Gestion publique des risques et crises telluriques : quand l

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ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
Gestion publique des risques et crises telluriques : quand
l’administration rencontre les sciences de la Terre1
Maud H. Devès
Institut de Physique du Globe de Paris, CNRS UMR 7154 – Sorbonne Paris Cité
Sciences Po Paris
Thomas Ribémont
CERAL, Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité
ICEE, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
CEPEL, Université de Montpellier 1
!!
Introduction
!
Qu’il s’agisse d’aléas technologiques ou telluriques, la gestion des risques est un
enjeu primordial des politiques publiques contemporaines2. Gérer le risque requiert en
premier lieu d’identifier les aléas et de les caractériser ; au moins dans une certaine
mesure. Pour cette raison, la gestion des risques s’effectue nécessairement à l’articulation
entre recherche, expertise scientifique et décision publique3. Ceci a des incidences à la
fois sur la manière dont s’opère une politique publique mais aussi sur la manière dont les
scientifiques travaillent.
Nous avons choisi de nous intéresser à deux cas de gestion de crise, associées à
l’aléa volcanique : l’éruption phréatique de la Soufrière de Guadeloupe en 1976, et
l’éruption magmatique de Soufrière Hills de Montserrat (1995 - en cours). Ces deux crises à l’instar des travaux de Francis Chateauraynaud et Didier Torny sur l’amiante, le nucléaire
et les maladies à prions4 - éclairent, en creux, deux scenarii possibles de circulations des
savoirs5 et de controverse au sein de la communauté de recherche elle-même, et entre les
chercheurs et les décideurs.
1 Cet article s’appuie sur des recherches en cours dans le cadre du programme SPC Politiques de la Terre, qui
ont fait l’objet d’une présentation préliminaire lors du colloque CoSPOF en février 2015.
2
Beck, U. La société des risques.
3
Voir par exemple sur le lien entre expertise et décision publique, Lascoumes, Pierre (dossier coordonné par),
« Expertise et action publique » Problèmes politiques et sociaux, n° 912, Paris, La Documentation française,
mais 2005.
Chateauraynaud, F. ; Torny, D., Les sombres précurseurs. Une sociologie de l’alerte et du risque, Paris,
EHESS, 1999.
4
Sur la circulation des savoirs, voir notamment Latour, B. ; Woolgar, S., La vie de laboratoire : la production
des faits scientifiques, traduit de l’anglais par M. Biezunski, Paris, La Découverte, 2006 (1ère éd. anglaise,
1986, 1ère éd. française, 1988).
5
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La « crise de 76 » a en effet donné lieu à d’intenses polémiques et est restée
célèbre comme l’exemple à ne pas suivre dans la gestion des crises6,7,8,9. Les vicissitudes
rencontrées alors par les différents acteurs rappellent notamment combien les frontières
entre recherche, expertise et décision peuvent devenir floues en contexte d’incertitude.
Les scientifiques ne réussirent pas à s’entendre et une violente polémique éclata entre les
experts, rendant d’autant plus complexe pour l’administration et les élus la gestion de la
crise. Largement relayée par les médias, cette controverse vint semer un trouble durable
conduisant la population à douter de la pertinence des interprétations proposées par les
scientifiques et des décisions prises par les autorités. Fort du retour d’expérience de la
« crise de 76 », la crise de Montserrat donna lieu à une gestion de crise très différente. On
s’appuya notamment sur l’analyse structurée du jugement des experts et sur des outils
probabilistes de quantification de l'incertitude et d'aide à la décision10.
La comparaison entre ces deux crises permet ainsi de mettre en évidence le rôle clé
joué par l’introduction des instruments probabilistes dans l’évolution des controverses.
Notre analyse comparée s’appuie sur un regard croisé associant des chercheurs en
sciences de la Terre et en science politique. L’hybridation de ces « disciplines », avec leurs
ensembles différents de culture, de savoirs et de savoir-faire, doit permettre de dépasser
la logique duale qui oppose traditionnellement l’Homme à la Nature, et les Sciences
Humaines et Sociales aux Sciences de la Nature. Il s’agit donc de prendre au sérieux l’idée
6
Stieltjes, L., Au-dessous du volcan. Volcans et séismes, Aléas et Enjeux, n°9, 2004.
7
Fiske, R., « Volcanologists, journalists, and the concerned local public: a tale of two crises in the eastern
Caribbean », in Boyd, F. (ed.), Explosive Volcanism: Inception, Evolution and hazards. Studies in Geophysics,
National Academy Press, p. 170–176, 1984.
8
Lepointe, E., Essai sur la réponse sociale à une catastrope : La Soufrière de Guadeloupe en 1976, Thèse
Doctorat d’Etat, Université Paris 10 Nanterre, vol. 1 (p. 1-445) et vol. 2 (p. 447-975), 1984 ; et Lepointe, E.,
« Le réveil du volcan de la Soufriére en 1976 : la population guadeloupéenne à l’épreuve du danger », in Yacou,
A. (ed.), Les catastrophes naturelles aux Antilles – D’une Soufriére à l’autre, CERC Université Antilles et de la
Guyane, Editions Karthala, Paris, p. 15-71, 1999.
9
Komorowski, J.-C. ; Beauducel, F. ; Devès, M. ; Dessert, C. ; de Chabalier, J.-B., and the CASAVA research
consortium, Failed magmatic eruptions, uncertain precursors and false alarms: lessons learned from the
1976-77 La Soufrière of Guadeloupe volcano (French Antilles) crisis, Workshop of the Cost Action IS1304
“Expert Judgment Network: Bridging the Gap Between Scientific Uncertainty and Evidence-Based Decision
Making”: Science, uncertainty and decision making in the mitigation of natural risks, Dipartimento della
Protezione Civile, Roma, October 8-10, 2014, abstract, http://www.protezionecivile.gov.it/resources/cms/
documents/Abstracts_workshop_8_10ottobre2014.pdf; http://www.expertsinuncertainty.net/, 2014.
10
On pourra lire par exemple : Aspinall, W., “A route to more tractable expert advice”, Nature, vol. 463, p.
294-295, 2010 ; Aspinall, W., ; Cooke, R., “Expert Elicitation and Judgement”, in Hill, L. ; Rougier, J.-C. ;
Sparks, RSJ. (eds.), Risk and Uncertainty assessment in natural Hazards, Cambridge University Press, p. 64-99,
2013 ; Aspinall, W. ; Blong, R., Chapter 70, “Volcanic risk assessment”, in Sigurdsson et al. (eds.), The
Encyclopedia of volcanoes, Elsevier, in press, 2015 ; Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J. ; Aspinall,
W., “Retrospective analysis of uncertain eruption precursors at La Soufrière volcano, Guadeloupe, 1975–77:
volcanic hazard assessment using a Bayesian Belief Network approach”, Journal of Applied Volcanology, 2014,
3:3 ; 10.1186/2191-5040-3-3 ; http://www.appliedvolc.com/content/3/1/3 ; Woo, G., Calculating
catastrophe, Imperial College Press, London, p. 1-355, 2011.
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selon laquelle l’approche interdisciplinaire est susceptible de contribuer à une meilleure
compréhension de l’articulation entre recherche, expertise et décision11.
En terme de méthode, nous nous appuyons sur une analyse de la littérature en
sciences de la Terre et en sciences politiques (analyse de l’action publique), et sur l’étude
des nombreux documents d’archives récoltés par les équipes de l’Institut Physique du
Globe de Paris (IPGP) à propos de la « crise de 76 »
(rapports de l’observatoire de la
Guadeloupe, communiqués de presse, articles scientifiques, etc.). Pour ce qui est de la
« crise de Montserrat », nous nous appuyons principalement sur la revue de la littérature,
les rapports produits par les experts dans la gestion de cette crise ainsi que des
observations participantes effectuées par des chercheurs de l’IPGP.
Cet article s’articule en deux temps. Une première partie revient sur certains
concepts clés de l’analyse de l’action publique : l’expertise, les notions de controverse et
d’instrument. Une seconde partie explore l’utilisation de ces concepts à partir des deux
cas d’études précités.
!
!
Plusieurs travaux existent sur ces questions : voir par exemple, Dumoulin, L., L’expert en justice : De
l’invention d’une figure à ses usages, Paris, Economica, collection « Etudes politiques », 2007 ; Trépos, J.-Y.,
Sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996 ; Fischer, F., Technocracy and the Politics of Expertise, London,
Sage, 1990.
11
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I. Quel cadre conceptuel pour aborder l’articulation entre recherche en
sciences de la Terre, expertise et décision ?
!
1) Une approche par la notion d’expertise
!
La question de la prise en compte politique des risques telluriques renvoie au poids
croissant de l’expertise dans le champ de la gestion des risques et de l’action publique. On
peut certes souligner que la notion d’expertise fait l’objet, au sein même des disciplines
scientifiques, « d’affrontements symboliques pour la définition de l’expertise légitime
comme pour la qualité d’expert »12, qui ne vont pas sans poser de difficultés théoriques.
Au demeurant, les controverses scientifiques entourant le concept d’expertise, loin
d’invalider sa portée heuristique, attestent au contraire le fait que l’intervention savante
dans le débat public peut avoir des effets sur les conditions mêmes de l’activité
scientifique ou sur la perception que les acteurs du champ scientifique ont de leurs
pratiques. Les usages croisés de la science, que mettent en lumière les expertises, ont des
résonances dans le champ scientifique et peuvent, comme le montre, par exemple, le cas
des sciences sociales13, avoir un impact direct sur les logiques de recomposition des
secteurs de recherche, suscitant, en retour, de vives polémiques internes au monde
savant. Sous cet angle, les tensions autour de la catégorie d’expertise font davantage
office de révélateur des reconfigurations affectant le champ scientifique qu’ils ne récusent
l’intérêt de la notion.
La sociologie propose différentes approches de l’expertise qui, si elles se recoupent
le plus souvent, peuvent être distinguées en fonction des caractéristiques qu’elles mettent
en avant.
Dans une problématisation courante, proche de celle développée par la sociologie
des professions, les notions d’ « expertise » ou d’ « expert » renvoient tout d’abord à
celles de « compétence » ou de « compétent », insistant par là même sur la détention et
l’utilisation, par l’expert, d’un savoir et d’un savoir-faire spécifiques14. La compétence,
dans ce cadre, se fonde sur un savoir et un savoir-faire que l’on peut rattacher à un corpus
savant authentifié et semble largement légitimée par l’appartenance de l’expert à une
communauté scientifique reconnue, cette appartenance étant elle-même, la plupart du
Damamme, D., « Michel Crozier, intellectuel, sociologue, expert », Damamme, D. ; Ribémont, T. (dir.),
Expertise et engagement politique, Paris, l’Harmattan, 2001, p. 95.
12
Dans une perspective proche de celle développée par Pierre Bourdieu dans Homo Academicus (Paris, Ed. de
Minuit, 1984), voir par exemple, Ribémont, T., L’expertise historienne dans la France contemporaine ; La
fonction politique de l’histoire en question, thèse de doctorat, sous la dir. de Dominique Damamme, Université
Paris 9, 2006.
13
Voir sur ce point, Sarfatti Larson, M., « A propos des professionnels et des experts, ou comment il peut être
utile d’essayer de tout dire », Sociologie et sociétés, vol. XX, n° 2, octobre 1988, p. 23-40.
14
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temps, associée à des instruments d’analyse et de mesure, à la mise en avant d’une
méthode, voire à des grades, des titres ou au soutien des pairs. Ainsi, rappelle Corinne
Delmas, bien que « la compétence scientifique constitue le droit d’entrée à payer pour
accéder à un rôle nouveau, l’autorité des propositions que le chercheur est amené à
formuler en tant qu’expert reste liée à un statut scientifique qu’il doit s’efforcer de
préserver »15.
En insistant sur la compétence, cette définition a cependant trop tendance à
limiter l’expertise à une simple performance technique. Or, s’il n’est pas inutile de
souligner son caractère technique récurrent, encore faut-il ne pas négliger sa possible
portée normative. Jean-Yves Trépos apparentait ainsi l’acte d’expertise à un jugement16,
ce qui inviterait, selon Dominique Damamme, « à ne pas limiter l’expertise au seul registre
du technique mais à l’ouvrir à la sphère éthique et politique, et à réintégrer, dans la
caractérisation de l’activité d’expertise, les fonctions sociales ou politiques qu’elle est
susceptible de remplir, et son éventuelle visée réformatrice »17.
Le second registre dans lequel s’inscrivent les définitions de l’expertise insiste,
quant à lui, sur la préexistence d’une demande. Sous cet angle, on peut, à la suite de
Robert Castel, qualifier l’expertise de « relation de service » dans laquelle l’expert serait
« un pourvoyeur d’informations qui, à partir de son savoir propre, aide l’institution
demanderesse à accomplir ses propres finalités »18, d’où l’utilisation récurrente par
l’expert, ou par celui qui veut se faire reconnaître comme tel, d’une « rhétorique du
besoin ». L’expertise recouvrirait alors, selon Christiane Restier-Melleray, les
caractéristiques suivantes : un individu ou un groupe d’individus extérieur et indépendant
de l’institution demanderesse, ne tenant pas de lui-même sa légitimité, bien qu’il soit, en
principe, choisi au regard de son savoir-faire (compétence spécifique), et dont le rôle est
de formuler un jugement ou une aide à la décision19. Une telle définition, on le voit, a le
mérite d’insister sur les « situations d’expertise » et sur le versant utilitaire de l’acte
d’expertise, mettant ainsi l’accent sur les rapports qui se nouent, dans ce cadre, entre
« science » et « action ».
Toutefois, la notion de demande peut se révéler problématique. On note en effet
que la commande, entendue comme un mandat formel, ne se retrouve pas de façon
systématique comme l’attestent les cas de contre expertise et d’expertise alternative, non
Delmas, Corinne, « Pour une définition non positiviste de l’expertise », in Damamme, D. ; Ribémont, T.(dir.),
op.cit., p. 18.
15
16
Trépos, Jean-Yves, Sociologie de l’expertise, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
Damamme, Dominique, « Michel Crozier, intellectuel, sociologue, expert », in Damamme, Dominique ;
Ribémont, Thomas (dir.), op. cit., p.98.
17
Castel, R., « L’expert mandaté et l’expert instituant », in CRESAL, Situations d’expertise et socialisation des
savoirs, CRESAL, 1985, p. 85.
18
Restier-Melleray, C., « Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », Revue française de science
politique, vol. 40, n° 4, 1990, p. 546-585.
19
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commandées par des institutions. De surcroît, les travaux de Robert Castel ont mis en
lumière des situations pour lesquelles la demande n’apparaît pas clairement ou s’avère
inexistante. Le chercheur peut alors se constituer, ou, pour reprendre les termes de Robert
Castel, s’« auto-instituer » en porte-parole d’une demande sociale diffuse, voire, à la
limite, « invente un besoin social »20.
C’est pourquoi, si ces modèles gardent de leur pertinence et peuvent être mobilisés
dans notre analyse, il est apparu nécessaire de privilégier une approche insistant plus
spécifiquement sur l’implication politique et normative de la notion d’expertise. On
entendra donc par expertise une production de savoir plus ou moins hétéronome en
fonction des cas considérés, caractérisée par la mobilisation de compétences
professionnelles spécifiques, et investie dans un processus politique21. Pour reprendre la
définition proposée par Philippe Roqueplo22, on considérera in fine l’expertise comme la
démarche conduisant à élaborer un énoncé, à partir des savoirs et des savoir-faire en
circulation dans les communautés de recherche, et visant à répondre à une question posée
par un tiers à un acteur jugé compétent pour prendre une décision « en connaissance de
cause ». Une telle définition permet d’articuler simplement les différentes dimensions de
l’expertise. Elle pose la dimension de compétence (« connaissance de cause »), la question
de la légitimité (« acteur jugé compétent ») sans en exclure la dimension politique
(« décision »). Certes, elle suppose qu’une demande soit à l’origine de l’expertise. Pour
autant on adoptera ici une acception large de la notion de demande incluant, dans le cas
d’une expertise auto-instituée, l’idée de répondre à une demande latente.
Notons que les chercheurs, dans une situation d’expertise, sont soumis à des
logiques qui peuvent paraître contradictoires23. D’une part, ils doivent s’appuyer sur leur
démarche de recherche fondamentale qui conduit à la formation de discours spécialisés.
D’autre part, ils doivent veiller à produire un récit englobant construit dans une
perspective d’aide à la décision. Dans cette configuration, comme le rappelle PierreBenoît Joly, « si les scientifiques s’en tiennent à l’énoncé des connaissances certifiées, ils
ne répondent pas à la question posée par le politique. Inexorablement, l’expertise suppose
de dépasser les limites du savoir scientifique »24. On comprend dès lors que, parce qu’elle
suppose un déplacement des frontières, l’expertise puisse donner à voir des controverses
Castel, R., « Savoirs d’expertise et production de normes », in Chazel, F., Commaille, J. (dir.), Normes
juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991, p. 177-189, voir aussi sur ce point, Memmi, D., Les gardiens
du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1996.
20
21
On se rapproche ici de la perspective développée par Erik Neveu (Sociologie des mouvements sociaux, Paris,
La Découverte, 2000) et Michel Offerlé (Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1994).
22Roqueplo,
P., Entre savoir et decision, l’expertise scientifique, Paris, Ed. de l’INRA, 1997.
23
Devès, M.H. « La question du réel : de la science à la catastrophe » In Traumas et catastrophes aujourd’hui.
Ed. SPC-Paris Diderot. In press.
24Joly,
Pierre-Benoît, « L’expertise scientifique dans l’espace public. Réflexions à partir de l’expérience
française », réalités industrielles, mai 2007, p. 24.
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au sein de la communauté académique comme au sein des groupes d’experts. La notion de
controverse est ainsi devenue centrale dans l’analyse de l’action publique pour
comprendre la construction des problèmes publics mais aussi l’usage des savoirs et des
savoir-faire à des fins de décision politique.
!
2) Controverses : le rôle des instruments
!
On peut définir les controverses avec Pierre Lascoumes de la manière suivante :
« des séquences de discussion et d’affrontement entre des points de vue divergents sur un
sujet. Elles sont aujourd’hui considérées comme des temps d’exploration et de
stabilisation des enjeux durant lesquels la diversité des dimensions, la pluralité des acteurs
engagés et des voies d’action possibles sont envisagées avant la clôture politique »25.
Dans cette perspective qui s’inspire de l’approche développée en sociologie des
sciences par Michel Callon26, on peut donc considérer que les controverses induisent trois
types essentiels de processus que rappellent Patrick Le Galès et Pierre Lascoumes :
-
La controverse tend à mettre en évidence la diversité des représentations propres à
un enjeu ainsi que les acteurs concernés par cet enjeu ;
-
Elle constitue aussi une phase d’apprentissage contribuant à la fois à enrichir la
définition de l’enjeu mais aussi à redéfinir les positions des acteurs à l’égard de
celui-ci. Ainsi, « les interactions entre spécialistes, profanes concernés et décideurs
quand elles sont approfondies (via des procédures de concertation) peuvent
renouveler le cadre cognitif [i.e. les représentations] des uns et des autres
concernant l’enjeu » ;
-
Enfin, la controverse peut contribuer à stabiliser les représentations de l’enjeu,
« c’est-à-dire à la fois la production d’accords entre groupes concurrents sur la
diversité des dimensions à prendre en compte, mais aussi la stabilisation des
identités d’action des acteurs et des alliances pouvant se nouer »27.
Ce processus de stabilisation peut passer par la mise en œuvre d’instruments, c’est-
à-dire de techniques et de dispositifs (eux-mêmes dépendant des savoirs et des savoir-faire
en circulation dans un champ en un temps donné) qui « permettent de matérialiser et
d’opérationnaliser l’action gouvernementale »28. De tels instruments peuvent faciliter le
dépassement des controverses pour la prise de décision – bien qu’ils n’évacuent pas les
incertitudes propres à la complexité des problèmes traités et à la démarche scientifique.
Lascoumes, P., « Controverse », in Boussaguet, L. ; Jacquot, S. ; Ravinet, P. (dir.), Dictionnaire des politiques
publiques, Paris, Presses de Sceinces Po., 2006, p. 126.
25
26
Callon, M., Pour une sociologie des controverses technologiques, Fundamenciae, 2, 3/4, p. 381-399.
27
Le Galès, P. ; Lascoumes, P. Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2009, p. 82.
28
Le Galès, P. ; Lascoumes, P., « Instrument », in Boussaguet, L. et al. (dir.), op. cit., p. 268.
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ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
De ce point de vue, la mise en œuvre d’instruments au sein de groupes d’experts
n’est pas neutre. Comme l’a montré Alain Desrosières à propos de l’outil statistique29, les
instruments ne se réduisent pas à leur seule dimension technique et sont susceptibles de
produire des effets indépendamment des objectifs qui leur sont assignés, aussi bien dans le
champ politique que dans le champ scientifique.
On comprend dès lors que l’intérêt porté aux instruments et aux notions
d’expertise et de controverses permette d’interroger la relation « classique » entre le
savant et le politique du point de vue de l’action publique. Ils rendent aussi possible une
analyse de l’évolution des disciplines scientifiques elles-mêmes, dans la mesure où – et
cela semble très marqué dans le cas des sciences sociales – le degré d’immixtion du champ
politique dans le champ scientifique influe directement sur la capacité d’une discipline à
définir son langage et ses problématiques30. Une conjoncture politique critique et/ou une
situation d’expertise peuvent notamment révéler, au sein de corporations disciplinaires
(pourtant homogénéisées par des intérêts corporatistes et par des contraintes
épistémologiques internes liées à leur propre pratique), l’existence de représentations
divergentes quant à la relation qui s’établit entre le savant et le politique. Comme l’a
montré Pierre Bourdieu, dans les périodes de crise, les « ajustements routiniers » n’allant
plus de soi, la réflexivité des acteurs sur leurs pratiques se trouve en effet clairement
sollicitée31.
!
II. Etude comparée des crises volcaniques de la Soufrière de Guadeloupe et de
la Soufrière Hills de Montserrat
Depuis les années 1990, avec la montée des préoccupations environnementales et
l’avènement du principe de précaution, le risque de catastrophe est devenu un enjeu
important de l’action publique32,33. Dans ce contexte, les chercheurs en sciences de la
Terre sont de plus en plus sollicités, par les autorités comme par le grand public, pour
intervenir à titre d’experts. Ceci ne se fait pas sans difficultés, car, on l’a dit, la situation
29
Desrosières, A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte,
1993.
Voir Bourdieu, P., « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, juin 1976, p.
88-104.
30
Bourdieu, P., en collaboration avec Loïc Wacquant, Réponses, Paris, Le Seuil, 1992, p. 107. Voir aussi, Dobry,
M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.
31
32
Borraz, O., Les politiques du Risque, Paris, Presses de Sciences Po.,2008.
33
Le Galès, P. ; Lascoumes, P. (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po., 2004.
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d’expertise soumet ces chercheurs à des contraintes bien différentes des conditions de
recherche auxquelles ils sont habitués34.
!
La principale difficulté réside en ce qu’il existe des différences de savoirs et de
savoir-faire, de points de vue voire d’école de pensée, au sein des communautés de
recherche. Ces divergences jouent un rôle clé dans la dynamique de recherche car elles
forcent les scientifiques à vérifier sans cesse l’efficacité des énoncés qu’ils proposent en
regard des énoncés proposés par d’autres35. La controverse est motrice en ce sens qu’elle
fait émerger une forme d’objectivité collective. Les énoncés viables sont ceux qui sont
acceptés par la communauté des chercheurs à l’issue d’un plus ou moins vaste chantier de
remise en cause36. Cependant, ce processus d’objectivation, de reconnaissance et
d’acceptation prend du temps. Le collège des experts est immanquablement confronté à la
nécessité de faire la synthèse de connaissances sur lesquelles il n’existe pas (encore) de
consensus lorsqu’il élabore des éléments d’appréciation pour rendre un avis sur une
problématique donnée. Sur ces points, les avis rendus par différents experts peuvent être
différents, voire divergents. La construction d’un « récit » commun est difficile car elle est
soumise à des logiques qui peuvent paraitre contradictoires37. Le « récit » des experts sera
d’autant plus « objectif » qu’il saura rendre visible la part de controverse scientifique liée
au problème traité, mais il doit rester suffisamment simple et cohérent pour permettre
une bonne appropriation des résultats. L’exercice est d’autant plus complexe que les
questions adressées aux chercheurs ne sont pas articulées de manière scientifique. En
général, elles ne correspondent pas au découpage disciplinaire (dont les frontières se
déplacent et se transforment dans un rapport dynamique au jeu des controverses) et
requiert un travail de « traduction », lequel introduit également des biais que les experts
De ce point de vue, les polémiques qui ont suivi le séisme italien de L’Aquila (2009) sont révélatrices. On
pourra lire par exemple Kerr, R. A., “After the quake, in search of the science - or even a good
prediction” Science, 2010, 324(5925), 322-322 ou, plus récemment, Alexander, D. E., “The L'Aquila Earthquake
of 6 April 2009 and Italian Government Policy on Disaster Response”, Journal of Natural Resources Policy
Research, 2010, 2:4, 325-342.
34
On pourra lire par exemple Latour, B., « Les «Vues» de l’Esprit : Une introduction à l’anthropologie des
sciences et des techniques », Culture Technique, 1985, n°14, p. 4-30. Voir aussi Latour, B. ; de Noblet J.,
Pestre, D. (1995), « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux
objets, nouvelles pratiques », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 50e année, n°3, p. 487-522.
35
La méthodologie adoptée dans ce chantier de remise en cause est débattue par les épistémologues. Karl
Popper propose une méthodologie dite de la falsification (Popper, K., La logique de la découverte
scientifique, traduit de l’Anglais par Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Paris, Payot). Imre Lakatos
souligne l’importance de la confirmation par l’expérience (Lakatos, I., Preuves et réfutations : essai sur la
logique de la découverte mathématique, Paris, Hermann, 1973). Feyerabend critique l’idée même de
méthodologie (Feyerabend, P. Contre la méthode, trad. B. Jurdant & A. Schlumberger, Paris, Seuil, 1975). Kuhn
souligne le rôle joué par la bataille politique au sein des communautés de recherche (Kuhn, T.S. La structure
des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008). Tous s’accordent cependant sur le fait que ce chantier
de remise en cause, de reconnaissance et d’acceptation s’inscrit dans le temps long – et dépasse le cadre de la
gestion de crise.
36
37
Devès, M.H. « La question du réel : de la science à la catastrophe », in Traumas et catastrophes aujourd’hui,
Ed. SPC-Paris Diderot, in press.
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doivent prendre en compte. Le problème soumis à l’expertise doit être redécoupé en
fonction de l’état des savoirs et des savoir-faire mobilisables en un temps donné, suivant
le découpage disciplinaire existant, afin d’avoir une chance de pouvoir y apporter une
réponse scientifique, dans une gamme d’incertitude raisonnable.
De fait, les situations d’expertise produisent des configurations au sein desquelles
les controverses internes au champ scientifique peuvent facilement trouver à s’exporter.
Dans certains cas cependant, comme l’illustrent nos deux cas d’étude, les chercheurs
réussissent à dépasser leurs divergences, notamment grâce à l’utilisation d’instruments
communs permettant d’expliciter les incertitudes corrélatives à la subjectivité de chacun
et à l’incertitude de la situation.
Les volcans de l’arc des Petites Antilles (Figure 1) représentent une menace
particulièrement dangereuse en raison de leur capacité à produire une grande diversité
d’éruptions.
38Les
éruptions explosives pliniennes produisent une colonne de gaz et de
particules solides pouvant atteindre 15 à 40 km de hauteur. Celles-ci retombent sous forme
d’une pluie de ponces et de particules fines sur une grande surface. Lorsque la colonne est
trop dense, elle s’effondre sur elle-même générant des écoulements pyroclastiques (i.e.
nuées ardentes), avalanches de gaz et de particules à haute température qui s’épanchent
sur les flancs des volcans sur de longues distances. Les éruptions à croissance de dôme de
lave (e.g. Soufrière Hills, Montserrat, 1995-en cours) sont quant à elle particulièrement
instables et génèrent de nombreux écoulements pyroclastiques (Figure3a ; 3b). Les
éruptions avec écroulement partiel d’un flanc du volcan produisent pour leur part une
avalanche de débris pouvant atteindre plusieurs kilomètres de distance, souvent associées
à une puissante explosion latérale avec mise en place d’écoulement pyroclastiques (e.g.
éruption du Mont St. Helens, 1980). Les éruptions phréatiques (e.g. Soufrière de
Guadeloupe, 1976), enfin, sont liées à la décompression explosive de nappes phréatiques.
Elles interviennent souvent avec peu de précurseurs et engendrent une grande diversité de
phénomènes dangereux (e.g. projections de blocs, pluie de cendre, gaz, écoulements
pyroclastiques, coulée de boue, avalanche de débris).
La Montagne Pelée en Martinique, la Soufrière de Guadeloupe ou encore les volcans
actifs de la Dominique ont tous connu ces différents types d’éruptions au cours des
derniers 50 000 ans. À ce titre, ils constituent un enjeu de politiques publiques, tant du
point de vue de la problématique de la protection des personnes que des risques sanitaires
et des risques liés aux infrastructures. L’enjeu est particulièrement élevé dans une région
où vivent environ 1 million d’habitants et où les possibilités d’évacuation sont fortement
limitées par l’insularité.
38
On pourra notamment consulter les résultats du projet “CASAVA: Compréhension et Analyse des Scénarios,
Aléas, et risques Volcaniques aux Antilles) : Implications pour l'aide à la décision, la gestion de crise, et le
développement raisonné”, ANR-RISK-09-002, financé par l’Agence Nationale de la Recherche de 2010 à 2014:
https://sites.google.com/site/casavaanr/
"10
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
Le risque volcanique est rendu spécifique par le fait que la phénoménologie des
crises est très variable. Si la plupart des éruptions s’annoncent par des signes précurseurs,
l’activité éruptive peut aussi bien durer quelques jours que quelques mois ou plusieurs
années et il est difficile de prédire a priori le moment de son paroxysme. Ainsi, la crise de
la Soufrière de Guadeloupe a duré environ un an tandis que celle de Montserrat dure
depuis près de vingt ans. À l’échelle d’une vie humaine, la fréquence d’activité de certains
volcans est en outre particulièrement faible ce qui rend difficile d’entretenir une véritable
culture du risque. Les différents types d’éruptions énoncées plus haut n’ont pas les mêmes
conséquences en termes de gestion des risques car elles ne sont pas associées aux mêmes
types d’aléas dans l’espace et dans le temps et qu’elles n’impactent pas les enjeux
humains de la même manière.
!
"
Figure 1 : Carte présentant le contexte géodynamique de la région des Petites Antilles. La plongée de la
plaque américaine sous la plaque caraïbe (processus dit de « subduction ») est associée à une déformation
intense de la lithosphère terrestre – qui se traduit par l’occurrence de nombreux séismes – et à la genèse de
magmas – qui se traduit par un volcanisme actif, comme sur les îles de Guadeloupe et de Montserrat.
Illustration modifiée d’après Feuillet et al. (2002)39.
!
Feuillet, N. ; Manighetti, I. ; Tapponnier, P. ; Jacques, E., « Arc parallel extension and localization of volcanic
complexes in Guadeloupe, Lesser Antilles », Journal of Geophysical Research: Solid Earth (1978–
2012), 107(B12), ETG-3, 2002.
39
"11
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
1) La crise de 1976-1977 à la Soufrière de Guadeloupe
!
En charge de la surveillance des volcans français, l’Institut de Physique du Globe de
Paris a connu une période particulièrement critique lors de la crise éruptive de la Soufrière
de Guadeloupe en 197640. En effet, les chercheurs habitués à des tâches de recherche
fondamentale se retrouvèrent à l’interface avec les autorités et le grand public dans un
contexte où la gestion de crise n’avait pas été préparée. Une importante controverse
éclata entre les experts qui fut largement relayée par la presse et vint nourrir, par
ricochet, les critiques à l’encontre des décisions prises par les autorités41
La crise sismo-volcanique commence en juillet 1975. L’énergie sismique cumulée
dépasse le niveau de base établi sur deux décennies. On compte alors environ 76 000
habitants dans la zone à risque42. L’observatoire de Guadeloupe (dont l’IPGP a la charge)
est, à l’époque, faiblement équipé. L’information préventive des populations est, en
outre, relativement irrégulière, alors même que ces populations gardent en mémoire
l’éruption dévastatrice de la Montagne Pelée qui rasa la ville de Saint-Pierre en Martinique
en 190243. L’activité sismique augmente de manière significative jusqu'à la date de la
première activité éruptive. Les pouvoirs publics sollicitent une expertise dès le mois de
novembre 1975 – avec notamment la mise en place d’un plan ORSEC (Organisation de la
Réponse de SEcurité Civile). Parmi les experts, Haroun Tazieff est responsable de
l’évaluation de la situation en tant que directeur du service des observatoires
volcanologiques de l’IPGP44. Dans cette première phase de la crise, les avis des experts
sont à peu près unanimes : « la situation est sérieuse mais pas critique » (déclaration de
Michel Feuillard, directeur de l’observatoire de Guadeloupe, 30 avril 1976).
Une première explosion phréatique a lieu le 8 juillet 1976 qui déclenche
l’évacuation spontanée de 25 000 personnes. Malgré l’intensification de l’activité sismovolcanique et l’inquiétude croissante de la population, Haroun Tazieff considère que la
40
Loubat, B. ; Pistolesi-Lafont, A., « La Soufrière - à qui la faute ? », Paris, Presses de la Cité, 220 p., 1977 ;
Farrugia, L. ; Soufrière 76, Editions Jeunes Antilles, Basse Terre, Guadeoupe, 352 pp, 1977 ; Feuillard M,
Allegre C, Brandeis G, Gaulon R, Le Mouel, J.-L. ; Mercier, J. ; Pozzi, J., Semet ; M.-P., « The 1975–1977 crisis
of La Soufrière de Guadeloupe (F.W.I): A still-born magmatic eruption », Journal of Volcanol Geotherm
Research, 16:317–334 ; 1983 ; Komorowski, J.-C. ; Boudon, G. ; Semet, M.P. ; Beauducel, F. ; Anténor-Habazac,
C. ; Bazin, S. ; Hammouya, G., « Guadeloupe », in Lindsay J.-M. ; Robertson R.E.A. ; Shepherd, J.B.; Ali, S
(eds.), Volcanic Hazard Atlas of the Lesser Antilles, Seismic Research Unit of the University of the West Indies,
P. 68-107, 2005 ; Beauducel, F., « À propos de la polémique «Soufrière 1976» », Site internet : http://
www.ipgp.fr/~beaudu/, 2006 ; Feuillard, M., La Soufrière de Guadeloupe : un volcan et un peuple, Editions
Jasor, Pointe-à-Pitre, p. 1-246, 2011.
Paris Match titrait ainsi à l’époque : «Tazieff contre Brousse : la petite guerre des volcanologues fait autant
de bruit que le volcan» (Paris Match, septembre 1976, n° 1425)
41
S’il n’y a pas d’éruption magmatique historique connue en Guadeloupe on se souvient néanmoins de
l’éruption de la Montagne Pelée en Martinique qui rasa la ville de Saint-pierre en 1902.
42
43
Ce souvenir contribue à l’inquiétude des populations.
44
Préfecture de Guadeloupe, « Volcan de la Soufrière en Guadeloupe : les événements de 1976 », Service
d'information de la Préfecture de Guadeloupe, janvier 1977, 1-50 p, 1977.
"12
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
situation n’est pas critique et part pour une mission prévue de longue date en Equateur.
Pendant son absence, les manifestations sismo-volcaniques s’intensifient. Le 15 août 1976,
la décision est prise de déclencher le plan ORSEC conduisant à l’évacuation de 73 422
personnes. L’évacuation s’étale sur plusieurs mois (selon les zones). De retour de mission
(fin août), Haroun Tazieff remet en cause le bien-fondé de cette décision. Eclate alors une
controverse virulente, reprise et amplifiée dans l’espace public, d’autant plus que les
conséquences socio-économiques de l’évacuation sont de plus en plus difficiles à vivre
pour les populations.
La controverse oppose Haroun Tazieff aux experts présents lorsque la décision
d’évacuation a été prise (p.ex. le professeur Brousse) puis à son supérieur hiérarchique,
Claude Allègre, qui a pris la direction de l’IPGP pendant son absence (fin juillet). Les deux
chercheurs sont réputés pour leurs fortes personnalités. Le conflit ne se résume cependant
pas à une incompatibilité de caractères. Les Sciences de la Terre sont alors en pleine
mutation. Les partisans d’une approche scientifique très spécialisée, aboutissant à une
estimation probabiliste du risque, s’opposent aux partisans d’une démarche plus
traditionnelle, valorisant l’expérience de terrain et une compréhension plus holistique des
phénomènes. De manière simplifiée, on peut considérer que Allègre appartient au premier
courant et Tazieff plutôt au second. Cette opposition tient à l’objet même de la
controverse. La Terre est en effet un objet d’étude complexe. Il n’existe pas une Science
de la Terre mais bien des Sciences de la Terre. La discipline compte de nombreuses sousdisciplines, parmi lesquelles on peut citer par exemple, la géophysique, la géochimie, la
géomorphologie, ou encore la volcanologie, la sismologie et la sédimentologie, etc. Ces
sous-disciplines sont d’ailleurs dénommées suivant deux usages distincts, ce qui n’est pas
anodin mais témoigne de l’existence de différences fondamentales dans la manière
d’aborder l’étude du système Terre.
• Dans le premier cas, le préfixe géo est suivi du nom de la discipline sur laquelle le
chercheur s’appuie pour son étude (physique ou chimie). Le géophysicien va par
exemple chercher à décrypter les mécanismes à l’œuvre dans le système Terre en
se fondant sur les théories et les techniques de la physique. Cependant, dire
géophysicien n’est pas dire physicien de la Terre. Cette nuance sémantique est
importante puisqu’elle suggère qu’il ne s’agit pas d’appliquer les théories et les
techniques de la physique à la Terre comme s’il s’agissait de n’importe quel objet.
La discipline est transformée par sa confrontation avec la Terre car elle doit
prendre en compte ses spécificités.
• Dans le second cas, le nom de la sous-discipline est une extension de l’objet d’étude.
Ainsi le sismologue étudie les séismes, le sédimentologue, les sédiments, le
volcanologue, les volcans, etc. Aucune discipline n’étant ni prescrite ni proscrite
pour l’étude de l’objet prédéfini a priori, on peut supposer que tous les moyens
sont bons pour faire progresser la connaissance.
"13
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
On comprend dès lors que celui qui se désigne d’abord comme géophysicien n’aborde pas
le réel de la même manière que celui qui se désigne d’abord comme volcanologue, c’est-àdire spécialiste d’un objet déjà circonscrit. Cette différence de positionnement
épistémologique45 nourrit le développement de la controverse alors même que l’analyse a
posteriori des éléments scientifiques dont les protagonistes disposaient à l’époque montre
que l’état des connaissances n’était pas suffisant pour se prononcer sur la dangerosité
potentielle de l’éruption46,47. Dans ce contexte d’incertitude, amplifiée par l’inquiétude de
la population et la médiatisation de la crise, les experts semblent incapables de dépasser
leur opposition. À cet égard, certains titres de la presse de l’époque sont évocateurs. Paris
Match titre par exemple : «Tazieff contre Brousse : la petite guerre des volcanologues fait
autant de bruit que le volcan» (Paris Match, septembre 1976, n° 1425) ; Figure 2a). La
polémique entre Tazieff et Allègre est particulièrement virulente (Figure 2b).
!
"
Figure 2 : La controverse entre les experts se déporte dans l’espace médiatique. a) Dessin paru dans Dessin
paru dans «Guadeloupe 2000» n°46. oct-nov. 1976. b) Débat télévisé dans l’émission L’événement entre Tazieff
et Allègre le 11 novembre 1976.
!
À partir de cette période (fin octobre – novembre 1976), le préfet ne fait visiblement plus
confiance aux experts nationaux et décide de s'appuyer sur une commission internationale.
Cette dernière, compte tenu de la soudaine diminution d'activité sismo-volcanique, décide
d'un retour des populations à partir de début décembre 1976 (accompagnée d'un
renforcement de la surveillance instrumentale). Malgré plusieurs épisodes de réactivation,
l’éruption magmatique tant redoutée n’aura finalement pas lieu – le volcan revenant au
calme à partir de mars-avril 1977. L’évacuation a cependant des conséquences socio45
Cette dichotomie est encore pleinement active aujourd’hui.
46
Beauducel, F., « À propos de la polémique «Soufrière 1976 », 2006, site internet : http://www.ipgp.fr/
~beaudu/.
47
Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J. ; Aspinall, W., « Retrospective analysis of uncertain eruption
precursors at La Soufrière volcano, Guadeloupe, 1975–77: volcanic hazard assessment using a Bayesian Belief
Network approach », Journal of Applied Volcanology, 3:3, 2014.
"14
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
économiques importantes, conduisant notamment à l’apparition de troubles typiques de
zones réellement sinistrées par une catastrophe naturelle48,49. Les difficultés rencontrées
lors de la gestion de cette crise ont néanmoins servi à l’élaboration d’un plan de secours
spécialisé « volcan » qui tient compte des différents scénarii d’éruptions possibles50
(magmatique vs phréatique). Fort de cette expérience, la communauté des scientifiques
abordera différemment la gestion de crise de la Soufrière Hills de Montserrat, notamment
grâce à l’introduction d’instruments probabilistes.
!
2) La crise de la Soufrière Hills de Montserrat
!
L’explosion phréatique du 18 juillet 1995 a surpris la population et les autorités en
dépit d’alertes précédentes51. Au début de la crise, la capitale Plymouth, qui est localisée
sur les flancs du volcan à seulement 5 km du sommet, compte environ 13 000 habitants. La
croissance d’un dôme de lave à partir de la mi-novembre 1995 indique l’arrivée du magma
en surface. Au cours de ces deux décennies, l’éruption se caractérise par des phases de
croissance de dôme associée à une forte activité explosive et des périodes de pause (). Elle
produira près d’un kilomètre cube de lave visqueuse s’accumulant pour former une
succession de dôme de lave. Ces derniers sont particulièrement instables et produisent de
très nombreux écoulements pyroclastiques qui dévalent les flancs du volcan et entrainent
des destructions massives sur leur passage. Bien que l’éruption ne soit pas considérée
Lepointe, E., Essai sur la réponse sociale à une catastrophe : La Soufrière de Guadeloupe en 1976. Université
Paris X Nanterre (Doctoral dissertation, Thèse de doctorat en Sociologie), 1984.
48
De Vanssay, B., Les événements de 1976 en Guadeloupe : Apparition d’une sub-culture de désastre, Thèse de
Doctorat, Centre Universitaire Antilles-Guyane, Ecoles des Hautes Études en Sciences Sociales, Université Paris
V, 1979.
49
50
Stieltjes, L., Au-dessous du volcan. Volcans et séismes, Aléas et Enjeux, n°9, 2004.
51
En 1988, suite à la publication d’un rapport scientifique de G. Wadge and J. Isaacs (Wadge, G. ; Isaacs, M.C.,
« Mapping the volcanic hazards from Soufriere Hills volcano, Montserrat, West Indies using an image processor”
Journal Geol. Soc. London, 145:541-551, 2008) décrivant les aléas associés au volcan et la vulnérabilité de la
capitale, Plymouth, le Seismic Research Unit de l’University of West Indies organise un colloque scientifique.
Celui-ci porte sur l’évaluation des aléas volcaniques dans la région et se tient en présence des autorités.
Cependant, il ne sera pas suivi d’effet – notamment de la mise en place d’un plan de réponse de sécurité
civile. En avril 1989, l’activité sismique d’origine volcanique dépasse le niveau de base enregistré par le
Seismic Research Unit. L’activité sismique se développe, à partir de janvier 1992, sous forme d’essaims de
séismes enregistrés sur une période de quelques jours. On enregistrera près de 18 essaims sismiques entre
janvier 1992 et le 18 juillet 1995 (voir Kokelaar, B.P., Setting, “Chronology and consequences of the eruption of
Soufrière Hills Volcano, Montserrat (1995-1999) » in Druitt, T.H. ; Kokelaar, B.P. (eds.), The eruption of
Soufrière Hills Volcano, Montserrat, from 1995 to 1999, Mem. Geol. Soc., London, 21:1-44, 2002). Malgré
cette activité sismique, aucun des signaux enregistrés à l’époque ne permettaient d’indiquer sans ambiguïté
l’imminence d’une éruption. Au moment où la crise débute, il n’y a en outre aucune éruption historique
connue (i.e. depuis 1632).
"15
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
comme terminée en 2015, la croissance du dôme a cessé le 11 février 2010 suite à un
effondrement et une explosion de grande ampleur52.
Donovan et Oppenheimer
53distinguent
deux grandes phases pendant la crise. La
période de 1995 à 1998 constitue la phase aïgue. Les auteurs rappellent qu’il s’agit d’une
période de profonde déstabilisation politique, sociale et économique durant laquelle les
deux tiers de la population quittent l’île. Cette phase se caractérise par une difficulté à
construire une représentation partagée et assumée de la crise, de son évolution probable,
et de ses impacts sur la société. Les avis des autorités divergent sur la nécessité de
maintenir la population sur le territoire, sur la possibilité et les impacts économiques54
d’une installation de la population dans le nord, peu développé jusqu’alors mais où les
risques sont faibles. Au cours de cette période, on observe une forte dépendance envers
les avis scientifiques, en particulier ceux de l’observatoire de Montserrat (Montserrat
Volcano Observatory - MVO), mis en place en 1995 pour surveiller le volcan55. L’évaluation
des risques se fait alors de manière ad-hoc, au sein du MVO, sous la forme de discussions
entre chercheurs, avec la publication de certains rapports internes à destination du public.
Le 25 juin 1997, l’éruption engendre 19 morts (les seuls de l’éruption) et huit blessés. À
partir de décembre 1997, un consensus se crée autour de la nécessité de procéder à une
évaluation des risques plus structurée, formelle, et comptable. Celle-ci se fera désormais
sous l’égide du MVO et du British Geological Survey (BGS) lors de réunions semestrielles
d’un groupe international de scientifiques appelé le Risk Assessment Panel (RAP) qui
développe une méthodologie quantitative d’analyse des risques volcaniques.
52
Wadge, G. ; Voight, B. ; Sparks, R.S.J. ; Cole, P.D. ; Loughlin, S.C. ; Robertson, R.E.A. ; Chapter 1 “An
overview of the eruption of Soufrière Hills Volcano, Montserrat” in : Wadge, G. ; Robertson, R. E. A.; Voight, B.
(eds.), The Eruption of Soufrière Hills Volcano, Montserrat from 2000 to 2010. Geological Society, London,
Memoirs, 39, 1–40. http://dx.doi.org/10.1144/M39.1, 2014
53
Donovan, A. ; Oppenheimer, C., “Science, policy and place in volcanic disasters: Insights from Montserrat”,
Environ. Sci. Policy, http://dx.doi.org/10.1016/j.envsci.2013.08.009, 2013.
54
Une pression importante existe entre 1995 et 1997 sur la nécessité de maintenir certaines infrastructures de
l’île opérationnelles (e.g. aéroport, petite industrie) malgré le niveau de risque.
55
Aspinall W ;, Loughlin, S.C. ; Michael, F.V. ; Miller, A.D. ; Norton, G.E. ; Rowley, K.C. ; Sparks, R.S.J.; Young,
S.R., “The Montserrat Volcano Observatory: its evolution, organization, role and activities”, in Druitt, T.H ;
Kokelaar, B.P. (eds.), The eruption of Soufrière Hills Volcano, Montserrat, from 1995 to 1999, Geological
Society, London, Memoir No. 21, 71-92, 2002.
"16
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
!
"
Figure 3 : Eruption de Soufrière Hills, Montserrat, en cours depuis 1995. a. Dôme de lave visqueuse en
décembre 1996, photo: J-C Komorowski, IPGP; b. Un écoulement pyroclastique dilué (i.e. nuée ardente) dévale
les flancs du volcan le 5 août 1997 et se propage rapidement (60-90 km/h) vers la capitale Plymouth, photo: JC Komorowski, IPGP. c. Explosion vulcanienne le 5 août 1997 et formation d'une colonne éruptive et d'un
panache atteignant environ 9 km de hauteur qui composé de gaz et de particules solides, photo: J-C
Komorowski, IPGP; d. Zone de l'aéroport de Montserrat recouverte par les dépôts des écoulements
pyroclastiques qui se sont épanchés dans les vallées entre juin et septembre 1997 à partir du dôme (en haut à
gauche), photo: J-C Komorowski, IPGP.
!
!
Entre 1998 et 2010, la crise se chronicise. Pendant cette période, le tracé de la zone
d’exclusion (approximativement les deux tiers de l’île) est bien établi et stabilisé. On
procède néanmoins à des évacuations régulières des zones frontalières. Une zone
d’occupation sécurisée est développée au Nord de l’île (avec la création, entre autres
infrastructures, d’une nouvelle capitale Little Bay, d’un nouveau port, et d’un nouvel
aéroport). À partir de mai 2003, l’évaluation des risques volcaniques est formalisée par la
création du Scientific Advisory Committee (SAC), comité officiel d’expertise mandaté par
le gouvernement britannique56. Ce comité indépendant, mais qui travaille en collaboration
avec le MVO, se réunit à Montserrat tous les 6 mois entre 2003 et 2011, puis une fois par an
56
On pourra lire notamment, Wadge, G. ; Aspinall, W., Chapter 24 “A review of volcanic hazard and riskassessment praxis at the Soufrière”, in Wadge, G. ; Robertson, R. E. A. ; Voight, B. (eds.), The Eruption of
Soufrière Hills Volcano, Montserrat from 2000 to 2010, Geological Society, London, Memoirs, 39, 439–456,
http://dx.doi.org/10.1144/M39.24, 2014 ; Aspinall, W.; Blong, R., Chapter 70 “Volcanic risk assessment” in
Sigurdsson et al. (eds.), The Encyclopedia of volcanoes, Elsevier, in press, 2015.
"17
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
par la suite. L’analyse proposée par les experts se fonde sur l’observation et
l’interprétation de l’activité volcanique tout en incluant les enjeux sociétaux identifiés par
les autorités. Le groupe d’experts reprend et développe les instruments d’analyse
quantitative mis en place par les scientifiques du RAP.
La stratégie adoptée s’appuie sur 1) les arbres décisionnels probabilistes57 et (2) les
réseaux bayésiens de neurones58. Dans les deux cas, on utilise la méthode d’analyse
structurée du jugement des experts (structured expert judgement) qui est réalisée via des
outils probabilistes de quantification de l'incertitude et d'aide à la décision59.
(1) La méthodologie des arbres décisionnels est appliquée depuis une vingtaine
d’années dans les sciences sociales ainsi que dans le domaine du diagnostic technique
industriel (par exemple en matière de modélisation de pannes et d’avaries). En
volcanologie, ce concept a été appliqué avec succès pour la première fois lors de
l’éruption du Pinatubo en 199160. Elle a été développée puis utilisée de manière
systématique pendant l’éruption de Soufrière Hills à Montserrat61.
57
Newhall, C.; Hoblitt, R.; “Constructing event trees for volcanic crises”, Bull Volcanol 64(1):3–20, doi:
10.1007/s004450100173, 2002 ; Aspinall W. ; Loughlin, S.C. ; Michael, F.V. ; Miller, A.D. ; Norton, G.E. ; Rowley,
K.C. ; Sparks, R.S.J. ; Young, S.R., “The Montserrat Volcano Observatory: its evolution, organization, role and
activities”, in Druitt, T.H.; Kokelaar, B.P. (eds.), The eruption of Soufrière Hills Volcano, Montserrat, from 1995
to 1999, Geological Society, London, Memoir No. 21, 71-92, 2002 ; Marzocchi, W., Sandri, L., Gasparini, P.,
Newhall, C., Boschi, E.. Quantifying probabilities of volcanic events: the example of volcanic hazard at Mount
Vesuvius. J. Geophys. Res. 109, 1–18. doi:10. 1029/2004JB003155 B11201, 2004 ; SAC, Assessment of the
hazards and risks associated with the Soufrière Hills volcano, Montserrat, Reports (1 to 19) of the Scientific
Advisory Committee on Montserrat Volcanic Activity, http://www.mvo.ms/, 2013-2014.
58
Spiegelhalter, D.J. ; Dawid, A. ; Lauritzen, S.L. ; Cowell, R., “Bayesian-Analysis in Expert-Systems”, Stat Sci
8(3):219–247 ; 1993 ; Hincks, T., Probabilistic volcanic hazard assessment, Unpublished PhD Thesis, University
of Bristol, 1-234 pp., disponible sur internet à : http://www.theahincks.co.uk/, 2006 ; Hincks, T.K. ; Aspinall,
W. ; Baxter, P.J. ; Searl, A. ; Sparks, R.S.J. ; Woo, G., “Long term exposure to respirable volcanic ash on
Montserrat: a time series simulation”, Bull. Volcanol. 68, 266–284, 2006 ; SAC, Assessment of the hazards and
risks associated with the Soufrière Hills volcano, Montserrat., Reports (1 to 19) of the Scientific Advisory
Committee on Montserrat Volcanic Activity, http://www.mvo.ms/, 2013-2014 ; Wadge, G.,; Aspinall, W.,
Chapter 24 “A review of volcanic hazard and risk-assessment praxis at the Soufrière”, in : Wadge, G. ;
Robertson, R. E. A.; Voight, B. (eds.), “The Eruption of Soufrière Hills Volcano, Montserrat from 2000 to 2010”,
Geological Society, London, Memoirs, 39, 439–456. http://dx.doi.org/10.1144/M39.24, 2014 ; Hincks, T.K. ;
Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J., Aspinall, W., « Retrospective analysis of uncertain eruption precursors at La
Soufrière volcano, Guadeloupe, 1975–77: volcanic hazard assessment using a Bayesian Belief Network
approach », Journal of Applied Volcanology, 3:3, 2014. 59
Voir note 50 et Aspinall W., « Structured elicitation of expert judgement for probabilistic hazard and risk
assessment in volcanic eruptions », in Mader, H.M. ; Coles, S.G. ; Connor, C.B. ; Connor, L.J. (eds.), Statistics
in Volcanology, Special Publications of IAVCEI, 1. Geological Society, London. 15-30, 2006 ; Aspinall, W., “A
route to more tractable expert advice”, Nature, vol. 463, p. 294-295, 2010 ; Aspinall W. ; Cooke, R., « Expert
Elicitation and Judgement », in Hill, L. ; Rougier J.-C. ; Sparks, R.S.J. (eds.), Risk and Uncertainty assessment
in natural Hazards, Cambridge University Press, p 64-99, 2013 ; Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks,
R.S.J. ; Aspinall, W.P., « Retrospective analysis of uncertain eruption precursors at La Soufrière volcano,
Guadeloupe, 1975–77: volcanic hazard assessment using a Bayesian Belief Network approach », Journal of
Applied Volcanology, 3:3, 2014.
60
Punongbayan, R.S. ; Newhall, C.G. ; Bautista ; Ma., L.P. ; Garcia, D. ; Harlow, D.H. ; Hoblitt, R.P. ; Sabit,
J.P. ; Solidum, R.U., “Eruption hazard assessment and warnings”, in Newhall, C.G ; Punongbayan, R.S. (eds.),
Fire and Mud: Eruptions and Lahars of Mt. Pinatubo, Philippines, Philippine Institute of Volcanology and
Seismology, Quezon City and University of Washington Press, Seattle, pp. 67–85, 1996.
61
Voir notes 49 à 52 et Aspinall, W. ; Blong, R., Chapter 70 « Volcanic risk assessment » in : Sigurdsson et al.
(eds.), The Encyclopedia of volcanoes, Elsevier, in press, 2015
"18
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
Un arbre décisionnel consiste en une représentation graphique d’une succession
logique d’évènements volcaniques et/ou de scénarii prenant en considération une
multiplicité de choix possibles62. L’évaluation des risques implique de déterminer les
probabilités conditionnelles d’occurrence des événements pris en considération dans
l’arbre décisionnel. Ces probabilités sont évaluées en utilisant plusieurs jeux de données
tels que l’analyse statistique de la fréquence et l’intensité de l’activité éruptive passée
d’un volcan (déduite de l’enregistrement géologique), des données de modélisation
analogiques, des données provenant d’autres volcans et des données de surveillance.
L’interprétation corrélative à ces différents jeux de données est associée à deux types
d’incertitude : d’une part, l’incertitude liée au manque de connaissance (incertitude
épistémique) et, d’autre part, l’incertitude liée à la complexité du phénomène volcanique
lui-même qui se comporte de manière non-linéaire (incertitude aléatoire). Ces incertitudes
peuvent donner lieu à des interprétations différentes parmi les experts. Tout l’enjeu de la
méthode de structured expert judgement est de quantifier cette part de subjectivité pour
pouvoir l’intégrer comme donnée objective dans le processus décisionnel. Ceci est réalisé
grâce aux modèles de statistique Bayésienne63.
(2) Les réseaux bayésiens de neurones (Bayesian belief networks) constituent un de
ces instruments d’analyse probabiliste. Il a été très largement développé lors de la gestion
de la crise de l’éruption de Soufrière Hills64. Avec cet outil, la probabilité que le système
évolue vers une éruption est calculée itérativement via le formalisme des réseaux
bayésiens en faisant des hypothèses sur les liens de causalité entre les observations et les
états de la dynamique interne du système (en l’occurrence les états susceptibles
d’engendrer une éruption). Le réseau bayésien est évolutif et peut s'auto-instruire en
fonction de l'évolution des données, de leur qualité, de la pertinence des relations
causales et de leur degré d'incertitude qui peut être quantifié (et réduit). Les réseaux
bayésiens constituent l’instrument permettant de formaliser de manière graphique et
explicite les dépendances probabilistes conditionnelles qui seront intégrées dans l’arbre
décisionnel. L’intérêt de cet instrument est qu’il permet la prise en compte simultanée des
incertitudes liées aux jugements des experts (introduites comme données sous forme de
62
voir notes 50-52
63
Sparks, R.S.J. ; Aspinall, W., “Volcanic activity : frontiers and challenges in forecasting, prediction and risk
assessment”, in Sparks, R.S.J. ; Hawkesworth, C. (eds.), The State of the Planet : frontiers and challenges in
geophysics, Geophysical Monograph 150, IUGG Volume 19, 359-373, 2004 ; Marzocchi, W. ; Sandri, L. ; Selva,
J., “BET_EF: a probabilistic tool for long- and short-term eruption forecasting”, Bull Volcanol., DOI 10.1007/
s00445-007-0157-y, 2007 ; Aspinall, W., “A route to more tractable expert advice”, Nature, vol. 463, p.
294-295, 2010; Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J. ; Aspinall, W., « Retrospective analysis of
uncertain eruption precursors at La Soufrière volcano, Guadeloupe, 1975–77: volcanic hazard assessment using
a Bayesian Belief Network approach », Journal of Applied Volcanology, 3:3, 2014 ; Aspinall, W. ; Woo, G,
“Santorini unrest 2011-2012 : an immédiate Bayesian belief network analysis of eruption scenario probabilities
for urgent decision support Under uncertainty”, Journal of Applied Volcanology, 3-12 : doi:10.1186/
s13617-014-0012-8, 2014.
64
Voir note 53.
"19
ACPAP 2015 4ème conférence annuelle
probabilités) et aux incertitudes liées à l’imperfection des savoirs et des savoir-faire
scientifiques eux-mêmes (p. ex. qualité des observations, usage de relations empiriques
plus ou moins définies, biais de modélisation, etc.).
!
La constitution des arbres décisionnels et des réseaux bayésiens de neurones
s’appuient sur la méthode de Cooke afin de pondérer l’opinion des experts (structured
expert judgment)65. Les performances des experts sont calibrées de manière anonyme par
rapport à une série de questions reflétant l’état de la connaissance dans la thématique
concernée par l’expertise. Chaque expert répond à une série de questions clés en donnant
sa meilleure estimation de la probabilité attendue ainsi que de la valeur la plus basse (5ème
percentile) et de la valeur la plus haute (95ème percentile) de cette probabilité (i.e. leur
intervalle de confiance autour de leur meilleure valeur du 50ème percentile). Il reçoit un
score en fonction de la justesse de ses réponses (degré d’information) et de leur précision
(incertitude ou étendue de l’intervalle de confiance autour de la valeur). Les réponses aux
questions spécifiques de l’expertise, qui s’exprimeront aussi sous forme d’une valeur
centrale et d’un intervalle de confiance, seront par la suite pondérées en utilisant les
scores obtenus pour les questions de calibration. Les opinions de chacun des experts sont
rassemblées selon des procédures statistiques afin d’obtenir un consensus66 (Figure 4 ;
Figure 5).
Un des atouts fondamentaux de cette approche est qu’elle oblige les experts à
structurer de manière logique la masse d’informations qui leur est disponible. Le faire dans
une démarche probabiliste permet de quantifier les incertitudes épistémiques et
aléatoires, d’identifier les verrous liés à l’état des connaissances, la pertinence de
mesures de préventions des risques. Cela rend possible la traçabilité des controverses dans
l’articulation entre recherche et expertise. Dans le cas de l’éruption de la Soufrière Hills
65
Cooke, RM., Experts in Uncertainty - Opinion and Subjective Probability in Science. Environmental Ethics
and Science Policy Series, Oxford University Press, 1991 ; Aspinall, W. ; Woo, G., « An impartial decision-making
procedure using expert judgement to assess volcanic hazards », Atti dei Convegni Lincei, 112:211-220,1994 ;
Bedford, T. ; Cooke, R., Probabilistic Risk Analysis, Foundations and Methods, Cambridge University Press,
2001 ; Aspinall W., « Structured elicitation of expert judgement for probabilistic hazard and risk assessment in
volcanic eruptions », in Mader, H.M. ; Coles, S.G. ; Connor, C.B. ; Connor, L.J. (eds.), Statistics in Volcanology,
Special Publications of IAVCEI, 1. Geological Society, London. 15-30, 2006; Aspinall, W., “A route to more
tractable expert advice”, Nature, vol. 463, p. 294-295, 2010; Tyshenko, M.G. ; El Saadany, S. ; Oraby, T. ;
Darshan, S. ; Catford, A. ; Aspinall, W. ;Cooke, R. ; Krewski, D., « Expert judgement and re-elicitation for prion
disease risk uncertainties », International Journal of Risk Assessment and Management, 16(1-3):48-77, 2012 ;
Bamber, J.L. ; Aspinall, W., « An expert judgement assessment of future sea level rise from the ice sheets »,
Nature Climate Change, vol. 3, doi:10.1038/NCLIMATE1778, 2013.
66
La qualité d’un expert et, donc son influence, sur la dynamique de l’expertise et la recherche d’un
consensus peut se résumer à l’analogie suivante (Aspinall, W., communication personnelle, traduite de
l’anglais): « Si un expert veux attraper un poisson nageant en pleines eaux dans une rivière, sa capacité à
ramener une pêche fructueuse dépendra de sa capacité à évaluer relativement justement où se situent les
poissons (i.e. valeur du 50ème percentile proche de la bonne valeur) mais aussi de sa capacité à ne pas utiliser
un filet trop petit (i.e. avoir un intervalle de confiance du 5ème au 95ème percentile de part et d’autre de la
valeur centrale du 50ème percentile qui ne soit pas trop limité) pour pouvoir compenser les erreurs de son
jugement. Des experts qui évaluent leurs propres performances selon une incertitude (i.e. intervalle de
confiance) très limité sont in fine souvent les experts les moins pertinents dans des contextes d’incertitude
importante. »
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de Montserrat, cette démarche a facilité la circulation/traduction des savoirs et des
savoir-faire des experts vers les acteurs politico-administratifs.
!
"
Figure 4 : Exemple de résultats provenant de l'utilisation de la méthode de Cooke67 d'analyse de jugement
structuré des expert (structured expert judgement) lors de l'analyse à posteriori de la prise de décision
scientifique lors de la crise de 1976 à la Soufrière de Guadeloupe. Les graphes montrent le jugement des
experts exprimés sous forme de leur meilleure estimation de la probabilité attendue ainsi que de la valeur la
plus basse (5ème percentile) et de la valeur la plus haute (95ème percentile) de cette probabilité (i.e. son
intervalle de confiance autour de leur meilleure valeur du 50ème percentile). La question 4 porte sur la
probabilité d'observer une source de déformation de la surface du volcan d'origine profonde si le volcan n'est
pas en état de réactivation magmatique. La question 5 porte sur la probabilité d'observer une telle
déformation dans le cas d'une réactivation magmatique. On observe ici des divergences de jugement ou
d'opinion des experts et leur intervalle de confiance. Le jugement consensuel statistique est aussi calculé avec
son intervalle de confiance qui représente donc l'étendue statistique de l'opinion du groupe d'experts.
Graphique modifié d’après Hinks et al. (2014)68.
!!
Cooke, R.M., Experts in Uncertainty - Opinion and Subjective Probability in Science. Environmental Ethics
and Science Policy Series. Oxford University Press, 1991; Aspinall, W., “A route to more tractable expert
advice”, Nature, vol. 463, p. 294-295, 2010; Aspinall W. ; Cooke, R., « Expert Elicitation and Judgement », in
Hill, L. ; Rougier, J.-C. ; Sparks, R... (eds.), Risk and Uncertainty assessment in natural Hazards, Cambridge
University Press, p 64-99, 2013.
67
Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J. ; Aspinall, W., « Retrospective analysis of uncertain eruption
precursors at La Soufrière volcano, Guadeloupe, 1975–77: volcanic hazard assessment using a Bayesian Belief
Network approach », Journal of Applied Volcanology, 3:3, 2014.
68
"21
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"
Figure 5 : Evolution temporelle des probabilités d'occurrence de trois scénarii différents lors de la crise de
1976 à la Soufrière de Guadeloupe déterminés par la méthode des réseaux Bayésiens de neurones appliquée a
postériori au corpus de connaissance et d'observations disponible à l'époque pour un collège d'experts. a.
éruption magmatique avec explosion latérale paroxysmale, b. éruption phréatique, c. pas d'éruption. La
probabilité est donnée pour une période de 3 mois (axe des ordonnées), le temps s'écoule sur l'axe des
abscisses entre août 1975 et mars 1977. La ligne noire continue représente la moyenne de la probabilité
estimée par le réseau Bayésien de neurones, la ligne en pointillés la médiane de cette probabilité, l'intervalle
de confiance entre le 5ème et le 95ème percentile de la distribution de probabilités qui représente donc
l'incertitude de la prévision probabiliste du scénario éruptif est en rouge. Cette approche permet de montrer
quantitativement que la probabilité d'une éruption magmatique était autour de 30% en moyenne à la veille de
la première explosion le 8 juillet 1976 et qu'elle a augmenté entre 40 et 50 % à la veille de la grosse explosion
du 30 août 1976, et que l'incertitude de ces prévisions était significative. Cette approche Bayésienne permet
de soutenir la décision de prévention et d'évacuation prise par les autorités en 1976 en l'état de la
connaissance de l'époque et de l'incertitude épistémique et aléatoire. Illustration modifiée d’après Hincks et
al. (2014)69.
!
!
69
Hincks, T.K. ; Komorowski, J.-C. ; Sparks, R.S.J. ; Aspinall, W., Ibid.
"22
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Conclusion
!
La comparaison de ces crises suggère que l’introduction d’instruments probabilistes
peut aider à dépasser la controverse en permettant d’objectiver les incertitudes liées à
l’état des savoirs et des savoir-faire scientifiques mobilisables dans la situation
d’expertise, ainsi que celles liées au jugement, en partie subjectif, des experts. En effet,
l’expertise en contexte d’incertitude épistémique et aléatoire entraine une grande
diversité de jugements qui complexifient la prise de décision politique. En l’absence de
procédures structurées, formalisées et comptables comme dans le cas de la Soufrière de
Guadeloupe, les acteurs politico-administratifs peuvent être confrontés à des avis
divergents et fortement polarisés. Dans le cas de la Soufrière Hills de Montserrat,
l’introduction des instruments probabilistes semble avoir permis de dépasser la
controverse. L’attention portée aux instruments tend cependant à masquer d’autres
facteurs contribuant à l’émergence d’un relatif consensus, par exemple la sélection des
chercheurs qui composent le groupe d’expert. Il serait donc intéressant de compléter
notre étude avec une analyse anthropologique et sociologique, en se concentrant
notamment sur les trajectoires biographiques des acteurs impliqués.
"23
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