Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCOaucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires,villes ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontièresou limites. Publié en 2004 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation,la science et la culture Secteur des sciences socialeset humaines 7,place de Fontenoy,75350 Paris 07SP Sousla direction de Moufida Goucha,Chefde la Section de la philosophie et des scienceshumaines,assistée de M ika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia O UNESCO Impriméen France Sommaire La philosophie et les sciences,métissages et géopolitique 5 Chude Debru Identification,spécialisation ou désunion Plaidoyer pour la modestie Emmanuel Malolo Dissakè 13 Philosophie,savoirs et vie publique sans connaissance et sans croyance Emmanuel Picavet 57 L a philosophie et les sciences, métissages et géopolitique Claude Debru La situation de la philosophie face aux sciences est extrêmement étrange. En quoi réside cette étrangeté? Elle nous semble double,et donc renforcée.Il n’y a pas de démarches plus différentes que la démarche réflexive et purement conceptuelle de la philosophie,d‘un côté,et la démarche expérimentale des sciences de la vie et de la médecine, de l’autre.Il s’agit de deux modes presque opposés,étrangers l’un à l’autre,d’exercice de l’activité intellectuelle.Ces modes ne traitent pas des mêmes problèmes, ne mettent pas en jeu les mêmes raisonnements ou facultés,ne reposent pas sur le même type d‘organisation sociale,ne répondent pas aux mêmes finalités,ne sont pas entretenus de la même manière par la société.Et pourtant - et là se trouve la plus étrange étrangeté - tout en étant très différents,ils sont quelque part très semblables. Une même visée, la connaissance,les anime. Une même force,la vision de l’avenir,le lien de la connaissance et de l’action,les entraîne. Ces deux activités,aussi éloignées et hétérogènes soient-elles,communiquent. Leur éloignement n’est pas irrémédiable. U n schisme total serait désastreux pour l’évolutionde nos sociétés.I1 serait mortel pour une philosophie guettée par l’assèchement de sa ressource propre,le décalage par rapport aux réalités présentes,l’épuisementnarcissique,une sorte de minutieuse stérilité. D e même que l’interdisciplinarité, fondée sur une disciplinarité forte,est le vrai moteur du progrès scientifique (l’œuvre de Louis Pasteur en est l’exemplepeut-êtrele plus clair), le rapprochement de la philosophie et de la science offre à la philosophie un renouvellementvital ainsi qu’unpoint d‘ancrageet d’impact réel dans l’évolution sociale. Ce rapprochement offre symétriquementaux sciences,guettées par un danger tout aussi réel, celui de l’hyperspécialisation,une occasion d’entretenir leur créativité conceptuelle et de mieux relier leurs pratiques aux interrogations portées par la société contemporaine.Il est possible de constater tous les jours le très grand respect, et même la demande réelle, des hommes de science pour la philosophie demande à laquelle la philosophie se doit de répondre au mieux,à défaut de quoi elle tomberait dans un total discrédit. 6 Quelles sont les questions auxquelles les philosophes se doivent,sinon de répondre,du moins de contribuer dans leurs formulationset leurs discussions ? Nombre de questions que l’onpeut formuler (si l’onécarte les questions les plus spéculatives et sans doute les plus fascinantes, le singulier pouvoir de la connaissance humaine,les questions de rationalité et d‘objectivitéde la connaissance,les questions d’épistémologiequi portent sur la nature des objets représentés dans la connaissance, temps, espace, univers, et choses semblables, ou des problème subsistants pour la connaissance objective, comme la conscience réflexive de l’homme)sont des questions fortement liées à la société actuelle,et donc fortement liées entre elles. U n lien fort,perceptible depuis une trentaine d’années,relie l’épistémologieà l’éthique,en raison de l’hybridationde la science et de la technologie,et, pour ce qui est de la médecine,du progrès constant des sciences médicales ; ce progrès s’observe au sujet de leurs méthodes,objets,démarches propres et de leurs interactions avec les sciences biologiques,renouvelant profondément les pratiques, ouvrant des possibilités insoupçonnées,modifiant la réalité et la perception de la vie et de la mort des hommes.A ce lien récent de I’épistémoiogie (entendue comme description aussi proche que possible du contenu effectifdes sciences,de leurs progrès et de leurs orientations) et de l’éthique,vient s’ajouteren 7 une sorte de triade la réflexion sur le thème sciences et société, qui ne cesse de s'amplifier aujourd'hui. Epistémologie, éthique, sciences sociales sont conviées dans la réflexion contemporaine à un effort de compréhension et d'intégration mutuelles sans précédent. Le développement, sous nos yeux, dans les pays les plus avancés de la planète (développementqui ne pourra pas ne pas affecter également les autres) de nouveaux systèmes technologiques liés aux sciences de la vie et à la médecine, comme les biotechnologies au sens le plus large du terme, systèmes qui seront appelés à renouveler également l'industrie et l'agriculture,s'accompagne d'ores et déjà d'une réflexion sur les systèmes de valeurs. Celles-ci assurent les fondements et la cohésion des sociétés, et sur la manière de traduire dans une réalité sociale,technique et psychologique profondément changeante des valeurs liées à la constitutionanthropologique la plus profonde de l'homme,à ses sentiments de base et à son attitude première devant la vie. A cet égard, il convient de mettre en avant les réflexions des penseurs les plus profonds d'aujourd'hui, comme Jürgen Habermas, Paul Ricœur ou d'autres.Ils illustrentle pouvoir singulier qui s'attache à la pensée,pouvoir de dérangement certes, mais aussi pouvoir de création et d'entraînement.I1 n'est pas de tâche plus vitale pour la philosophie d'aujourd'hui que de conserver ce pouvoir sin8 gulier de la pensée. Elle n’estpas seulement un pouvoir de critique, de dénonciation, de condamnation, mais aussi un pouvoir d‘incitation,de vision,d’entraînement. L‘un ne peut exister sans l’autre.L‘un avec l’autre,les deux ensemble, favorisent le progrès de l’homme.Les enjeux de société sont considérables.La philosophie,discipline quasi uniquement universitaire, devrait trouver dans cette situation une force nouvelle,lui permettant à la fois de participer au renouvellementdes tâches et fonctions universitaires,et d’échapper au danger permanent qui la menace, à savoir l’autoreproduction,de caractère conservateur et défensif,d’insignifiance.Les philosophes doivent répondre aux attentes qui les concernent et aux fonctions nouvelles qu’ilspeuvent acquérir,aux espaces nouveaux qui s’offrentà eux.Ils n’ontpas nécessairement à être des prescripteurs,mais ils doivent être des herméneutes.L‘attente n’ajamais été aussi forte. Le chambardement scientifique ne cesse de se poursuivre et de s’amplifier, de la cosmologie à la génomique ou aux neurosciences cognitives.U n chambardement philosophique équivalent doit s’ensuivre. Certes, dira-t-on, voilà un discours,un programme, ambitieux et peut-être immodeste, prescriptif et donc arrogant comme tout discours programmatique.I1 court le risque d‘ignorer ce qui se fait déjà et qui n’estpeut-être qu’unepseudo-nouveauté.Je l’accorde.Mais cela n’enlève 9 rien,ni à l’urgence,ni à la réalité.La philosophie ne peut guère s‘appuyer sur un passé de doctrines,que tous les jours les sciences font voler en éclats. Mais elle peut s’appuyer sur un passé de cosmopolitisme et d’interdisciplinarité qui ne le cède en rien à celui des sciences.Quittant la France pour l’Allemagne,y voyageant,dans les années trente,comme le rappelle Hourya Sinaceur,avant même que les mathématiciens français ne prennent acte de ce qui se passe dans les mathématiques en Allemagne,Jean Cavaillès découvre l’esprit structuraliste des mathématiques modernes qu’il thématise philosophiquement. Mais sa curiosité n’estpas seulement philosophique,elle est aussi géopolitique.Il put, alors, se tromper,mais sa curiosité est la source de ses engagements ultérieurs :au contraire de la frilosité,la curiosité,l’engagementintellectuel ainsi que physique l’ontentraîné.Ainsi l’histoire de la philosophie se confond avec l’histoirede l’Europe. Elle se confond aussi avec l’histoiredu monde. William James,ce bostonien de vieille souche,vers la fin du dixneuvième siècle, parcourait toute l’Europe en rendant visite aux laboratoires de psychophysiologie,particulièrement en Allemagne,souvent dirigés par des philosophes de première formation.Boston, creuset intellectuel de l’Amérique,a façonné l’esprit,la philosophie de l’éducation,de la recherche,de l’entreprisequi subsiste encore de l’autre côté de l’Atlantique.Rendant visite à Ernst 10 Mach, alors à Prague,William James déclara avoir rencontré l’intelligenceen personne.La suite allait confirmer cette rencontre attendue.Le sillage d‘Ernst Mach,le cercle de Vienne, et celui de William James,le pragmatisme américain,allaient s’interpénétrerà la suite de l’émigration des penseurs viennois en Amérique, renouvelant profondément la philosophie mondiale et donnant des résultats sans équivalents. D’autreshybridations que géopolitiques ont lieu. I1 existe, pour la philosophie,plusieurs carrefours,lieux de rencontreset de réorientations,de rebond de la créativité philosophique. L‘histoire et la philosophie des sciences forment l’unde ces carrefours.La France n’estpas le seul pays où l’onait tenté de fonderla philosophie des sciences sur l’histoiredes sciences.A bien des égards,le succès scientifique de cette combinaison est représenté plus sûrement dans l’œuvred’Ernst Mach, précurseur de la relativité, que dans d’autres.Mais la philosophie des sciences peut prendre bien d’autres voies. En ce qui concerne la France,l’écho mondial des thèses de philosophie médicale de Georges Canguilhem dépasse de loin l’influencede son œuvre d‘historien des sciences. U n ingénieur de 1’Ecole polytechnique, Henri Poincaré, apporte à la fin du dix-neuvièmesiècle des contributions fondamentalestant aux mathématiques et à la physique qu’àla philosophie.Son œuvre ne cesse de rayonner,son 11 influence de s'amplifier. Physicien, thermodynamicien, physicochimiste, Pierre Duhem apporte à l'histoire des sciences aussi bien qu'à la philosophie des sciences des contributions toujours saluées, reprises, méditées. I1 ne s'agit pas ici de ((philosophie des sciences », expression que pour ma part je persiste à trouver mal formée et difficile à comprendre,spécialité universitaire décrite par un intitulé limitatif. I1 s'agit de philosophie tout autant que de science,dans une combinaison singulière où deux méthodes hétérogènes sont au service dun même projet, selon l'esprit même de la recherche interdisciplinaire.D e tels penseurs fondamentaux de la connaissance auraient aujourd'hui toute leur place aux côtés des penseurs importants de l'évolution sociale,et notre devoir est de les reconnaître et d'aider à les faire émerger. 12 Identification,spécialisation ou désunion Plaidoyer pour la modestie Emmanuel Malolo Dissakè Questionner,ou simplement aborder le rapport de la philosophie aux savoirs pourrait facilement conduire à revisiter l’histoire de la philosophie elle-même, de ses redéfinitions permanentes, de ce qu’elle considère comme méritant le titre de savoir,ou encore de savoir légitime,et qui doit par conséquentêtre recherché.Nous ne nous engagerons pas dans cette tâche titanesque. Nous nous contenteronsde rappeler que la question n’est pas nouvelle,la philosophie ayant toujours eu affaire aux savoirs - et cela signifie dans certains cas à elle-même et cela dès les origines,même si cela ne saurait évidemment signifier qu’une si vénérable question doive se poser de la même façon qu’ellese posa aux anciens. De la constance de ce rapport,on ne s’étonnepas. Le savoir n’est-ilpas une donnée naturelle de la vie ? En effet, on pourrait comprendre la vie comme accumulation et affinement du savoir. Un philosophe comme Popper dira par exemple que la vie est résolution de problèmes’,donc adaptation,et par cela il faut comprendre acquisition et exploitation des bons savoirs,de ceux qui sont pertinents pour la surviez.Ce qui le conduit à concevoir l’évolutiondu savoir en établissant un rapport d’homologieavec l’évolutionbiologique.C’est,on l’aura compris,ce qu’ilnomme l’épistémologieévolutionnaire, une théorie philosophique qui doit affronter le problème difficile d‘un compte rendu cohérent et défendable de la question de la sélection naturelle en matière de connaissance,mais aussi celle d’une science honnête qui reconnaît ses erreurs et évolue en les dépassant3.En tout cas,il 1.C‘est, on l’aurareconnu,le titre de son livre paru en France en deux volumes : Toute vie est résolution de problèmes, trad. fr. CI. Duverney,Actes Sud, 1997.Pour une lecture de ce livre,voir Alain Boyer in Madt, Afiican Philosophical Review, 2’ année, no 2,2000, pp. 126-129. 2.Derrière cela,couve une certaine conception de la philosophie, comme non affectée à des problèmes éternels,mais s‘intéressantà ce qui nous taraude ici, maintenant et dans notre époque,et tentant, réussissantparfois,à résoudre ces problèmes ; une sorte d’abandon de l’idée fantasquedu philosophe qui n’auraitpas les pieds sur terre. 3.D’un côté,l’un des adversaires est M.Ruse (TakingDarwin Seriously, Oxford,Basil Blackwell, 1986),et, de l‘autre,des philosophes comme Kuhn dans The Structure of Scientific Revolutions, 14 semble que,de même que c’est ordinairement que l’on de même c’est naturellement que l’on apprend. Notre socialisation peut ainsi être considérée comme acquisition de savoir et de savoir-fairepertinents à notre milieu ; et le non-savoirsonne comme une exclusion,de même que la non-remiseà niveau de son savoir signifie mise à l’écart. sait, O n comprend donc tout à fait l’intérêtde la philosophie (du point de vue de la philosophie ou des philosophes) pour cette question des savoirs,à la fois dun point de vue épistémologique (la question de l’accès au et du développement du (ou des) savoir(s)), politique (la question de son utilisation légitime ou humaine,celle de la place de la science dans des sociétés que nous persistons à croire libres) et moral (la question de la fin,le problème téléologique qu’atraditionnellement investi la philosophie, considérant qu’ici au moins elle était de toute évidence dans son bon droit4). trad. franç. L a mucture des révolutions scientzjques, Flammarion, 1983, et dans Essential Tension, Chicago &London,The University of Chicago Press, 1977 ;ou c o m m e Paul Feyerabend,Against Method, 3’ édition, London, Verso, 1998, et la mise en avant du dollar et du mark. 4.Or même ceci est, c o m m e nous le verrons, contestable, et a partie liée avec des problèmes épistémologiques et politiques. 15 Deux pseudo-traditionschez les anciens O n peut dire qu’ily a chez les anciens,en première approche,une double tradition en ce qui concerne cette question : 1. Une tradition de la philosophie comme savoir.O n pense évidemment ici à Aristote, et à sa tentative de théorisation de la totalisation : ((le philosophe est celui qui possède (il faut entendre :maîtrise, domine,dispose) la totalité du savoir dans la mesure du possible. ))O n sait qu’onpeut considérer Aristote comme étant - pour être prudent - un des premiers à faire ce que nous nommons l’université.Il est ainsi l’exemplemême de ce qu’ilénonce. Le problème que l’onne peut manquer de soulever dès à présent, c’est que ce philosophe aristotélicien n’existe plus5.Et cet état de choses soulève de graves problèmes quant au statut de la philosophie et surtout quant à sa légitimité à parler du (ou des) savoir(s). Cela est à l’ori5. Cette énonciation est certainement extrême,et je comprends fort bien la réserve de C1. Debru pendant le débat qui a suivi la présentation de ce texte.Ce que je veux dire,c’estplus modestement que le philosophe aristotélicien,encyclopédiste par nature,ayant une fine connaissance des sciences et d’autres disciplines,ayant un jugement informé et équilibré par la richesse de son savoir, est devenu une exception. O n peut encore tempérer ce jugement en évoquant la parade de l’épistémologierégionalisée et de l’originedisciplinaire des épistémologues (voirm p ) . 16 gine de ce que je nomme dans la suite de mon propos le syndrome de la coquille vide. 2. Une autre tradition est celle de la philosophie comme refus d’incarnationdu savoir,cantonnement dans l‘interrogation,théorisation du soupçon infini des savoirs et expérimentation de la mise à nu de leurs limites. Les dialogues platoniciens, théorie de ïignorance qui sauve, en constituent certainement une des meilleures expressions.Le refus d’assumer son savoir appelle comme nécessairement le contrôle,à jamais renouvelé,de ce qu’onsait ; le propre de la connaissance ou du savoir,c’est qu’ila des limites,au cœur même de ce qui nous paraît le plus ordinaire et le plus évident. En montrant l’enthousiasmede ceux qui sont finalement confondusdans ces dialogues,la tradition socratique enseigne l’obligatoire distance que nous devons observer avec ce que nous considérons comme nos savoirs : ((je ne sais qu’unechose,- apprendon - c’est que je ne sais rien )); en ce mot bien connu,il y a toute l’ironiedes dialogues platoniciens soulignée par les apories finales.Le ((je sais )) est toujours en trop,prétention comme par nature illégitime.A côté,il y a le (( on connaît ))((nous savons »6 ; mais il y a surtout la recon- 6.Reconnaissance du caractère social de notre connaissance,avec ses avantages - l’impossible suffisance,l’irrépressible critique des autres -et ses inconvénients- sa naturelle incomplétude,la possibilité du 17 naissance que nous ne savons pas, que nous ne savons jamais,même ce dont nous parlons parfois avec enthousiasme et supposée compétence:. En cela, on a vu l’aiguillon de la recherche scientifique,(( quête inachevée )) dit Poppei-8,puisque les découvertes,plutôt que d’installer le connu,posent de manière toujours plus cruciale la question de ce qui reste à connaître et de ce qui échappe. D e là à passer au mysticisme, auquel parfois n’échappent pas les grands scientifiques eux-mêmes,quand on considère que la vérité dernière est à trouver comme un don de l’absolu’,il n’ya évidemment qu’unpas. complot, la souveraineté du groupe de spécialistes.O n voit bien se dessiner la tension insolubleentre deux interprétationségalement légitimes : dun côté,celle de la tradition critique,ouverte,humble,dans le nécessaire inchoatifet qu’accompagnel’idéologiedu progrès à travers i’argumentation,et la confrontation honnête,des positions ; de l’autre,les tenants de l’approcheparadigmatique,privilégiant la lecture de groupe,et se débrouillantpour réussir finalementà plier les faits à leurs catégories,théorisant ainsi ce que Lakatos nomme << I‘autoritarisme élitiste N (For and Against Method, Cambridge University Press, 1999), sans que pour autant ils parviennent à se mettre à tout jamais à l’abrides retournements révolutionnaires. 7.Et on peut le rapprocher de la faiblesse qui affecte même la connaissance de soi,dont rendait si bien compte Foucault en disant qu’ilne savait rien de lui,même pas le jour de sa propre mort. 8.C’est le titre de son autobiographie,Calmann Lévy, 1981. 9.Pour pareille attitude,voir par exemple B. d’Espagnat, Un atome de sagesse, Paris :Seuil,1982. 18 Mais en même temps que l’aveud’ignorance,on s’aperçoit aussi que Socrate sait déjà pas mal de choses.Son attitude, sa psychologie de la découverte de la connaissance nous livrent une condition de possibilité d‘accès au savoir :la disposition à intégrer le nouveau (d’oùI’humilité) pour se donner la possibilité de comprendre et d’expliquer le monde. C’est qu’iln’ya rien à savoir pour qui sait ; de même qu’iln’ya rien à faire non plus d‘ailleurs pour qui sait (on rencontre là la politique et sa suffsance, et déjà le rapport savoir/pouvoir). Deux pseudo-traditions,pour deux pseudo-différences.Je simplifie à dessein parce que ce qui unit ces traditions est peut-être - et ce n’est même pas sûr - plus importantque ce qui les sépare. Pour les deux traditions en effet, le savoir tient une place fondamentale en se situant au cœur de la philosophie et de sa pratique. Le N nul n’entreici s’il n’estgéomètre ) )annonce les mathématiques comme propédeutique à la philosophie, mais aussi la philosophie comme pratique suprême,une fois que l’on a précisément acquis les balbutiements des savoirspartiels et parcellaires et qu’ona l’espritassez mûr pour s’aventurersur les pentes arides,de la sciencede l’être en tant qu’être,de la recherche des essences,etc. La philosophie est savoir ; plus encore, elle est savoir du savoir.C’est pour cela qu’elleest naturellement tournée vers l’enseignement,celui du citoyen ordinaire (onpense 19 à Socrate,à son intérêt pour les gens, pour l'éducation des jeunes gens,pour la tâche citoyenne et à sa sérénité face à la ciguë finale") comme du souverain.Aristote ne fut-ilpas le précepteur d'Alexandre ? Le philosophe platonicien ne doit-ilpas se faire Roi,à moins alors que le Roi se fasse philosophe,ou,pourrait-ondire, se convertisse à la philosophie ? Pourquoi ? Parce que les affaires de la cité - encore ce rapport du savoir au pouvoir - sont certainement trop importantes pour qu'on les laisse aux mains des ignorants,y compris si l'engagement est sacrifice suprême,celui de sa propre vie (on pense à Socrate) ; à moins que l'on apprenne de l'expérience et qu'on ne laisse pas l'aveugle (celui qui ne voit pas parce qu'il ne sait pas) commettre un autre crime contre la philosophie (on pense à Aristote). La figure du philosophe-éclaireur-éducateur,qui apporte la lumière,est ainsi consacrée ; il est justement supposé,entre autres,éclairer les savoirs,et c'est tout à la fois son intérêt (sinon il se condamnerait peut-êtreà l'inutilité, eu égard à la place qu'occupe aujourd'hui le savoir dans nos vies) et son problème : le peut-il vrai- 10. C o m m e conséquence naturelle d u n contrat bien rempli ; cf. à ce sujet l'Apologie de Socrate. O n peut évidemment comprendre cette sérénité autrement,en se référant par exemple aux questions sur la vie de l'âme après la mort, cf. à ce sujet le Phédon. 20 ment ? Le doit-il? Et quand il se prononce,quelle valeur réserver à son jugement ? Nous avons pris l’exemplepolitique,mais on peut transposer les choses ailleurs,ce qui témoigne de la dimension importantedu savoir,qu’ils’agisse de l’organisationdes idées et de la science normative du vrai, de la logique (I’Organon),de l’astronomie (Decoelo), de l’étude de la nature - phusis - (La Physique) ou même de la biologie (DeParte Anima) pour un Aristote. Des différences existent, et nous les retrouverons quand nous évoquerons notre siècle. Elles concernent en particulier le mode de constitution de ce savoir philosophique, et certains opposeront une tradition théorique,dont Platon serait le grand représentant, à une tradition historique qu’incarneraient Aristote et bien d’autresesprits avant lui”. 1 1. La liste énumérative ou le concept ; l’approchethéorique ou le faire - en cette double opposition on a déjà une des justifications de la révolutionde ce qu’onpeut nommer la nouvelle philosophiedes sciences. Pour cette opposition,voir en particulier Paul Feyerabend, Problems of Empiricism,Cambridge University Press, 1981, trad. fr. par E. Malolo Dissakè, Problèmes de IEmpirisme, Chennevières, Dianoïa,sous presse, chap. 1, où l’auteuren étudie les conséquences du point de vue du développement (il parle de (( la décadence de la philosophie des sciences n) et du point de vue politique (le relativisme démocratique). Pour une étude de ces conséquences,voir mon livre I? Ftyerabend, Epistémologie,anarchisme et société libre, Paris : PUF,2001. 21 Cette union sacrée, et quasi naturelle,de la philosophie aux savoirs a vécu bien longtemps, au moins jusqu’à Descartes et Newton. Souvenons-nous que le livre de Newton est intitulé Principes de philosophie naturelle.Mais un travail important d’érosion s’est effectué. De la position de mère des sciences,la philosophie a souffert l’abandon de toutes ses filles-sciences,jusqu’à récemment les sciences humaines.En tout cas,sciences dures et sciences molles’’se 12.Cette différence peut être faite de façon bien justifiée sans qu’onla reçoive simplement comme héritage dune oppositiontraditionnelle dont Dilthey serait un des éminents théoriciens.Mais ce point a soulevé d’étonnantesdiscussions.II y a évidemment une différence entre les sciences de la nature (Naturwissenschajen) et les sciences humaines,qu’on décrit encore comme celles de la culture (Geisteswissenscbajen).Bien sûr, la physique n’estpas la sociologie ou l’anthropologie.Le problème est de savoir où la différence est à situer. Selon une approche devenue traditionnelle,elle se trouverait dans le fait que les sciences dures sont a objectives D et les sciences molles (( subjectives ». Pour une approche canonique de cette espèce,voir E von Hayeck,Scientisme et sciences sociales, Essai sur le mauvais usage de In raison, trad. fr. R.Barre,Paris,Plon,1953.U n tel angle d‘attaque est malheureusement indéfendable parce que les sciences dures sont aussi teintées de subjectivité que les sciences molles,ce qui ne remet pas en cause leur savoir,mais repose la question de notre représentation ordinairedu savoir comme quelque chose de sûr,d’aseptisé,qui peut être justifié par les faits et qui réalise l’accorddes esprits. Pour une critique de cette approche et de ses conséquences,voir I’épistémologie de Popper,et mon livre Grammaire de l’objectivité scientifique,Au cœur de l’épistémologiede Karl Popper, Dianoïa,sous presse. 22 sont constituées en entités autonomes,s'efforçant de se structurer,de se donner des objets propres,des méthodes particulières,des codes déontologiques ou moraux, des processus d'évaluation particuliers,des communautés de référence,etc., et ont volontairement choisi,recherché et cultivé l'éloignement d'avec la discipline mère. C'est alors que le rapport de la philosophie aux savoirs,qui a longtemps été rapport de la philosophie à elle-même, puisque contenant et dépassant les savoirs particuliers,est devenu rapport à autre chose qui ne serait pas elle, qui ne se réduirait pas à la philosophie ; et que ce rapport s'est fait parfois,souvent,conflictuel.D e la souveraineté d'un discourssur soi et de son confort,on passe à l'incertain d'un discours sur l'altérité et à son inconfort, Cette question a un rapport intéressant avec le sujet traité ici parce que ceux qui affaiblissent la différence entre les deux pôles peuvent être conduits à rapprocher significativement science et philosophie. C'est le cas dun philosophe comme Popper qui trouve la communauté naturelle entre science et philosophie dans le fait qu'elles partagent un même objet, la résolution de la question cosmologique,et une même méthode,l'essai-erreur.Mais ceux qui relèvent la subjectivité au cœur des sciences peuvent aussi dénoncer ce rapprochement des pôles et tenir,comme Kuhn, que la science serait certainement moins intéressanteaux yeux des prophètes du rapprochement-identification si elle pouvait se réduire à la philosophie (cf.((Reflections on m y critics )), in I. Lakatos et A. Musgrave eds., Criticism and the Growth of Knowledge,Cambridge University Press, 1970,p. 254) 23 le risque étant évidemment d‘être à certains moments ou tout le temps démenti,la question même de la pertinence et de la légitimitéde ce discours étant comme d’emblée posée.O n peut la radicaliser et l’appliquerici :pourquoi demander à un philosophe,se revendiquât-ilde l’épistémologie - cette espèce d‘enfant bâtard, presque par principe condamné à demeurer à l’interface- de parler du rapport de la philosophie aux savoirs ? Qu’est-ce qui lui en donne qualité ? S’ils’autoproclamecompétent et être dans son droit,comment peut-onrendre compte de son optimisme ? Quels sont l’objet,la validité,l’intérêtet ïurgence dun discours philosophique sur les savoirs,et plus particulièrement sur les sciences qui, en quelque sorte, incarnent le pôle le plus avancé ? Ces questions plus qu’introductives,volontairement agressives, critiques, sceptiques,trouveront écho dans ce que je développerai par la suite.Car il ne va pas de soi que la philosophie ait quelque chose à dire, en manière d’explicitation (et je pense ici au Cercle de Vienne), d‘explication(je pense à la tradition de l’empirisme logique international,aux théories du réductionnismeà la Nagel,Hempel,Putnam ou Oppenheim) ou de fondation (je pense à des programmes qui, de Descartes à Husserl en passant par les philosophes d’aujourd’hui,demeurent si tentants,même s’ils posent plus de problèmes qu’ilsn’enrésolvent). Et si, par impossible,il devait quand même revenir au philoso24 phe dénoncer sur cette question,il n’estpas sûr qu’ille fasse sans qu’ildoive se renier en tant que philosophe,et il n’estpas évident que son discours (l’élaborationthéorique, (( le cisaillement des concepts ))13) soit le bon médium pour affronter notre interrogation.Peut-être,à choisir définitivement l’anathème,se risquera-t-ilà mourir à lui-mêmepour se faire prophèteJ4ou plutôt poète par exemple,pour relativiser le savoir,ce que l’ona déjà dans l’expression ((les savoirs )) - multiples, divers, non forcémentcohérents,affrontant diverses facettes du réel -, itinéraire qui nous conduit finalement au pire à une théorie de la connaissance au sens très général du connaître, qui inclut aussi la connaissance animale,le connaître des végétaux,et au mieux à une théorie de la vie,plus riche encore que les savoirs puisqu’elle s’en nourrit,les digère, les exploite et les dépasse dans l’agir de l’iciet du maintenant en nos infinis bricolages quotidiens,et surtout parce qu’ellecommande une approchemoins dogmatique,plus ouverte,dans laquelle en creux se forme et s’informe ce 13.Pour cette définition de la philosophie,voir I’G Autobiographie intellectuelle ))de E.Njoh-Mouelle,in LlAspiration h Ewe,Chennevières, Dianoïa,2002. 14. D’où l’embarras des philosophes appelés à trancher dans les comités nationaux d‘éthique, et que présente fort bien Jacques Bouveresse dans son article ((Qu’est-ceque s’orienter dans la pensée ? », in Yves Michaud ed., Qu’ext-ceque In vie ?,vol. 1, Odile Jacob,2000. 25 que précisément,dans nos rêves ordinaires,la philosophie a à voir avec les savoirs,c’est-à-dire,pour reprendre les mots de Popper,que ces savoirs sont la voie - Heidegger aurait dit l’éclaircie- de ((l’émancipationde soi », en vue de ce qui est finalement irrécusable pour tous,partir ((à la recherche dun monde meilleur »I5, ce qu’Aristote aurait appelé la vie bonne,et qui pourrait fort bien aller de pair avec ce qu’unFeyerabendnomme ((la pleine réalisation de l’humain))I6, même si, comme nous ne pouvons manquer de le saisir d’emblée,nous sommesloin de nous entendre sur ce que veulent dire ces discours programmatiques. 15. O n reconnaît le titre du livre de Sir Karl Popper :In Search World, trad. franç.A la recherche d’un monde meilleur, Monaco,Le Rocher, 2000, et son programme de philosophie politique qu’exposentfort clairement The Open Society and its Ennemies, Londres,1945 et Misère de l’historicisme,Paris,Plon,1956. 16.Farewell to Reason, trad. franc. Baudouin Jurdant :Adieu la Raison, Paris,Seuil,1989 ; là aussi se loge le programme de philosophie politique de Feyerabend, l’exhortation à (( la société libre )) (comme l’appelpoppérien d’«une société ouverte . )qu’ilconsidère comme naturellement solidaire de son élucidation épistémologique. O n consulterasur ce point ErkenntnisJirrfieieMenschen,édition révisée, Francfort,Suhrkamp,1980 ; Une connaissance sans fondements, trad. franç. E. Malolo Dissakè, Chennevières, Dianoïa, 1999 ; Problèmes de iémpirisme, op. cit., chap. 1 ; Knowledge, Science and Relativism,Philosophical Papers,vol. 3,J. Preston ed., Cambridge University Press, 1999. of a Better 26 La philosophie comme idéalisation du savoir C’est l’unedes figuresprépondérantes de ce rapport de la philosophie aux savoirs.Elle a son expression,sa manifestation,dans la recherche du modèle autre, du modèle de la réussite; il importeque la philosophie,qui s’est montrée moins performante, regarde hors d‘elle pour trouver ce qu’elle doit devenir,ce à quoi elle aspire. Les savoirs constituent alors l’idéal,et la philosophie,pour sortir de son caractère inintéressant, contingent, oiseux, doit en conséquencese rapprocher de ce modèle et se reconstruire en fonction de lui.Descartes nous met ici sur la voie de ce qui est recherché :((je m’intéressaissurtout aux mathématiques », avoue-t-il.Les mathématiques, parangon du savoir,modèle de ce qui est clair,distinct,et qui réalise surtout l’accorddes esprits (quelcontraste d’avec les philosophes qui s’entredéchirentinfiniment !),reflet de la véracité divine,et de ce que nous aussi,producteurs de savoirs, le sommes en un sens avec notre esprit fini parce que nous sommes référents de l’esprit infini,havre de cette infinité qui nous fait, en quelque sorte, un clin d‘œil ; d‘où, d‘ailleurs,notre activité incontestable de démiurge”,mais 17.Les savoirs renvoyant à la création - la question de l’originedu savoir -, et on peut même dire, en voyant comment la recherche appelle la recherche, que savoir demande de savoir encore plus : création continue. 27 aussi,comme corollairementet nécessairement,de domination de la nature,de prise de possession de celle-ci,ce qui n’estd’ailleursque parabole puisqu’ils’agitde prendre possession de notre propre destin. Les savoirs m e permettent de mieux être dans mon milieu, de vaincre l’adversité naturelle et de soumettre les forces contraires à mon épanouissement.Mais cela exprimé,on a ouvert la boîte de Pandore.Nous sommes des êtres de désirs. Une fois que j’ai rempli le contrat ordinaire,que j’ai assouvi les besoins naturels et nécessaires (Epicure), vais-jem’arrêter en si bon chemin ? Bien sûr,la philosophiea des réponsesà ces questions,qu’ellesnous paraissent crédibles ou non. O n peut même penser que les morales des mauvaisjours (épicurisme, stoïcisme,etc.) ont beaucoup à nous apprendre dans une situation (la nôtre) qui peut pragmatiquement être comparée à celle dans laquelle elles sont apparues. O n peut aussi évoquer,dans le même ordre d’idées de cette idéalisation du savoir,le projet de la Critique de la Raison pure de Kant,les Prolégomènes à toute métaphysique future,et la place qu’ytient le modèle mathématique. La physique mathématique,celle de Newton,montre ce que Kant nomme ((la grande voie de la science»,ceile dans laquelle ne s’engagèrentpas les Egyptiens et les Mésopotamiens18, 18. Belle introduction à la catégorisation des savoirs que reprendront avec une étonnante fidélité des générations d’historiens des 28 vers laquelle doit lorgner la pratique philosophique,et en particulier métaphysique,pour sortir de cette pratique dans laquellechacun croit avoir raison,et être dans son bon droit en énonçant ce qui lui plaît,tout en étant dans I'inconfortable position de jamais pouvoir imposer sa solution aux autres et de montrer que sa position constitue un progrès. L'incarnation la plus nette de cette idéalisation au vingtième siècle est sans doute le positivisme logique. La philosophie étant passée au statut de coquille vide faite de discours parfois considéréscomme oiseux,ou intéressants sans plus, ce statut inquiète les philosophes euxmêmes qui endossent le discours d'obligation de maturation de leur discipline et de renouvellementsignificatif de celle-ci, cela étant sous-tendu par la thèse selon laquelle la désaffection observée par rapport à la philosophie se justifie par son peu de sérieux et par les discussions interminables que cela engendre. Ainsi s'élève la demande d'une pratique plus rigoureuse de la philosophie qui ne cessera d'arborer de nouvelles formes. Par exemple, dans sa célèbre thèse sur Feuerbach, Marx demande plus que l'interprétationdu monde ; il réclame sa transformation.C'est en quelquesorte authentification sciences. Cf. sur les motivations de celle-ci et ses enjeux m o n livre Mathématique pharaonique égyptienne et Théorie moderne des sciences, Chennevières,Dianoïa, à paraître à l'automne 2003. 29 de la bonne philosophie,sensée,non idéaliste,pratique. Pour cela, la philosophie se doit d'investir ce qui est fondamental,à savoir l'économie,et derrière celle-ci les rapports de production, l'infrastructure,le niveau décisif qui,comme on sait de ce déterminismehistorico-économique, détermine la superstructure.Pratiquer rigoureusement la philosophie,n'est-cepas alors quitter le terrain du rêve et de l'idéalité pour celui du matériel, de I'objectif, de l'efficace et du réell9 ? Mais cela pose naturellement la question de la connaissance des leviers vrais qui rendent à terme la transformation du monde possible, l'assimilationdes savoirs sur la société en vue de leur utilisation pour rétablir la justice sociale et faire reculer l'aliénation,ce qui est encore la même chose que faire la philosophie correspondantà son temps. Husserl,quant à lui,se donne comme projet de retourner aux choses ellesmêmes, même si le chemin a sa contrepartiedans l'intellection des essences. O n a une version du même appel 19.Cette demande est, bien sûr, tout à fait légitime,et on ne s'étonne pas qu'aujourd'hui encore elle reçoive un si bel écho.Peut-être se référera-t-onici à Sartre et à sa belle énonciation :((Le marxisme est la philosophie indépassablede notre temps D, qui tient en son sein comme dans une enclave qui le digère et l'endosse l'existentialisme, une chance,pense Sartre, pour un marxisme qui s'est maiheureusement arrêté dans sa tentative impossible de penser le devenir monde de la philosophie. Pour ces questions,voir Critique de la raison dialectique, et Questions de méthode :Paris,Gallimard. 30 avec le Cercle de Vienne qu’intéressela visée dune philosophie rigoureuse qui doive prendre appui sur la science, et cette demande semble avoir aux yeux des membres de la communauté évoquée des vertus thérapeutiques ; il s‘agit alors de guérir la philosophiede ses propres prétentions qui l’égarentdangereusement,en en expurgeant la métaphysique,vénérable lieu d’interminablescombats et d‘utilisationslangagièresfantaisisteset insensées,le bel exemple cité par Carnap étant ((le néant néantise )) de Heidegger. L‘intégration des savoirs est donc redressement de la philosophie,réorientation de sa pratique,redéfinition de ses objets ; elle est fuite de la superficialitéet du bavardage, retour à la profondeur des choses. L‘autonomisationdes savoirset la part réflexive restante :le complexe de la coquille vide Les sciences s’étant autonomisées,que reste-t-ilà la philosophie ? O n l’adit :elle a dû se ressaisir et en conséquence se redéfinir ; et cela concerne un triple plan épistémologique,politique et éthique. La question épistémologique Les parades classiques ont été annoncées pour la question centrale qui est ici celle de l’acquisitionet de la croissancede la connaissance:la philosophies’estconsacrée 31 à l’explication,à l’explicitation et à la fondation des sciences. A défaut de créer le savoir,les philosophes se sont spécialisés dans la mission qui consiste à en rendre compte,pour le rendre plus compréhensible,pour euxmêmes, et pourquoi pas, pour les scientifiques aussi. Cette tâche d‘explication est à la fois la première et la plus naturelle. Elle est explication de l’activité scientifique,théorie de son objet. Elle est aussi explication de la manière dont celle-ci procède, de ses enjeux et de sa valeur. Ces trois aspects constituent,en leur adjoignant toujours l’évaluationcritique,le territoire traditionnel de l’épistémologie. Le premier renvoie aux discours de méthode, qui connurent tant de succès. Expliquer la science,c’est dire ce qu’ellefait, comment elle s‘y prend, révéler son secret,mettre à nu les méthodes qu’elleadopte, rendre compte de ce pourquoi elle est si efficace. Si l’on pense que son secret est dans sa solidité,dans son objectivité qui est à trouver en la correspondance de son discours avec les états de choses, on s’acheminenaturellement vers les théories de l’induction.Le travail scientifique est une activité sérieuse ; les scientifiques,contrairement aux philosophes, ne rêvent pas, mais s’appuient sur les faits desquels ils dérivent naturellement les théories (R.Carnap,CI.Bernard). Si l’oncroit,en revanche, que l’onne peut que tenter de remonter le chemin suivi à partir des résultats obtenus,on est plutôt du côté de 32 l'abduction (C.S. Pierce,N.R.Hanson) ; mais on peut aussi supposer que le scientifique ne fait qu'échafauder des hypothèses sur un monde qui lui échappe et qui demeure mystérieux jusqu'à la fin,même si de temps en temps il réussit dans ses tentatives d'explication.Cette voie est empruntée par les théories hypothético-déductives (Popper,Hempel, Oppenheim).Toutes ces possibilités d'explication reçoivent elles-mêmes des compréhensions locales, ou peuvent être adaptées. Ainsi peut-on penser que la sciencene fait que simuler ce qu'est le comportement de la nature,d'où le fait que l'on puisse prendre pour but moyen la reconstruction rationnelle (Popper,Lakatos) ; ou bien l'on peut considérer que nous partons toujours de ce que nous savons et tentons de projeter cette connaissance antérieure sur les situations nouvelles en profitant d'un entraînement qui a permis à notre espèce de survivre (Goodmann,Quine) ; ou peut-être ne faisons-nous que mettre en œuvre nos croyances fondamentales,et en tirer parti du mieux que nous pouvons dans les situations de recherche (M. Polanyi). La philosophie est également explicitation du discours scientifique.A défaut d'être un savoir,elle est activité. I1 lui reste à théoriser en marge, après qu'aient été faites les choses.Elle se constitue en méthode d'analyse, de discussion du savoir. Explosera l'ingénierie logique. 33 O n reconnaît facilement le wittgensteinisme (celui du Tractatus) de cette approche qui connaîtra une certaine prospérité qui déborde de beaucoup le strict cadre du Cercle de Vienne dans lequel d‘ailleurs la lecture de Wittgenstein n’apas toujours été univoque.La philosophie, conformément à pareille approche, travaillera à l’explicitationlinguistique.O n s’intéressera,entre autres, à la signification des termes scientifiques (Achinstein)et à la question ontologique sous-jacente: ces termes renvoient-ils à des réalités quelconques ou ne sont-ceque des pièces dun jeu dont seul il importe de montrer les règles ? Peut-on établir une correspondance terme à terme entre tel énoncé et tel état de choses,ou la signification dune théorie doit-elleêtre comprise globalement ? Couve également l’idée que comprendre le savoir,c’est en comprendre les énoncés,la manière dont il est dit,les significations mobilisées par les termes utilisés. Ainsi s’intéressera-t-onpar exemple au vocabulaire observationnel pour tenter de cerner la qualité empirique”. Expliquer peut enfin consister à rapporter ce que l’on ne savait pas à ce que l’onsait déjà. Rapprocher,réduire, 20.Pour une présentation et une critique de cette tentative,voir I? Feyerabend, Realism,Rationalism and Scientificmethod,trad. fr. E. Malolo Dissakè : Réalisme, rationalisme et méthode scientifique, Chennevières, Dianoïa, sous presse, chap. 2. 34 construiredes ponts entre les savoirs,tel semble être l’objet de la manœuvre.C e mouvement du réductionnisme, qui se constitua en une véritable mode,a une motivation souvent inavouée, ou tout au moins est conséquence d’une croyance d’arrière-plan: l’unité du savoir. Si les choses sont les mêmes, s’ils ne s’agitjamais que d’inventions de l’esprit humain qui comprend d’une certaine manière,pourquoi ne pas les conduire les unes aux autres et surtout comprendre ce qui est nouveau en le banalisant en quelque sorte,en le rapportant à, ou en en faisant analogie avec,ce que nous maîtrisions au préalable ? D’ailleurs,n’est-cepas le mouvement naturel de la conquête du savoir que de ((ramener l‘inconnu au connu )) ? Une croyance encore plus forte, pas souvent exprimée,serait justementque l’universdans sa totalité est gouvernépar des lois simples,transversales,qui tirent précisément leur universalité de ce qu’elless’appliquentà d‘innombrables situations,bien que chaque fois de manière particulière compte tenu des conditionsde l‘expérienceet des conditionsinitiales variantes. Réduire, c’est alors le mouvement naturel consistant à construire cette universalité et cette unité avec en arrière-fondla conviction que l’universest connaissable, et moins miraculeux qu’iln’yparaît de prime abord. La philosophie s’est enfin occupée de manière plutôt appuyée des questions de fondation.O n imagine qu’en amont de cet intérêt il y a la double question de ce qui fait 35 l’intérêtde la science et celle de comprendre pourquoi le type de savoir qu’elle produit a tant de valeur. Que l’on ait besoin d‘un savoir fondé,c’est encore la philosophie qui règle ses propres comptes.En arrière-plan,le contraste d’avec la métaphysique,la connaissance par ouï-dire,la doxa.Qu’on se souvienne de Descartes et de son cogito, exige une base incontestable pour l’édifice scientifique. Parfois, cette fondation est considérée comme donnée. O n fonde ainsi dans les lois de la raison (Kant) ; on recherche le point archimédien (les phénoménologues), ou le roc dur des faits (l’empirisme). Parfois on considère qu’elleest à trouver ; c’est le sens du logicisme et des travaux qui recherchèrentles fondementsde l’arithmétique, de la logique ou des mathématiques.Quoi qu’ilen soit,le fondationaiisme a connu une forte prospérité dans le discours épistémologique. Il renvoie à une véritable obsession,celle de la re-fondationinfinie,d’une tabula rasa à partir de laquelle on dérive le sens de l’action,Le caractère très philosophique de cette approche n’estpas très étonnant :les philosophes ont indéfinimenttenté de refonder, au sein de leur discipline comme à l’extérieur,et on pourrait fort bien raconter l’histoirede la philosophie comme celle des fins et des re-fondationssubséquentesz1. 2 1. Voir sur ce point les remarquesde Yves Michaud in Hume et lajk de iuphilosophie,Paris :PUF,1983. 36 La question centrale du but de La science Kant,philosophe de l'idéalisationdu savoir,et dont on sait justement le rapport à Newton, est aussi et surtout philosophe de l'Aufkiarung.Les savoirs sont encore ici au service de l'homme; ils doivent l'aiderà accéder à la majorité, le conduire à devenir son propre maître, à se guider par soi,à se prendre soi-mêmeen charge.SapereAude !dit Kant (sois maître de ton propre entendement), telle est la devise des Lumières ; et on pourrait ajouter que telle est la fin des savoirs,la fin que la philosophie,moralisante à souhait dans ses meilleurs moments,fixe pour les savoirsL2. 22.Cette exhortation kantienne a donné lieu à des interprétations multiples et non toujours concordantes. Chez Popper, par exemple,cet appel signifie que chacun doit affronter la science avec ses propres moyens,parce que la science est irrémédiablementouverte, qu'elle n'appartient à personne et que n'importe qui pourrait y participer.C'est i'un des arguments décisifs en faveur de i'objectivité de la science. J'ai critiqué ce démocratisme poppérien, fort défendable théoriquementet humainement,dans ((Audi Alteram Partem », in La théorie quantique et le schisme en physique, Paris : Hermann, 1996 ; pour une critique classique de ce point,voir Kuhn, ((Reflections on m y critics n, op. cit. Chez Feyerabend,cette même recommandation peut être traduite par : choisis ta propre vie et ne te laisse pas inféoder par ceux qui se présentent comme modernes,tourne le dos à la science si c'est ce qui te convient le mieux.JacquesBouveresse expose quelques-unesdes controverses récentes autour de cette question,et en particulier le problème de la commune mesure rationnelle in ( ( Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? », op. cit. 37 Doit-on reprendre ici le mot trop bien connu de Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme D ? O n remarqueraen passant que la maîtrise souhaitée de tous n’est possible qu’unefois que l’ona maîtrisé les savoirs ; qu’est-ce que cela pourrait en effet vouloir dire être maître d’un jugement portant sur ce sur quoi on ne brille que par son ignorance ? Qu’est-ce que juger ce que l’onne connaît pas ? ( ( Ce terrain de la morale qu’investitla réflexion philosophique soulève l’embarrassantequestion suivante : qui confie à la philosophie cette tâche ? En quoi est-ellespécialement compétente pour la mener à bien ? En quoi le philosophe est-il mieux placé que les producteurs des savoirs pour, d‘en haut, d‘à côté, leur indiquer la fin ? Cette fin peut-elleêtre une,comme on aurait tendance à le croire,à le vouloir ou à le penser ordinairement ? Se peut-il qu’ellesoit multiple (suivrons-nousPopperz3ou plutôt Feyerabend ou KuhnL4?)? Y a-t-ilquelque chose 23. Realism and the Aim of Science, Hutchinson,Londres, 1983. Chez Sir Karl,le but de la science est connu,la recherche de la vérité, ce qui est encore la même chose chez ce faillibiliste absolutiste que la recherche d‘une meilleure adaptation au monde. 24.Chez Feyerabend,la fin de la science est celle que des scientifiques adoptent selon les conditions de la recherche. Elle est donc fluctuante,et on ne peut en rendre compte en se référant à la question de la vérité. Kuhn considère cette question comme métaphysique,et refuse son téléologisme qui fait que la science marche vers 38 que l’on pourrait appeler la fin de la science, dune manière aussi unitaire,et qu’ilreviendrait alors à la philosophie de déterminer ? Cette question de la fin ellemême a-t-elle une valeur en soi ? N’est-ce pas simplement une question philosophique ? Intéresse-t-elleordinairement le chercheur en laboratoire ? Si la réponse est négative, pourquoi devons-nous supposer que c’est le savant qui se trompe ? Entre éthique et politique Ayant déjà évoqué la question de la fin de la science, il faut maintenantaffronter celle du rapport des savoirsau pouvoir,celle de l’utilisationlégitime ou humaine de nos savoirs,et celle de la place de la science dans nos sociétés. L’idée que le savoir est un pouvoir,que son contrôle alloue au chercheur et à l’hommetout court un pouvoir immense,sur la nature comme sur ses semblables, est connue depuis la nuit des temps. O n peut penser que c’estla prise de conscience de cette réalité qui poussa déjà les Égyptiens en leur temps à refuser de démocratiser la une certaine fin. Le philosophe-historien des discontinuités pense qu’une activité qui fait (< un pas en avant et deux en arrière n, pour laquelle la direction prise dépend des intérêts en présence et des groupes en concurrence autant que des connaissances maîtrisées, ne saurait être expliquée en mettant en avant la question de sa fin. 39 connaissance,considérant que celle-cin’étaitpas à mettre entre toutes les mains, ne l’enseignant que dans les temples, avec leurs gardiens, les grands prêtres étant chargés de trier sur le volet les élus,ceux qui pouvaient assumer humainement le pouvoir dont ils allaient alors être investis. La connaissance est initiation,c’est-à-dire aussi corollairement entraînement à l’élévationde l’âme et préparation à remplir sa mission : être au service des autres,de la sociétéen vue de son progrès.I1 n’estpas certain que ces précautions égyptiennes,quivoient encore le jour dans les écoles mystiques par exemple,aient été si efficaces et aient produit les résultats escomptés. Il demeure que les Égyptiens eurent le mérite de faire ce rapport et de le considérer comme fondamental,posant ainsi la question de la responsabilité devant le savoir.En lui,réside une bonne part de ce que je nomme l’inévitable problème éthique. Quelle gravité peut avoir ce problème aujourd’huioù nous considérons que le savoir, étant une valeur en soi, doit être mis sur la place publiqueet à la disposition de n’importequi ? Nous semblons faire un pari insensé sur l’humain.Cela se justifiet-il ? Puisque nous ne pouvons pas faire de retour en arrière,comment nous y prendre maintenant ? O n peut tenter de dédramatiserle problème en adoptant une approche instrumentaliste ; on se demandera alors ce que valent nos scrupulesphilosophiques,comme 40 les problèmes théologiques du temps de Copernic ou de Bruno, puisque les choses ne semblent pas aller d‘une manière si déplaisante.Après tout,nous ne sommes que de pauvres mortels,et la science ne marche pas si mal si nous pouvons faire des prédictions et nous voir confirmés par l’expérience.D e telles questions nous ramènent à de grandes batailles historiques qui soulèvent des problèmes fort complexes.En particulier,on pense au débat qui opposa Einstein à Bohr, et qui se poursuit à travers leurs disciples autour du problème de la complétude de la mécanique quantique. Sortir de la crise ? C o m m e d’habitude, c’est de la philosophie ellemême que viennent la contradiction et la mise en doute radicale. Toutes ces postures traditionnelles de la philosophie en ce qui concerne les savoirs sont trop narcissiques pour être sérieuses et ont été durement critiquées. Après le temps de la tranquillité dans les convictions partagées,est venu celui du scepticisme dont quelques-unes des grandes questions ont été énoncées d’emblée. O n a contesté l’imagedu savoirvéhiculé par le rapport didéalisation.Cetravail de déconstruction,on le doit à Popperd‘une part (dont les disciples,qu’ilsse reconnaissentdans le maître (le premier Feyerabend,Lakatos) ou qu’ilss’en méfient (Kuhn) ont radicalisé les conséquences) et à M.Polanyi 41 d'autre part qui fournitprécisément le terreau sur lequel prospérera la brèche ouverte par Sir Karl Popper.Cette histoire étonnante de la nouvelle philosophie des sciences est à construire. D'un autre côté,il y a le fond de la critique de cette nouvelle philosophie des sciences,à savoir que les philosophes ne connaissent pas assez les sciences. Ils ne sont donc jamais dans la bonne position pour théoriser sur leur méthode, leur objet, leur fin. La philosophie fait preuve de suffisance,d'ignorance,et est dans l'illégitimité. Nous ne fondons pas, n'élucidons pas ou n'expliquons pas un ou des savoirs qui nous débordent de part en part. L'exigence de compétence est minimale. Quand elle fait défaut,il reste à faire l'apologiede l'inculture et de l'inc~mpétence~~ ou à agrandir indéfiniment les rayons de solde16d'idées banales ou au contenu douteux. Tout le monde,loin s'en faut,n'idéalise pas le savoir ; mais si tous ceux qui refusent cette idéalisation ont quelques points communs,ils ne s'entendent pas forcé- 25. Voir sur ce sujet I? Feyerabend: N From Incompétent Professionalism to Professionalised Incompetence.The Rise of a New Breed of Intellectuals», Philosophy of Social Sciences 8 (1978). 26. L'exemple donné par Feyerabend à ce propos est celui de Larry Laudan. Voir G More Clothes for the Emperor Bargain Basement n, traduit in Problèmes de l'empirisme,op. cit. 42 ment. En disant que cette idéalisation a son incarnation idoine dans le cercle de Vienne,nous avons identifié une certaine approche du savoir, dans l’absolu,la clarté, le définitif,dun savoir qui dit de façon claire son contraste d‘avecla métaphysique de même qu’ilclame sa volonté de renoncer à la tradition philosophique. Cette théorie est aussi celle d’unephilosophie statique de la sciencequi sera mise à mal par les critiques internes au Cercle de Vienne,et qui éclatera totalement sous la pression de critiques extérieures,dont en particulier celles de Popper’-. Or le falsificationniste,tout en étant un fervent défenseur de la science en tant qu’entreprisecritique,tout en tenant que celle-ci est avec l’art la meilleure création de la culture occidentale,refuse tout de m ê m e fermementle scientisme.O n sait qu’ilcritique par exemple très durement ceux qui veulent singer la physique (Misère de l’historicisme),affaiblit la différence entre sciences dures et sciences humaines,recourt au nominalisme méthodo- 27.Pour cette histoire,voir I? Jacob,L‘empirisme logique,ses antécédents,ses critiques, Paris, Minuit, 1980 ; sur l’intervention poppérienne, cf. mon article << L‘objectivité-pureté,le Cercle de Vienne et son opposition officielle », in Maât African Philosophical Review,2 année,2000 ; M.Hacohen,Karl Popper,The Formative Years 1902-1945,Cambridge University Press,2000 ;J.-F.Malherbe, La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique,Namur/Paris: PUN/PUF,1979. 43 logique pour insister sur la solidarité science-philosophie, déclare que la philosophie, et en particulier la métaphysique,est l’antichambrede la science.Tout cela, sans que c’en soit l’intention,affaiblit l’admiration que nous avons pour la science. L‘épistémologie évolutionnaire enfonce le clou en expliquant que la science n’est que sens commun bactérien éclairé2*.Nous tentons de résoudre nos problèmes,de nous adapter à notre monde et d’y survivre.Nous le faisons par conjectures et réfutations,ne sommesjamais assurés du résultat et tâtonnons indéfiniment.La science n’est pas un roc dur, elle n’est pas bâtie sur un sol ferme,que celui-cisoit à trouver dans les faits (problèmede l’inductivisme)ou dans nos théories (problème du rationalismefondationaliste). De telles positions ont des conséquences sur les problèmes épistémologiques, politiques et éthiques que nous avons soulevés,même si Popper ne les tire pas toujours. Ainsi par exemple, alors que dans l’approchetraditionnelle on est assuré par principe de la valeur de la scienceet de son intérêt,donc de la nécessité de l’aidede l’État,et pourquoi pas de l’interventiony compris musclée pour faire prévaloir la science (Popper), l’affaiblissement de cette position entraîne l’ouverturede la notion 28.Cf.à ce sujet U n univers depropensions,trad. franç.A.Boyer, Combas, L‘Eclat,1992. 44 de savoir qui ne se réduit plus à l‘activitéscientifique. Elle entraîne l’attaqued‘un privilège naturel qui serait accordé comme statutairement à la science par l’Étaten réduisant celle-cià un mode de vie qui peut pourtant se trouver socialement en concurrenceavec d‘autres,ce qui pose la question des valeurs :notre vie doit-elleêtre gouvernée par la science ? Y laissons-nousune place pour l’amour, l’amitié et toutes choses qui, scientifiquement, n’ont aucune valeur,et qui, humainement,sont quand même déterminantes quand on pose la question de la vie bonne ? La même position permet surtout d’attaquer la question politique de la puissance inquiétante de la technoscience,sur laquelle les citoyens semblent n’être plus capables d’avoir une quelconque force,ce qui met naturellement en péril l’équilibredémo~ratique~~. Plus transversalement,semblent s’opposerdeux catégories de philosophes : il y a le philosophe qui pense ses propres objets comme éthérés, éternels et d‘emblée universels et les applique ensuite à la science ; d‘où une philosophie de recommandations,de ((slogans )), du devoirfaire de la science,du devoir-êtredes savoirs,qui consi- 29.Pour une présentation rapide de la question,voir mon livre Feyerabend. Epistémologie, anarchisme et société libre, op. cit., dernier chapitre.Cf.aussi de Feyerabend,Dialogues sur h connaissunce,Paris : Seuil,1996,en particulier le dernier dialogue. 45 dère la science comme de l’extérieuret a la faiblesse de croire qu’elleest dans la position constituantede pouvoir lui imposer ses diktats. Et il y a le philosophe qui part d’emblée de l’évidencede l’idée qu’une philosophie qui ne se nourrit que d‘elle-même est définitivement partie sur de mauvaises bases et se condamne soit à la mort,soit au ronronnement autosatisfait sans intérêt. Pour être autre chose que cela, elle doit naître au sein de l’activité de production elle-même,germer en elle-même comme partie intégrantede ce processus tout en étant autre.Une telle philosophie peut-elle néanmoins être plus utile ? Dans les deux cas évoqués,les déchirementsde la philosophie aujourd‘huisont tels qu’ilest très difficile de dire simplement comment sortir de la crise. O n peut néanmoins citer trois possibilités : 1. Le retour à la connaissance et l’associationintime du travail du philosophe à la production effective du savoir.C’est le chemin qui a été suivi par les épistémologies régionalisées,justifié par la reconnaissance du fait que le savoir est beaucoup trop vaste pour que nous puissions le comprendre,le contrôler,l’analyserdans sa totalité. Des philosophes engagés dans de telles démarches, on ne peut dire qu’ils sont ignorants de la recherche, qu’ilsne font qu’accompagnerle mouvement. O n peut, au contraire,espérer une participation active, enrichie par une vue plus globale des problèmes. Ce n’est que 46 juste retour à ce que la philosophie a été pendant longtemps et qu’ellen’auraitjamais dû cesser d’être.Lorsque il parle Feyerabend annonce la mort de I’épistém~logie~~, de celle qui a suivi le temps d’unErnst Mach. O n comprend donc que sa critique ne s‘appliquepas aux épistémologies régionales,pas plus qu’onne saurait leur opposer la critique d‘un Meyer3’sur le philosophe qui recevrait son objet déjà tout fait et n’affronteraitni les questions catégoriales,ni l’étape problématologique. 2.U n énorme travail d‘élaboration logique,d’étude des systèmes formels, de réflexion sur les problèmes axiomatiques et linguistique a été accompli et continue de s’accomplir.C e travail a eu des conséquencesau-delà des frontières naturelles de la philosophie,et on en trouve des applications en nombre de domaines dont l’économie,la philosophie politique,etc. Cela signifie que la coupure d’avec les sciences,si critiquée,n’apas toujours eu lieu et n’a pas partout eu les mêmes résultats. 30. Conséquence dun rapport manqué au savoir,d’où proclamation sur cette base de son utilité ; cf.(< Philosophy of Science 2001 )), in R. Cohen et Wartofsb (eds.), Methodology, Metaphysics and History of Science, BSPS,Reidel,Dordrecht, 1984 ; et G The End of Epistemology», in R.Cohen et L.Laudan (eds.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis.Essays in Honor ofidolf Griinbazrrn,BSPS,vol. 76, Dordrecht:Reidel, 1993. 31.Découverte et justificationen science,Paris :Klincksieck,1979. 47 Feyerabend,qui est un critique sévère de cette disjonction entre sciences et philosophie, constate lui-même que ce qu’ila trouvé dans ses investigations logiques (et qu’ilaurait volontiers appelé,comme chezles autres,((les charades logiques H)se trouve parfois en correspondance avec l’histoiredes sciences,d‘où la connivence avec Kuhn autour de la question de l’incommensurabilitépar exemple. Il restera malgré tout à affronter le problème soulevé par Kuhn en ce qui concerne cette deuxième possibilité :ce travail peut-ilsans difficulté être qualifié comme appartenant à la philosophie ? 3.La vie de laboratoire,la philosophie-sociologie-histoire des sciences. O n entend souvent que les concepts généraux de la philosophie sont trop généraux pour pouvoir toujours être appliqués à l’activité scientifique et expliquer de façon satisfaisante le travail des savants.Les canons que nous recherchons et par lesquels nous rationalisons les démarches scientifiques sont souvent dans l’inchoactif.Cela semble avoir une conséquence directe sur l’activité philosophique elle-même. La prise en compte de cet élément a conduit à un intérêt au moins triple : certains se sont intéressés à la vie de laboratoire, donnant une place très importante à un travail de type sociologique.C’est l’exemplede Bruno Latour.D’autres ont pris au sérieux l’adaptationlakatosienne de la formule kantienneselon laquelle la philosophie des sciences 48 sans l’histoiredes sciences est vide,et l’histoiredes sciences sans la philosophie des sciences est aveugle.C e mariage des deux disciplines a une teneur qui varie avec les auteurs.La révolution historique qu’auraitvoulu porter Kuhn n’a pas complètement eu lieu,mais a néanmoins eu des répercussions non négligeables sur notre appréhension des sciences.I1 y a aussi,on ne peut le nier,une histoire philosophique des sciences,dont s’est justement inspiré Kuhn, et qu’ont portée des auteurs comme Butterfield, Koyré, Meyerson, Duhem ou Brunschwig. Mais dans le cas d’un Bloor ou d’un Latour,peut-on assurer qu’iln’y a pas finalement renoncement à la philosophie ? Une autre possibilité est encore développée par Feyerabend dès Against Method ; c’est celle du philosophequi se fait anthropologuepour aller étudierlocalement chaque fois ce qu’est cette chose curieuse qu’on nomme la science,ou plus généralement le savoir,quelles en sont les méthodes, les techniques,les croyances fondamentales; une lecture moins prétentieuse qu’iln’y paraît et qui tire l’enseignement s’imposantdu constat que chaque fois que nous avons voulu dire de façon simple,claire et définitive,ce qu’estla science,nous n’ysommes pas parvenus. 49 Les devoirs de la philosophie de notre temps et pourquoi il ne va pas de soi que nous puissions relever le défi A quoi destiner la philosophie quand elle s’occupe des savoirs ? O n pourrait avancer une réponse évidente aux yeux de plus d’un : (( L‘émancipationde soi par le savoir »32. O n pourrait qualifier à juste titre cette position d’approche morale du savoir.Elle semble alors - parce que la morale n’estpas une - nous dire ce qui devait être : le savoir pour être plus humain.Mais, dans la perspective de cette lecture morale de l’activité scientifique,la difficulté vient de ce que l’onne perçoit qu’unaspect ; car la science est aussi instrument de domination, et elle est dans le m ê m e temps culture de l’inhumain.Cette dernière facette n’est d‘ailleurs pas nouvelle. Elle renvoie comme naturellement aux usages sociaux des sciences.A l’occasion,les savoirssont tendusvers le contrôlede l’humain, l’avilissementde l’homme.Ces usages, qui n’ont pas perdu leur actualité (que l’on songe à la place des psychologues dans nos entreprises modernes) ont peutêtre eu leur meilleure expression dans l’associationde l’anthropologieet du colonialisme.Et cette instrumentalisation des savoirs a aussi une part de son explication dans l’idée que les savoirs sont des ressourcescomme les 32. Popper traite de cette approche dans A la recherche d’un monde meilleur,Monaco :Le Rocher,2000,pp. 211-230. 50 autres qui peuvent parfaitement être mobilisées dans le traitement des complications de notre temps et de ses injustices indicibles. Celui qui ne peut changer la politique française peut blesser quelques personnes dans le métro. Arme du désespoir, cela ne la rend pas moins cruelle ou moins efficace. Mais qu’appelons-nousl’efficace en matière de savoir ? Serons-nousinstrumentalistes, réalistes, matérialistes ? O u considérerons-nous que l’efficace est ce qui permet une meilleure réalisation de l’humain - une proposition particulièrement vague, c’est-à-direaussi tout à fait dangereuse ? Quel est notre critère, et pourquoi tous devraient-ilsadopter celui-ci? Quelles sont donc les nouvelles responsabilités de la philosophie par rapport au savoir ? Elles pourraient se résumer en la demande de repenser l’humanitéde notre temps en un temps où la connaissance risque de s’avérer inutile parce qu’elleperd plus qu’ellene sauve.I1 s’agitde penser l’humanité,ou plutôt la survie de l’humain en notre temps, en sachant que l’on n’a pas le privilège d‘une position de surplomb,que l’onn’apas la vision de nulle part, que l’onn’estpas cet œil extérieur qui regarde objectivement (dans lequel on a souvent trop complaisamment logé la nécessité de la philosophie), que la totalité de notre discours est lui-mêmede part en part constitué et que les savoirs sont un ensemble de jeux, avec leurs règles expliciteset surtout implicites et portent 51 en eux des enjeux énormes,dont la survie de l’humanité et le changement possible de la face du monde,avec des basculements imprévisibles surtout en des domaines de savoirs sans mémoire (et on pense très paradoxalement ici à l’informatique), c’est-à-direaussi commencer par clarifier cette question de ce qu’estl’humain. Peut-onêtre sûr que l’humaniténe soit pas elle-même une fiction de philosophes ? A l’âge de la première exposition universelle ou du temps du code noir,on se posait sérieusementla question de savoir si les Noirs souffraient, et la réponse par la négative était d‘autant plus probable que l’on voyait à quels sévices ils survivaient. Etaient-ils les mêmes que les Indiens ? Etaient-ils les mêmes que leurs maîtres ? O n entrevoit la double réponse et sa dificulté.S’ilsavaient été les mêmes, le nouveau monde n’aurait certainementpas été ce qu’ila été. S’ilsavaientété les mêmes,la mission civilisatrice de l’hommeblanc n’aurait pas eu raison d’être, et les maîtres n’auraientpas mérité leur statut.Mais du point vue de qui étaient-ilsou non les mêmes ? Cette question se pose parce que la philosophie veut traiter du général,et doit trouver chaque fois le critère transversal.Mais la place de la subjectivité est inéliminable. Qui fixe le cahier des charges conformément auquel on prononcerait que la science promeut l’humain et qui,entre autres,pourrait légitimer le combat contre les entreprises ou les modes de vie non scientifiques ? 52 Au niveau des États qui financent la science devenue massive et ingérable au plan personnel,c'est l'état de nature, ou l'état de guerre permanente,avec en vigueur dans le droit international le droit de barbarie, la loi du talion, incarnée dans le principe de réciprocité.O ù trouver l'humain par rapport auqueljuger la science ? Dans le concept d'humain des philosophes ? Dans la nature humaine ? mais, dirait l'existentialiste,nous ne sommes pas des coupe-papiers.Cela nous condamne-t-ilau relativisme ? Ces interrogations montrent en tout cas toute l'étendue du problème de l'utilisationhumaine de nos savoirs. Deux réquisits importants sous-tendentl'argument: i) que nous avons une tête froide pour juger,c'est à dire que nous ne sommes pas tout de suite toujours déjà engagés ; ii) que nous dominons le savoir, c'est à dire que nous savons ce qui s'y trame, quelles en sont les conséquences et décidons en toute souverainetédes engagementsà prendre, des programmes à développeret de ceux que nous arrêterons. Mais les difficultésapparaissent tout de suite :qu'advient-il quand c'est la nature même du savoir qui nous échappe ?33 La moindre théorie a des conséquences infi33. C'est le cas dans l'exemple du monde 3 de Popper. Dans celui-ci,la connaissance n'est pas m a connaissance ; elle appartient à un monde à part que personne ne contrôle. D'où la critique du psychologisme et corollairement la défense de l'objectivité qui y est 53 nies. Elle peut aussi être améliorée par n’importe qui, loin des intentions de celui qui l’inventa,adaptée, transformée,etc. Les idées ont ainsi une vie propre,et ce n’est pas une déclaration idéaliste puisque cette vie peut nous affecter. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons contrôler nos propres productions,notre propre esprit ; nous sommes toujours en quelque sorte audelà de nous-mêmes,et notre esprit est toujours en quelque sorte hors de ses frontières et de nos frontières. O n peut formuler le problème autrement : qu’advient-il lorsque le monde de la connaissance,des savoirs est irrémédiablement ouvert,parce que nous ne pouvons pas et ne savons simplementpas en décider ? Nous ne pouvons, par exemple, pas empêcher l‘Irak de savoir et nous ne savons pas ce qu’ellefera de ce qu’ellesait ; barricadonsnous si nous voulons, invectivons si cela nous soulage psychologiquement.I1 faut malgré tout prendre toute la mesure de ce constat froid : le savoir est la marque de notre infinie ingéniosité,de notre infini pouvoir sur la nature,sur la transformation - mais aussi la transfiguration de la nature34; et en même temps - situation postC‘est, on s’endoute,la théorie de ce que Popper nomme l’autonomie de la connaissance scientifique.Pour un exposé des thèses de Sir Karl Popper sur ce sujet,CE Grammaire d e l’objectivité, op. rit. 34.Viennent les problèmes de l’écologieet de son rapport à la politique. 54 moderne typique -, il est la marque de notre infinie faiblesse, de notre désarroi devant le peu de force que nous avons sur le sens d u n univers qui se construit avec nous, malgré nous, parfois contre nous35. 35. Sur notre situation postmoderne en rapport avec nos savoirs et nos demandes contradictoires, on consultera le livre d‘Yves Michaud, H u m a i n , inhumain, trop humain. Reyeexionsphilosophiques sur les biotechnologies,la vie et la conservation de soi à partir de l’awvre de Peter Sloterdik,Montpellier :Climats,2002. 55 Philosophie,savoirs et vie publique sans connaissance et sans croyance Emmanuel Picavet Quelle est la place actuelle du discours philosophique dans la vie publique lorsque celui-cimobilise des savoirs déterminés ? La thèse que je m’efforceraide défendre sera la suivante : ce problème est lié à la configuration précise de la division du travail de recherche à chaque époque, et non à une hypothétique G nature )) des disciplines concernées. Or,à l’époque contemporaine,la philosophie participe au processus d’émergence des savoirs,et c’est en s’appuyantsur cette participation que les philosophes peuvent contribuer aux débats publics. Je présenterai des arguments en faveur de cette thèse en empruntant successivementdeux voies.Je m’interrogerai d’abord sur la renégociation des frontières entre philosophie et sciences à une époque marquée par le recul dun certain nombre de préjugés hérités, dans certains cas, de conceptions scientistestrop étroites,et dans d‘autrescas,de conceptions irrationaiistesde la philoso- phie. J’examineraiensuite plus particulièrement le cas des savoirs politiques. La philosophie étrangère à la science :de l’influencede quelques préjugés La répartition actuelle des recherches entre la philosophie et les autres disciplines est marquée par l’influence de certaines doctrines qui, parfois, se sont transformées en préjugés qu’il est dificile, et pourtant nécessaire,de remettre en cause. En philosophie,tout d’abord,l’influencedes conceptions culturalistes et relativistes a pu accréditer une vision de l’histoirede la philosophie dans laquelle celle-ci ne seraitjamais de l’histoireà proprement parler, mais plutôt une manière de dire la tradition et de s’inscrireen elle. La philosophie occidentale serait simplement la trame de la ( (vision du monde ) )occidentale,et d’autres philosophies seraient à comprendre également comme témoignage de la compréhension du monde propre à des cultures particulières. Tout cela serait à conserver,mais à la manière d‘un patrimoine vivant,les auteurs du passé n’étantpas cités en raison de ce qui peut subsister de leurs arguments ou être aperçu dans les théories actuelles, mais directement convoqués pour donner (bien involontairement) leur avis sur les problèmes du monde contemporain. 58 La philosophie apparaîtrait ainsi dans chaque aire culturelle comme une certaine tradition spirituelle,habituellement plutôt rationaliste,propre à cette aire culturelle, comme le suggère dailleurs la répartition des ouvrages dans certaines librairies (où les philosophies occidentales et les philosophies orientales côtoientla tradition des tarots,l’astrologieet les traditions divinatoires, la kabbale,la tradition de diverses religions ou spiritualités, etc.). Dans cette perspective,la philosophie n’aurait pas vraiment pour tâche de proposer des théories;elle ne proposerait que des ((retours )) périodiques à tel ou tel auteur, et à l’occasion,de légers remaniements de la ( ( doctrine », prouvant le caractère ( (vivant ) ) ou ( (encore actuel ))d‘un savoir traditionnel,et son adaptation aux ( ( débats ) ) actuels. La philosophie s’identifieraittour à tour à la conservation du patrimoine culturel dune aire culturelle ou géographique,et à une (( science traditionnelle )) parmi les autres. C o m m e on l’observe souvent pour les (( sciences traditionnelles », la discipline se confondrait plus ou moins avec sa propre histoire (cristallisée autour de grands livres ou de grands auteurs), ce qui aurait pour effet de rendre l’uneet l’autredifficilement praticables,du moins pour un esprit rationaliste. U n préjugé symétrique,inspiré par des préoccupations bien différentes,aboutit à un résultat également très destructeur. I1 s’agit de la conception d‘après laquelle,la science 59 ayant succédé à la philosophie dans tous les champs de la connaissance positive,la philosophie doit être rapportée aux dimensions d'un discours méthodologique de second rang,ou bien se fondre dans une sociologie ou une histoire se donnant pour tâche une description des sciences. La philosophieserait toujoursla philosophiedun savoirauquel elle ne saurait elle-même prétendre.Historiquement,une option de ce type a souvent été l'effet de la lutte légitime des philosophes eux-mêmescontre des préjugés irrationalistes (dans le souci de donner aux savoirs scientifiques la place qu'ils méritent) ou contre la réitération non critique d'ambitions anciennes, devenues peu crédibles : réaliser l'unité du savoir, trouver des fondements ultimes au savoir,reconstituer une métaphysique... Ces deux tendances ont la vie dure. Mais elles véhiculent des thèses qui sont tout simplement inexactes d'un point de vue factuel.Ces tendances s'accordentmal avec la permanence de domaines d'étude spécifique (un certain nombre de questions relatives à la moralité,à la politique,à la connaissance,au jugement,etc.), avec l'émergence régulière de nouvelles constructionsthéoriques ambitieuses dans ces domaines, et avec l'effort de critique, d'explication et de compréhension qui anime aujourd'hui comme hier de nombreux philosophes ayant à cœur de progresser dans l'examen d'un certain nombre de problèmes,en tenant compte des acquis antérieurs, 60 mais sans se laisser encombrer par une hypothétique ( ( tradition ». O n peut observer que cet e ffort est souvent associé à ce que l’onappelle la ((philosophie analytique », du moins lorsqu’onne donne pas à cette expression un sens culturaliste,relativiste et traditionaliste (celui d‘une ( (tradition de pensée », dun ( ( courant », d‘une ( (littérature )) ou dune (( famille intellectuelle )) remontant notamment au cercle de Vienne). Le fait qu’il paraisse parfois judicieux d’adjoindreà G philosophie )) l’adjectif ( ( analytique ) ) en dit long sur la popularité des conceptions traditionalistesdont il s’agitalors de se démarquer. A ces deux tendances,on peut ajouter l’influencedouteuse de conceptions instrumentales selon lesquelles la philosophie devrait se mettre (( au service )) de certains cultes,ou de certaines doctrinesconsidéréescomme indépassables.D e telles conceptionsparaissent refluer dans les contextes proprement théologiques. Mais on les voit resurgir ailleurs.La G victoire ))présumée sur les idéologies a peut-être à son actif la disparition de l’enseignement obligatoire du marxisme-léninisme,mais guère plus. Ainsi,on peut observer que la mythologie des (( valeurs )) fondatrices des sociétés occidentalesse développe vigoureusement, parfois avec des accents néo-nationalistes (commedans le cas des fameuses ((valeurs européennes N); les philosophes sont parfois invités à apporter leur pierre à l’édifice,en laissantde côté leurs doutes et leurs critiques. 61 D e même,l'intérêtlégitime pour les activitésscientifiques se transforme parfois en un véritable culte, tolérant d'ailleurs des variations importantes (de l'idéede la science comme religion dans le culte raëlien à l'idée,d'apparence plus laïque,de la nécessité de favoriser le ((progrès H des sciences et des techniques sans jamais se laisser impressionner par les critiques morales ou politiques, même lorsque celles-cisont appuyées sur de bonnes raisons). Au sein de la philosophie,cette tendance a des effets importants et spectaculaires. L'un de ces effets est l'adoption fréquente d'une conception de la philosophie comme discours d'accompagnement (extérieur)du développement des sciences et des techniques,et de leur pénétration dans la société.La philosophie devient alors une sorte de commentaire descriptif,ou parfois apologétique,de processus sociaux sur lesquels elle renonce à faire porter l'analyse critique, s'employant au contraire à faire taire les critiques. Elle serait la seule discipline dont on pourrait désigner par avancele but,celui-ciétant fixé par la tâche d'explication au public de la légitimité des développements des autres disciplines (ce qui passe souvent par un combat sans merci contre de nouvelles maladies : (( technophobie », hantise du progrès,(( catastrophisme »,...). Cette dérive est particulièrement notable dans les contextesoù la pratique post-moderne(noncritique)de la 62 philosophie se déploie dans des lieux d'autorité,qui peuvent devenir alorsvéritablementdes appareils idéologiques d'État (comités d'éthique,institutions scientifiques). Le processus est favorisé par l'engagement partisan occasionnel de certains membres des ((communautés scientifiques», porteurs (ou inventeurs) de revendications de type communautariste,et des philosophes qui se mettent à leur service. Cela arrive en particulier lorsqu'il s'agit d'imposer à une nation (voire à l'ensemble des nations !)des options morales très particulières,qui ne sont pas unanimement partagées dans le public,et qui sont m ê m e parfois rejetées par une partie du public comme absolumentinacceptables ou criminelles,ou bien attentatoires à la dignité humaine. U n autre effet notable de la dérive instrumentaliste est la présentation de l'activité philosophique comme partie intégrante de la fabrication socialement utile d'un ( (consensus ) )autour des ( (valeurs ) )de la société - le processus d'agrégation menant à ces ((valeurs )) demeurant, hélas, opaque.O n en trouve un bon exemple dans la synthèse - qui a le grand mérite d'être claire et explicite récemment présentée par Hyakudai Sakamoto à propos de la biopolitique'. Selon ce philosophe, la fonction 1. H.Sakamoto,<(AChallenge to the concept of Human Rights and Human Dignity from the Philosophical Viewpoint of Global Bioethics D, journal internationalde bioéthique 13,no 2 (2002),pp. 23-30. 63 sociale et politique de la bioéthique telle que la pratiquent les philosophes (et surtout,telle qu'ils la mettent en pratique) ne serait pas seulementd'apaiser les craintes du public et d'accompagner le progrès technique dans des voies moralement contestées (dans l'espoir de vaincre, en particulier, le refus de ces pratiques actuelles ou possibles contestées que sont le clonage humain par transfert nucléaire dans un but de traitement médical, la destruction de l'embryon humain à des fins d'expérimentation ou sa transformation en objet manufacturé destiné à une utilisation thérapeutique, ou encore la création de lignées d'êtres humains génétiquement modifiés). Le but de la bioéthique serait aussi,au-delàde ces problèmes internes des États, d'apaiser les tensions internationales qui se profilent autour de ces questions à cause des différences culturelles. En ce début de millénaire, si l'on suit la démonstration de l'auteur, la nouvelle bioéthique mondialisée devrait se donner pour tâche d'apaiser les conflits et d'empêcher l'émergence de (( contradictions », ce qui passe notamment par une attaque frontale contre les dangereuses idéologies non-relativistes(en particulier,ce qui est thématisé comme l'inacceptable idéologie des droits de l'homme et de la dignité humaine), au profit de dispositifs mentaux encore largement à créer, socialement plus méritants (compatibles avec la paix et le dia64 logue interculturel à l'échelle mondiale) et témoignant d'une plus grande ouverture d'esprit (permettant par exemple aux Occidentaux de donner du sens à des événements culturellement éloignés comme la répression de la place Tien-an-Men). L'un des aspects intéressants de la synthèse de H. Sakamoto tient à ce qu'il n'essaie pas de nous persuader que l'on pourrait imaginer des argumentspour accréditer, par exemple,la thèse d'après laquelle l'utilisation instrumentale (avec destruction) des embryons humains à des fins d'expérimentation ou dans un but thérapeutique serait finalementcompatibleavec les ((droits de l'homme )) et l'idéal de dignité et de respect qu'ils véhiculent. L'enjeu est tout simplement de se débarrasser des droits de l'homme et de la dignité reconnueà l'espèce humaine, parce que ces vestiges idéologiques,propres à une culture déterminée,gênent désormais le progrès de la science et des techniques. Dans la pratique post-critiquede la philosophie et dans ses prolongements institutionnels,il est clair que le souci d'imposer aux autres ses propres conceptionspolitiques grâce à des effets d'autorité (dans des zones d'affrontement idéologique intense telles que la biopolitique) tend à l'emporter sur le souci proprement philosophique de la compréhension ou de l'explication. La philosophie peut constituer,en tant que source de légiti65 mation,un atout dans le combat idéologiquedans lequel certains acteurs sociaux veulent imposer leurs vues par des voies distinctes de la concurrence électorale.La philosophie court alors le risque d'être confondue avec une simple systématisation des divers cultes technicistes ou scientistes qui se développent périodiquement depuis le dix-neuvième siècle (avec une vigueur particulière aujourd'hui). Dans certains cas, cette tendance est renforcée par la conviction sincère que la science elle-même véhicule nécessairement des (( valeurs )) morales ou politiques immanentes,qui devraient l'emportersur les autres par principe - valeurs que la philosophie pourrait avoir pour mission de rendre explicites et prestigieuses, en cessant de se laisser impressionner par le souvenir des savantsdu Troisième Reich. L'un des aspects particulièrement inquiétants de la très forte dérive actuelle de la bioéthique institutionnelle vers le post-humanisterelativiste et ultra-libéralest l'effet d'entraînement sur les sciences et la philosophie,qui risquent d'être confondues avec l'idéologie de communautés soudées par des valeurs de type sectaire. Cette évolution est déjà sensible à travers les réactions de rejet moral - parfois le sentiment d'horreur - qui visent des institutions scientifiques et philosophiques. 66 La complémentaritédes rôles I1 m e semble que la division du travail dans le monde de la recherche conduit à reconnaître à la philosophie telle qu'elle existe réellement un rôle très éloigné de ceux que prévoient pour elle les idéologies évoquéesplus haut. En premier lieu,on peut observer que la pratique de la philosophie n'est pas radicalement extérieure aux sciences. Certains thèmes d'étude sont communs : le vivant,la mesure,la causalité,la norme,le bien-être,le mental,le social sont de ces questions qui suscitent des contributions venant de plusieurs disciplines, dont la philosophie.D e plus,la philosophie accueille des disciplines émergentes ou qui cherchent un nouveau départ ; elle constitue à cet égard une sorte de pépinière scientifique.C'est ce que l'on a pu observer pour la sociologie et la psychologie,mais aussi,plus tard,pour la théorie de la mesure,la théorie de la décision ou les sciences cognitives. Par ailleurs,certains secteurs de la recherche appartiennent de plein droit à la philosophie: on songe à l'éthique, à la politique,à l'esthétique,à la théorie de la connaissance. O n ne doit pas sous-estimernon plus l'importance des échanges et des transferts qui se produisent entre la philosophie et les sciences particulières.Pour illustrer cet aspect des choses,j'emprunterai des exemples aux études 67 politiques et aux domaines connexes.Au vingtième siècle, certaines contributions scientifiques, dans des domaines très spécialisés,ont été le fait de philosophes, et ont été liées à des questions proprement philosophiques. O n peut songer à la clarification des types de mesure (contributionde Patrick Suppes), à la théorie des choix collectifs et du vote (travaux d’Allan Gibbard,de Michael Dummett,...), à la théorie des jeux (travaux mathématiques et philosophiques de John Harsanyi, Robert Stalnaker...), à la théorie de la décision en situation d’incertitude (contributions de Frank Ramsey, Richard Jeffrey,JohnVickers...). Certains travaux philosophiques ont eu des prolongements importantsdans les sciences spécialisées.O n peut songer,à titre d’exemples,à la théorie des biens primaires de John Rawls (qui a influencé l’évolutionde I’économie normative), à la théorie des faits institutionnels de JohnSearle (quel’onretrouve aujourd’hui dans de nombreux domaines des sciences sociales), ou encore, à la théorie des conventionsde David Lewis (dont les ramifications sont aujourd’hui importantes dans de nombreux domaines des sciences politiques et des sciences économiques). D e plus,il y a parfois des techniques et des approchesqui sont communes à la philosophie et à d’autres disciplines.Ainsi,les modèles logico-mathématiques de la dynamiquedes connaissances ou des croyances sont 68 souvent développés dans le contexte de discussions philosophiques,mais peuvent à l’occasionêtre ((exportés )) vers d’autres domaines.La logique des relations,à travers l’enseignementd’Alfred Tarski,a permis l’émergencede la théorie moderne des choix collectifs,telle que l’a développée l’économiste Kenneth Arrow, et cette théorie constitue aujourd‘hui,conjointement avec la théorie des jeux,une sorte d’idiomecommun pour la théorie économique et la théorie politique. L‘analyse logique du langage et la théorie des actes de langage sont communes à la philosophie et à la linguistique. En sens contraire,des travaux d’auteurs travaillant dans le contexte de sciences spécialisées ont été pensés comme des contributions à l’étudede questions philosophiques générales,et ont été importantsà ce titre. C’est le cas,notamment,des recherches d’hartya Sen en économie du bien-être(elles ont renouvelé la problématique générale des choix collectifs,de la rationalité collective et de la justice), de celles de James Buchanan et Gordon Tullock en théorie économique des processus politiques (elles ont eu une influenceprofonde sur la philosophie politique, en particulier dans l’étude des conceptions contractualistes), et des études sur l’équitéde nombreux économistes (Serge-ChristopheKolm,notamment). O n peut citer aussi les recherches qui ont donné lieu à la constitution du champ de ce qu’on appelle aujourd’hui 69 la c théorie politique positive H - celles de William Riker notamment - qui sont appelées à influencer en profondeur les travaux philosophiques sur la représentation démocratique. Quelle est alors la spécificité des études philosophiques ? 11 me semble que les frontières qui existent entre les sciences humaines sont trop floues pour que l’onpuisse poser le problème autrement en termes absolus. C’est aujourd‘hui une affaire de degrés. La philosophie est comparativementmoins spécialisée que d‘autres domaines,dans la mesure où les études empiriques ou purement techniques,sans être absentes,sont plus rares que dans les autres disciplines. Ses investigations ont, plus souvent que dans d’autres disciplines,un aspect normatif: elles portent alors sur ce qui doit être, sur la valeur que l’onpeut attribuer à telle possibilité d‘après tel critère, ou sur les relations entre les critères envisageables. Mais il serait réducteur d’assimiler les investigations philosophiques à des recherches de type normatif. En effet, elles présentent aussi une dimension ontologique que l’on ne retrouve qu’àun degré moindre dans d’autres disciplines. La nature des entités dont on parle est l’enjeude recherches poussées (par exemple,s’il s’agit de se demander ce qu’estun état mental,un projet collectif ou une règle sociale). Par ailleurs,la dimension méthodologique des travaux est souvent très importante,ainsi 70 que l’ambitionde réaliser des synthèses organisées de ce que l’onsait ; plus généralement,la réflexion critique sur les jugements que l’onporte constitue certainement un trait distinctifdes entreprises qui sont pensées comme (( philosophiques ». A cause de ces éléments d’identification,la philosophie reste assez nettement distincte,dans la plupart des domaines,des sciences particulières qui étudient parfois les mêmes objets.Cela ne veut pas dire qu’ily ait une différence de nature fondamentale entre science et philosophie. Il me semble qu’ilserait plus exact d‘évoquerla spécialisation du travail vers des objets plus ou moins généraux, déterminant la nature plus ou moins philosophique des travaux de recherche à propos de secteurs donnés de la réalité. Conclusion O n peut penser que l’existence de domaines d’étude spécifiques demeurant attachés à la philosophie,ainsi que leurs rapports étroits avec les développements des sciences spécialisées ou empiriques,invalident la thèse selon laquelle la philosophie serait devenue un discours de second rang (surles sciences), ou un chantier extérieur à la science.U n regard rétrospectifsur l’évolutiondes savoirspolitiques au vingtième siècle laisse peu de doute à ce sujet. 71 Pour cette raison,on peut aussi penser que les interventions de philosophes sur la scène publique seraient plus utiles (du point de vue de la qualité des débats, sinon du point de vue de la paix sociale) si elles se fondaient sur les travaux de rechercheréels qui sont les leurs, en particulier dans le champ moral et politique,et non sur l’aura personnelle ou la conformité idéologique des intervenants. 72 Présentation des auteurs Claude Debru (France) Né en 1944,il est directeur de recherche au CNRS, professeur de philosophie des sciences à l'École normale supérieure (Ulm) et membre correspondant de l'Académie des sciences. Domaines de spécialisation : histoire des sciences,philosophie des sciences de la vie et biotechnologies. Parmi ses publications : La philosophie de l'inconnu. Le vivant et la recherche (PUF,1999),Bioéthique et cultures (Vrin, 1991), Philosophie molécuhire (Vrin, 1990), L'esprit des protéines. Histoire et philosophie biochimiques (Hermann,1983). Emmanuel Malolo Dissakè (Cameroun) Né en 1963,il est professeur de logique et de philosophie des sciences à l'universitéde Douala,Cameroun. Centres d'intérêt : Popper et Feyerabend,l'histoire et philosophie des sciences et des techniques,la philosophie de la physique et des sciences sociales et la philosophie africaine contemporaine. 73 I1 est l'auteur de Paul Feyerabend: épistémologie,anarchisme et société libre (PUF,2001)et de L'aspiration à être, autour du philosophe Ebenezer Njoh- moule (novembre 200 1). Emmanuel Picavet (France) Né en 1966,Emmanuel Picavet est maître de conférences en philosophie politique à l'université de Paris I et membre de l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Domaines d'expertise : philosophie politique et épistémologie des sciences sociales et politiques, choix collectifs et droits individuels. Publications : John Rawls : théorie de la justice (Ellipses,2001),Kelsen et Hart. L a norme et la conduite (PUF,ZOOO), Les modèles de L'action (en Co-directionavec B. Saint-Sernin,R.Fillieule et l? Demeulenaere (PUF, 1998), Choix rationnel et vie publique :penséeformelle et raison pratique (PUF,1996). 74 Dumas-Titoulet imprimeurs 42 1 O0 Saint-Etienne Dépôt légal :novembre 2004 No$imprimeur :41527 J Imprimé en France