1.3 Dominique LAURIER Laboratoire d’épidémiologie des rayonnements ionisants Épidémiologie du risque de cancer du poumon associé à l’exposition au radon vec ses descendants radioactifs, le radon est classé depuis 1988 comme cancérigène pulmonaire certain par le Centre international de recherche sur le cancer. De nombreuses questions sont néanmoins restées ouvertes, en particulier sur la quantification précise de la relation exposition-réponse (importance des facteurs modifiants, suggestion d’un effet inverse du débit d’exposition, discordances apparentes entre les données humaines et les données animales) et sur la validité des extrapolations et des transpositions des résultats des études sur les mineurs à la population générale. Les recherches menées ces dernières années au sein du Laboratoire d’épidémiologie des rayonnements ionisants de l’IRSN (LEPID) ont permis d’apporter sur ces points des éléments de réponse par trois voies de recherche : la poursuite et l’extension de l’étude de la cohorte des mineurs d’uranium français ; la coordination d’un programme européen de recherche visant à synthétiser les résultats épidémiologiques et expérimentaux ; l’étude du risque de cancer du poumon associé à l’exposition domestique au radon, en France et en Europe. A 1.3 La cohorte française des mineurs d'uranium L’étude de la cohorte des mineurs d’uranium français a débuté en 1982 sous l’égide de l’IPSN, en collaboration avec le service de médecine du travail de la Compagnie générale des matières nucléaires (COGEMA). Elle portait sur 1 785 mineurs de fond embauchés avant 1972 et suivis de 1946 à 1985. L’exposition des mineurs a été évaluée à partir d’une reconstitution historique des expositions individuelles entre 1946 et 1955, puis à partir des enregistrements dosimétriques mensuels de chaque mineur. Ce suivi de cohorte a donné lieu à une première analyse de mortalité publiée en 1993, qui a permis de démontrer l’existence d’un excès de risque de cancer du poumon chez les mineurs et l’accroissement de ce risque avec l’exposition cumulée au radon. Une première extension jusqu’en décembre 1994 du suivi de la cohorte a été effectuée. Elle a donné lieu en 2004 à une publication dans la revue European Journal of Epidemiology [Laurier et al., 2004]. De plus, la population étudiée a été élargie à 5 098 mineurs d’uranium, en incluant des mineurs IRSN - Rapport scientifique et technique 2005 13 1.3 employés plus tardivement, mais avec une très bonne qualité de dosimétrie. La cohorte française présente un faible niveau d’exposition cumulé sur une longue durée(1) en comparaison de la plupart des autres études de mineurs publiées de par le monde. L’analyse a confirmé l’existence d’une relation entre le risque de cancer du poumon et l’exposition cumulée des mineurs, y compris à un faible niveau d’exposition. De plus, les travaux effectués sur la quantification de cette relation ont permis de montrer l'impact de facteurs la modifiant, tels que l’âge, le délai depuis l'exposition ou la période d’exposition [Rogel et al., 2002]. En particulier, l’observation d’une réduction importante du risque avec le délai depuis l’exposition est un fait important pour estimer le risque sur la vie entière ou pour évaluer le risque associé à l’exposition domestique Population Fichier administratif Inclusion Statut mineur : au moins 1 an de présence 31 décembre 1994 Date de point Perdus de vue Exposés Population Cohorte Vivants à la date du point Suivi Non exposés Suivi Statut vital : suivi actif par le Service de médecine du travail de COGEMA Exposition : reconstruction historique de 1946 à 1955, puis enregistrement individuel Décédés Décédés Fichier national des causes de décès et médecine du travail Figure 1 : Protocole de l’étude de la cohorte des mineurs d’uranium français. au radon au sein de la population générale. Une nouvelle prolongation du suivi de la cohorte jusqu’en décembre 1999 a récemment été effectuée pour ces 5 098 mineurs. La durée moyenne de suivi est de 30,1 ans. La cohorte totalise ainsi 153 272 personnes-années de suivi. Au total, 1 471 décès ont été enregistrés avant l’âge de 85 ans, dont 95 % d’une cause connue. Les décès par cancer sont la première cause de mortalité de la cohorte. Plus spécifiquement, les cancers pulmonaires sont les plus fréquents (159 décès observés), soit près de 30 % des décès par cancer. Les mineurs perdus de vue ne représentent que 1,4 % de la cohorte totale, ce qui reflète la bonne qualité de suivi. Cette nouvelle extension du suivi de la cohorte (1) L’exposition cumulée moyenne de la cohorte française est de 37 WLM (Working Level Month – niveau opérationnel mois – unité d’exposition au radon utilisée dans les mines). Si l’on accepte l’équivalence généralement utilisée pour comparer avec une exposition domestique, cela correspond à une exposition durant 30 ans dans une maison à 280 Bq.m-3, soit environ 4 fois la concentration moyenne de radon dans l’habitat privé en France. (2) Ajustement : méthode statistique qui permet de contrôler l’effet des facteurs qui peuvent influencer la relation entre la réponse et l’exposition. 14 apporte un gain de puissance statistique important qui permettra d’estimer la relation exposition-réponse pour différentes pathologies et de considérer simultanément l’exposition à d’autres cancérigènes présents dans les mines, comme les rayonnements gamma ou les poussières d’uranium. Risque de cancer du poumon associé à l'exposition au radon : programme européen de synthèse des données humaines et animales De 2000 à 2003, le LEPID a coordonné un projet du 5e Programme cadre de recherche et développement (PCRD) européen, visant à faire la synthèse des connaissances sur le risque de cancer du poumon associé à l'exposition au radon, en intégrant à la fois les données tirées des expérimentations animales L’homme et les rayonnements ionisants et les données épidémiologiques. Ce projet comprenait la prolongation sieurs publications scientifiques. Le rapport final du projet de recherche a de la collaboration sur les études de cohortes de mineurs d'uranium en été remis à la Communauté européenne [Tirmarche et al., 2003]. Il est Europe (IRSN en France, BfS et GSF en Allemagne, NRPI en République consultable sur le site Internet de l’IRSN, www.irsn.org. tchèque). Il incluait des équipes travaillant sur des données animales (DSV/CEA en France, AEAT au Royaume-Uni) et d’autres équipes (NRPB au Royaume-Uni, GSF en Allemagne et RIVM aux Pays-Bas) utilisant des modélisations des étapes de la cancérogénèse (two stage clonal expan- Quantification du risque de cancer du poumon associé à l’exposition au radon dans l’habitat sion models – modèles d’expansion clonale à deux étapes). L’ensemble des résultats obtenus chez les mineurs et la présence ubiquitaire du radon dans les milieux confinés, notamment les Risque relatif 4 habitations, a conduit les scientifiques à mener des études épidémiologiques directement sur la population générale afin d’es- 3 timer le risque de cancer du poumon associé à l’exposition domestique au radon. 1.3 Globalement, jusqu’au début des années 90, 2 ces études suggéraient une tendance à l’augmentation du risque de cancer du poumon 1 avec l’exposition domestique au radon, mais aucune d’elles n’avait permis de conclure à une augmentation significative du risque en Exposition Scénario : exposition à 2 WLM /an pendant 20 ans entre 20 et 39 ans 0 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 raison notamment du manque de puissance 80 statistique. Un projet de recherche européen Âge atteint (années) incluant la France a été lancé au milieu des BEIR VI Modèle exposition-âge-concentration BEIR VI Modèle exposition-âge-durée Modèle issu de l’analyse conjointe des mineurs français et tchèques années 90 afin d’augmenter cette puissance. Les principaux enjeux de cette collaboration ont été la mise au point d’un proto- Figure 2 : Variation de la relation exposition-réponse en fonction du délai depuis l’exposition. cole d’étude commun permettant l’analyse conjointe des données recueillies et la prise Les principaux résultats de cette recherche coordonnée sont les suivants : La constitution et le partage, entre les différentes équipes de recher- en compte détaillée des habitudes tabagiques et de leur interaction avec l’exposition au radon sur le risque de cancer du poumon. che, de larges bases de données humaines et animales sur les effets à long terme du radon à de faibles niveaux d’exposition (analyse Étude française conjointe de plus de 10 000 mineurs français et tchèques, base de don- L’IRSN a été chargé de réaliser l’étude cas-témoins française, en étroite nées expérimentales incluant plus de 5 500 rats suivis sur la vie entière). collaboration avec les centres hospitalo-universitaires de quatre régions La confirmation d’une diminution du risque avec le délai depuis (Massif central, Limousin, Bretagne, Languedoc-Roussillon). Les résultats l’exposition chez les mineurs d’uranium et l’absence d’un effet inverse finaux de cette étude ont été publiés en 2004 dans la revue scientifique du débit de dose aux faibles niveaux d’exposition. Epidemiology [Baysson et al., 2004]. Au total, l’étude porte sur près de L’absence de discordance entre les données humaines et les données 1 800 personnes, qui ont répondu à un questionnaire très précis, notam- animales. Les résultats confirment l’existence d’une augmentation du ment sur leur consommation tabagique, leur exposition professionnelle risque de cancer du poumon associé à l’exposition cumulée au radon, et l’ensemble des habitations occupées durant les 30 années précédant même à des niveaux d’exposition relativement faibles. la date de diagnostic du cancer. Les mesures des concentrations de radon La confrontation des modèles épidémiologiques et des modèles réalisées dans ces habitations ont permis de reconstituer l’exposition d’inspiration biologique, qui montre une bonne cohérence des estima- domestique au radon sur une période de 30 ans. tions de risque sur la vie entière. Le risque a été estimé après ajustement(2) sur l’âge, le sexe, la région de Ces résultats soulignent l’importance de la prise en compte des effets de dernière résidence, le statut tabagique et l’exposition professionnelle à l’âge et du délai depuis l’exposition sur la relation exposition-réponse des cancérigènes pulmonaires. Le risque de cancer du poumon chez les dans l’estimation du risque sur la vie entière. Ce projet a conduit à plu- fumeurs est très supérieur à celui observé chez les non-fumeurs : le ris- IRSN - Rapport scientifique et technique 2005 15 1.3 que relatif est de 15,6 (intervalle de confiance (IC) à 95 % : 9,3 - 24,5) après ajustement sur l’âge, le sexe et la région. Le risque relatif de décès par cancer du poumon associé à une augmentation de 100 Bq.m-3 de la concentration de radon dans l’habitat est estimé à 1,04 (IC 95 % : 0,99 – 1,11). Malgré le manque de puissance statistique, la pente de cette relation est très proche de la significativité statistique. Si l’analyse est restreinte aux 850 sujets pour lesquels toutes les habitations occupées durant les 30 dernières années ont été mesurées, le risque relatif pour 100 Bq.m-3 est de 1,07 (IC 95 % : 1,00 – 1,14). Risque relatif Étude cas-témoins domestique Étude de la cohorte des mineurs d’uranium * 2,5 2 1,5 1 0,5 0 0 100 200 300 400 500 * en utilisant le facteur de conversion 1 WLM (Working Level Month) = 230 Bq.m-3 600 700 800 Bq.m-3 Figure 3 : Comparaison de la relation entre l’exposition au radon et le risque de cancer du poumon obtenue en France dans l’étude de la cohorte des mineurs d’uranium et dans l’étude cas-témoins sur la population générale. Analyse conjointe des études européennes Un projet de collaboration européen a regroupé les épidémiologistes en charge de 13 études cas-témoins conduites dans 9 pays (Allemagne, Autriche, Espagne, Finlande, France, Italie, République tchèque, Royaume-Uni et Suède). L’IRSN a été partenaire de ce projet dès son lancement. Au total, ce projet a permis de rassembler les données concernant 21 356 personnes (7 148 personnes atteintes d’un cancer du poumon et 14 208 témoins indemnes de la maladie). Les résultats de l’analyse conjointe de l’ensemble de ces données ont été publiés dans la revue scientifique British Medical Journal [Darby et al., 2004]. Le risque de cancer du poumon chez les fumeurs est très élevé comparé à celui des non-fumeurs : 25,8 fois plus que celui des non fumeurs (IC 95 % : 21,3 - 31,2) après ajustement sur l’étude, l’âge et la région. Le risque relatif ajusté de décès par cancer du poumon associé à une augmentation de 100 Bq.m-3 de la concentration de radon dans l’habitat est estimé à 1,08 (IC 95 % : 1,03 – 1,16). Cette augmentation du risque avec l’exposition, bien que faible, est statistiquement significative. Lorsque l’analyse tient compte des incertitudes aléatoires sur les mesures de radon, ce risque relatif passe à 1,16 (IC 95 % : 1,05 – 1,31). La relation exposition-réponse apparaît cohérente avec un modèle linéaire sans seuil et reste significative (p=0,04) lorsque l’analyse est restreinte aux concentrations inférieures à 200 Bq.m-3. Cette étude confirme l’existence d’une augmentation, faible mais statistiquement significative, du risque de cancer du poumon avec l’exposition domestique au radon. Les résultats confirment la validité des extrapolations et des transpositions effectuées à partir des résultats obtenus chez les mineurs. 16 L’homme et les rayonnements ionisants Les résultats de l’étude conjointe européenne sont proches de ceux d’évaluer le risque de cancer du poumon attribuable au radon domesti- d’une étude similaire effectuée en Amérique du Nord et en Chine, que. Une thèse d’épidémiologie visant à proposer une méthodologie publiée en 2003. Une analyse conjointe de l’ensemble des données d’évaluation des risques de cancer du poumon associés à l’exposition épidémiologiques mondiales (Amérique, Europe, Chine) est prévue afin domestique au radon a été conduite à l’IRSN en utilisant les connaissan- de mieux quantifier l’interaction tabac-radon sur le risque de décès par ces et les données disponibles [Catelinois, 2004]. cancer du poumon ainsi que le risque lié au radon chez les non-fumeurs. Deux aspects particuliers ont été approfondis : la projection des risques en excès dans le temps et la quantification des incertitudes associées aux Évaluation du risque de cancer du poumon associé à l’exposition domestique au radon estimations de risque. De plus, toutes les évaluations de risque effectuées Une campagne de mesure du radon dans l’habitat a été conduite en des de cohortes de mineurs. Or, depuis la publication des résultats des France par l’IRSN et la DGS depuis le début des années 80. Elle a permis études cas-témoins menées en population générale, il apparaît mainte- d’estimer l’exposition au radon domestique de la population française nant nécessaire d’utiliser ces résultats pour évaluer le risque de cancer du et de montrer la grande variabilité géographique des concentrations de poumon associé à l’exposition domestique au radon. Cette réflexion radon dans l’habitat. La moyenne des 12 261 mesures françaises du méthodologique permet de fournir des estimations de risque reposant radon domestique est de 87 Bq.m-3, avec plus de 91 % des mesures sur une analyse critique des données et des modèles de risque utilisés. inférieures à 200 Bq.m-3 [Billon et al., 2005]. Ces données d’exposition, Ces résultats pourront s’avérer d’un grand intérêt dans la définition des combinées aux connaissances issues de l’épidémiologie, permettent politiques de santé publique concernant le risque associé au radon. jusqu’ici ont utilisé des relations exposition-réponse fondées sur les étu- 1.3 Conclusion et perspectives L’ensemble des travaux réalisés ces dernières années sur l’exposition du poumon, ou pour évaluer l’hypothèse que le radon puisse être au radon à l’IRSN et dans le monde a permis une meilleure quantifi- associé à des risques autres que celui de cancer du poumon. De plus, cation du risque associé. En particulier, ces travaux ont permis de les avancées obtenues sur l’épidémiologie du radon en font un très mieux prendre en compte les facteurs temporels de variation du ris- bon modèle pour mieux comprendre les risques associés à des conta- que en fonction de l’exposition. Ils ont permis de confirmer la cohé- minations internes dues aux émetteurs alpha. Ainsi, l’IRSN coordon- rence des résultats entre les données épidémiologiques et les nera, à partir de 2005, un programme européen de recherche dont données expérimentales et de réfuter l’hypothèse d’un effet inverse l’objectif principal est de quantifier la relation exposition-réponse du débit de dose aux faibles niveaux d’exposition. Ils confirment enfin après contamination interne. l’existence d’un risque associé au radon dans l’habitat, directement Ce projet, soutenu par la Commission européenne, rassemblera sur la population concernée. 17 équipes de recherche appartenant à 9 pays différents. Il s’ap- Des travaux se poursuivent, notamment pour améliorer la quantifica- puiera, entre autres, sur les études sur le risque de cancer du poumon tion de l’interaction entre le tabac et le radon sur le risque de cancer et l’exposition au radon. Références H. Baysson, G. Tymen, S. Gouva, D. Caillaud, J.C. Artus, A. Vergnenegre, F. Ducloy, D. Laurier. Case-control study on lung cancer and indoor radon in France. Epidemiology, 2004; 15 : 709-716. S. Billon, A. Morin, S. Caër, H. Baysson, J.P. Gambard, J.C. Backe, A. Rannou, M. Tirmarche, D. Laurier. Exposure of the French population to natural ionising radiation. Radiat. Prot. Dosim., 2005; 113(3): 314-320. O. Catelinois. Évaluation des risques associés aux rayonnements ionisants : cancers du poumon après exposition domestique au radon et cancers de la thyroïde après exposition accidentelle aux iodes radioactifs. Thèse doctorat d’épidémiologie. Université Paris 11, 2004. S. Darby et al. Radon in homes and risk of lung cancer: collaborative analysis of individual data from 13 European case-control studies. BMJ, 2005; 330: 223-226. D. Laurier, M. Tirmarche, N. Mitton, M. Valenty, J.M. Gelas, B. Quesne, P. Richard, S. Poveda. An update of cancer mortality among the French cohort of uranium miners: extended follow-up and new source of data for causes of death. Eur. J. 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