Marc Sautet, 10 ans déjà
Soumis par Daniel Ramirez
04-04-2008
J’ai hésité à écrire ce témoignage sur la personne de Marc Sautet, car il me semble bien que peu d’entre
les assistants actuels au café-philo l’ont connu. Eh oui, le temps passe et avec lui le cortège d’oubli. Cet
oubli dont Nietzsche faisait l’éloge ; oubli salutaire parfois, qui permet de passer à autre chose, d’aborder le
nouveau. Mais il y a aussi l’oubli ingrat, celui qui nous coupe des sources de nos valeurs, de l’origine de
choses et leur signification profonde. Ainsi, si l’on parle bien moins aujourd’hui de Marc Sautet, on ne
continue pas moins de faire des cafés-philo dans le monde. C’est pourquoi cela fait aussi du bien de se rappeler
des personnes. Je suis frappé, justement, lorsque j’ai l’occasion d’animer des débats dans des
pays lointains, d’apprécier combien sa figure reste présente dans les esprits, et surtout cet instant fondateur, fin
1992, lorsque dans une intuition fulgurante, au lieu de dissiper un malentendu et de se débarrasser des curieux qui
cherchaient le philosophe qui se tenait à disposition pour un débat, il a dit « oui, c’est bien ici »… et toute
cette aventure s’est mise en marche.Il a fallu du courage pour affronter les critiques, surtout celles qui le visaient
le « cabinet de philosophie », puisque c’est celle-ci la première activité de philosophie dans la cité qu’il a
commencée. Lui, l’admirateur de Socrate, s’est vu accusé de « sophiste » ; accusation qui visait le fait
qu’il faisait payer la consultation, sans doute en remplissant ses poches… Ses amis et proches, nous
savons que cela n’a pas été le cas. Ce « business », comme il affectionnait l’appeler, n’a jamais
très bien marché, et cela simplement parce que, porté par la vague des cafés-philo, ce qui a été son choix, Marc a peu
à peu délaissé la promotion de sa consultation philosophique privée. Cette idée pourtant n’avait rien de
révoltant : quelques années plus tard, on a commencé à découvrir qu’elle existait dans bien des parties du
monde anglo-saxon et germanique, et aujourd’hui aussi en France et partout. On l’appelle parfois « filosofía
clínica », parfois « philosophycal councelling », ou autrement, dans d’autres langues ; c’est totalement
accepté et institutionnalisé.En cela aussi Marc Sautet a été un précurseur. Comme dans la pratique de la philosophie
pour et avec les enfants ; il a été simplement le premier à le faire en France. Cette pratique aussi a expérimenté une
croissance formidable les dernières années. Des dizaines de pédagogues l’exercent et elle est de plus en plus
acceptée par l’Education nationale, des colloques internationaux se tiennent sur ce sujet, comme sur
d’autres pratiques de ce qu’on appelle « philosophie dans la cité ». Cette expression, que l’on peut
considérer comme un pléonasme, tant dès la naissance de la philosophie, elle a été liée intimement à la cité, a une
signification, que Marc voulait politique, mais que l’on peut considérer aussi comme culturelle. À une époque où le
plaisir immédiat, l’argent, le pouvoir et l’apparence, la célébrité (on parle d’un indice
« d’impact médiatique ») et la démagogie se partagent le monde dans un jeu parfois sinistre
d’aveuglement et de jouissance, que des gens viennent passer deux heures à essayer de s’entendre, de
creuser un sujet philosophique, à argumenter et développer des idées, à écouter les autres, c’est déjà une victoire
et une sorte de triomphe posthume de Marc. Il est vrai que cela ne s’est peut-être pas développé comme il
aurait voulu, ni comme nous-mêmes l’espérions aux débuts. Notamment, les cafés philosophiques n’ont
pas fructifié autant que les autres pratiques mentionnées. Et c’est aussi celle qui a été la moins
institutionnalisée (peut-être pour le mieux). Mais surtout, elle n’a pas disparu. Nous continuons à faire des cafés-
philo. Vous continuez à venir ; maintenant l’internet permet des développements nouveaux. Je pense que le
meilleur hommage que nous pouvons lui faire, 10 ans après sa disparition, c’est de continuer à nous renouveler
dans nos pratiques, de relever toujours le défi de la qualité des débats, pour faire mentir les accusations de « café du
commerce » et autres « philosophie de comptoir » dont les médias nous ont affublés longtemps. Cela comporte des
difficultés et des pièges : la facilité, le populisme anti-intellectuel, je me suis exprimé plusieurs fois sur cela ;
l’habitude aussi, le train-train, le ronron, la routine qui fait que nous avons l’impression parfois que cela
marche tout seul. Je pense, au contraire qu’il faut une bonne dose de volonté pour sortir des vulgates, des lieux
communs, de la doxa, du politiquement correct (Marc s’en moquait allégrement), de la moralisation bien-
pensante.Les enjeux de la vie contemporaine se sont déplacés depuis dix ans ; des tendances se sont intensifiées : la
mondialisation libérale, la révolution numérique (avec son lot de rapports virtuels), les biotechnologies et le rapport aux
vivants qui se trouve aussi changé ; l’écologie et la crise énergétique ; l’intolérance et la violence, les
défis des démocraties post-nationales, de la compréhension entre cultures si diverses, de la paix et de la justice,
toujours si mal servies… Ces changements nous mettent devant notre responsabilité de citoyens d’une
humanité en manque de pensée, de concepts et de raisons, des valeurs et des fins partagées.Raison de plus pour
prendre exemple de cette intuition inaugurale de Marc, qui fût aussi un ami, un être humain touchant et généreux,
dans sa fragilité comme dans sa séduction, aussi brillant que capable de maladresse, car capable de prendre des
risques ; en prises aussi avec lui-même, avec autrui et avec le monde, mais doué d’une intelligence vive et
d’un sens de l’humour et de l’ironie salutaires, y compris vis-à-vis de lui-même. Dans la complexité
de l’humain et de l’inhumain actuelle, nous avons besoin de gens comme lui. Il nous reste ces espaces
d’ouverture de l’esprit qu’il nous a légués, cette revendication du droit à la philosophie, qui est
véritablement son héritage. J’ajouterais même le devoir de philosopher et surtout de le faire le mieux possible.
Car c’est connu, au moins depuis 2000 ans, aucun héritage ne prospère si on le laisse dans l’état.
Autres articles sur Marc Sautet : par Gérard ; par Gunter ; par Carlos
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