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ÉDITO — Avouons-le : si nous n’avions
pas décidé, une bonne fois pour toutes,
de nous placer résolument du côté
de l’optimisme, de l’enthousiasme et
de la bonne humeur, nous pourrions
trouver dans les convulsions des temps
quelques raisons d’être inquiets… C’est
la crise, nous dit-on. Mais à force de
l’entendre répéter, nous ne savons plus
très bien de quelle crise il s’agit, et
encore moins ce que nous pourrions
trouver à lui opposer.
Nous savons bien, pourtant, qu’il y a
quelque chose qui ne va pas, qu’il serait
temps de vivre autrement. Nous savons
bien qu’il nous faudrait, comme le dit
Philipp Löhle, de nouveaux signes exté-
rieurs de richesse, d’autres rêves, d’autres
priorités. Mais ceux qui infatigablement,
continuent à l’affirmer, passent au mieux
pour des naïfs, au pire pour des attardés.
« On » n’y croit plus, bien sûr, « on » sait
bien que l’espoir d’une vie meilleure a
définitivement laissé la place à l’adminis-
tration résignée des affaires courantes.
Et nous nous retrouvons un peu dans
la situation de l’homme qui, de nuit,
cherche en vain ses clés sous le halot d’un
réverbère, non pas parce que c’est là qu’il
les a perdues, mais simplement parce que
c’est le seul endroit éclairé…
Bref, le temps se gâte, ou continue de
se gâter. Et pas simplement parce que
nous avons eu un printemps particuliè-
rement maussade. Non, ce qui se gâte,
ce n’est plus seulement le climat (même
si…), c’est la flèche même du temps qui
passe : nous ne savons plus si nous pou-
vons faire confiance à l’avenir, nous en
doutons pour tout dire, assez franche-
ment. L’idée de progrès, avec laquelle
nous avons vécu si longtemps sans nous
en apercevoir, est désormais ébranlée.
« Le temps est détraqué » (« the time
is out of joint ») disait déjà Shakespeare
dans Hamlet il y a quatre siècles :
malgré la distance, on ne saurait mieux
dire pour décrire l’époque. Car à la per-
ception sombre de notre futur s’ajoute
les dérèglements du présent :
à quoi exactement employons-nous
notre temps ? À quel travail (ou re-
cherche de travail) ? À quels loisirs
(ou simulacre de loisirs) ? À quels
projets (ou absence de projets) ?
Il y a quelque chose d’hystérique
dans les rythmes de nos vies contem-
poraines : une frénésie inquiète, une
recherche anxieuse de vitesse qui
dissimule mal l’absence globale de
perspectives.
Au cœur même de cette grande déso-
rientation, à quoi peut bien servir le
théâtre ? Sans doute faudrait-il une
bonne dose de naïveté, ou de mau-
vaise foi, pour prétendre qu’il pourrait
constituer à lui seul une réponse aux
angoisses de l’époque. D’autant plus
qu’un théâtre, soyons francs, c’est aussi
une organisation humaine comme une
autre : en prise sur les soubresauts du
moment, stressée et stressante, man-
quant de temps. Et, fatalement, dans
le contexte actuel, d’argent… Bien sûr,
bien sûr…
Mais tout de même, avouons-le : si le
désespoir ne nous a pas encore saisi,
si nous n’avons toujours pas renon-
cé, si nous restons joyeux, alertes et
rageurs, c’est parce qu’il existe, encore
et toujours, des espaces où s’inventent
d’autres rythmes, d’autres percep-
tions. Et que le théâtre est l’un de ces
espaces-là. L’expérience du specta-
teur, loin de la passivité consentante
à laquelle on la réduit parfois, c’est
d’abord une autre expérience du temps
qui passe, une autre expérience de la
vitesse, de la durée. Une expérience
très active où l’on peut découvrir en soi
des capacités insoupçonnées : capacité
de pensée, d’émotion, d’indignation,
d’émerveillement. Oui, venir au théâtre,
c’est d’abord, au sens propre, prendre
son temps, reconquérir un temps pour
soi : un temps détaché des pressions de
la production, de l’efficacité, du rende-
ment. Un temps qui mettrait en suspens
les urgences du monde. Un temps qui
nous permettrait de faire le point, de
changer de perspective, de redécouvrir
la puissance de nos imaginaires.
Les gens pressés prétendent volon-
tiers qu’on s’ennuie au théâtre : c’est
un cliché tenace et commode propre à
rassurer ceux qui n’ont pas « de temps
à perdre ». Mais au théâtre, on ne
perd pas son temps : on le retrouve, au
contraire. Et ce temps retrouvé est un
bien précieux : il peut nous permettre
de reconstituer nos forces, de nous
découvrir plus vivants que nous ne
l’imaginions. Face aux visions crépus-
culaires du présent, il peut nous per-
mettre d’éprouver, intacte, la possibilité
d’autre chose.
Benoît Lambert
Metteur en scène, Directeur
« Il faudrait choisir de nouveaux signes extérieurs
de richesse. Pas les voitures, les yachts et les maisons, mais
les fous rires, les nuits blanches de fêtes, les journées à dormir
et les conversations profondes. Quelqu’un qui est assis au café
à lire son journal est un fainéant, alors qu’on devrait l’admi-
rer. Seul celui qui vit dans le stress vaut quelque chose. C’est
ce qu’on exige de nous et c’est aussi notre exigence vis-à-vis
d’autrui. Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on n’arrête pas
tout simplement ? » — Philipp Löhle