UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE III Centre d’étude de la langue et des littératures françaises, Littérature française XIXe - XXIe siècles, EA 4503. POSITION DE T H È S E Thèse pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Littérature française du XXe siècle Présentée et soutenue par : Guillaume ROUSSEAU le vendredi 13 mai 2016 L’expérience du Néant dans les œuvres romanesques de Georges Bataille et Raymond Queneau Sous la direction de : M. Jean-François LOUETTE – Professeur, Université Paris IV – Sorbonne Membres du jury : - M. Daniel DELBREIL, Professeur émérite, Université Paris III – Sorbonne nouvelle M. Christian DOUMET, Professeur, Université Paris IV – Sorbonne M. Gilles ERNST, Professeur émérite, Université Nancy II M. Jean-François LOUETTE, Professeur, Université Paris IV – Sorbonne M. Philippe SABOT, Professeur, Université Lille III L’expérience du Néant dans les œuvres romanesques de Georges Bataille et Raymond Queneau L’amitié qui a uni, un temps, Georges Bataille et Raymond Queneau est à l’origine de ce travail. Nous postulons que cette relation amicale qui intervient en marge du surréalisme, au moment de la formation intellectuelle des deux écrivains, éclaire la compréhension de leurs œuvres, et tout particulièrement de leurs romans. Cependant, rares sont les études1 qui ont cherché à comparer les œuvres de ces deux auteurs. La raison semble en incomber à leur profonde dissemblance. Or, c’est précisément de cet écart irréductible que cette thèse tire son intérêt. La nécessité de confronter les œuvres de chaque écrivain, sans nier leurs différences intimes, met l’accent sur ce qu’elles ont en partage. De notre point de vue, l’étude conjointe des œuvres de Bataille et Queneau ne pouvait être menée qu’à la condition de reconnaître que ces deux auteurs confèrent à la littérature une valeur proprement anthropologique. Comprendre l’homme, découvrir toutes les possibilités qui le constituent, tel semble être le problème essentiel de Bataille et de Queneau. De là découle leur intérêt partagé – particulièrement dans le cadre de leur amitié – pour les différentes formes de savoirs, savoirs qui proposent, de façon morcelée, des éléments de réponse à la question de l’homme. Autant dire que ces savoirs ne font qu’ouvrir davantage cette question. Il nous est alors apparu évident que la littérature de Bataille et de Queneau avait pour charge de continuer à penser l’homme. Il importe à nos écrivains d’éclairer l’homme, de l’éclairer dans son intégralité, sans négliger ce qui le hante et qu’il serait tenté de passer sous silence. C’est à ce titre qu’intervient le sujet de cette thèse. Penser le Néant dans notre optique, c’est avant tout s’attacher à concevoir le rapport que l’homme entretient avec cette part obscure qui le travaille et qu’il nomme volontiers « son néant ». Cela revient à interroger la subjectivité inquiète de l’expérience vécue qui concerne, en propre, le sens de la vie. Reste qu’en donnant à notre sujet le nom de « Néant », nous affichons une orientation 1 Voici la liste de ces études : - Broqueville (de) Huguette, « Queneau, Bataille et la transgression », Temps mêlés. Documents Queneau, n° 150 + 33-36, juillet 1987. - Lala Marie-Christine, « Bataille-Queneau et la fin de l’histoire », Les Amis de Valentin Brû, n° 21-22, février 2001. - Louette Jean-François, « Informitas de l’univers et figures humaines. Bataille entre Queneau et Leiris », Littérature, n° 152, décembre 2008. - Sabot Philippe, « Bataille entre Kojève et Queneau : le désir et l’histoire », Le Portique, n° 29, 1er semestre 2012. - Charrier Florence, Le Procès de l’excès chez Queneau et Bataille, Paris : L’Harmattan, 2012, Approches littéraires. 2 épistémologique claire. S’il est essentiel de souligner que nous ne proposons en aucun cas de traiter ce problème d’un point de vue philosophique, la philosophie est du moins l’horizon de cette thèse. De fait, et nos auteurs le reconnaissent de façon polémique, la pensée est bien souvent l’apanage de la philosophie2. Aussi la littérature qui entend se fonder sur une dimension anthropologique a-t-elle à définir son propre espace de pensée, qu’elle arrache à la marge de la philosophie. Dans le prolongement des travaux de Pierre Macherey et de Philippe Sabot3, nous nous demandons, à partir de ce sujet-limite, comment cette pensée littéraire parvient à se distinguer de la pensée philosophique et finalement en quoi consiste sa spécificité irréductible. Afin de formuler plus précisément notre problématique, nous faisons appel à la notion d’« expérience » qui complète le titre de notre thèse. Il s’agit pour nous de montrer comment la littérature met à l’épreuve la pensée philosophique mais aussi comment elle se constitue elle-même comme expérience. Cette pensée que produit la littérature s’apparente à une exploration, à une recherche infiniment ouverte. La majuscule que nous utilisons pour le terme de Néant entend justement recouvrir tout un réseau de termes voisins avec lesquels joue la littérature (non-être, vide, rien, absurde…). Tout se passe comme si le Néant était une idée qu’on ne peut, au mieux, qu’approcher. C’est donc autour de cette définition de l’expérience romanesque du Néant que s’organise notre travail. Le plan articule trois niveaux d’analyse de l’expérience, qui répondent au cheminement des œuvres. Nous commençons par envisager la constitution de cette expérience à partir des motifs prégnants inscrits dans les romans. Un deuxième temps est consacré plus spécifiquement à la « mise en œuvre » romanesque de cette expérience. Et nous finissons par envisager la question de la lecture qui, par l’actualisation du texte qu’elle suppose, est nécessaire à l’accomplissement de cette expérience du Néant. La première partie intitulée ironiquement « Fondations du Néant » cherche donc à dévoiler, à partir des œuvres elles-mêmes, les soubassements minés de cette problématique 2 Ce travail interroge le partage moderne qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle, a pu s’instaurer entre la philosophie et la littérature. Dans ce cadre, cette dernière présente une vocation essentiellement esthétique et laisse à la philosophie le soin de se consacrer au « vrai ». 3 Du premier auteur, on retiendra en particulier : - À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, Paris : Presses Universitaires de France, 1990, Pratiques théoriques. - Études de philosophie littéraire, Grenoble : De l’Incidence, 2014. Et pour le second : - Pratiques d’écriture, pratiques de pensée : figures du sujet chez Breton, Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2001. - Philosophie et littérature : approches et enjeux d’une question, Paris : PUF, 2002. 3 pour Bataille et Queneau. Partant de la manifestation la plus concrète de cette expérience, l’angoisse, nous tentons de montrer quelles en sont ses racines. Ainsi, de l’angoisse physique qui travaille les corps, nous remontons à l’angoisse métaphysique. Bataille et Queneau, héritant du nihilisme nietzschéen, prennent acte de la mort de Dieu dans leurs fictions et représentent le vide de cette absence par une ouverture in-finie. En reprenant la lecture de Nietzsche que propose Léon Chestov, nous replaçons plus précisément la pensée nihiliste de Bataille et Queneau dans une perspective résolument antiidéaliste. Par l’étude de motifs qui fascinent les auteurs comme celui du « soleil excrémentiel », nous montrons qu’ils nous invitent à porter un autre regard sur le monde afin de dépasser les apparences trompeuses de l’idéalisme. Il s’agit désormais de regarder bien en face notre existence dans ce qu’elle a d’angoissante voire de terrifiante, sans en occulter quelque partie que ce soit. Marqué par la conscience tragique de sa condition mortelle, par la présence d’un mal injustifiable, l’homme doit également se reconnaître comme un être rongé par son Désir, un Désir potentiellement déraisonnable. Cette nouvelle question qui met l’accent sur la Négativité de l’homme se déploie en deux temps. Nous revenons d’abord sur la problématique de la dépense improductive qui a pu être assimilée de façon très personnelle chez nos deux auteurs à partir des thèses du sociologue Marcel Mauss sur le potlatch. Nous analysons également le sens de la réappropriation du discours hégélien – transmis par les cours d’Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit – qui place la Négativité du Désir dans une perspective historique. Tout au long de cette partie, nous montrons que l’expérience du Néant, telle qu’elle se constitue chez nos auteurs, relève d’une configuration de pensée aussi bien variée qu’hétérodoxe, reflétant l’émulation intellectuelle qui est à la base de l’amitié de Bataille et Queneau. Dans une deuxième partie, nous nous interrogeons plus spécifiquement sur l’intérêt de l’écriture romanesque pour traiter de la question du Néant. À ce titre, nous posons d’abord frontalement la question du choix de la littérature au regard de la philosophie. Après avoir rappelé les rapports paradoxaux qu’entretiennent Bataille et Queneau avec cette discipline, nous cherchons à expliquer comment les romans mettent en place une pensée du Néant qui s’inscrit en marge de la philosophie de façon à questionner l’authenticité de sa démarche. Le Néant inquiète également la philosophie dans la mesure où il est en excès par rapport à une pensée du système, où il met à mal le logos et où il se refuse à toute saisie d’ordre conceptuel. 4 Paradoxalement, la littérature, avec les défauts que la philosophie peut lui reconnaître, est finalement mieux armée pour approcher ce sujet rétif. Par la suite, nous resserrons la réflexion au plan générique en comparant les approches poétique et romanesque de la problématique du Néant. Cette méthode semble d’autant plus justifiée que Bataille et Queneau abordent également cette question dans leurs œuvres poétiques. Ce détour par la poésie nous permet de définir, par contraste, les caractéristiques qui sont propres à l’expérience romanesque du Néant. Nous constatons en particulier que, pour mieux approcher son sujet, le roman fait varier les distances et les points de vue grâce aux personnages que le romancier met en scène et met en jeu. En outre, le travail de dramatisation, qui fait alterner le temps romanesque de la durée avec un temps poétique de la perte, met en valeur le tragique inhérent à cette expérience. Cependant, en nous appuyant sur les réflexions de Bataille et de Blanchot4, nous montrons que le roman rejoint in fine la démarche poétique dans la mesure où, par son refus délibéré d’aboutir, il ouvre le lecteur sur l’inconnu. Dans un dernier temps de cette partie, nous franchissons un pas supplémentaire dans l’étude de la problématique générique du roman en nous demandant si nos auteurs ne sont pas tentés de renverser leurs romans du Néant en néant de roman. En d’autres termes, nous étudions l’éventuel glissement d’un néant existentiel vers un néant formel. Avec pour horizon le travail des Nouveaux Romanciers, nous revenons sur la fragilité des catégories romanesques du personnage et de l’histoire pour constater finalement que Bataille et Queneau ne versent jamais dans le formalisme. La suspicion qui entoure d’un halo le genre du roman leur permet de rendre plus aiguë leur réflexion sur le néant de l’existence. Dans cette partie, nous avons donc soutenu l’idée selon laquelle la pensée littéraire du Néant est expérimentée grâce à la forme romanesque qui est éprouvée jusque dans ses limites constitutives. La troisième partie enfin s’attache à compléter cette expérience en interrogeant la place du lecteur dans ce dispositif littéraire. Nous considérons en effet que l’acte de la lecture, dans les romans de Bataille et Queneau, redouble l’expérience scripturale du Néant. C’est ce que nous montrons en nous attachant dans un premier temps à la description du lecteur-modèle auquel semble aspirer chaque auteur. Assurément, le lecteur rêvé de 4 Blanchot Maurice, Le Livre à venir [1959]. 5 Bataille et celui de Queneau ne sauraient se confondre mais ils répondent à un même idéal, un idéal ludique. Notre analyse se fonde ici sur les catégories du jeu que propose Roger Caillois5. Ainsi, nous retrouvons chez le lecteur quenien un intérêt certain pour le ludus : celui-ci est amené à se confronter aux difficultés d’un texte plaisant qui lui résiste ; de la sorte, il entre progressivement au cœur des énigmes du néant… jusqu’à n’en plus sortir ! En reprenant le modèle de la corrida, jeu aussi intense que périlleux, Bataille de son côté fait le choix de mettre en jeu immédiatement son lecteur pour l’ouvrir aux vérités tranchantes de ses récits érotiques. Pour l’un comme pour l’autre, la lecture joueuse des romans appelle à une forme de vertige (ilinx) qui s’accorde parfaitement à l’expérience du Néant. Nous envisageons ensuite la question du rire, point particulier qui intéresse encore plus directement la réception des œuvres. Le choix de cette approche peut être justifié d’une double manière : d’abord parce que le rire semble à l’opposé d’un sujet comme le néant et ensuite par l’intérêt de la comparaison entre les deux auteurs. Si la force comique de l’œuvre de Queneau n’est plus à démontrer, Bataille, face à lui, ne nous parle que du rire… mais sans parvenir à nous faire rire ! En partant des malentendus dont nos auteurs ont été victimes – la rigolade quenienne et le « rire jaune »6 de Bataille –, nous tentons de redéfinir plus finement le sens de leurs rires dans la perspective de notre sujet. Nous proposons ainsi de voir dans le comique quenien une écriture sceptique qui s’apparente à une expérience du neutre telle que la définit Maurice Blanchot. Loin de nous rassurer7, le comique de Queneau, qui ne fait pas la part des choses, transforme le roman en territoire instable où le sens devient indécidable. Quant au rire de Bataille, il répond, sous les auspices de Nietzsche, à un mouvement de néantisation, affirmation souveraine d’une ruine du sens. La violence de ce rire discordant entend fêler le lecteur pour le rappeler à son angoisse souveraine. Finalement, ce qui lie ces deux approches du rire, c’est cette nécessité qu’a l’œuvre littéraire de se mettre en mouvement pour emporter son lecteur dans l’expérience du Néant. Un tel mouvement s’imprime encore dans la lecture mystique des œuvres qui termine cette partie. Nous avons soin de préciser le sens que nous donnons à ce retour de la mystique dans la littérature du XXe siècle. Il ne s’agit pas tant pour nous de retrouver dans les romans de Bataille et Queneau le sens d’une nouvelle mystique religieuse que de comprendre en quoi cette mystique, en tant qu’expérience, peut servir de modèle à la lecture de nos romans. Ainsi en est-il par exemple de l’ineffable secret, étudié par Michel de Certeau dans La Fable 5 Caillois Roger, Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige [1958]. Sartre Jean-Paul, « Un nouveau mystique », Situations I [1947]. 7 Nous cherchons ici à dépasser l’interprétation communément admise qui suppose que l’humour quenien, par un effet de recul, s’oppose à l’angoisse de l’absurde. 6 6 mystique, qui est au cœur de la dynamique de lecture des romans des deux auteurs. Pourchassant ce secret, le lecteur s’engage sur un chemin heurté où il risque à tout moment de se perdre. Quittant sa fonction herméneutique conquérante, la lecture devient radicale désorientation. C’est à cette condition que le lecteur peut espérer accéder à une forme d’extase qui sera d’ordre exclusivement littéraire. Après un temps d’égarement, la lecture doit pouvoir être en mesure de se suspendre en un instant où le moi du lecteur s’abolit dans l’émotion vive de l’œuvre. Le parcours du Néant, sous ses multiples avatars, depuis l’angoisse jusqu’à l’extase aura permis de mettre en valeur l’originalité de la démarche réflexive des deux auteurs considérés. Outre l’intérêt d’une étude littéraire renouvelée sur les œuvres de Georges Bataille et Raymond Queneau, cette thèse se sera donc attachée à souligner un dépaysement de la pensée lorsqu’elle s’aventure dans les méandres d’une écriture romanesque. Grâce à l’exemple que nous procurent ces deux romanciers, nous aurons pu montrer comment la littérature, dans le dialogue critique qu’elle établit avec la philosophie8, affirme une pensée libre et souveraine. 8 Insistons bien sur le fait que ce dialogue critique avec la philosophie est propre à nos auteurs. Il n’en est pas de même par exemple avec Jean-Paul Sartre et Albert Camus qui conçoivent la philosophie et la littérature dans un rapport de complémentarité. 7