010 Edition-National

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10 | Migros Magazine 28, 11 juillet 2011
Et si le 11 septembre
n’avait pas eu lieu?
Il y a près de dix ans, Al-Qaïda s’attaquait à l’Amérique, changeant à
jamais la face du monde. Spécialiste français de l’histoire dite
contrefactuelle, Fabrice d’Almeida se prête à l’exercice du «et si...» et
analyse cette tendance qui consiste à revisiter notre passé.
N
ew York, le 11 septembre
2001. Les deux tours du World
Trade Centre s’effondrent dans
un fracas de fumée et de poussière,
emportant avec elles près de 3000
vies humaines. La planète est sous
le choc et l’image hantera longtemps les esprits. Le lendemain,
George W. Bush déclare la guerre au
terrorisme, avec les conséquences
que l’on connaît. Il y aura désormais
un avant et un après…
Et si tout cela n’était finalement qu’un mauvais rêve? Si les
avions avaient manqué leur cible?
Si les services secrets américains
avaient réussi à déjouer à temps le
plan de Ben Laden? Si ce dernier
avait déjà été, dix ans en avance,
éliminé du paysage? Outre les victimes que nous n’aurions pas eu à
déplorer, comment le monde
aurait-il évolué?
Une première réponse semble
évidente. En tout cas, pour Fabrice
d’Almeida, professeur d’histoire
contemporaine à l’Université Panthéon-Assas à Paris, il s’agit d’une
certitude: «Si les attentats du
11 septembre n’avaient pas eu lieu,
les Etats-Unis et leurs alliés n’auraient pas attaqué l’Afghanistan.»
Or, quand on songe aux répercussions de cette guerre – la chute
d’un régime, celui des Talibans, et
surtout l’engagement de quelque
200 000 soldats sur le terrain et
un bilan humain se chiffrant à plus
de 10 000 morts parmi les civils
– l’hypothèse a de quoi faire froid
dans le dos.
Autres conséquences probables selon ce spécialiste français
de l’histoire dite contrefactuelle
(n.d.l.r: qui explore ce que le monde
aurait pu être en d’autres circonstances): une campagne contre le
terrorisme atténuée et une polarisation nettement moins prononcée entre le monde arabo-musulman et l’Occident. Bref, une
implication certaine au niveau de
nos mentalités.
Récrire l’histoire
pour mieux la comprendre
Mais au fait, pourquoi se prêter à
ce jeu que l’on pourrait presque
qualifier de macabre, ou tout au
moins d’absurde? Avec des «si»,
déclare l’expression, on mettrait
Paris en bouteille. On comprend
que l’exercice attire les auteurs de
science-fiction, qui ont longtemps
fait leur gagne-pain de cette tendance à retoucher le passé en rédigeant des uchronies (n.d.l.r.: étymologiquement, un temps qui n’existe
pas). Mais de là à ce que des historiens s’y collent...
En 2009 pourtant, Fabrice
d’Almeida a bel et bien publié, en
collaboration avec Anthony
Rowley, professeur à Sciences Po,
un ouvrage très sérieux intitulé Et
si on refaisait l’histoire? Les auteurs
y revisitent une quinzaine d’épisodes de l’aventure humaine en proposant leur propre version des
faits: Ponce Pilate graciant Jésus,
les Arabes triomphant à Poitiers,
Napoléon subissant le joug
anglais à Austerlitz...
Le passé revisité:
histoire d’une tendance
Si le terme d’uchronie ne voit le jour qu’en 1857 sous la plume du
philosophe français Charles Renouvier, la volonté d’imaginer un autre
passé que le nôtre date… d’avant Jésus-Christ. En écrivant son
«Histoire de Rome», Tite Live réfléchissait déjà aux éventuelles conséquences d’une conquête à l’ouest plutôt qu’à l’est d’Alexandre le Grand.
Depuis, de nombreux romanciers se sont essayés à ce genre littéraire,
notamment des auteurs de science-fiction. Parmi les plus connus, Philip
K. Dick («Le Maître du Haut-Château»), Ray Bradbury («Un coup de
tonnerre»), Eric-Emmanuel Schmitt («La part de l’autre»). Du côté des
études plus «académiques», outre l’ouvrage de Fabrice d’Almeida et
Anthony Rowley, citons notamment un essai de… Winston Churchill
lui-même, qui participa en 1931 à l’écriture d’un recueil d’uchronies
publié par un historien britannique, «If it had happened otherwise» (ndlr:
si cela avait eu lieu autrement). Le titre de son essai: «Si Lee avait gagné
la bataille de Gettysburg». Ou comment récrire la guerre de Sécession.
Près de 3000
personnes ont
perdu la vie dans
les attentats du
11 septembre 2001.
RÉCIT HISTOIRE
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«L’historien est obligé
d’imaginer une autre réalité afin de comprendre pourquoi
les faits se sont déroulés d’une
certaine façon et pas autrement»,
estime Jérôme David, professeur
de littérature et de sciences sociales entre les Universités de Genève et de Lausanne. En mai dernier, il est intervenu au Collège
de France à Paris dans le cadre
d’un séminaire sur le raisonnement contrefactuel.
Pour Fabrice d’Almeida, il
s’agit également de «relever les
éléments pertinents qui ont imposé une certaine trajectoire aux
événements, et éventuellement
de corriger cette dernière». Pour
reprendre le cas du 11 septembre,
quelles auraient pu être les raisons qui auraient enrayé les attentats? «Nous savons que les
services secrets américains disposaient de deux rapports sur la planification de ces attaques, reprend le spécialiste. S’ils les
avaient pris en compte, les événements auraient peut-être pu être
évités. Depuis, la CIA, le FBI, la
NSA ont entièrement revu leurs
systèmes d’information.»
Et qu’en est-il du rôle de Ben
Laden? Aurait-on pu éviter le pire
en l’éliminant plus tôt? Jérôme
David met en garde contre l’influence souvent trop lourde attribuée à une seule personne (lire
encadré): «Tout dépend du moment où il aurait été tué: une dizaine d’années avant, oui, cela
aurait pu changer quelque chose.
Mais s’il avait été assassiné le
10 septembre 2001, l’attaque aurait
quand même eu lieu, la machinerie était déjà en place.»
Respecter la psychologie
des personnages
Les historiens ne se lancent donc
pas à l’aveuglette dans le jeu des
suppositions. «Nous nous devons
de respecter certaines règles, précise Fabrice d’Almeida. La première étant de choisir avec pertinence la variable à modifier: nous
n’allons pas nous mettre à imaginer ce qui se serait passé si des
Aliens avaient débarqué à New
York le 11 septembre 2001!»
Par ailleurs, pour dessiner
leurs scénarios alternatifs, les
spécialistes se basent sur des
Le 1er mai 2011
à la MaisonBlanche,
Barack Obama
et son équipe
suivent en
direct le raid
contre Ben
Laden.
Hitler ou le poids de l’individualité
Si l’on peut se questionner sur la
responsabilité déterminante de
Ben Laden dans les attentats de
11 septembre, le point d’interrogation est encore plus grand lorsqu’on
se tourne vers Adolf Hitler.
Aurait-on pu éviter la Seconde
Guerre mondiale ou la Shoah si
Adolf Hitler avait été éliminé de la
scène avant 1939? Là encore
Jérôme David préconise la
prudence: «Ce serait faire croire
que l’histoire ne tient qu’à des
décisions individuelles. Hitler était
porté par une administration, sa
mort précoce n’aurait peut-être
pas changé grand-chose.» Même
son de cloche chez Fabrice
d’Almeida: «Il existait en Allemagne, déjà en 1932, un discours de
droite qui réclamait la présence
d’un dictateur. Si ce n’avait pas été
Hitler, ça aurait été un autre.» Mais
avec une autre tête, le régime
n’aurait-il pas été différent?
«Peut-être, reprend le spécialiste.
Mais là encore, tout dépend du
moment auquel Hitler aurait
disparu de la scène. Déjà en 1934,
il avait les pleins pouvoirs, la
configuration était en place: la
logique de conquête, la campagne
antisémite. S’il avait été tué en 37,
je pense qu’on aurait quand même
assisté à une élimination des Juifs
d’Allemagne.»
Le Führer photographié en 1936.
RÉCIT HISTOIRE
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La parole aux romanciers:
cinq scénarios revisités
➔ Ponce Pilate, de Roger
Caillos (1961)
Point de départ: En l’an 33,
Ponce Pilate décide de
gracier Jésus.
Conséquences: Le Messie, libre,
continue son œuvre de
prédication avec succès et
meurt à un âge avancé. En
revanche, le christianisme, privé
de son élément déclencheur, ne
voit jamais le jour…
➔ «Pavane», de Keith Roberts
(1968)
Point de départ: En 1588,
l’Espagne catholique, menée
par son armada, remporte la
guerre contre l’Angleterre
anglicane d’Elisabeth Ire.
Celle-ci est assassinée.
Conséquences: Au XXe siècle, la
domination de la papauté
s’étend sur la presque totalité
du monde. La science et la
technologie tardent à se
développer. Le progrès
industriel s’est arrêté au niveau
de la machine à vapeur.
sources contemporaines des événements, se rapprochant ainsi au
plus près de ceux qui ont vraiment vécu la situation. «Il s’agit
de prendre en compte la psychologie des protagonistes, afin de ne
pas se lancer dans des hypothèses
erronées», relève Jérôme David.
Ainsi, le non-aboutissement des
attentats de 2001 aurait pu éviter
la guerre en Afghanistan, mais
pas celle en Irak, assure Fabrice
d’Almeida. «Dès l’élection de
Bush à la présidence, l’élite américaine avait commencé à planifier l’attaque, explique-t-il. Cela
faisait longtemps que les EtatsUnis voulaient se débarrasser de
Saddam Hussein.»
Bref, l’exercice demeure délicat. Par exemple – pour rester
dans l’histoire récente de l’huma-
nité – on pourrait supposer
qu’une absence de rébellion en
Tunisie aurait étouffé dans l’œuf
le printemps arabe. Or, là encore,
il faut être prudent. «En Egypte,
le mouvement de révolte était latent, estime encore le spécialiste
français. Les événements auraient
eu lieu, mais se seraient peut-être
déroulés plus lentement.»
Pour reprendre l’image utilisée par Jérôme David: «L’histoire
est un paquebot avançant à vitesse de croisière. On ne l’arrête
pas net d’un simple coup de
frein.»
Tania Araman
Photos Getty / Keystone / Ullstein
A lire: «Et si on refaisait l’histoire?»,
Fabrice d’Almeida et Anthony Rowley, Ed.
Odile Jacob.
➔ «La part de l’autre»,
d’Eric-Emmanuel
Schmitt (2001)
Point de départ: Au lieu
d’être recalé, le jeune Adolf
Hitler est admis à l’Ecole des
beaux-arts de Vienne.
Conséquences: Flatté par la
reconnaissance du jury et
épanoui dans ses ambitions
artistiques, Hitler s’éloigne peu
à peu de ce qui a fait de lui le
Führer. A noter que l’auteur
présente en parallèle la
biographie réelle de l’homme,
accentuant encore plus son
idée qu’une simple minute peut
changer le cours de l’histoire…
➔ Fatherland, de Robert Harris
(1992)
Point de départ: L’Allemagne
remporte la Seconde Guerre
mondiale.
Conséquences: En 1964, le
Reich hitlérien s’étend sur tous
les territoires russes, les
Etats-Unis, même s’ils ont eu
raison du Japon, ont renoncé à
la libération de l’Europe. Les
Américains tentent un rapprochement avec Germania pour
mettre fin à la guerre froide qui
oppose les deux fronts.
➔ «Les Cent Jours»,
de Guy Konopnicki (2002)
Point de départ: En 2002,
Jean-Marie Le Pen remporte
le second tour des élections
présidentielles.
Conséquences: Le chef de file
de l’extrême droite a tenu ses
engagements. Préférence
nationale, sortie de l’Europe,
retour du franc, rétablissement
de la peine de mort… Son
mandat prendra toutefois fin au
bout de cent jours, au terme
d’une insurrection populaire...
1588,
l’Espagne
catholique
est en
guerre
contre l’Angleterre
anglicane.
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