Carte rouge 40 Trop de jeunes en perdition ? Il faut leur parler

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Carte rouge 40
Trop de jeunes en perdition ? Il faut leur parler
Sources : Régis Debray : propos recueillis par William Bourton – LS – 02 10 2015
Daniel Cohen : propos recueillis par William Bourton – LS – 06 10 2015
Hadja Lahbib : propos recueillis par Maxime Biermé - LS – 21 11 2015
Abdennour Bidar : « Lettre ouverte au monde musulman » LS - janvier 2015 / 19 novembre 2015
Rik Coolsaet : carte blanche – LS – 30 11 2015
SamTouzani : la Culture - LS - 02 12 2015
« Nos sociétés n'offrent plus de grand récit aux jeunes »
(Régis Debray)
Régis Debray s'est désintoxiqué de l'Histoire, passant d'une espérance sans
gaieté à quelque chose comme une gaieté sans espérance . Le monde tel qu'il
tourne ne l'en inquiète pas moins .
Comment est née votre conscience historique ?
J'avais 14 ans quand j'ai appris, dans la rue, en rentrant chez moi, la chute de
Dien-Bien-Phu . Ma conscience historique , si le mot n'est pas trop prétentieux,
a surgi à ce moment-là . Un décor s'est déchiré et j'ai compris, ou commencé à
comprendre, avec ce coup de poignard affectif, que la France glorieuse,
impériale, championne des droits de l'homme ou qu'on me disait qu'elle était,
bref que l'histoire officielle déguisait l'histoire réelle, où il y avait déjà eu la
Débâcle de 40 . Evidemment, rien n'était joué et je n'étais pas encore politisé,
comme on dit, mais il faut bien un début à tout .
Pourtant votre référentiel symbolique, c'est la Guerre d'Espagne et la
Résistance, pas la défense de l'Empire colonial français en Indochine ...
A l'adolescence, on n'est pas encore formé politiquement . Un fils de bourgeois
hérite d'une mythologie familiale, ce n'est qu'après, quand on commence sa philo,
en terminale, qu'on commence à penser par soi-même et à se construire sa
chronologie propre ou, si l'on préfère, sa contre-mythologie, de gauche en
l'occurrence . On troque alors une mémoire collective contre une autre . Elle reste
d'ailleurs la mienne à l'heure qu'il est . Y figurent bien sûr l'Espagne et le
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maquis . On tombe de son haut à la vue d'une manchette, mais on ne change pas
de référence légendaire en un clin d'oeil .
On sent ce regret d'être « né trop tard », cette tristesse que l'Europe soit
sortie de l'Histoire le 8 mai 1945 . D'où votre dédain pour ce qu'on a qualifié
de « Révolution de Mai 68 » ...
... Hégel, que je n'avais pas seulement dans la tête mais dans le coeur, m'avait
convaincu que le sérieux historique exige toujours quelque chose comme une
crucifixion ou une immolation . L'histoire s'engendre dans la douleur, pas dans
le plaisir . Le « Jouissez sans entraves », qui sonnait comme une profanation à
mes oreilles de puritain, ne cadrait pas du tout avec un sentiment tragique de
l'histoire ... Il y avait du dolorisme chrétien dans le romantisme révolutionnaire .
J'étais évidemment à côté de la plaque . Nous avons changé d'horizon et Mai 68
marque à mon sens la charnière entre une société hantée par l'histoire, fût-ce en
bonne santé économique, et une autre, ou la même, fût-elle en récession, hantée
par l'idée du bonheur individuel .
Pendant qu'on se payait de slogans au Quartier latin, vous étiez en prison en
Bolivie, où vous payiez au prix fort votre coudoiement avec les « barbudos »
cubains ... Vous refaisiez la Guerre d'Espagne dans l'Altiplano ?
Oui, vaguement . Faire, c'est toujours refaire, et les révolutionnaires sont
toujours plus passéistes que les autres parce qu'ils lisent plus de livres d'histoire
que de journaux d'actualité . L'imaginaire historique précède et engendre l'action,
la fiction, c'est la matrice . L'Espoir, Pour qui sonne le glas, Guernica, Machado
ont joué un rôle moteur dans ma génération .
Des Brigades internationales, il y en a en Syrie actuellement . Les jeunes
djihadistes sont-ils ensorcelés par Madame H, comme vous naguère ?
... Notre transcendance était horizontale, mais les messianismes séculiers se sont
avérés foireux et la leur est verticale, infiniment plus sauvage, et sans doute plus
ignare . Des imams m'ont raconté à quel point les jeunes djihadistes étaient
ignorants des traditions et du contenu de l'islam, et la religion sans culture, c'est
ce qui peut justifier le pire . Il y a, dans ces ralliements djihadistes, une aberrante
protestation contre un individualisme sans horizon ni incitation au dépassement .
Un besoin de communauté, de rituels, de serre-file et même de contraintes . Et il
est vrai que nos sociétés de consommation n'offrent plus de grand récit aux jeunes,
immigrés ou non, plus de mythe de
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convocation aux chercheurs d'aventure, plus même d'encadrement collectif aux
paumés et aux orphelins . Le vide de repères symboliques est patent . On paye
durement deux catastrophes opérées en douceur sur le terrain des banlieues,
deux lentes disparitions, celle des organisations de masse communistes et celle
des mouvements de jeunesse chrétiens . Ajoutez-en une troisième, encore plus
grave, la fin du service militaire, et le désastre devient possible .
Certains ont cru que l'engagement était mort avec Sartre et que l'Histoire
avait pris fin avec l'effondrement du Bloc de l'Est ...
... Je vous l'avoue, il ne m'intéresse plus guère . Je constate seulement la
concomitance entre l'évanescence du fait littéraire, à commencer par celui de la
lecture – je ne parle pas du picorage mais de la lecture d'immersion -, et
l'évanouissement de la passion politique, en dehors des mobilisations
humanitaires plus ou moins spasmodiques . La France, à cet égard, a plus pâti
que d'autres pays du passage de la graphosphère à la vidéosphère . Je ne vois
pas d'autres nations où l'homme de lettres et l'homme d'action se tenaient la main
depuis le siècle des Lumières . Depuis Chateaubriand jusqu'à Malraux, côté
lettres, et côté politique, de Guizot jusqu'à Mitterrand, en passant par Blum et
de Gaulle . Aujourd'hui, nos écrivains sont dépolitisés et nos politiques
déculturés, certains sont même glorieusement illettrés, « casse-toi pauvre con » .
Cette situation est sans précédent . Quel esprit sérieux peut encore s'engager
dans une activité politique qui a cessé d'être une activité sérieuse pour l'esprit ?
Vous avez écrit que vous n'êtes devenu français que sur le tard, une fois
revenu (au sens propre comme au sens figuré) de vos aventures en Amérique
latine ...
Oui, on naît lentement . Qui n'a jamais été exilé ou délocalisé, a peu de chances
de découvrir ses racines . Je me définis parfois comme un patriote cosmopolite ...
Si je n'avais pas un peu couru le monde, je serais resté assez indifférent, comme
beaucoup de compatriotes dits de souche, aux sources et aux couleurs de mon
petit hexagone . On ne naît pas français, on le devient . J'imagine qu'il en va de
même pour tous les pays, et pas seulement en Amérique du Nord , qui s'entend si
bien à transformer un allogène en patriote . Cela de-vrait nous rendre plus
accueillants aux migrants et aux réfugiés qui affluent : ils pourraient bien eux
aussi devenir un jour des nôtres .
Dernière parution de Régis Debray : Madame H. , Gallimard, 160 pages .
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« On ensevelit la crise sous le sable des décombres » (Daniel
Cohen)
Pour l'économiste Daniel Cohen, il ne faut pas être pour ou contre la
croissance, il faut s'en immuniser . Las, on n'en prend guère le chemin ...
En 1957, le philosophe des sciences Alexandre Koyré montrait, dans son
ouvrage Du monde clos à l'univers infini, comment la révolution galiléenne ou
la découverte du calcul infinitésimal avaient profondément modifié la conscience
qu'a l'homme de lui-même et de sa place dans l'univers . En titrant son nouvel
essai Le monde est clos et le désir infini, Daniel Cohen, directeur du
département d'économie de l'Ecole normale supérieure, fait plus qu'un clin d'oeil
à Koyré : il nous invite lui aussi à modifier la conscience que nous avons de
nous-mêmes, en réorientant le sens de nos priorités plutôt que de succomber au
mirage d'une croissance mortifère .
Vous dites que croire à une croissance infinie relève de la méthode Coué .
Mais vous ne prônez pas pour autant la décroissance . Expliquez-nous ...
Il ne faut pas être pour ou contre la croissance, il faut s'en immuniser . Il faut
fixer les normes psychiques, écologiques, dans lesquelles on veut vivre et que la
croissance soit . Mais il ne faut pas faire le contraire, qui est de sacrifier les
ambitions écologiques ou les ambitions psychiques du bien-être des gens pour la
croissance . Donc, il faut bien remettre les choses à leur place et réfléchir à une
société où notre destin individuel et notre destin collectif ne soient plus, comme
c'est le cas aujourd'hui, indexés sur la croissance . Il y a un siècle, je n'aurais
sans doute pas dit ça ...
Aujourd'hui, on est dans une double impasse . On a une société qui, du point de
vue des conditions de vie, du travail, crée du burn-out, et qui, de l'autre, nous a
donné le smartphone ... Très bien, mais ça y est, on l'a . On ne voit pas trop au
nom de quoi il faudrait continuer à se ruiner . Il y a une réflexion à avoir, en
profondeur, sur la société de consommation et la société de production dont nous
sommes aujourd'hui les contemporains .
Notre modèle économique repose sur une croissance sans fin et sur un
pétrole bon marché . De ce point de vue, le pétrole pas cher que nous
connaissons actuellement ne risque pas de pousser les dirigeants à changer
de paradigme ...
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Vous avez raison, notre croissance est tout à fait indexée, à l'inverse du prix du
pétrole . Allez voir les gouvernements et dites-leur que le pétrole bon marché est
une tragédie parce qu'on a tout perdu en termes d'énergies renouvelables ...Tout
l'espoir des gouvernements, c'est que le pétrole bon marché dure au moins
jusqu'à la prochaine élection – et c'est ce qui en train de donner du pouvoir
d'achat dans un pays comme la France .
Le deuxième point, beaucoup plus fondamental, c'est que la croissance,
aujourd'hui, ça veut dire non seulement du pouvoir d'achat mais aussi des
emplois – ce qui est évidemment une noble cause : donner à chacun sa chance
de trouver sa place dans la société . Donc à court terme, oui, il faut mener des
politiques keynésiennes pour éviter les à-coups, les krachs financiers, etc. Mais
à moyen terme, il faut voir que l'aliment, le moteur de la croissance, c'est une
tension psychique nouvelle qui résulte du fait que les individus sont dans une
course poursuite avec des logiciels . D'où le stress psychique, d'où le burn-out .
Donc, la croissance à court terme, oui ; les emplois, c'est une réflexion qu'il faut
avoir, oui . Mais il faut savoir que sur le moyen et le long terme, le progrès
technique tend à remplacer l'emploi . Il faut donc réfléchir en profondeur sur les
emplois qui vont être détruits et sur ceux qui peuvent être créés . Et ce n'est pas
juste en appuyant sur le bouton de la croissance qu'on va régler ces problèmes .
Le numérique n'est pas le « relais de croissance » espéré par certains ...
C'est la différence avec les précédentes révolutions industrielles qui ont fait
naître de nombreux biens . Les produire et les consommer en masse ont dopé la
croissance . Les biens de la révolution numérique se limitent aux smartphones ...
C'est insuffisant pour soutenir l'activité . Cette révolution ne crée pas d'emplois,
elle en détruit . Nous vivons une nouvelle révolution industrielle, mais son
potentiel de traction de l'ensemble de la société est faible, à la différence de la
précédente . On assiste à ce que j'appelle une révolution industrielle sans
croissance .
Lors de la crise boursière et financière de 2008, on a parlé de nouvelles
pratiques économiques, d'un « Green New Deal » basé sur les technologies
renouvelables, etc. On a le sentiment que tout cela s'est évaporé et que l'on
est retombé dans le « business as usual » ...
Je vous rejoins tout à fait . On a cru que quelque chose allait se passer, qu'on
allait repenser les fondements . Et rien ne s'est passé . On le voit bien en
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France, où tous les débats politiques tournent autour de la meilleure façon de
gérer l'austérité ... On n'a qu'une seule idée, c'est ensevelir la crise sous le sable
des décombres .
En 2009, vous écriviez en conclusion de « La prospérité du vice », que
l'humanité « doit parcourir mentalement le chemin inverse de celui que
l'Europe a suivi depuis le XVII ème siècle, et passer de l'idée d'un monde infini
à celle d'un univers clos . Cet effort n'est ni impossible ni même improbable,
mais plus simplement : il n'est pas certain . » Où en est-on ?
Je pense, comme l'a dit Edgar Morin, que l'humanité doit être pensée à 3 étages :
l'individu, la société et l'espèce . Et il y a un peu une illusion, aujourd'hui qu'on
peut passer directement de l'individu à l'espèce . « Je suis conscient que
j'appartiens à l'espèce humaine, donc je vais internaliser les contraintes
climatiques ou le besoin de changer de régime de croissance » ... Je ne crois pas
que ça marche comme ça . Dites à quelqu'un de dépressif : « Arrête de fumer, ça
n'est pas bon pour ta santé », il va répondre : « Laisse-moi tranquille » . Tant que
les gens n'auront pas repris confiance en eux-mêmes et dans la société dans
laquelle ils vivent, on ne peut pas leur demander de se hisser au-delà de leur
individualité et des problèmes sociaux qu'ils rencontrent pour sauvegarder
l'espèce . Ca n'a aucun sens .
Par contre, être dans une société où on est reconnu dans sa place, et à partir de
ce moment-là construire une conscience commune des enjeux pour l'espèce, de
ce que signifie la vie sur la planète, ça, j'y crois entièrement . Il faut effectuer un
travail en profondeur pour opérer la transition de la quantité à la qualité .
Dernière parution de Daniel Cohen : « Le monde est clos et le désir infini »,
Albin Michel, 224 pages .
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« Le problème est social, pas sécuritaire »
(Hadja Lahbib)
Journaliste vedette de la RTBF, Hadja Lahbib est aussi une réalisatrice
primée pour ses documentaires . Son dernier film Patience, patience ... T'iras
au paradis racontait le quotidien des mères de Molenbeek .
Est-il vrai que « ça ne va plus » à Molenbeek ?
Ben Hamidou, un acteur de la pièce Djihad, m'a fait un sketch au téléphone en
décrivant la situation à Molenbeek . Avec la présence des journalistes, les snacks
étaient à court de sauce pita et andalouse . Quand on lit ou écoute ce qui se dit
sur Molenbeek, on ne peut pas s'empêcher de sourire . Mais savent-ils à quel
point ces quartiers ont été laissés pour compte ? S'interrogent-ils sur les raisons
de cette ghettoïsation ? Les Marocains, et avant eux les couches populaires de la
population belge, se sont installés là aussi parce qu'ils n'avaient pas les moyens
d'aller ailleurs, ou parce qu'on ne voulait pas d'eux ailleurs . Ils sont venus avec
l'espoir d'une vie meilleure, pour eux, pour leurs enfants . Avaient-ils imaginé ce
qui se passe aujourd'hui ? Je suis certaine que non . On vit dans une démocratie
et, en théorie, ces jeunes ont reçu les mêmes chances que les « Belgo-belges »
mais est-ce la réalité ?
Il faut casser les amalgames ?
On compare Molenbeek dans la presse à une fabrique de terroristes . C'est une
commune pauvre et il y a 40 % de chômage parmi les jeunes . La réponse
immédiate est d'envoyer des militaires dans la rue . Il faut rassurer la
population ... Mais le fond du problème est social . Parmi les victimes, il y avait
des Mohamed, des Pascal et des Renaud . Parmi les djihadistes, il y avait aussi
des Belges convertis, comme Jean-Louis Denis . Ca prouve que ce n'est pas un
problème de civilisation ni même de religion . C'est un problème de radicalisation,
de perte des valeurs et d'exclusion . Un problème humain auquel il faut une
réponse avant tout humaniste .
Que vous inspire la formule : « L'intégration est un échec » ?
(Elle rit) . Jean-Louis Denis, c'est vrai qu'on a raté son intégration . Zemmour
aussi . On a plutôt raté ce monde idéal que l'on couche sur papier dans les
constitutions et les déclarations des droits de l'homme . Le terroriste, c'est un
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faible qui a fini par rejeter la société . Quel sens cela a-t-il d'enlever la nationalité
à quelqu'un qui est prêt à mourir ? Le vrai débat, c'est l'injustice, l'inégalité qui
provoque l'exclusion, une exclusion qui provoque à son tour la violence, le
terrorisme .
Il faut dépasser les slogans ?
Les métaphores guerrières et simplistes frappent l'imagination mais n'apportent
pas des solutions . L'écrivain David Van Reybrouck a écrit une lettre dont je me
sens assez proche . En disant que la « France est en état de guerre », Hollande
me fait aussi penser à Bush à la veille de la guerre en Irak ... Serions-nous dans
cette situation aujourd'hui si on n'avait pas envahi l'Irak ? Et si les talibans
n'avaient pas été soutenus par les Américains contre les Russes au temps de la
guerre froide ? Je ne suis qu'une journaliste, je me pose des questions . J'attends
les réponses .
Que voulez-vous dire aux jeunes qui vous admirent ?
Il faut pouvoir saisir les opportunités qui s'offrent à chacun d'entre nous dans la
vie . Même si parfois les portes se ferment ... Il y en a toujours d'autres qui
s'ouvrent . Si je suis un modèle, c'est qu'il y a un problème, c'est qu'il y a une
conscience des difficultés qui jalonnent le parcours des immigrés . Le mien aussi
a parfois été difficile . J'ai eu conscience dès l'enfance que rien ne me serait
acquit . Naître fille dans une famille musulmane, immigrée en Belgique, à SaintJosse ... C'est pas de chance ! (Elle rit) Et pourtant, je suis très heureuse de venir
de là, cela a contribué à ouvrir mon esprit . J'ai l'impression que je suis de nulle
part et de partout à la fois, je me sens libre, je suis curieuse de tout, j'aime voyager,
je n'ai pas peur de l'étranger, de l'autre, tout ce que je ne connais pas m'attire .
Ne faut-il pas des porte-parole pour les musulmans ?
S'ils se taisent, les musulmans laissent le champ libre à ceux qui ont détourné
l'islam et ses valeurs . Les terroristes de l'Etat islamique sont les pires ennemis
des musulmans .
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La seule force de Daesh est de profiter de nos faiblesses
(Abdennour Bidar)
Philosophe et écrivain français, Abdennour Bidar est né le 13 janvier 1971 à
Clermont-Ferrand . Il est agrégé de philosophie, normalien issu de l'ENS de
Fontenay-Saint-Cloud . Il enseigne la philosophie en classes préparatoires
aux Grandes Ecoles . Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit .
Il travaille sur les évolutions de l'islam contemporain, et au-delà sur les
formes que peut prendre la vie spirituelle de l'homme en ce début de XXI
ème siècle . Il a développé à travers ses ouvrages, l'espoir d'un islam ouvert
à la modernité et profondément spirituel ... Sa Lettre ouverte au monde
musulman, qu'il avait fait circuler avant les attentats de janvier a reçu un
écho considérable dans le monde .
° La stratégie claire de Daesh est de provoquer le chaos
Suite aux attentats effroyables de Paris, il y a un piège dans lequel nous ne devons
pas tomber : la stratégie claire de Daesh est de provoquer le chaos dans la
société française en alimentant la peur, qui va nourrir le vote d'extrême droite .
Au-delà, c'est le risque que partout en Europe ces attentats aggravent encore la
suspicion et le rejet à l'égard de nos concitoyens musulmans en provoquant une
flambée de l'intolérance et de la haine ...
D'un côté une véritable allergie se répand à l'égard d'une religion perçue comme
violente et agressive, de l'autre se propage le sentiment d'être toujours plus
« montrés du doigt », stigmatisés . Le rejet n'en finit plus de monter des deux
côtés : les uns rejettent, les autres se sentent rejetés . Voilà le mécanisme,
l'engrenage maudit qui pourrait dresser demain nos populations les unes contre
les autres . Face à cela, nous devons avoir un sursaut de lucidité collective : être
capables de comprendre le piège à temps et l'éviter tous ensemble ...
° Les réactions des musulmans qui expriment leur dénonciation de
Daesh sont nécessaires et salutaires ... mais c'est insuffisant
Tragiquement insuffisant . Il ne suffit plus de dire « ne faisons pas
l'amalgame entre islam et islamisme » . Les musulmans du monde entier
doivent passer du réflexe de l'autodéfense à la responsabilité de
l'autocritique . Car comme le dit le proverbe français, « le ver est dans le
fruit » : ce n'est pas seulement le terrorisme djihadiste qui nous envoie de
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mauvais signaux en provenance de cette civilisation et culture musulmane,
mais l'état général de celle-ci .
° Voilà en effet une culture toute entière qui est menacée par la
régression ...
... vers l'obscurantisme, le dogmatisme, le néoconservatisme, le rigorisme
incapable de s'adapter au présent et aux différents contextes de société ... et qui,
c'est le comble, parle parfois de liberté de conscience pour réclamer le droit de
donner libre cours à sa radicalité, ou pour faire valoir publiquement ses
« principes éternels », sa « loi divine intangible et indiscutable », comme si
quelque chose pouvait et devait échapper aussi bien à la marche de l'histoire et
à la volonté des hommes !
La nostalgie de l'âge d'or ne vaut guère mieux que l'islam pur
des salafistes
° Un cancer interne de civilisation gravissime
De plus en plus de musulmans prennent conscience qu'il y a là un cancer qui se
généralise à grande vitesse et face auquel les courants progressistes reculent .
Un cancer face auquel les musulmans lucides souffrent de voir leur religion ainsi
dégénérer . Qu'ils ne se laissent pas paralyser par leur sentiment d'impuissance !
L'optimisme est une responsabilité .
° Quand on agit, il n'y a plus de place pour la peur et le désespoir
La tâche est qu'il faut tout faire, chacun à son niveau, chacun avec ses moyens,
pour régénérer, réinventer, métamorphoser cette culture spirituelle en perdition .
Et pour cela, la première chose à comprendre est qu'il faut arrêter de dire
seulement « le vrai islam ce n'est pas cela », « cet obscurantisme ce n'est pas
l'islam de mes grands-parents, de mon village, ou des âges d'or de l'islam, comme
l'Espagne andalouse » . Ce type de nostalgie ne vaut guère mieux face à la
gravité du présent que la solution des salafistes qui veulent revenir à un « islam
originel », à un « islam pur » .
° Rien de plus stérile que de vouloir fabriquer du futur avec le passé
Rien de plus dangereux que de vouloir faire triompher la « pureté » de quoi que
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ce soit : ce fantasme de « pureté » passe toujours, l'histoire nous l'a enseigné,
par la « purification totalitaire » de tout ce qui n'est pas conforme au modèle !
° Toute conscience doit garder farouchement sa vigilance et sa liberté
Pour dire cela, combien sommes-nous ? D'intellectuels de culture musulmane ?
De philosophes critiques ? De consciences engagées ? Dès aujourd'hui, il faut
que du côté musulman, les voix de la transformation soient beaucoup plus
nombreuses et puissantes . Et que nous entendions dans ce concert la voix de plus
de théologiens ou d'imams, bien qu'en tant que philosophe, je suis toujours très
prudent avec les « clercs éclairés » : même ouvert d'esprit jusqu'à un certain
point, le savant ou le chef religieux reste un « maître de religion » attaché au
noyau du dogme, et face auquel toute conscience doit garder farouchement sa
vigilance et sa liberté .
° La responsabilité des musulmanes et des musulmans dans nos
sociétés européennes ?
Elles et ils doivent s'engager massivement, pas seulement en tant que croyants de
telle religion, mais en tant que citoyens qui participent au progrès moral et social
général, à la reconstruction, ici, en Europe de sociétés plus justes, plus
fraternelles . Contre le libéralisme sauvage, contre les inégalités entre riches et
pauvres, contre le matérialisme anti-spirituel de nos sociétés . C'est en
participant à tous ces combats que les musulmans d'Europe pourront affirmer
une voix propre, et peut-être construire le modèle d'une autre identification à la
culture musulmane – non plus repliée sur elle-même, sur la défense de son
identité et de ses intérêts mais ouverte et engagée dans une logique de
contribution au bien collectif .
Vivre reliés
En vue de cet objectif élevé d'un sacré partageable qui soit un juge de paix nous
évitant de nous battre, je demande solennellement aux musulmanes et aux
musulmans européens de ne pas rester de leur côté, de ne pas céder à la tentation
de se replier sur eux-mêmes dans la défense exclusive de leurs intérêts propres .
Qu'ils répondent au rejet par la contribution . Qu'ils répondent au mal par le
bien, comme le conseille le Coran (41, 34) . Qu'ils regagnent le respect et la
considération de tous en s'associant intellectuellement et humainement, partout
où c'est possible à tous ceux qui refusent un monde
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égoïste où l'on vit séparés en communautés et en tribus . Qu'ils regagnent l'estime
générale en unissant leurs efforts à tous ceux qui refusent aussi bien un
monde matérialiste, sans spiritualité, qu'un univers où telle religion domine tout,
sans laisser à chacun sa liberté de conscience .
Daesh ? Sa seule force est de profiter de nos faiblesses ...
Si nous persistons à vivre en régime de « déliaison du monde », où la qualité de
ce triple lien à soi, à autrui, à la nature, reste si mauvaise, alors le néant, le
nihilisme, de Daesh viendra comme un poison s'infiltrer dans toutes nos brèches,
dans toutes les blessures de nos liens . Travaillons à nous relier, resserrons nos
liens, tous nos liens de sens et de fraternité, et Daesh n'aura pas pour nous diviser
le passage d'une seule petite faille .
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L'échec de la Belgique . Mais quel échec ?
(Rik Coolsaet)
Rik Coolsaet est professeur ordinaire des relations internationales à
l'Université de Gand, Senior Associate Fellow à l'Institut Egmont-Institut
royal des relations internationales (IRRI) à Bruxelles .
La Belgique , un nid de terroristes . L'ancien ministre français de l'Intérieur,
Charles Pasqua, l'avait déjà insinué en 1996 . Dix ans plus tard, la presse
internationale met à nouveau la Belgique au pilori en tant que carrefour du
terrorisme international .
° 2007 : non, la Belgique n'est pas un « refuge » pour les
groupes terroristes, selon Washington ...
Vendredi dernier, The Economist a renchéri : il faut arrêter de dénigrer la
Belgique . Une grande partie de l'Europe souffre du même mal . C'est donc le
moment de ramener notre « échec » à de plus justes proportions .
La lutte contre le terrorisme en Belgique est professionnelle et s'appuie sur une
longue histoire . Notre pays a été confronté, bien avant ses voisins, aux
précurseurs du terrorisme djihadiste tel que nous le connaissons aujourd'hui . En
1995, nous avons démantelé un premier réseau . D'autres ont suivi . Des dizaines
de terroristes ont été jugés . L'échange d'informations avec l'étranger se passait
bien . La collaboration entre la police et les services de renseignement, en
particulier à Bruxelles, fonctionnait parfaitement . En 2005, le « Plan
radicalisme » a même créé de nouveaux rouages pour améliorer la circulation
des informations entre tous les services, y compris au niveau local .
° Qu'est-ce qui a donc mal tourné ces dernières semaines ?
Sans doute le manque de moyens a-t-il joué un rôle . Jusqu'au démantèlement du
réseau de Verviers, au début 2015, la Sûreté de l'Etat ne comptait pas beaucoup
d'amis dans le monde politique . Les plaidoyers en faveur de plus de moyens se
heurtaient systématiquement à la méfiance légendaire qui s'est installée entre les
politiciens et les services de renseignement . Un déficit, disons de 100 personnes,
constitue pour un petit service de renseignement comme le nôtre, un véritable
handicap – en particulier si le nombre de missions augmente, comme c'est le cas
depuis la crise syrienne qui a éclaté au printemps 2012 .
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Le Comité I est en train d'enquêter sur les dysfonctionnements éventuels de
certains départements . La stratégie de la Belgique en matière de lutte contre le
terrorisme n'explique certainement pas cet échec .
° La commission temporaire pour la lutte contre le terrorisme
démarre cette semaine à la Chambre
Elle examinera de près les mesures anti-terrorisme annoncées par le
gouvernement (fédéral) . Nous devrons encore vivre quelque temps avec des
menaces d'attentats – potentielles ou réelles . Lorsqu'une démocratie est menacée,
il n'est pas recommandé de brider la démocratie . Les mesures pour lutter contre
le terrorisme doivent donc être proportionnées et de préférence temporaires, mais
elles doivent avant tout éviter tout dégât à long terme . Sinon, nous risquons de
renforcer ce que nous souhaitons précisément combattre, à savoir, cette maudite
« radicalisation » .
° Nous allons envoyer en prison tous ceux qui reviennent de
Syrie ...
Mais nous savons à l'évidence que les prisons sont des nids de radicaux . Des
bracelets électroniques seront placés aux chevilles de ceux qui se radicalisent –
mais qui définira le terme « radicalisé », mais surtout, ne s'agira-t-il pas d'une
privation de liberté pour ceux qui ne se sont pas (encore) rendus coupables de
méfaits ? Nous allons fermer les mosquées non reconnues qui propagent le
djihadisme – une fois de plus, qui tracera la limite entre l'orthodoxie religieuse et
l'extrémisme djihadiste ?
° C'est sur le plan de la « déradicalisation » que la Belgique a
échoué
En 2005, la diplomatie belge a contribué à faire de la « prévention » la principale
priorité du contre-terrorisme européen . Mais cette question n'a pas été prise à
bras-le-corps dans notre pays . Jusqu'au début de cette année, nous ne disposions
pas de politique de prévention digne de ce nom ... La prévention est une
compétence des Régions et celles-ci ne se sont réveillées qu'après l 'épisode de
Verviers . Un fouillis d'initiatives a suivi, dont personne n'a réellement mesuré
l'impact et qui a surtout donné l'impression d'embrouiller le débat (déjà complexe)
sur la (dé)radicalisation .
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° Il est déprimant de lire les rapports sur Molenbeek et
d'autres quartiers bruxellois des années '80 et '90
On y découvrait déjà ce que l'entraîneur de boxe Tom Flachet a déclaré la
semaine dernière dans De Standaard : « Ce que nous vivons aujourd'hui, ce n'est
pas un problème lié à quelques personnes . C'est une génération entière qui est
touchée . Tous ne se radicalisent pas, mais le phénomène ne s'arrêtera pas si on
ne change pas le cadre de vie des jeunes de Bruxelles . Nous devons leur donner
de l'espoir, un avenir . »
° L'impression de ne pas avoir d'avenir ...
L'impression de ne pas avoir d'avenir, de se heurter à un mur, de ne pas se sentir
désiré : voilà l'histoire de la plupart des jeunes qui partent en Syrie . « Ceux qui
partent faire le djihad agissent à 90 % pour des motifs personnels : pour en
découdre, pour l'aventure , pour se venger, parce qu'ils ne trouvent pas leur place
dans la société ... La religion n'est pas le moteur de ce mouvement mais c'est sa
force », avait déclaré le juge français Marc Trévidic en juin 2015 .
° La religion ou la politique n'y sont pas pour grand-chose, il
ne s'agit même pas de « radicalisation » ...
La problématique syrienne fait partie de la liste des comportements déviants
comme les bandes de rue, le trafic de drogue, les bagarres, la criminalité des
jeunes – mais avec une dimension « bigger-than-life » . C'est là que germe le
gang de la Syrie . La religion ou la politique n'y sont pas pour grand-chose . Il ne
s'agit même pas de « radicalisation » .
Soyons clairs : ceux qui partent en Syrie sont seuls responsables de leur décision .
Mais lorsqu'ils sont nombreux à le faire, c'est qu'il existe un terreau fertile . Et
ceux qui, au cours des 30 dernières années, ont joué la corde de l'anti-migration
et de l'islamophobie y ont contribué .
° Au milieu de cette terre nourricière, la « déradicalisation »
est particulièrement difficile
Nous savons aujourd'hui que pour avoir la moindre chance de réussite, 3
conditions sont requises :
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– la personnalisation : chaque « parcours de radicalisation » est différent
et nécessite une approche individuelle,
– l'ouverture : la personne concernée doit être prête à parler et ne le fera
que si elle a confiance dans son interlocuteur,
– l'avenir : la « déradicalisation » seule échouera ; seul l'espoir en un
avenir étouffera le feu de l'extrémisme – et cela signifie plus qu'un
simple travail subsidié .
Une bonne société est une société qui donne aux individus qui la composent un
sentiment d'appartenance . Peut-être nos députés pourraient-ils réévaluer les
mesures anti-terroristes à la lumière de leur impact sur ce sentiment d'adhésion .
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Le (c)hic des cultures
(Sam Touzani)
Sur la scène du « Public », SamTouzani danse un homme se dépêtrant du
poids de ses racines musulmanes .
Véritable tornade, San Touzani passe sur la vie en rafales . Comédien, danseur,
humoriste, écrivain, présentateur télé : il est plus difficile de lui fixer une étiquette
que d'attraper l'air dans un filet . Rien que sur la scène, il brouille les pistes à
chaque nouveau projet . De One Human Show à Gembloux, d'Allah Superstar à
Liberté Egalité, Sexualité, son style vous file chaque fois entre les doigts . On le
croit humoriste, voilà qu'il se met à écrire des livres (Roman d'un film à venir) .
On le croit chorégraphe et voilà le documentaire Pourquoi ne sommes-nous pas
tous Charlie ? Pour la RTBF .
° Son héritage : ce « non » à l'injustice ...
Electron libre, Sam Touzani est de tous les combats : défenseur des droits de
l'homme, militant laïque, allié des féministes . Il est tout de même un fil rouge
qui relie les bourrasques artistiques : la question de l'identité .
« Depuis 20 ans, je cherche à comprendre ce qui me constitue en tant qu'être
humain », résume le touche-à-tout . Une chose est sûre, il y a dans son parcours
un « non » constitutif . » En 1972, ma mère et ma soeur ont été battues au
consulat marocain de Belgique parce qu'elles refusaient de donner du bakchich .
Elles ont porté plainte, l'affaire a pris une tournure médiatique et quand le consul
marocain a envoyé ses sbires pour acheter le silence de ma mère, elle a dit non .
Alors que nous étions très pauvres, ils proposaient un million de francs belges,
et ma mère a dit non . C'est ça mon héritage, ce « non » à l'injustice .
° Eduqué par des femmes de conviction, des livres entre les
mains ...
Eduqué par des femmes – une mère analphabète mais femme de conviction, et
des soeurs en avance de quelques générations pour défendre leur condition -, Sam
Touzani grandit avec des livres entre les mains . Tandis que certains de ses frères
se radicalisent, deviennent sexistes et antisémites, lui commence à faire du théâtre
à 12 ans, fréquente des cours de danse classique . Issu d 'un milieu
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populaire, traditionnel et croyant, le jeune homme s'épanouit dans l'art, la parole,
l'écriture, la danse . Dans son dernier spectacle, C'est ici que le jour se lève,
l'artiste effleure ce fossé culturel . Dans des instantanés, entre danse et théâtre, il
raconte une histoire d'amour passionné . Elle est belle, blonde, flamande et sexy .
Il est brun, d'origine berbère, élevé entre un père et des frères obtus, musulmans
radicaux .
° « Je fuis le communautarisme »
Dans la danse furieusement habitée de Sam Touzani, on devine le déchirement
d'un homme qui se construit en porte-à-faux vis-à-vis d'une famille qui aurait
voulu lui faire épouser une fille du bled . « Je fuis le communautarisme », précise
l'acteur . Je purge mes spectacles de tout discours, le reste vient naturellement . »
° Une obsession irrigue aujourd'hui sa vie : la liberté
Liberté d'expression, de conscience, de la presse . Liberté d'aimer, aussi, malgré
les barrières familiales, culturelles, sociales . Avec Sam Touzani, le jour se lève
toujours sur de nouveaux possibles .
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