent au sein
des offices de placements afin de contourner les nouveaux règlements. Nous examinerons
ci-dessous les tenants et aboutissants de l'une d'entre elles : la médicalisation à outrance des
personnes précarisées.
L'urgence
Comme il a été décrit plus haut, les institutions sociales se doivent dès à présent de respecter les
objectifs qui ont été fixés par les politiques (que ce soit au niveau national ou européen par
ailleurs, il suffit de se référer à l'objectif global défini durant le Conseil Européen de Lisbonne
qui consiste à porter le taux d'emploi dans l'UE à 70 % d'ici à 2010). Dès lors tenues à des
exigences de résultats, le modus operandi que l'institution est le plus souvent contrainte de
favoriser dans le traitement de ses usagers relève de l'urgence. De manière à respecter les quotas
de remise au travail requis, les offices de placement – en Belgique, rôle qui doit (en pratique,
“devrait”) également être assigné aux CPAS – n'ont guère le temps, d'une part, de se rendre
compte des souhaits de l'usager en matière d'emploi et, d'autre part, de faire la fine bouche en
matière des offres d'emploi qui leur parviennent, vu que dans certaines régions – comme le
Hainaut par exemple – il faut bien se rendre compte qu'elles ne sont pas pléthoriques. Il
s'ensuit que dès qu'un usager est jugé – sur base du questionnaire d'évaluation des compétences
– comme convenant à un emploi proposé, il lui est intimé l'ordre d'accepter ce dernier, quel
qu'il soit par ailleurs. Tout refus est jaugé arbitrairement par l'office de placement et peut être
sujet à sanction, sans que la personne lésée ait de possibilité de recours puisque, la sanction
étant administrative, tout recours doit être adressé à l'institution elle-même. Il est patent de voir
la toute-puissance laissée à l'institution en matière de jugement et des dangers qui résident dans
celle-ci.
Outre le peu de cas qu'il est fait de leurs propres desideratas, ce qui ne cadre de nouveau pas
avec une politique de responsabilisation des usagers, l'instauration de l'urgence dans le
traitement de leur dossier renvoie les personnes précarisées à la manière dont elles sont ellesmêmes amenées à percevoir leur horizon temporel, c'est-à-dire dans le court voire le très courtterme. Là aussi, la nécessité de replacer ces gens à tout prix renforce et leur manque de
participation à un processus sur lequel ils n'ont pas de prise – d'où consolidation concomitante
de leur sentiment d'impuissance – et leur perception du temps restreinte à l'immédiateté.
Il semble d'ailleurs que tout comme les assistés les plus vulnérables soient devenus les “cobayes”
involontaire du grand laboratoire social de l'Etat, ils puissent représenter également – au-travers
-22-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
de leur rapport au temps – l'avant-garde de l'homme contemporain : les cas-limites de ce
qu'Ehrenberg nomme l'homme insuffisant (Erhenberg, 1999) et Ettighoffer et Blanc l'homme
stochastique (Ettighoffer & Blanc, 1998). C'est-à-dire un individu au sein d'une société qui
participe, pour reprendre les termes de Nicole Aubert :
[…] d'un effacement de l'avenir et d'une surcharge, voire d'un 'écrasement' de l'homme sur le présent. Pris
dans les rouages de l'économie du 'présent éternel', […] ne sommes nous pas devenus non seulement des
'hommes-Présent', incapables de vivre autrement que dans le présent le plus immédiat, mais, plus encore des
hommes de l'Instant, collant à l'intensité du moment et recherchant des sensations fortes liées à la seule
jouissance de l'instant présent ? (Aubert, 2003 : XIII)
La médicalisation à outrance comme moyen de pallier l'inemployabilité des usagers
Afin de ne pas sanctionner un nombre non négligeable de leurs usagers bénéficiaires du RIS,
plusieurs CPAS du Hainaut ont insisté sur le fait que ces derniers étaient médicalement inaptes
à reprendre tout travail. Le CPAS se basait alors sur la volonté d’intégration de ces personnes
dans la vie de leur quartier ou de leur village pour témoigner de leur bonne disposition à être
insérés socialement. Par exemple, le fait de sortir promener son chien pouvait devenir le signe
indubitable d’un désir de se mêler aux autres. Absurde ? Non.
Il s’avère que les conseillers en placement s’avèrent incapables de retrouver des emplois pour
leurs usagers et qu’ils le justifient en raison des caractéristiques de ces derniers, de leur
inaptitude/incapacité à en retrouver et ce, alors même9 que la raison majeure est celle d’une
rarification des emplois non qualifiés et d’une réluctance des employeurs à engager des
« minimexés ». Il est plus facile de médicaliser les raisons de non emploi plutôt que de
s’interroger sur les chances objectives d’en retrouver dans un contexte socio-économique
donné. En outre, cela permet la préservation de leurs propres emplois. En effet, vu le contexte
de manque d’emplois permanent, il leur faut sans cesse prouver la nécessité de continuer à
utiliser des conseillers en placement...
Mais cette nécessité de répondre, par une médicalisation des pratiques, aux desideratas d’une
hiérarchie peu au fait des réalités vécues par leurs usagers les plus vulnérables ne s’arrête pas là :
Vincent Lyon-Callo, en tant que travailleur au sein d'un abri de nuit new-yorkais, de 1993 à
1997, a mis en évidence – cela grâce à un travail de terrain approfondi – la manière avec
laquelle le sans-abri est poussé à réaliser son propre autodiagnostic. C'est l'obligation qu'il lui
faut subir en vue d'être accepté dans l'institution. L’auteur a notamment découvert, au sein de
l'abri où il travaillait, que « Les pratiques de routine visaient, avant toute chose, à développer des
techniques pour détecter, diagnostiquer et traiter des désordres pathologiques chez les individus sans-abri »
(Lyon-Callo, 2000 : 333). Dès lors, les sans-abri qui admettent avoir des problèmes et font leur
diagnostic devant l’équipe d’intervenants de l'abri sont pris en charge, sur base dudit diagnostic,
tandis que ceux qui s'avèrent récalcitrants sont « poussés » à confesser leurs intrinsèques
« fautes ».
De même, lors des réunions de l’équipe de l'abri, tous les usagers sont passés en revue
uniquement sur base de critères pathologiques :
« Il fut suggéré que Jerry était incapable d'obtenir un job mieux payé en raison d'une dépression persistante
et d'abus de substances médicamenteuses. Je suggérais alors (l'auteur connaît bien la personne en question)
que peut-être ces difficultés résultaient des circonstances actuelles dans lesquelles il se débattait. Quelques
9
Nous le verrons plus précisément ci-après avec la mise en avant de la méthode d’intervention sur l’offre et la demande
(méthode IOD)
-23-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
membres de l’équipe pensèrent que cela faisait sens mais, de nouveau, ils se devaient d'être pratiques et
travailler sur ce qu'ils pouvaient changer. Ce qu'ils pouvaient changer, c'était Jerry » (et non ses
circonstances actuelles de vie…) (Lyon-Callo, 2000 : 336).
Jerry est donc peu à peu convaincu qu'il ne doit chercher les problèmes qu'il rencontre dans sa
vie qu'en lui-même, ce qui n'est pas très difficile à induire puisque, avant d'arriver à l'abri de
nuit, la plupart des sans-abri ont déjà dû apprendre, via les divers services d'aide leur étant
destinés, à se blâmer eux-mêmes afin d'obtenir ici un repas gratuit, là une allocation de
transports, etc.
Toute résistance devient preuve supplémentaire de pathologie
Cette logique est poussée à un point tel que le simple fait de demander un lit dans un abri de
nuit ainsi que les diverses stratégies utilisées par les sans-abri pour subsister au jour le jour, que
ce soit dans l'abri ou dans la rue, deviennent des symptômes révélateurs, sinon des preuves, de
désordres mentaux. A partir de ce moment, tout devient passible de devenir une preuve de plus
de l'incapacité mentale du sans-abri à prendre soin de lui-même, surtout la moindre rébellion
vis-à-vis des avis du staff : « En fait, toute résistance aux pratiques et aux discours médicalisés devient
elle-même médicalisée et diagnostiquée comme attention déplacée et preuve supplémentaire de pathologie »
(Lyon-Callo, 2000 : 338).
A la base de ce système se trouve la tyrannique obligation, pour l'abri, de justifier les subsides qui lui sont
accordés par une certaine productivité, cela au nom de la « sacro-sainte » réintégration. Une des
manières les plus effectives d'expliquer la non-réintégration de la majorité de ses usagers –
plutôt que de mettre l'accent sur le fait que dans la région n'existent guère d'emplois octroyant
des salaires autres que rabotés – consiste à faire passer ceux-ci pour des personnes souffrant de
troubles psychiques expliquant leur désocialisation.
Lors d’un entretien avec Bernard Horenbeek, alors Directeur d’une association d’aide aux sansabri et travailleur de rue, celui-ci me faisait remarquer que :
« Un des drames dans les maisons d'accueil qui fait qu'il y a toute une série d'échecs dans les hébergements,
peut se résumer comme suit : la maison d'accueil attend un projet social (autour du sans-abri à réinsérer)
avec un projet sur lequel on peut travailler. Si ça va (alors) on accepte la personne. Et bien le bonhomme
qui va à la maison d'accueil, il a besoin de se reposer deux, trois jours car il est évidemment épuisé. Il sait
qu'il a un AS (assistant social) devant lui qui veut entendre un projet de réinsertion (d'où le discours) : ‘Je
veux me réinsérer absolument, j'en ai marre de la vie à la rue, je veux trouver un … etc.’ OK il est admis
deux, trois jours et puis après ça finit mal parce qu'il se casse (il part), parce qu'il se met à boire, je ne sais
pas moi! Parce qu’en réalité, il a tout simplement adapté son discours à ce que l'autre avait envie
d'entendre et ils apprennent ça : ils savent par exemple que s'ils disent qu'ils sont depuis 10 ans à la rue (la
réaction serait) : ‘Bon, c'est que tu l'as bien voulu parce que quand même…!’ Donc il n'est pas rare que,
quand l'on rencontre quelqu'un pour la première fois, qu'il dise : ‘Ah moi je ne suis que depuis trois jours à
la rue’ et puis tu vas le rencontrer une deuxième fois : ‘Oui, je suis depuis trois semaines à la rue’ et puis tu
vas le rencontrer une troisième fois et : ‘Ca fait trois mois que je suis à la rue’ et en réalité ça fait 6 ans
qu'il est à la rue! Cela ne peut pas apparaître tout de suite parce qu'il sait que s'il veut obtenir quelque
chose de toi, un peu de ‘dringuelle’ ou quelque chose du genre, il faut qu'il corresponde le plus possible à tes
propres fantasmes, nos propres fantasmes sociaux qui sont que quelqu'un qui est juste à la rue, il faut
absolument l'aider tandis que quelqu'un qui y est depuis 10 ans, il n'y a quand même plus rien à faire.
Même chose dans le secteur social. »10
10
Entretien avec B. Horenbeek, Directeur de l'association « Diogènes » - Bruxelles.
-24-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
A partir du moment où l'on s'engage dans une telle politique, il est important de comprendre
que celle-ci se nourrit d'elle-même et que si l'on se focalise uniquement sur le “Soi” de l’usager
en lieu et place de la prise en compte des conditions objectives plaçant nombre de personnes
dans cette situation, il sera alors extrêmement difficile de faire marche arrière. Ce n'est pas en
plaçant la personne précarisée devant la double injonction : « si tu admets que tu es malade c'est
que tu l'es et si tu ne l'admets pas c'est que tu l'es aussi » que l'on risque de provoquer le moindre
changement, aussi bien dans la société, que chez ce sujet dépossédé de tout et même du peu de
prise qu'il a sur lui-même.
Il ne faut jamais perdre de vue, au contraire, l'idée que ces personnes sont des sujets agissants et
qu'elles sont à même d'élaborer des stratégies évoluées pour à arriver à leurs fins. Il ne faut pas
imaginer ces dernières comme signes de pathologie mais, au contraire, comme signes d'une
adaptation réussie aux nécessités et aux aléas de l'institution comme de l’environnement
quotidien.
Il s'avère donc principiel d'éviter de tomber dans le piège du discours médicalisé, ne serait-ce
qu'en raison des risques de perversion des politiques sociales que ce genre de discours peut
entraîner.
Finalement :
Quelles sont les conséquences découlant directement de cette série d'hiatus entre usagers et
institutions dont certains, certes, existaient préalablement à l'adoption des politiques
d'activation mais que ces dernières n'ont fait que renforcer ?
1. Faute d'être réadaptées – par exemple via le recours à des évaluations de type bottom-up de
leur mise en pratique – par les fonctionnaires quotidiennement en contact avec les
allocataires sociaux, le risque est grand de voir les nouveaux instruments mis en place non
pas réintégrer mais bien plutôt fonder de graves déficits démocratiques envers des
populations qui se révèlent peu ou pas armées pour protéger leurs intérêts.
2. Parmi ces déficits, il faut remédier au fait que la personne vulnérable n'est – par son désir
d'insertion – peu ou pas encline à se rebeller ouvertement contre ce qu'elle doit bien
considérer désormais comme l'analogon social d'un employeur. De plus, son bagage
socioculturel la rend souvent inapte à assurer, seule – si jamais elle éprouvait le courage
d'aller en recours contre toute sanction possible – une défense digne de ce nom. Pour ce
faire, elle se voit alors obligée de faire appel à une tierce partie – une association d'aide par
exemple. Mais, là encore, le processus de recours ne peut que la renforcer dans son
sentiment d'impuissance puisque, seule, elle n'est pas à même de défendre ses intérêts
propres.
A moins peut-être que l'association d'aide soit instituée comme partie prenante quoique
indépendante de l'institution sociale qui s'apparente plutôt, elle, avec la nouvelle donne de
l'activation, à ce que Goffman désigne par le nom d'institution totale et que Castel définit
comme un lieu défini par “l’isolement par rapport au monde extérieur dans un espace clos, la
promiscuité entre usagers, la prise en charge de l’ensemble des besoins de l’individu par l’établissement,
l’observance obligée d’un règlement qui s’immisce dans l’intimité du sujet et programme tous les détails
de l’existence quotidienne, l’irréversibilité des rôles de membre du personnel et de pensionnaire, la
référence constante à une idéologie consacrée comme seul critère d’appréciation de tous les aspects de la
conduite” (R. Castel in Goffman, 1968 : 11). À l'exception de la notion “d'espace clos” – mais
qui peut être métaphoriquement remplacé par la marginalisation dont souffre la personne
précarisée vis-à-vis du reste de la population, il serait aisé de transposer le terme “totale” au
terme “social”, surtout avec l'instauration du contrôle et de son corollaire, la sanction.
-25-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
Afin d'éviter l'amalgame entre aide et sanction, il faudrait dès lors que le service tiers ne soit
qu'au service de la personne, en prenant en compte ses préférences et, surtout son mode de
fonctionnement, id est utiliser les caractéristiques inhérentes à l'adaptation au “métier de
pauvre” afin, justement, de tenter d'en tirer l'individu par trop engoncé pour agir seul. C’est
l’idée du tiers intervenant, que nous développerons ci-dessous.
3. La Ligue des Droits de l'Homme a rapidement mis en exergue les failles du système et le
grand pas en arrière que la nouvelle loi entraîne au niveau des acquis sociaux : “Il serait
erroné de croire que ce que nous propose de Ministre Vande Lanotte est une simple modernisation de
la loi du 7 août 1974. Il s'agit, en réalité, d'un profond changement du type même de solidarité qui est
proposé au fondement de notre société. Sous couvert " d'activer " les passifs qui encombrent notre société
et de " responsabiliser " par plus d'obligations ceux dont on considère qu'ils ont trop de droits, l'Etat
social actif appliqué traîne trop souvent avec lui un cortège de violations des droits fondamentaux. Ici
encore, ce sont le droit à la vie privée, le droit au travail librement choisi et, ultimement, le droit à
mener une vie conforme à la dignité humaine qui font les frais de cette nouvelle idéologie sociale.”
(Ligue des Droits de l'Homme, 2001)
La réponse de la Ligue des Droits de l'Homme à cette politique jugée déshumanisante a été
de proposer, en lieu et place d'un revenu d'intégration (RI) conditionné par l'acceptation
d'une remise au travail ou à une formation, l'idée d'un revenu de participation sociale qui,
même s'il peut consister en un emploi convenable ouvrant le droit à une couverture
complète de sécurité sociale (ce que ne garantit pas le RI), une formation ou toute autre
activité sociale “qui ne contrevient pas à l'ordre public et aux bonnes mœurs” (ibidem, 2001), est
néanmoins d'abord le fruit du libre choix de l'intéressé, choix devant être toujours respecté
car – dans le plus insigne respect des droits les plus élémentaires des hommes – “la
participation sociale ne conditionne pas l'octroi du revenu de participation sociale”. (ibidem, 2001).
Cette proposition n'a pas été prise en compte mais elle reste pourtant une alternative des
plus valable afin d'éviter que, longtemps encore, usagers et institutions ne se regarde en
chiens de faïence au cours d'interactions aux effets pour le moins mitigés sur la
réintégration de la personne vulnérabilisée d'une part et sur cette dernière d'autre part.
7.
C’est à la structure qu’il faut s’attaquer : Théorie des capabilités et
Méthode I.O.D.
La théorie des capabilités
Il convient, en préalable, de définir ce que sont lesdites capabilités. Celles-ci sont le fruit du
travail d'un économiste indien, Amartya Sen, qui s'intéressait à une économie du
développement appliquée aux pays du tiers-monde, à commencer par le sien propre. Dans les
années 80, c'est notamment lui qui, avec un de ses collègues, l'économiste pakistanais Mahbub
ul Haq, a mis au point l'indice de développement humain qui permet de "mesurer" le
développement d'un pays à l'aune d'indicateurs différents que le seul PIB ou d'autres
indicateurs financiers.
Le travail le plus connu de Sen est son ouvrage de 1981 : Poverty and Famines: An Essay on
Entitlement and Deprivation, au sein duquel il a démontré que la famine ne provient plus, de nos
-26-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
jours, d'un manque de nourriture mais plutôt d'inégalités dans la manière de répartir cette
nourriture. De cet ouvrage et d'articles parus dès 1979 est née la notion de capabilité. Celle-ci
pourrait être traduite par "liberté réelle" et comprend ce que la personne est capable d'être ou
de faire ainsi que ce que l'environnement socioculturel dans lequel elle évolue (société,
traditions, lois, marché, famille, etc.) lui permet d'être ou de faire. La « capability for life », au
cœur de la pensée de Sen, c’est la capacité qui doit être donné à chacun de vivre la vie qu’il/elle
estime valoir la peine d’être vécue. Dans nos sociétés occidentales, nous disposons de toute une
série de droits et de libertés formels d’être et de faire ce que nous désirons être ou faire. Encore
faut-il que nous ayons la possibilité de les convertir en des droits et des libertés réels d’être ou de
faire ce que nous désirons être ou faire.
A titre d'exemple, on peut être capable de faire du vélo de route mais s'il n'existe pas de routes,
cette capacité en soi ne sert à rien. Un autre exemple : selon Sen, les gouvernements devraient
être mesurés à l'aune des capabilités concrètes de leurs citoyens. Ainsi, aux Etats-Unis, les
citoyens ont hypothétiquement le "droit" (la liberté formelle) de voter. Pour notre auteur, ce
concept est vide de sens. Il serait pour lui plus pertinent de se demander si toutes les conditions
sont rencontrées pour que les citoyens aient la capabilité (la liberté réelle) de voter. Ces
conditions peuvent aller des plus larges, telle que la disponibilité d'un enseignement public
performant, aux plus spécifiques, comme des transports publics à disposition pour se rendre
aux bureaux de vote.
Ce n'est que quand de tels facteurs d'obstruction sont levés que le citoyen peut être capable et
rendu capable d'exercer un choix individuel.
Encore faut-il que ledit citoyen soit à même d’exercer un choix individuel, c’est-à-dire faire un
pari l’engageant dans le futur… Or, pareil luxe n’est pas – cela a été montré aux points
précédents – donné à tous d’égale manière. Il s’avère indispensable – comme préalable à toute
autre mise en œuvre – de rendre aux personnes précarisées la liberté réelle de faire des choix de
vie qui les engagent pour de longues périodes, qui leur redonnent une perspective d’avenir.
C’est seulement lorsqu’ils seront à même de s’imaginer non plus dans l’immédiateté de la
précarité qu’ils pourront entamer un véritable travail de réinsertion. Dans le cas contraire, tout
ce que nous pouvons leur offrir relève de l’emplâtre sur une jambe de bois, car cela restera au
niveau formel et ne pourra être converti au niveau réel.
Un des moyens privilégiés (mais loin d’être unique11) pour échapper au diktat de l’immédiateté,
c’est d’avoir accès à un emploi stable et, si possible, à un contrat à durée indéterminée (CDI).
Ce sésame, beaucoup n’osent même plus en rêver et pourtant de nouvelles méthodes telle celle
reprise ci-dessous permettent de faire se rencontrer publics précarisés et employeurs avec, à la
clé, une proportion importante de signature de CDI.
La méthode I.O.D. : « L’intervention sur l’offre et la demande »
Cette méthode – qui existe depuis près de 25 années en France – initiée par Denis Castra et
Francis Valls, deux psychosociologues – a permis à un grand nombre de rmistes, de personnes
en décrochage scolaire et/ou sans-diplôme de trouver des CDI et ce, d’une manière bien plus
11
A titre d’exemple, un logement salubre et dans lequel on se sente véritablement « chez soi » se révèle d’une importance
capitale et précède, dans l’ordre des priorités, l’octroi d’un travail. Il semble toutefois que cet aspect des choses soit négligé par
les autorités, sans doute du fait de l’effort financier considérable qu’une politique de logement social digne de ce nom obligerait
à fournir. L’accent est donc plutôt mis sur le fait de retrouver un emploi, notamment parce que cette stratégie permet de
reporter la responsabilité de l’échec sur l’usager plutôt que sur l’institution. Il reste que si nos politiques sociales étaient non pas
de « workfare » mais plutôt de « homefare », cela permettrait sans doute aux bénéficiaires d’ensuite chercher un emploi de manière
plus rassérénée et avec une confiance restaurée face aux difficultés à surmonter pour ce faire.
-27-
« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
probante que la plupart des agences de placements, publiques comme privées. Cette méthode
consiste, grosso modo, à délaisser totalement l’adéquation du demandeur d’emploi au marché
du travail mais plutôt à travailler intensément sur et avec les employeurs afin de convaincre ces
derniers d’engager des collaborateurs non pas sur la base classique de leur CV mais sur (et
uniquement sur) leur aptitude à remplir le cahier des charges inhérent à la tâche qui doit leur
être dévolue. L’idée s’est lentement imposée au fil des recherches que les auteurs ont menées
pour répondre à la question suivante : « Pourquoi continue-t-on à réserver, aux publics (usagers) des
programmes de lutte contre l’exclusion, cette politique dérogatoire et partielle du marché du travail, qui
continue à s’imposer avec la force des évidences ? » (Castra et Valls, 2007, 23). En effet, ils purent
constater que le fait de ne proposer aux victimes de l’exclusion sociale que des sous-contrats de
travail (contrat ‘première embauche’ et tous ceux du même acabit) renforçaient plutôt
qu’aidaient à changer les regards sur les personnes mises en situation d’exclusion
professionnelle et sociale. En outre, ils notèrent, eux aussi, que les formules d’aides elles-mêmes
entraînaient des dommages non négligeables sur les usagers : « […] partant du principe que toutes
les personnes qui souhaitent travailler ont des compétences pour le faire immédiatement, les pratiques
consistant à remettre en cause la légitimité ou le bien fondé de ces demandes (diagnostic systématique,
élaboration préalable d’un projet, parcours à étapes obligées…) ne s’apparentent-elles pas à un déni de
citoyenneté ? » (Castra et Valls, 2007, 23). Souvent, les contrats aidés sont vus comme « de
seconde zone » par les employeurs, et, par extension, leurs bénéficiaires également. Outre cela,
la mise à l’épreuve des candidats-travailleurs (étapes à suivre de manière obligatoire, diagnostics,
etc.) ne sont pas sans rappeler la médicalisation des pratiques dans les abris de nuit new-yorkais.
On peut répondre que de remettre des personnes non qualifiées au travail est devenue une
gageure de nos jours. A cela les auteurs répondent par la négative : la proportion d’emplois non
qualifié en France en 2002 est la même qu’en… 1982, soit 21%. Pour eux, croire que le marché
du travail fonctionne de manière rationnelle est faux : les employeurs sont victimes de préjugés,
de fausses informations ou encore ont tendance à favoriser des travailleurs surqualifiés bien que
cette tendance ne se base sur rien de concret. Les chercheurs en sciences sociales enquêtant sur
les procédures de recrutement, les hommes politiques en charge des politiques d’emploi mêmes
semblent oublier que tout : « […] sujet a tendance à oublier systématiquement l’influence du contexte
sur la conduite des acteurs, au profit des intentions ou des caractéristiques de la personne » or les auteurs,
par leur pratique quotidienne sont eux convaincus : « que les micro-décisions quotidiennes qui
définissent le marché du travail resteront largement obscures si on les examine sous le seul angle de leur
rationalité » (Castra et Valls, 2007, 30-31). Dès lors, parier sur l’accès direct à l’emploi et,
surtout, à l’emploi durable, pour des travailleurs non qualifiés a, pour les auteurs, payé. Sans
exposer tous les chiffres (se reporter à l’ouvrage de Castra et Valls pour plus de détails), une
personne non qualifiée, au RMI depuis deux ans, entrant dans un dispositif IOD a deux fois
plus de chances de se faire engager dans un emploi (et surtout dans un emploi à durée
indéterminée) que ce qui est prévu par les statistiques nationales et ce, sans même insister sur le
fait que, en général, le dispositif IOD permet de retrouver un emploi dans un temps assez bref
(moins d’un mois pour la plupart des demandeurs d’emploi…). Enfin, les bénéfices de la
méthode sont aussi et avant tout « humains » : c’est restaurer la dignité de la personne que de
ne pas systématiquement la remettre en question mais plutôt lui montrer que c’est le contexte
qui est à questionner, que c’est sur l’employeur qui s’agit surtout de travailler. Laissons le mot
de la fin aux auteurs :
« […] Le discours pesant sur les compétences, bien sûr perçues comme un attribut interne, escamote la prise
en compte des contextes et des situations de travail au profit d’un diagnostic – même incertain et
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
hasardeux – sur l’individu » (Castra et Valls, 2007, 40) C’est cela que la méthode IOD vise à
contrer.
8.
Une interface entre l’usager précarisé et le fonctionnaire en charge de
l’aide sociale : le tiers-intervenant
Pour prendre en charge les personnes vivant dans le plus grand dénuement, de nombreux
sociologues ou travailleurs sociaux parlent de réparation, de restauration de la dignité par
l’écoute, le réconfort, le soulagement de la souffrance (Ferreira, 2004). C'est d'autant plus
important que ce public n'est pas à la base, vu son extrême précarité vécue souvent depuis bien
plus longtemps que les signes visibles eux-mêmes de cette précarité, sur un pied d'égalité avec le
reste de la population. La pathologie la plus terrible dont souffrent ces individus tient – comme
le met en exergue Winnicott – dans un terrible manque de confiance et, en conséquence, dans
une non-appropriation du monde qui les entourent (le non développement du fameux 'espace
potentiel'). Ce processus n'est pourtant pas irréversible et plus il est possible à ces personnes de
tisser des liens affectifs, de re-créer de la confiance, plus il redevient faisable d'envisager un
nouvel "intérêt au monde", une capacité à y prendre part, à se donner l'opportunité d'accroître
le champ de l'expérience et, par-là créer un espace de liberté, au-travers de sa manifestation la
plus tangible pour tout être humain : faire des choix, se redonner la chance d'être actif et non
plus passif face à l'avenir, fût-il des plus incertain...
De facto, au-travers des recherches de Vexliard ou, plus récemment, de Patrick Declerck, on a
longtemps cru que les personnes sans-abri de long-terme – complètement désaffiliées –
n’entretenaient plus, en toutes circonstances, que des contacts superficiels ou ténus avec autrui
(Vexliard, 1957 ; Declerck, 2001).
Gagner leur confiance
Or, de nombreuses expériences ont démontré que le travail régulier d’un même individu,
infirmier ou travailleur de rue, mené sur plusieurs mois voire années, pouvait provoquer un
véritable « déclic » chez les sans-abri vétérans, ceux qui se sont « clochardisés ». Le fait qu’un
assistant social rencontre et dise « bonjour » tous les jours au même sans-logis, même si ce
dernier ne lui répond jamais peut, au bout d’une période imprévisible, conduire subitement à
ce que ce dernier vous donne la réplique. : la difficulté intrinsèque tient non pas approcher ces
personnes mais plutôt à gagner leur confiance. Ainsi que le rapporte Bernard Horenbeek :
« Nous, avant de connaître un tant soit peu les personnes que nous abordons pourtant tout le temps dans
la rue, nous comptons parfois deux ou trois ans, je veux dire avant qu’elles en viennent à dialoguer (c’est
moi qui souligne) avec les travailleurs de rue12. »
On peut également présenter le cas de « La Fontaine », une maison accueillant les sans-abri en
journée et disposant d’un petit dispensaire tenu par une infirmière : Marie-Thérèse. Au vu des
chiffres de fréquentation de ce dispensaire, un des responsables de “Médecins sans Frontières –
Belgique” a déclaré : « Vous soignez plus de malades SDF que nous avec notre service de bus itinérant
(explicitement conçu pour le public SDF) dans les rues de Bruxelles13 ».
Après enquête, menée en commun par MSF et « La Fontaine », il a été montré que les
personnes sans-abri avaient une nette préférence pour la seconde car Marie-Thérèse y est « à
demeure » tandis que les médecins MSF sont, eux, nombreux, travaillent de façon irrégulière
12
13
Entretien avec B. Horenbeek, op. cit..
Entretien avec Aloyse de Saint Marcq, Directrice de “La Fontaine”, Bruxelles.
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
selon des horaires changeants et restent, en conséquence, anonymes. Cette infirmière ne
soigne pas seulement les contusions ou les maladies mais reçoit également nombre de sans-abri
qui ne viennent la voir – en prenant parfois le prétexte d’un pansement à changer sinon d’une
simple griffe – que pour se confier, s’entretenir de leurs problèmes les plus secrets, de leurs
souffrances ou, comme elle le dit elle-même : « Mais aussi de leurs bons moments, de leur joie, j’en
vois de toutes et pas que des laides !14 ».
Créer des liens personnalisés
Ce que les personnes sans-abri fuient – et avouent fuir – en priorité, ce sont avant tout des
services dépersonnalisés, où ils ne peuvent recourir à une personne de référence : « […] le
fonctionnement bureaucratique et impersonnel de beaucoup de services sociaux conduit à privilégier le
respect des procédures à la qualité de la relation » (Gaulejac, 1996 : 112).
Ainsi que le rapporte la Directrice de la « Fontaine » : « […] évidemment ils sont trop fatigués ou trop
humiliés que pour faire le pas qui leur permette de retourner dans ce monde. C'est pour ça que c'est la
reconnaissance, c'est le contact de personne à personne qui fait que, petit à petit, certains prennent
conscience et se disent ‘mais moi aussi, j'ai aussi droit, moi aussi je vaux quelque chose, mais oui je vais
trouver quelque chose…’ Mais si on ne va pas en contact, en rapport et si on ne va pas vers ces personnes,
eux n'auront pas l'énergie de le faire. Non, non ça c'est clair15 ».
Plusieurs professionnels – que j'ai eu la chance de côtoyer et suivre dans leur travail – loin de se
laisser emporter par leur sentiment d'impuissance face à la sempiternelle répétition des
situations vécues, puisent justement dans cette ‘routine du malheur’ le sentiment du besoin
qu'ont ces populations d'un contact dans la très longue durée. Ici, on ne parle plus de réintégration
ni même de gîte ou de couvert, mais uniquement de la réinstauration d'une relation de confiance.
C'est dans la création de liens personnalisés que réside la clé du succès mais comme préalable il
faut l'instauration d'une relation de confiance, elle-même basée sur des rencontres répétées et
ce, durant un laps de temps assez long, du fait que la confiance est un sentiment qui se
désapprend, très rapidement dans la rue et à peine moins vite dans l’univers des citées
délaissées. Cette confiance dépend également de la teneur des relations et du statut des
interactants : pour un sans-grade, il est plus difficile de se détendre face à un médecin que face à
une infirmière : le genre joue certainement mais également la hiérarchie sociale.
Ces personnes se heurtent donc à un système d’assistance qui, bien que leur étant destiné,
adopte un style d’organisation qui, pour des raisons d’efficacité – et parce qu’il n’a pas été
conçu par des personnes relevant de leur couche sociale – s’avère complètement impersonnel
en plus de ses autres particularités.
Pour rendre ce dernier compréhensible et convivial, il conviendrait de prendre en compte le
besoin de relations sociales suivies et personnalisées des personnes en grande détresse sociale :
c’est l’idée d’un tiers-intervenant, déjà brièvement exposée précédemment.
L’aide sans le contrôle
Au lieu de devoir s’adresser à une multiplicité d’administrations et de guichets différents en vue
de glaner tel ou tel document ou de restaurer leurs droits, les personnes en grande détresse
sociale devraient avoir l’opportunité de faire état de leurs besoins et demandes à une personne
de contact privilégiée, avec laquelle ils pourraient établir une relation de confiance et qui
n’aurait comme charge (c’est déjà beaucoup !) que de leur faciliter les démarches et autres accès
14
15
Entretien avec Marie-Thèrese, infirmière du dispensaire assuré par “la Fontaine”.
Entretien avec Aloyse de Saint Marcq, op. cit.
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
aux droits formels dont ils peuvent jouir. Il est évidemment capital que cette personne n’ait
aucunement à contrôler ces usagers mais uniquement vocation à leur venir en aide. C’est un
rôle d’ores et déjà tenus par nombre de travailleurs sociaux d’associations mais, le plus souvent,
ce rôle vient en sus de leurs autres attributions : « Pourriez-vous contacter un tel service madame : j’ai
perdu ma carte d’identité et ils me la réclament » ; « Je ne sais pas écrire, vous pourriez écrire cette
demande pour moi, s’il vous plaît ? », etc. Ce genre de demandes, elles s’égrènent au quotidien mais
il se peut qu’il n’y ait qu’un temps assez limité pour les mener à bien, sachant en sus que les
administrations ne sont pas toujours ouvertes au moment où les demandes d’aide sont
formulées.
La création d’un tel service social serait la possibilité de faciliter les contacts parfois tendus entre
public et administration. Sans grever outre mesure les finances des CPAS (plusieurs CPAS
peuvent créer un service de tiers intervenant commun), cela permettrait de donner un
interlocuteur ad hoc à un public on ne peut plus demandeur et, par-là, de dissoudre nombre de
problèmes se posant parfois de manière insoluble à des gens peu au fait des rouages et des
contraintes inhérentes à l’impersonnalité de la bureaucratie administrative. Même si le modus
operandi d’un tel service reste à définir, il reste que sa mise en œuvre devait être discutée
d’abord et avant tout, avec les différentes instances et professionnels du secteur et ce, dès que
faire se pourra.
Conclusion
Visant à montrer l’hiatus existant entre la manière dont se profilent les politiques sociales
actuelles, moins adaptées à leurs public-cible qu’à des réalités politiques ainsi qu’à une donne
idéologique prônant le « tout à l’emploi », cet article permet de comprendre quelques-uns des
traits communs reliant des individus plongés dans une galaxie de situations diverses qui
peuvent néanmoins se subsumer sous l’appellation « large » de la précarité.
La bonne préhension de ces traits non seulement alloue de corriger certains de nos préjugés visà-vis d’individus et de conditions de vie qu’heureusement, la majorité d’entre nous ne
connaissent pas mais fournit aussi les moyens de comprendre en quoi les politiques sociales
actuelles – quand appliquées sans discernement à un public extrêmement vulnérabilisé –
s’avèrent contre-productives, créant de l’exclusion au lieu d’en favoriser la résorption.
Or, une bonne connaissance et un respect de la dignité des personnes à prendre en charge
permettraient de changer la donne sociale actuelle. Encore faut-il s’en donner les moyens. La
généralisation de pratiques telles que l’usage de la méthode IOD ou la mise en place de services
de tiers-intervenants vont dans ce sens.
En rendant aux plus fragiles d’entre nous la confiance nécessaire pour envisager un nouveau
rapport au monde social, la mise en place de ces dispositifs constituerait un apport non
négligeable à l’inclusion de personnes qui, trop souvent, vivent en permanence avec
l’impression d’être des « hommes en trop ».
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« Changeons la donne sociale » – etopia – Lionel Thelen 2007
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