Carte rouge 40 Trop de jeunes en perdition ? Il faut leur parler

Carte rouge 40
Trop de jeunes en perdition ? Il faut leur parler
Sources : Régis Debray : propos recueillis par William Bourton LS 02 10 2015
Daniel Cohen : propos recueillis par William Bourton LS 06 10 2015
Hadja Lahbib : propos recueillis par Maxime Biermé - LS 21 11 2015
Abdennour Bidar : « Lettre ouverte au monde musulman » -
LS - janvier 2015 / 19 novembre 2015
Rik Coolsaet : carte blanche LS 30 11 2015
SamTouzani : la Culture - LS - 02 12 2015
« Nos sociétés n'offrent plus de grand récit aux jeunes »
(Régis Debray)
Régis Debray s'est désintoxiqué de l'Histoire, passant d'une espérance sans
gaieté à quelque chose comme une gaieté sans espérance . Le monde tel qu'il
tourne ne l'en inquiète pas moins .
Comment est née votre conscience historique ?
J'avais 14 ans quand j'ai appris, dans la rue, en rentrant chez moi, la chute de
Dien-Bien-Phu . Ma conscience historique , si le mot n'est pas trop prétentieux,
a surgi à ce moment-là . Un décor s'est déchiré et j'ai compris, ou commencé à
comprendre, avec ce coup de poignard affectif, que la France glorieuse,
impériale, championne des droits de l'homme ou qu'on me disait qu'elle était,
bref que l'histoire officielle déguisait l'histoire réelle, il y avait déjà eu la
Débâcle de 40 . Evidemment, rien n'était joué et je n'étais pas encore politisé,
comme on dit, mais il faut bien un début à tout .
Pourtant votre référentiel symbolique, c'est la Guerre d'Espagne et la
Résistance, pas la défense de l'Empire colonial français en Indochine ...
A l'adolescence, on n'est pas encore formé politiquement . Un fils de bourgeois
hérite d'une mythologie familiale, ce n'est qu'après, quand on commence sa philo,
en terminale, qu'on commence à penser par soi-même et à se construire sa
chronologie propre ou, si l'on préfère, sa contre-mythologie, de gauche en
l'occurrence . On troque alors une mémoire collective contre une autre . Elle reste
d'ailleurs la mienne à l'heure qu'il est . Y figurent bien sûr l'Espagne et le
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maquis . On tombe de son haut à la vue d'une manchette, mais on ne change pas
de référence légendaire en un clin d'oeil .
On sent ce regret d'être «trop tard », cette tristesse que l'Europe soit
sortie de l'Histoire le 8 mai 1945 . D'où votre dédain pour ce qu'on a qualifié
de « Révolution de Mai 68 » ...
... Hégel, que je n'avais pas seulement dans la tête mais dans le coeur, m'avait
convaincu que le sérieux historique exige toujours quelque chose comme une
crucifixion ou une immolation . L'histoire s'engendre dans la douleur, pas dans
le plaisir . Le « Jouissez sans entraves », qui sonnait comme une profanation à
mes oreilles de puritain, ne cadrait pas du tout avec un sentiment tragique de
l'histoire ... Il y avait du dolorisme chrétien dans le romantisme révolutionnaire .
J'étais évidemment à côté de la plaque . Nous avons changé d'horizon et Mai 68
marque à mon sens la charnière entre une société hantée par l'histoire, fût-ce en
bonne santé économique, et une autre, ou la même, fût-elle en récession, hantée
par l'idée du bonheur individuel .
Pendant qu'on se payait de slogans au Quartier latin, vous étiez en prison en
Bolivie, où vous payiez au prix fort votre coudoiement avec les « barbudos »
cubains ... Vous refaisiez la Guerre d'Espagne dans l'Altiplano ?
Oui, vaguement . Faire, c'est toujours refaire, et les révolutionnaires sont
toujours plus passéistes que les autres parce qu'ils lisent plus de livres d'histoire
que de journaux d'actualité . L'imaginaire historique précède et engendre l'action,
la fiction, c'est la matrice . L'Espoir, Pour qui sonne le glas, Guernica, Machado
ont joué un rôle moteur dans ma génération .
Des Brigades internationales, il y en a en Syrie actuellement . Les jeunes
djihadistes sont-ils ensorcelés par Madame H, comme vous naguère ?
... Notre transcendance était horizontale, mais les messianismes séculiers se sont
avérés foireux et la leur est verticale, infiniment plus sauvage, et sans doute plus
ignare . Des imams m'ont raconté à quel point les jeunes djihadistes étaient
ignorants des traditions et du contenu de l'islam, et la religion sans culture, c'est
ce qui peut justifier le pire . Il y a, dans ces ralliements djihadistes, une aberrante
protestation contre un individualisme sans horizon ni incitation au dépassement .
Un besoin de communauté, de rituels, de serre-file et même de contraintes . Et il
est vrai que nos sociétés de consommation n'offrent plus de grand récit aux jeunes,
immigrés ou non, plus de mythe de
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convocation aux chercheurs d'aventure, plus même d'encadrement collectif aux
paumés et aux orphelins . Le vide de repères symboliques est patent . On paye
durement deux catastrophes opérées en douceur sur le terrain des banlieues,
deux lentes disparitions, celle des organisations de masse communistes et celle
des mouvements de jeunesse chrétiens . Ajoutez-en une troisième, encore plus
grave, la fin du service militaire, et le désastre devient possible .
Certains ont cru que l'engagement était mort avec Sartre et que l'Histoire
avait pris fin avec l'effondrement du Bloc de l'Est ...
... Je vous l'avoue, il ne m'intéresse plus guère . Je constate seulement la
concomitance entre l'évanescence du fait littéraire, à commencer par celui de la
lecture je ne parle pas du picorage mais de la lecture d'immersion -, et
l'évanouissement de la passion politique, en dehors des mobilisations
humanitaires plus ou moins spasmodiques . La France, à cet égard, a plus pâti
que d'autres pays du passage de la graphosphère à la vidéosphère . Je ne vois
pas d'autres nations l'homme de lettres et l'homme d'action se tenaient la main
depuis le siècle des Lumières . Depuis Chateaubriand jusqu'à Malraux, côté
lettres, et côté politique, de Guizot jusqu'à Mitterrand, en passant par Blum et
de Gaulle . Aujourd'hui, nos écrivains sont dépolitisés et nos politiques
déculturés, certains sont même glorieusement illettrés, « casse-toi pauvre con » .
Cette situation est sans précédent . Quel esprit sérieux peut encore s'engager
dans une activité politique qui a cessé d'être une activité sérieuse pour l'esprit ?
Vous avez écrit que vous n'êtes devenu français que sur le tard, une fois
revenu (au sens propre comme au sens figuré) de vos aventures en Amérique
latine ...
Oui, on naît lentement . Qui n'a jamais été exilé ou délocalisé, a peu de chances
de découvrir ses racines . Je me définis parfois comme un patriote cosmopolite ...
Si je n'avais pas un peu couru le monde, je serais resté assez indifférent, comme
beaucoup de compatriotes dits de souche, aux sources et aux couleurs de mon
petit hexagone . On ne naît pas français, on le devient . J'imagine qu'il en va de
même pour tous les pays, et pas seulement en Amérique du Nord , qui s'entend si
bien à transformer un allogène en patriote . Cela de-vrait nous rendre plus
accueillants aux migrants et aux réfugiés qui affluent : ils pourraient bien eux
aussi devenir un jour des nôtres .
Dernière parution de Régis Debray : Madame H. , Gallimard, 160 pages .
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« On ensevelit la crise sous le sable des décombres » (Daniel
Cohen)
Pour l'économiste Daniel Cohen, il ne faut pas être pour ou contre la
croissance, il faut s'en immuniser . Las, on n'en prend guère le chemin ...
En 1957, le philosophe des sciences Alexandre Koyré montrait, dans son
ouvrage Du monde clos à l'univers infini, comment la révolution galiléenne ou
la découverte du calcul infinitésimal avaient profondément modifié la conscience
qu'a l'homme de lui-même et de sa place dans l'univers . En titrant son nouvel
essai Le monde est clos et le désir infini, Daniel Cohen, directeur du
département d'économie de l'Ecole normale supérieure, fait plus qu'un clin d'oeil
à Koy : il nous invite lui aussi à modifier la conscience que nous avons de
nous-mêmes, en réorientant le sens de nos priorités plutôt que de succomber au
mirage d'une croissance mortifère .
Vous dites que croire à une croissance infinie relève de la méthode Coué .
Mais vous ne prônez pas pour autant la décroissance . Expliquez-nous ...
Il ne faut pas être pour ou contre la croissance, il faut s'en immuniser . Il faut
fixer les normes psychiques, écologiques, dans lesquelles on veut vivre et que la
croissance soit . Mais il ne faut pas faire le contraire, qui est de sacrifier les
ambitions écologiques ou les ambitions psychiques du bien-être des gens pour la
croissance . Donc, il faut bien remettre les choses à leur place et réfléchir à une
société notre destin individuel et notre destin collectif ne soient plus, comme
c'est le cas aujourd'hui, indexés sur la croissance . Il y a un siècle, je n'aurais
sans doute pas dit ça ...
Aujourd'hui, on est dans une double impasse . On a une société qui, du point de
vue des conditions de vie, du travail, crée du burn-out, et qui, de l'autre, nous a
donné le smartphone ... Très bien, mais ça y est, on l'a . On ne voit pas trop au
nom de quoi il faudrait continuer à se ruiner . Il y a une réflexion à avoir, en
profondeur, sur la société de consommation et la société de production dont nous
sommes aujourd'hui les contemporains .
Notre modèle économique repose sur une croissance sans fin et sur un
pétrole bon marché . De ce point de vue, le pétrole pas cher que nous
connaissons actuellement ne risque pas de pousser les dirigeants à changer
de paradigme ...
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Vous avez raison, notre croissance est tout à fait indexée, à l'inverse du prix du
pétrole . Allez voir les gouvernements et dites-leur que le pétrole bon marché est
une tragédie parce qu'on a tout perdu en termes d'énergies renouvelables ...Tout
l'espoir des gouvernements, c'est que le pétrole bon marché dure au moins
jusqu'à la prochaine élection et c'est ce qui en train de donner du pouvoir
d'achat dans un pays comme la France .
Le deuxième point, beaucoup plus fondamental, c'est que la croissance,
aujourd'hui, ça veut dire non seulement du pouvoir d'achat mais aussi des
emplois ce qui est évidemment une noble cause : donner à chacun sa chance
de trouver sa place dans la société . Donc à court terme, oui, il faut mener des
politiques keynésiennes pour éviter les à-coups, les krachs financiers, etc. Mais
à moyen terme, il faut voir que l'aliment, le moteur de la croissance, c'est une
tension psychique nouvelle qui résulte du fait que les individus sont dans une
course poursuite avec des logiciels . D'où le stress psychique, d'où le burn-out .
Donc, la croissance à court terme, oui ; les emplois, c'est une réflexion qu'il faut
avoir, oui . Mais il faut savoir que sur le moyen et le long terme, le progrès
technique tend à remplacer l'emploi . Il faut donc réfléchir en profondeur sur les
emplois qui vont être détruits et sur ceux qui peuvent être créés . Et ce n'est pas
juste en appuyant sur le bouton de la croissance qu'on va régler ces problèmes .
Le numérique n'est pas le « relais de croissance » espéré par certains ...
C'est la différence avec les précédentes révolutions industrielles qui ont fait
naître de nombreux biens . Les produire et les consommer en masse ont dopé la
croissance . Les biens de la révolution numérique se limitent aux smartphones ...
C'est insuffisant pour soutenir l'activité . Cette révolution ne crée pas d'emplois,
elle en détruit . Nous vivons une nouvelle révolution industrielle, mais son
potentiel de traction de l'ensemble de la société est faible, à la différence de la
précédente . On assiste à ce que j'appelle une révolution industrielle sans
croissance .
Lors de la crise boursière et financière de 2008, on a parlé de nouvelles
pratiques économiques, d'un « Green New Deal » basé sur les technologies
renouvelables, etc. On a le sentiment que tout cela s'est évaporé et que l'on
est retombé dans le « business as usual » ...
Je vous rejoins tout à fait . On a cru que quelque chose allait se passer, qu'on
allait repenser les fondements . Et rien ne s'est passé . On le voit bien en
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