Les philosophes et la «bêtise - Français et Philosophie en lycée

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Les philosophes et la «bêtise»
Philosophie magazine
Elisabeth de Fontenay, philosophe et auteur de Le Silence des bêtes, ouvre notre dossier par un constat et
une mise en garde. Oui, la frontière entre l’homme et l’animal s’efface et le débat entre « dualistes » et
« continuistes » n’a plus lieu d’être. Pour autant, la difficulté est aujourd’hui pour la philosophie de
réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise.
« Comme si l’homme avait été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il n’est
absolument pas le couronnement de la création : chaque être se trouve à côté de lui au même degré de
perfection », écrivait Friedrich Nietzsche. Par-delà ou en deçà de notre maîtrise du vivant, nous faisons
désormais, pour le meilleur et pour le pire, l’expérience d’une communauté de destin avec les animaux. Leur
proximité est à l’horizon de quelques-uns de nos problèmes les plus sensibles. Rappelons juste les épisodes
de la vache folle et de la grippe aviaire qui, avec le scandale des conditions industrielles et mercantiles
d’abattage et d’élevage, ont révélé le danger de contamination entre les espèces. On peut évoquer encore la
proche faisabilité de greffes d’organes animaux à des humains ou la création de chimères, animaux hybrides,
que rend désormais effective le génie génétique.
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des
éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories
contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la
sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la
prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une
arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis
le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant
une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent
radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund
Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que
la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des
autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique
de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de
démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes
postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble
néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de
l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie,
pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant
susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux
conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues
proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au
« naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une
argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des
conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction.
L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et
politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de
droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il
défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres
espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il
1
pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux
chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à
reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer
aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur
l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se
gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas
sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la
mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa nonreprésentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des
comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est
le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme
qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être
une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne
risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent,
expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?
Par ÉLISABETH DE FONTENAY
Philosophe spécialiste de la différence entre l’homme et l’animal, elle a publié une somme, Le Silence des
bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998). Également auteur de Sans offenser le genre
humain. Réflexions sur la cause animale (Albin Michel, 2008), elle a écrit une préface magnifique au poème
de Lucrèce (trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 2009).
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Lesrapportshommes/animaux
Lesêtreshumainsonttoujourseubeaucoupdemalàsesituerparrapportauxanimaux(DeFontenay,
1998), ces créatures étranges qui parcouraient leur environnement, partageaient leur vie, à certains
égardsleurressemblaient,etavecquiilsentretenaientdesrapportssouventcomplexesd’amouroude
haine. En fait, le statut philosophique, voire religieux, de l’animal dans les grandes civilisations, a
longtemps oscillé entre deux conceptions fondamentales: l’animal-homme et l’animal-objet, pour
aboutir en fin de compte, dans la pensée occidentale actuelle, à une conception plus conforme à la
sciencemoderne:celledel’animal-êtresensible.
La conception de l’animal-homme voyait surtout dans l’animalité les traits qui la rapprochaient
considérablement de l’humanité (Chapouthier, 2004). Cela reposait souvent sur des erreurs
d’appréciation du comportement, comme l’assimilation de la communication animale à un vrai
langage,capableparexempledeseréféreràdesinformationspassées,cequin’estquetrèsrarement
le cas. Des nombreuses analogies que l’on pouvait observer entre le comportement de l’espèce
humaine et celui d’espèces relativement proches de lui (essentiellement les mammifères et les
oiseaux),onpassaitabusivementàuneidentité.
De ce traitement des animaux rigoureusement comme des hommes, un des exemples les plus
spectaculairesestsansdoutelesprocèsd’animauxduMoyen-âge.Lorsqu’unanimalavaitblesséou
tuéunhomme,ilétaittraduitenjustice,défendupardesavocatsetpunis’ilétaitjugécoupable
etéventuellementpenduengrandepompeetenpublic.DutempsdeLouisXII,l’évêqued’Autunavait
mêmevouluexcommunierlesratsparcequ’ilstransmettaientlapeste.Grâceàlabrillanteplaidoirie
de leur avocat, Barthélémy Chassanée, les rats échappèrent heureusement à cette injuste
condamnation!(Brunois,1984)
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Beaucoupdereligionsontétéencoreplusloin.Puisquecertains dieux avaient des traits humains,
d’autres dieux pouvaient avoir des traits animaux. Les animaux divinisés abondent dans les
religions de l’Egypte Ancienne, de l’Inde, du Nouveau-Monde, et même dans la Grèce antique. On
trouveaussi,dansl’aspectdesdieux,denombreuxmélangesentrehommesetanimaux,commeledieu
indiendesmarchandsetdesvoyageurs,Ganesh,quiportesuruncorpshumainunetêted’éléphant,ou
le dieu grec Pan, pourvu de pattes de bouc. Enfin il est une croyance religieuse très répandue qui
donneàl’animaluneautrecaractéristiquehumaine:celledel’âme.C’estlamétempsycose,croyance
selonlaquellelesâmespeuvent,aprèslamort,seréincarnerdansdescorpshumainscommedansdes
corps d’animaux. Cette croyance fondamentale des religions de l’Extrême-Orient a été très répandue
au cours de l’histoire partout dans le monde et même chez les grecs, puisque le célèbre philosophe
Platon,parexemple,croyaitdanslamétempsycose.
Cestatutdel’animal-hommeadisparudelapenséereligieuseoccidentaleavecl’arrivéedesreligions
monothéistes, même s’il demeure encore dans certaines métaphores comme «l’agneau de dieu» du
christianisme.L’animal-homme,capabledeparleretdesecomporterexactementcommeunhumain,
existecertesencoredanslapenséeoccidentale,maisàtitredefiction,danslesfables,danslesdessins
animésoudanslesromansdescience-fiction.LeloupdeLaFontaineouleMickeydeWaltDisneyn’ont
pasplusd’existenceréellequeleschiensduromandeCliffordSimak,quisuccèdentauxhommesdans
lagestiondelacivilisation.
L’animal–objet:
A l’opposé, pourrait-on dire, se situe la conception qui voit dans les animaux des objets.
Paradoxalement cette conception a longtemps cohabité avec celle de l’animal-homme. En effet, si les
deux conceptions nous paraissent aujourd’hui, à l’heure des droits de l’homme, complètement
opposées,cen’étaitpaslecasduranttouteslespériodesdel’histoireoùl’esclavageétaitperçucomme
une pratique sociale «normale» et où, par suite, les hommes eux-mêmes étaient traités comme des
objets.
Si donc une certaine confusion a longtemps existé entre l’animal-homme et l’animal-objet, cette
confusion a disparu à l’époque moderne en Occident. Ce sont principalement les thèses de René
Descartes et de ses successeurs qui sont à l’origine de la conception moderne de l’animal-objet
(Chapouthier, 2000). Pour Descartes, le corps, celui de l’homme comme celui de l’animal, sont des
machines. Mais l’être humain, contrairement à l’animal, échappe à son statut de pure machine parce
qu’ilpossèdeaussiuneâme.C’est le «dualisme» cartésien de l’âme et du corps.Surleplandela
philosophie pure, Descartes n’avait pas complètement tort en assimilant le corps à un système
matériel.Toutelabiologiemodernereposedefaitsurlepostulatquelecorpsestunsystèmematériel
analysableetconnaissableparlascience.Maisl’autrehypothèsedeDescartesselonlaquellel’animal
ne disposait pas d’une «âme» a amené ses successeurs à traiter les animaux comme des entités
dépourvuesdesensibilité,cequiaconduitàundésastremoral.OnpeutpenserqueDescartes,mort
relativement jeune, n’a probablement pas eu le temps de préciser suffisamment ce point de la
sensibilité des animaux. Mais c’est surtout le successeur de Descartes, Malebranche, qui a poussé
jusqu’àlacaricaturelathèsedesanimaux-machines.C’estlui,Malebranchequibattaitsonchienetqui,
quandlapauvrebêteaboyait,constataitfroidement:«Regardez,c’estexactementcommeunehorloge
qui sonne l’heure!» Depuis, les positions «post-cartésiennes» ont envahi la pensée occidentale et
l’idée que les animaux sont des machines sans aucune sensibilité, donc des objets, des choses, y est
extrêmementrépandue.Quandonentenddire:«Aprèstoutcen’estqu’unebête!»pourjustifierles
pires sévices sur les animaux, c’est une adoption sociale de ces thèses post-cartésiennes que nous
entendons formuler. La société de consommation a d’ailleurs complètement intégré ces thèses en
faisant de l’animal-objet, un animal-marchandise. Quand, par exemple, en face des montagnes de
cadavresd’animauxdelafièvreaphteuse,onaffirme:«C’esttoutàfaitlégitime:celacoûtemoinscher
delestuerquedelesvacciner!»,onnefaitquetransposeràundomaineéconomiquelemodèlepostcartésiendel’animal-objet.Et,àquelquesexceptions(récentes)près,lestextesjuridiquesconsacrent
aussilestatutd’objetetdemarchandisedel’animal(Antoine,2007).
3
L’animal-être
Mais, même si le modèle de l’animal-objet reste encore très présent dans nos sociétés occidentales,
uneautreconception,beaucouppluscohérenteaveclesconnaissancesscientifiquesmodernes(Nouët
et Chapouthier, 2006), a vu le jour et se répand de plus en plus: celle de l’animal-être sensible
(Burgat, 2006). En effet, les progrès de la connaissance scientifique ont amené à une meilleure
connaissance de la manière dont «fonctionne» les corps des animaux et le corps des hommes. Ces
progrèssontd’ailleursfondéssurlarecherchebiologiqueexpérimentaleelle-même,dontlesprincipes
ontétédécritsauXIXemesiècleparClaudeBernard(Bernard,1952),etdontlesbasessont,commeon
l’avu,post-cartésiennes:lescorpsvivants,systèmesmatériels,sontanalysablesetconnaissablespar
l’expérimentation. Or ces progrès de la connaissance scientifique ont démontré l’extraordinaire
ressemblancedufonctionnementdescorpsanimauxethumains.Danstouslesdomaines(génétique,
physiologie,pathologie,réactionsémotionnelles,etmêmecapacitésculturellescommelemaniement
d’outilsouleschoixesthétiques(Chapouthier,2009)…)l’hommes’avéraitunanimal.Mieuxquecela,
lathéoriedel’évolutionmontraitquel’hommeétaitunanimalparticulier,issudugroupedesprimates
etprocheparentdeschimpanzés.Certesl’êtrehumain,dotéd’uncerveautrèsperformant,s’avéraitun
chimpanzéexceptionnellementintelligent,etcetteintelligencedel’«hommesavant»(Homosapiens),
comme il s’est nommé lui-même, lui avait permis de dominer le monde. Mais en ce qui concerne la
sensibilité,lacapacitéàéprouverdeladouleur,lesdifférencesentrel’hommeetles(autres)animaux
étaienttoutàfaitmarginales:hommeet(autres)animauxsonttousdes«êtressensibles».
D’oùfinalementl’idée,fortementétayéeparlasciencemoderne,quel’animalestun«êtresensible»,
très différent de l’homme dans ses capacités intellectuelles, mais semblable à l’homme dans son
aptitude à ressentir la douleur (AuffretVanDerKempetNouët,2008).Enaucuncasunobjet,au
sens post-cartésien du terme. Il s’ensuit que l’animal devrait avoir, dans la pratique et dans la loi
(Antoine,2007),unstatutparticulier,liéàsanatured’animalsensible.C’estlaraisond’unmouvement
quisedéveloppeactuellementenfaveurde«droitsdel’animal»,droitsquiseraientcertesdifférents
des droits de l’homme, mais consacreraient clairement la différence entre l’animal et la chose
(Chapouthier,2004).
Les droits de l’animal différeraient de ceux des personnes morales par le fait même de la sensibilité
des animaux, qui réclame des mesures de protection particulières. Ils s’en rapprocheraient en
revanche par le fait que, comme d’ailleurs pour certains humains incapables de se représenter euxmêmes,cesdroitsnepourraientêtredéfendusquepardesreprésentantsoudesmédiateurshumains.
Quant au contenu précis de ces droits, selon qu’il s’agirait d’animaux évolués ou non dans l’échelle
phylétique, d’animaux sauvages ou domestiqués, d’animaux communs ou en voie de disparition, il
appartiendra aux législateurs du futur de les fixer, dans un mouvement bien amorcé déjà vers le
respectdel’animal,etquiferaitsuiteauxnombreusesloisdéjàenplacedanslespaysoccidentaux.
4
Les dualistes et les continuistes
Les dualistes, partisans de la frontière homme-animal
La Genèse
C’est dans l’Ancien Testament qu’on trouve, avec la Création, le fondement théologique de la séparation
entre l’homme et l’animal. Au quatrième jour, Dieu crée les animaux aquatiques et les oiseaux ; au
cinquième jour, les animaux terrestres. Le lendemain, « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon
notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute
la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre » (1, 20-27).
Le stoïcisme (env. IIIe au Ier s. av. J.-C.)
Pour les stoïciens, l’homme est capable d’actions produites par sa seule raison, alors que l’animal est
toujours contraint par la nécessité naturelle, par l’« instinct ». Doué d’une âme, capable de sensations,
l’animal reste exclu, de Chrysippe à Sénèque, de la société des êtres de raison qui regroupe les hommes et les
dieux. Cicéron écrit : « Le porc, que fournit-il en dehors de sa chair ? C’est pour qu’elle ne pourrît pas que
l’âme lui a été donnée en guise de sel » (De la nature des dieux, 44).
René Descartes (1596-1650)
Jusqu’à Descartes, personne ne nie que les bêtes aient une âme : la querelle porte sur la faculté de l’âme des
bêtes à accéder aux plus hautes fonctions de la raison humaine. Chez Descartes, l’âme n’a plus de fonction
vitale, son seul attribut est la pensée. Il assimile donc les animaux à des machines très sophistiquées,
produites par Dieu. Seul l’homme est doué d’une raison, dont la parole est la manifestation.
Emmanuel Kant (1724-1804)
Dans la Critique de la raison pratique, Emmanuel Kant fait de la moralité le critère de la différence radicale
qui sépare l’homme de l’animal. L’homme, contrairement à l’animal, est capable de choix rationnel et
d’action morale. Kant fonde l’humanité sur la loi morale, qui est comme la marque de Dieu en l’homme et
lui confère sa dignité.
Martin Heidegger (1889-1976)
L’homme n’est pas un animal « plus » (langage, raison…), c’est un existant, « toujours déjà » projeté dans un
monde. L’animal reste « pauvre en monde », qui ne se représente pas le monde dans son ensemble, mais
évolue dans un « environnement ». « La pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est
configurateur de monde » (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique).
Les continuistes, opposants à la frontière homme-animal
Aristote (384–322 av. J.-C.)
Pour les Grecs antiques, tout ce qui vit est pourvu d’un principe vital, la « psyché », terme que nous
traduisons par « âme », du latin anima, d’où dérive « animal ». Dans le Traité de l’âme, Aristote explique que
la plante, qui n’est capable que de se nourrir et de se reproduire, est douée d’une âme végétative ; l’animal,
qui possède sensation, désir et mouvement, a une âme sensitive ; l’homme, enfin, a une pensée, donc une
âme intellective. De la plante à l’animal et à l’homme, il y a à la fois continuité et hiérarchie. De plus,
l’homme appartient aux espèces grégaires et se donne une organisation sociale, c’est pourquoi il est
un « animal politique » (Politique).
Plutarque (50-125)
Il s’est opposé aux théories stoïciennes sur la prééminence de l’homme. D’après ses observations, les
animaux font des actions qui témoignent d’une intelligence et d’une réflexion similaires à celles de l’homme.
Dans le dialogue « Que les bêtes brutes usent de raison » (Œuvres morales), il conclut à la supériorité de
celles-ci sur le plan de la fidélité, de la tempérance ou encore de l’amour pour leur progéniture.
Montaigne (1533-1592)
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Dans son Apologie de Raymond Sebond (Essais II, 12), Montaigne remet en cause la prétendue supériorité de
l’homme sur les animaux et évoque la profonde parenté entre les deux règnes. Il soutient que les bêtes
manifestent une certaine capacité à apprendre, à raisonner, et même à discourir. En attestent l’habileté avec
laquelle l’araignée tisse sa toile ou l’aisance avec laquelle le merle siffle.
Charles Darwin (1809-1882)
Onze ans après De l’origine des espèces (1859), qui fonde la théorie de l’évolution et de la sélection
naturelle, Charles Darwin provoque de vives polémiques en publiant La Filiation de l’homme. Il s’appuie sur
des comparaisons anatomiques pour démontrer le rattachement généalogique de l’homme à la série animale,
et sa filiation à partir d’un ancêtre lié aux singes catarhiniens de l’Ancien Monde.
Sigmund Freud (1856-1939)
Dans Malaise dans la civilisation, la séparation de l’homme d’avec son animalité se poursuit encore. Nous
sommes toujours, pour Freud, des animaux. Ce processus inachevé de « désanimalisation », ce processus de
civilisation, passe par un refoulement de plus en plus fort de nos pulsions. Indispensable à une vie citadine, à
la division du travail et à l’économie de marché, ce renforcement du surmoi a son envers : l’intériorisation
des contraintes produit culpabilités et névroses.
6
Les grands singes et nous
Mis en ligne le 03/10/2012
Pendant des siècles, l’homme s’est situé hors des classifications des êtres vivants. Mais surprise : les
recherches sur les grands singes nous apprennent que nous partageons 99 % de leurs gènes. Le 1 % restant
fonderait-il l’humain ? L’énigme demeurera tant que nous nous poserons la question en termes de
supériorité.
Lorsque les premiers grands singes – chimpanzés et orangs-outans – débarquent dans l’Europe des Lumières,
Montesquieu et Diderot s’étonnent de leur ressemblance avec l’homme. Jean-Jacques Rousseau va plus loin :
« Nos voyageurs, s’interroge-t-il, font sans façon des bêtes sous les noms de Pongos, de Mandrills,
d’Orangs-Outans, de ces mêmes êtres dont sous le nom de Satyres, de Faunes, de Sylvains, les Anciens
faisaient des divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce sont des hommes ? »
Belle parenthèse philosophique que referment les naturalistes de la fin du XVIIIe siècle en s’efforçant de
dégager le caractère structural ou fonctionnel – angle facial, bipédie ou flexion de la base du crâne – qui
justifierait de placer l’homme dans une catégorie à part. La révolution darwinienne écarte à son tour le
délicat problème de ce qui fait la nature de l’homme pour concentrer ses efforts sur l’intégration de l’homme
dans la nature en le plaçant sur le plus haut barreau de l’échelle évolutionniste : que l’homme descende du
singe, passe encore (mal et au prix de bagarres homériques) mais, comme l’écrit Thomas Huxley, ami et
champion de Charles Darwin, « personne n’est aussi convaincu que moi de l’immensité du fossé entre
l’homme civilisé et les brutes ». La grande chaîne de l’évolution, si typique de l’esprit fin XIXe siècle,
s’achève sur un maillon spécial forgé au creuset du jugement moral, de la spiritualité et de l’intelligence.
Toutes qualités qui semblent, pour l’époque, être le propre de l’homme blanc, la « race impériale ». Exit, et
pour longtemps, la question de Rousseau, masquée par l’idée d’une échelle que nos ancêtres auraient
laborieusement gravie et par ses avatars, racisme, sexisme, voire spécisme – néologisme d’après le terme
anglais specism pour stigmatiser l’arrogance de l’homme envers les autres espèces.
Si cette question, légèrement modernisée, resurgit depuis quelques décennies, c’est grâce aux
bouleversements de la paléo-anthropologie et de l’éthologie des grands singes. Aujourd’hui, nous le savons,
il n’existe qu’une seule espèce humaine (Homo sapiens) mais, il y a trente mille ans à peine, cohabitaient des
hommes de Neandertal (Homo neanderthalensis) en Europe et en Asie occidentale, des hommes de Solo
(Homo soloensis) à Java et, toujours en Indonésie, d’autres de Flores (Homo floresiensis) dans l’île du même
nom. La multiplication des découvertes d’hominidés – merci aux chercheurs d’os – a rejeté la lignée
ancestrale unique et l’analogie mécaniste de la chaîne, au profit d’une métaphore végétale et buissonnante,
probablement plus écologiquement correcte et moins anthropocentrée.
L’éclairage des éthologues n’a pas été moins déroutant. Tous ceux qui se sont intéressés aux grands
singes ont observé des attitudes, des comportements qui expriment l’empathie, la sympathie, l’anticipation,
la réconciliation, la médiation, l’animosité, l’amitié, la solidarité, la transmission et même des notions de
bien et de mal (lire page 48). Il leur manque certainement la parole, mais pas les capacités cognitives
associées à des modes de communication symbolique. Les éthologues ont montré que si les différences des
grands singes avec les hommes demeurent considérables, elles sont de degré et non de nature.
Certains anthropologues conservent l’espoir de découvrir un gène qui dégagerait l’homme d’autant de
proximité. Ils voient un candidat potentiel dans le gène FoxP2 impliqué dans les dysfonctions du langage
mais, comme pour la quête d’un module structural du cerveau, celle d’un gène du génome sur lequel
s’ancrerait l’humain paraît bien incertaine. Les généticiens qui ont séquencé le génome d’un chimpanzé ont
trouvé plus de 99 % de gènes en commun sur un patrimoine génétique commun de seulement 25 000 gènes.
Deux cent cinquante gènes de différence fonderaient-ils l’humain ? En l’état actuel de nos -connaissances,
les différences comportementales, culturelles et cognitives -entre orangs-outans, gorilles, chimpanzés,
bonobos et hommes, ne semblent pas pouvoir se rapporter à de simples différences -nucléotidiques. Ce que
sont devenus les uns et les autres participe d’évolutions parallèles, contingentes et divergentes qui se sont
construites au-dessus des gènes.
Voilà ce qui rend la question de l’animal et de l’humain si insaisissable. D’un côté, les différences entre
un homme et un chimpanzé et un gorille sont patentes. De l’autre, l’anthropologie évolutionniste, éthologie
incluse, faillit à révéler une faculté ou une fonction qui fait l’humain. Peut-être nous faut-il reconnaître que
ces différences ne sont pas là où on les attendait et que la question humanité-animalité est dangereusement
7
posée lorsqu’on cherche à y répondre en termes de rupture, d’exclusion et de supériorité.
Biblio : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau
(GF Flammarion) ; Anthropologie structurale, de Claude Lévi-Strauss (« Agora », Pocket) ; Aux origines de
l’humanité, sous la direction d’Yves Coppens et de Pascal Picq (Fayard) ; Les Grands Singes. L’humanité au
fond des yeux, Pascal Picq, Dominique Lestel, Vinciane Despret et Chris Herzfeld (Odile Jacob).
8
Congo, le chimpanzé qui savait peindre
Mis en ligne le 03/10/2012
Les animaux auraient des cultures, au sein desquelles cohabitent des individus différents les uns des autres.
Ces découvertes récentes ébranlent nos convictions les mieux ancrées sur la notion d’espèce.
Wattana, jeune femelle orang-outan de la ménagerie du Jardin des plantes, à Paris, montre une virtuosité
étonnante à faire et défaire des nœuds. Ce spectacle est d’autant plus amusant à observer que les orangsoutans et les autres singes anthropoïdes ne sont pas supposés savoir faire des nœuds. A quelques exceptions,
la quasi-totalité en est incapable. Ces grands singes font partie des « animaux singuliers », dont le statut reste
négligé par les éthologues, les ethnologues ou les philosophes, alors même qu’ils déstabilisent ce que nous
croyions savoir de l’animal et invitent à repenser ses relations avec l’humain.
Les « singes noueurs » sont loin d’être les seuls à se situer aux -marges de l’espèce. D’autres exemples
d’animaux aux compétences inconnues de leurs congénères ont été observés, comme Congo, le chimpanzé
qui peignait des toiles, ou Brutus, le chimpanzé sauvage de Taï, et sa méthode de chasse qu’il est le seul à
pratiquer, ou encore Kanzi, le bonobo « qui parle ». Avec l’animal singulier, une certaine animalité devient
aventureuse dans des proportions que nous n’avons pas encore réalisées, et certains animaux à l’intérieur de
certaines espèces peuvent être caractérisés par les risques qu’ils prennent individuellement.
En éthologie, la question des animaux singuliers a été abordée de façon très indirecte, à propos des « cultures
animales », qui ont acquis une certaine visibilité la fin des années 1990 (lire encadré). Des groupes de
chimpanzés sauvages vivant sans contact les uns avec les autres montrent des comportements différents de
ceux de l’espèce. Aucune détermination génétique ou contrainte environnementale claire n’a pu expliquer de
façon satisfaisante les différences enregistrées. Ces cultures animales sont loin d’être -superposables aux
cultures humaines. Moins -complexes et moins diverses, elles n’ont pas cette dimension symbolique que les
ethnologues trouvent dans -toutes les cultures humaines. Elles nous montrent que nous devons penser la
notion de culture dans toute sa pluralité, mais aussi dans toutes ses extensions.
Ces cultures animales requièrent néanmoins une différenciation de l’individu et un traitement collectif des
écarts qui en découlent. Le phénomène culturel chez l’animal est à la fois beaucoup plus riche que ce que les
éthologues sont prêts à admettre et très différent de ce que ses détracteurs imaginent. Il montre que certains
animaux ne sont pas réductibles aux compétences habituelles de l’espèce et que des animaux, justement
singuliers, jouent un rôle majeur dans la dynamique du groupe et de l’espèce. Nous avons tellement été
dressés à penser l’animalité en termes de collectifs identifiés (les girafes, les lions, les crocodiles...) que la
différenciation individuelle de l’animal et le statut particulier de certains au sein des collectifs (espèces,
colonies, groupes, etc.) restent virtuellement impensés. Quelques animaux au moins peuvent être caractérisés
par l’intermédiaire d’une biographie et montrer des trajectoires personnelles irréductibles à celles de leurs
congénères.
La culture appartient au vivant
Lorsque, en 1953, des chercheurs japonais observent un groupe de macaques apprendre d’une femelle
astucieuse comment laver des pommes de terre couvertes de sable, ils entrouvrent une porte jusque-là
soigneusement verrouillée par l’opposition entre nature et culture. Les éthologues ont depuis patiemment
accumulé des observations analogues : ici, des chimpanzés cassent des noix avec deux pierres tandis que
d’autres titillent des termitières avec une brindille pour s’emparer des insectes sans se faire mordre ; là, des
baleines de Humpback enveloppent leurs proies dans un nuage de bulles. La composante commune de ces
comportements ? C’est qu’ils sont particuliers à certains groupes au sein d’une espèce. Indice parmi d’autres,
note Dominique Lestel, que « la culture est un phénomène intrinsèque au vivant dont elle constitue une niche
particulière. On en trouve les prémices dès les débuts de la vie animale ». Si les cultures humaines sont
fondées sur l’apprentissage, l’enseignement et l’imitation, ces mécanismes ne sont pas forcément
représentatifs du « phénomène culturel à son niveau le plus général ». Parler de culture animale ne signifie
pas que celle-ci, pour exister, soit analogue à celle de l’homme.
Par DOMINIQUE LESTEL
Philosophe et éthologue, Dominique Lestel enseigne les sciences cognitives à l’École normale supérieure. À
lire : L’Animal singulier (Seuil, 2004), Les Origines animales de la culture (Flammarion, 2001).
et SVEN ORTOLI
9
L’animal, hors de la loi
Mis en ligne le 03/10/2012
Les mauvais traitements que nous infligeons aux animaux doivent-ils être sanctionnés par la loi ? Pour
Thomas Regan, philosophe américain aux thèses discutées dans le monde anglo-saxon, nous avons des
obligations morales envers tout mammifère âgé d’un an et plus.
Seules les personnes et les choses sont reconnues en droit français : l’animal n’étant pas une personne, il est
une chose et, plus précisément, un bien meuble. On reconnaît de plus en plus que son statut d’être vivant
doué de sensibilité s’accommode mal de ce régime, mais l’inscription de cette reconnaissance dans le droit
est loin d’être acquise. Vouloir conférer des droits aux animaux semble le comble de l’absurdité tant il
semble évident que nous ne formons pas de société juridique avec eux. Ne parlons-nous pas de loi de la
jungle pour désigner une compétition brutale et meurtrière, qu’aucune règle de droit ne vient modérer ou
humaniser ?
Certains philosophes contemporains ont relevé le défi, comme l’Américain Thomas Regan. Au même titre
que Peter Singer, partisan utilitariste de la libération animale, il défend l’existence de droits de l’animal, sans
pour autant faire des bêtes des sujets de droit. Dans son livre The Case for Animal Rights (1984), il concède
d’emblée que les animaux ne peuvent être que des patients moraux : s’ils ont des droits, ils n’ont aucun
devoir. Leurs droits sont comparables à ceux qui justifient les protections particulières dont bénéficient, en
droit français, les incapables juridiques et les enfants, par exemple. Thomas Regan contourne ainsi
l’objection selon laquelle l’existence ou l’expression d’une volonté rationnelle sont seules constitutives de
droits. Il ne propose pas de justifier l’attribution de droits juridiques, mais de détecter la présence de droits
moraux. La distinction est d’origine stoïcienne : les droits juridiques sont inscrits dans le droit positif qui leur
confère un caractère contraignant. Ils sont susceptibles de varier selon les temps et les lieux ; leur validité est
conventionnelle. Les droits moraux sont censés découler de la nature même des choses : ils sont accessibles à
l’inspection attentive de la droite raison. Ils n’ont donc pas besoin d’être inscrits dans le droit pour être
reconnus. Au contraire, si tel ou tel système juridique particulier les méconnaît, c’est l’indice de sa
perversité. Par conséquent, les droits moraux ont valeur de modèle pour les législateurs qui rédigent des
systèmes juridiques.
Les droits moraux constituent, selon Thomas Regan, une sorte de périmètre protecteur autour des entités
ayant une valeur inhérente. Distincte de la valeur intrinsèque, simple fonction des expériences heureuses ou
malheureuses que chacun peut éprouver, la valeur inhérente s’attache aux êtres dont la vie mentale est
suffisamment complexe pour que ce qui leur arrive leur importe. La valeur est une propriété inhérente à de
tels êtres, non un bien intrinsèquement désirable qui leur serait attaché de façon contingente, comme
d’éprouver du plaisir ou voir ses préférences -satisfaites. Parmi les éléments de cette complexité, Thomas
Regan repère les croyances et les désirs, la perception, la mémoire et le sens du futur, une identité
psychophysique à travers le temps, la capacité à agir de façon intentionnelle, etc. Tout cela se retrouve chez
les mammifères normaux âgés de un an et plus, note Thomas Regan. Ils se qualifient donc parmi les titulaires
de droits moraux.
Mais comment doit-on les traiter si l’on veut que ces droits soient respectés ? Dans le cas de
l’expérimentation sur l’animal, il arrive que des expériences soient mal contrôlées, mal documentées, mal
interprétées, bref qu’elles soient inutiles. Beaucoup font, en outre, cruellement souffrir les animaux qui y
sont « enrôlés » (nous savons tous ce que cela veut dire, dans le langage courant, que d’être traité comme un
cobaye) et qui sont souvent « sacrifiés » à l’issue de l’expérience. On pourrait répondre que, lorsque
l’expérimentation sur l’animal s’accompagne de bonnes pratiques (protocoles expérimentaux rigoureusement
conçus, animaleries bien tenues, personnel formé et expérimentateurs en possession des certificats
nécessaires), elle permet des progrès significatifs en biologie et en médecine. Au demeurant, elle est
réglementaire dans de nombreux domaines : par exemple, pas question de délivrer une autorisation de mise
sur le marché d’un médicament si toutes sortes de tests impliquant des animaux n’ont pas été menés en
amont. Il ne semble donc pas absurde de soutenir que les bénéfices apportés par cette pratique sont plus
importants que les dommages et les risques qui s’y attachent.
Thomas Regan juge cette argumentation fondamentalement défectueuse, car elle présuppose que des
individus ayant une valeur inhérente peuvent être traités comme de simples ressources dont on dispose à sa
10
guise. Elle est aveugle au fait qu’il s’agit d’une violation caractérisée de leurs droits et, à ce titre, une
pratique moralement condamnable. Cette critique s’applique aussi à des pratiques comme l’alimentation
carnée, la chasse et la pêche, les zoos, l’élevage industriel, etc. Le philosophe américain considère comme
injustes les usages auxquels les hommes soumettent les animaux. Mettre fin à cette injustice requiert une
reconfiguration en profondeur de nos modes de vie : le végétarisme devient ainsi moralement obligatoire. Ici,
les considérations théoriques de haute volée rejoignent des questions pratiques concrètes. C’est peut-être ce
qui explique une certaine résistance aux thèses de Regan.
11
Peter Singer. « Tous les êtres sensibles ont les
mêmes droits »
Mis en ligne le 24/09/2009
Peter Singer au Forum Veritas Forum sur le campus du MIT le 14 mars 2009 (cc)
Wikimedia Commons / Joel Travis Sage
Il est le fondateur de l’antispécisme, qui prône l’égalité entre toutes les espèces
vivantes. On aurait toutefois tort de réduire Peter Singer à la défense des animaux.
Exigeant que chaque action soit examinée en fonction de ses conséquences, sa pensée
éthique éclaire aussi les réflexions sur les biotechnologies, l’euthanasie ou la pauvreté.
Rencontre avec un philosophe controversé, encore trop peu connu en France.
Peter Singer est-il le plus influent des philosophes vivants ? Voilà une question dont on pourrait
longuement débattre, tant son travail crée la polémique. Pour certains, il a renouvelé la pensée éthique
utilitariste, et l’a menée sur de nouveaux territoires où elle a pu démontrer sa pertinence et sa grande
fécondité. Pour d’autres, au contraire, les positions qu’il défend au nom de cet utilitarisme font de lui une
véritable incarnation du mal. Sa nomination comme professeur de bioéthique à l’université Princeton, en
1999, a porté à leur sommet les attaques dont il n’a cessé de faire les frais : des quotidiens américains l’ont
décrit comme l’« homme le plus dangereux au monde », pendant que d’autres le désignaient comme le
« professeur de la mort ». Une controverse telle que Singer, un temps, n’a pu circuler sur le campus
qu’accompagné de gardes du corps. De toutes les accusations qui furent alors lancées contre lui, c’est sans
doute celle de nazi qui aura été la plus obscène, trois de ses quatre grands-parents étant morts dans des camps
de concentration…
Né à Melbourne en 1946, Peter Singer a été formé en Australie, puis à l’université d’Oxford. En 1975, il
publie Animal Liberation (paru en français chez Grasset en 1993 sous le titre La Libération animale),
l’ouvrage qui, plus que tout autre, a contribué à lancer le -mouvement -contemporain antispéciste,
préconisant de respecter la sensibilité de tous les animaux, dont l’homme fait partie. La position qu’il y
défend est utilitariste, c’est-à-dire qu’elle recommande que toute action soit évaluée en fonction des
conséquences qu’elle est susceptible d’avoir sur le plus grand nombre. La même perspective théorique
inspirera tous ses travaux ultérieurs, qui ont notamment porté sur la pauvreté, l’avortement et l’euthanasie.
Cet utilitarisme conduit Singer à contester le caractère sacré traditionnellement reconnu à la vie humaine et à
elle seule, d’une part, et d’autre part à réclamer une considération égale des intérêts des êtres concernés par
des décisions éthiques. Ce sont tout particulièrement les conclusions auxquelles conduit une application
systématique de ces deux principes qui ont suscité les vives polémiques au centre desquelles Singer s’est si
souvent retrouvé. Encore peu connu en France, ce penseur controversé s’est prêté au jeu des questions.
Philosophie magazine : Vous tentez, dans vos ouvrages, de répondre à la question : comment devrais-je
vivre ? C’est plutôt rare parmi les philosophes contemporains, en particulier chez les penseurs anglosaxons…
Peter Singer : Cette question a pu être négligée par la philosophie analytique des années trente à soixante,
mais elle n’était pas étrangère à la tradition philosophique anglophone. Il est cependant vrai que le bouillonnement politique de la fin des années soixante a facilité sa résurgence. La jeune génération d’alors, à
laquelle j’appartiens, voulait que ses études aident à aborder les problèmes auxquels elle était confrontée –
parmi -lesquels la guerre du Vietnam, le racisme, l’usage de drogues hallucinatoires et, de manière plus
générale, la remise en question des valeurs communément admises.
L’utilitarisme que vous défendez est l’une des trois grandes traditions éthiques
de la philosophie occidentale classique, avec l’éthique de la vertu et l’éthique
déontologique. En quoi consiste cette position, et en quoi s’oppose-t-elle aux
deux autres ?
12
C’est par l’examen de leurs conséquences que les utilitaristes jugent que des actes
sont bons ou mauvais. Ils soutiennent également que, toutes choses étant par ailleurs
égales, nous devrions toujours faire ce qui aura les consé-quences les meilleures pour
toutes celles et tous ceux qui seront touchés par nos actions. Un utilitariste soutient
ainsi toujours que ce que nous affirmons quand nous parlons de devoirs ou de vertus
devrait être replacé dans une perspective utilitariste : quelque chose est une vertu du
fait que sa pratique tend à avoir de meilleures conséquences et quelque chose n’est un
devoir que si on peut attendre de sa pratique qu’elle aura de meilleures conséquences.
L’extraordinaire impact qu’a eu La Libération animale -(Animal Liberation,
1975) vous a-t-il surpris ?
À vrai dire, non. Au moment où j’écrivais ce livre, j’étais persuadé de déployer un
argumentaire puissant – et même, j’oserai le dire, irréfutable – démontrant qu’il y a,
dans nos attitudes envers les animaux, quelque chose de sérieusement erroné et
d’inacceptable. Et puisque je pense que beaucoup de gens peuvent être sensibles à un
raisonnement éthique, je prévoyais que mon livre les inciterait à modifier leurs
attitudes envers les animaux, notamment à cesser de manger des animaux ou de
prendre part, de quelque manière que ce soit, à leur exploitation. Trente-cinq ans plus
tard, je me réjouis que ce livre n’ait jamais cessé d’être réimprimé et qu’il continue à
influencer des gens : en fait, à chaque fois que je donne une conférence sur le sujet,
des gens de tous les âges viennent me voir pour faire dédicacer leur exemplaire et me
dire combien ce livre a transformé leur vie. Plus généralement, je me suis réjoui du
résultat d’un référendum qui s’est déroulé en Californie en novembre 2008, par lequel
63 % des Californiens ont approuvé une loi abolissant les cages d’élevage en batterie
pour les poules et les stalles pour cochons et veaux. C’est ainsi que quelques-unes des
idées que je défendais dans La Libération animale deviennent peu à peu partagées par
le grand public.
Quelles sont selon vous les trois grandes idées du livre ?
Pour commencer, je propose d’étendre le principe de considération égale des intérêts
des personnes, principe qui seul représente le véritable fondement de l’égalité, à notre
espèce bien sûr, mais aussi à l’ensemble des êtres sensibles. En deuxième lieu,
j’entends condamner cette exploitation abusive des espèces animales que j’appelle
« spécisme », c’est-à-dire le fait de ne pas prendre en compte les intérêts des êtres qui
n’appartiennent pas à notre espèce. Enfin, de façon moins théorique et plus concrète,
j’avance, à partir du principe de considération égale des intérêts des êtres et du rejet
du spécisme, des recommandations pour changer le rapport des hommes aux
animaux, tout particulièrement en ce qui concerne la recherche et l’élevage industriel.
Que préconisez-vous concernant la recherche médicale ?
Le recours aux animaux doit y être guidé par un principe : celui de la considération
égale des intérêts, en vertu duquel nous accordons le même poids aux intérêts de
13
l’animal que nous en accorderions à ceux d’êtres humains. Pour montrer que notre
jugement sur ces intérêts n’est pas antispéciste, il est par exemple utile de se
demander si nous serions ou non disposés à pratiquer sur un être humain
l’expérimentation que nous nous apprêtons à faire sur un animal – en considérant que
cet être humain se situe au même niveau intellectuel que les animaux que nous
utilisons, et à supposer qu’il soit dispo-nible et que ses parents consentent à ce qu’on
l’utilise de la sorte.
Vous êtes un des fondateurs du Projet grands singes lancé en 1993, qui demande
que l’on reconnaisse à ces animaux des droits moraux et légaux jusqu’ici
réservés aux humains. Sur quoi vous fondez-vous ?
Le Projet grands singes (« Great Ape Project ») cherche à jeter un pont entre les
humains et les autres animaux en reconnaissant, ce qui est un premier pas, les droits
fondamentaux des chimpanzés, des gorilles, des bonobos et des orangs-outans. Les
droits en ques-tion sont le droit à la vie, le droit à la liberté et la protection contre la
torture. Les grands singes ont démontré qu’ils possèdent une conscience d’euxmêmes, qu’ils sont des êtres capables d’intentionnalité, dotés de riches vies
émotionnelles et maintenant d’étroites relations avec d’autres membres de leur
espèce. Rien, donc, ne nous autorise à les traiter comme s’ils n’étaient que des objets
ou de simples biens ne possédant aucun droit fondamental.
Où en est aujourd’hui ce projet ?
Nous avons fait des progrès. Les expérimentations préjudiciables sur les grands
singes ont pratiquement cessé en Europe, et leur -nombre décroît aux États-Unis, où il
est désormais exigé que les chimpanzés utilisés pour une expérimentation ne soient
pas mis à mort, mais envoyés dans des sanctuaires où ils peuvent finir leurs jours.
L’an dernier, le Parlement espagnol a convenu d’accorder des droits aux grands
singes et donné son appui au Projet. Cela représente une avancée majeure. Nous
attendons que le gouvernement espagnol légifère pour rendre cette résolution
effective et qu’il la promeuve auprès de l’Union européenne.
Imaginons une région frappée de sécheresse, où l’eau potable ne serait plus
disponible qu’en petite quantité. Faudrait-il donner la priorité aux êtres
humains, ou plutôt répartir équitablement l’eau entre les êtres humains et leur
bétail et animaux domestiques ?
Quand des vies sont en jeu, il n’est pas spéciste de donner la préférence à ceux qui
ont le plus à perdre. Et parmi les êtres en danger, ceux qui ont la capacité de se
projeter dans le futur, de vivre leur vie en ayant pour but de réaliser certaines choses
dans l’avenir, ont plus à perdre que ceux qui vivent uniquement dans le présent, sans
prise de conscience de l’avenir ou de pensées pour le futur. Pour ces raisons, il est
justifié de sauver des êtres humains « normaux » plutôt que des animaux non
humains.
14
Dans Une gauche darwinienne (A Darwinian Left, 1999) vous demandez à la
gauche de prendre au sérieux le darwinisme, et la biologie en général.
Pourquoi ?
Si la gauche avait un point de vue plus réaliste sur la nature humaine, cela lui
permettrait d’envisager de meilleures stratégies pour faire advenir une société de
coopération et de compassion plus conforme aux valeurs qu’elle préconise. La
gauche a souvent eu tendance à mettre en avant des solutions utopiques aux
problèmes sociaux, des solutions qui ne tiennent aucun compte de la manière dont se
comportent habituellement la plupart des êtres humains. Cela n’est d’aucun secours.
Quel est votre point de vue sur les cellules souches ?
Décider si on peut ou non détruire des embryons afin d’obtenir des cellules souches
ne me paraît pas être une question difficile à trancher. Après tout, dans les cliniques
des pays développés, on trouve des milliers d’embryons qui ne deviendront jamais
des êtres humains. Ils ne possèdent aucun système nerveux, ne peuvent pas être
conscients et ne ressentent rien. Pourquoi serait-il mal, dès lors que leurs parents
donnent leur consentement, d’utiliser ces embryons pour un travail scientifique
pouvant s’avérer grandement bénéfique pour d’autres êtres humains qui, eux, sont
conscients et veulent continuer à vivre ? D’une manière générale, je ne pense pas
qu’un être qui n’a jamais été conscient ait un droit intrinsèque à devenir conscient. De
même qu’il n’y a pas d’obligation de procréer dans ce monde surpeuplé, il n’y a pas
d’obligation de permettre à toute entité qui possède le potentiel de devenir un être
humain mature d’actualiser ce potentiel. La reconnaissance d’un tel droit aurait
d’ailleurs des conséquences absurdes puisqu’il nous est désormais possible, au moins
en principe, de cloner des êtres humains à partir de bon nombre de nos cellules.
Vous suggérez d’abandonner l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée.
Selon vous, pourquoi ce genre de conceptions a-t-il suscité autant de
controverses ?
Ces idées remettent en question les conceptions chrétiennes traditionnelles
concernant l’égale valeur de toute vie humaine. Mais, dans les faits, plus personne ne
vit conformément à ces idées. C’est ainsi, par exemple, que l’Église catholique ellemême ne dit pas que vous devez faire absolument tout ce qui est possible pour
prolonger la vie d’un nouveau-né anencéphale – né sans crâne, sans cortex. Pour ma
part, je ne fais rien d’autre que pousser un cran plus loin en disant que s’il est
admissible de ne pas traiter un bébé sévèrement handicapé pour prolonger sa vie,
alors il doit aussi être permis de s’assurer que l’on mette humainement et rapidement
un terme à sa vie.
Les défenseurs des animaux sont au centre de nombreux débats dans le monde
anglo-saxon et protestant, mais à peu près inaudibles sur le continent européen.
En particulier en France, où ils ne sont guère pris au sérieux. Comment
l’expliquez-vous ?
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À mon avis, il s’agit ici d’une spécificité de la France, bien plus que d’une différence
entre le monde anglo-saxon et protestant d’une part et l’Europe continentale de
l’autre. Il existe en effet de puissants mouvements en faveur des animaux dans
beaucoup de pays européens – aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, mais aussi
dans des pays de culture traditionnellement catholique, comme l’Autriche, l’Espagne
et l’Italie. Les gens, en France, sont peut-être tellement sensibles à la gloire de la
cuisine française qu’ils refusent de prendre au sérieux un mouvement qui soulève des
questions éthiques à propos de la consommation de viande.
Votre ouvrage The Ethics of What We Eat (« l’éthique de ce que nous mangeons »,
2006, coécrit avec Jim Mason) attire l’attention sur nos habitudes alimentaires.
Idéalement, qu’attendez-vous de vos lecteurs ?
Par-dessus tout, j’espère qu’ils vont rejeter l’élevage industriel des animaux, aussi
bien pour les souffrances que celui-ci leur inflige que pour ses conséquences
environnementales. Plus généralement, j’aimerais que nos lectrices et lecteurs
pensent à ce qu’ils mangent comme à un enjeu éthique. Si cela se produit, plusieurs
seront amenés à changer leurs habitudes alimentaires.
Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au
monde. L’êtes-vous toujours ?
Oui, bien entendu.
Dans votre plus récent ouvrage, Sauver une vie (The Life You Can Save, 2009),
vous avancez que c’est pour chacun de nous un devoir d’agir concrètement pour
lutter contre ces intolérables formes d’inégalités et de pauvreté qui affligent
notre monde. En quel sens ?
Ce livre réclame avec insistance que nous changions la manière dont notre culture
envisage le fait de donner aux pauvres. Les personnes qui vivent dans le confort des
sociétés riches ont le devoir d’aider celles qui, ailleurs dans le monde, vivent dans des
situations d’extrême pauvreté. Plusieurs gestes simples et peu coûteux peuvent être
faits pour réduire cette extrême pauvreté et sauver les vies des personnes qui en
meurent. Ces décès pourraient être évités : ne rien faire est donc mal agir.
Quel est selon vous l’apport spécifique de la philosophie aux discussions sur
toutes ces questions difficiles que vous n’avez cessé de soulever ?
Sa grande contribution est d’élever le niveau des débats dans l’arène publique. Dans
les meilleurs des cas, en effet, la philosophie fixe un idéal de rigueur élevé dans
l’argumentation. La philosophie devrait clarifier – et non obscurcir – les grandes
questions à l’ordre du jour, et elle devrait le faire en une langue que chacun peut
comprendre. Et comme les -philosophes sont enclins à poser d’embarrassantes
questions et à mettre au défi nos idées préconçues, elle peut conduire à de nouvelles
et meilleures perspectives et pratiques en éthique.
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Frans de Waal. « Les grands singes ont le sens
de l’équité »
Mis en ligne le 26/04/2012
© Stéphane Lavoué pour PM
C’est à Lyon, en marge des dernières Assises internationales du roman, que nous avons rencontré Frans de
Waal. Ce primatologue néerlandais propose, à partir de l’observation des grands singes, de redéfinir les
notions d’empathie, de morale et d’équité – humaines, mais pas trop…
Les idées nouvelles germent parfois dans des lieux inattendus. De 1975 à 1981, Frans de Waal, jeune docteur
en biologie de l’université d’Utrecht aux Pays-Bas, a pris son vélo tous les matins, par tous les temps, pour
se rendre au zoo d’Arnhem. Dans ce zoo pionnier, sur une île artificielle, avait été installée une colonie de
vingt-cinq chimpanzés. Chaque jour, Frans de Waal a passé le plus clair de son temps à observer les singes.
Il s’est intéressé aux relations de pouvoir au sein de la colonie, à la régulation de la violence et aux alliances
subtiles entre les mâles. Il en a tiré des articles universitaires, mais aussi un livre publié en 1982, La
Politique du chimpanzé, qui a connu un succès immédiat, très au-delà du public habituel de la primatologie.
Par l’ampleur de ses observations, Frans de Waal a donné un nouvel élan à sa discipline, au moment où la
génétique démontrait la proximité de l’espèce humaine avec les grands singes. De livre en livre, il a fait
découvrir une espèce jusque-là ignorée, les bonobos ; mis en évidence les similitudes de comportement entre
le singe et l’homme, notamment dans Le Singe en nous (2005) ; surtout, la démarche de Frans de Waal s’est
très tôt présentée comme un défi majeur lancé à la tradition philosophique. Il s’est ainsi employé à montrer
que la morale et la justice, qu’on a longtemps crues abstraites, reposaient largement sur des bases naturelles
et devaient être envisagées comme des produits de l’évolution. Depuis 1991, il travaille à l’université Emory
d’Atlanta, aux États-Unis, au sein d’un parc de cinquante hectares où les scientifiques observent en
permanence plus de deux mille primates de toutes espèces.
Frans de Waal en six dates
1948 Naissance aux Pays-Bas.
1975 Début des observations sur les chimpanzés au zoo d’Arnhem.
1981 Se rend aux États-Unis, où il travaille d’abord dans un centre de recherche sur les primates du
Wisconsin, puis à l’université de San Diego.
1982 Publie son premier livre, La Politique du chimpanzé.
1991 Rejoint l’université Emory d’Atlanta et la plus grande réserve de primates au monde, où il
travaille actuellement sur les capucins.
2010 Publie L’Âge de l’empathie.
À quand remonte votre intérêt pour le comportement des animaux ?
Frans de Waal : J’ai toujours aimé la compagnie des animaux. Mon grand-père, aux Pays-Bas, tenait une
animalerie, où j’ai passé des heures. J’élevais des souris, apprivoisais des choucas, j’avais créé un petit zoo
aquatique avec des seaux remplis de poissons et d’anguilles. Au lycée, mon professeur de sciences naturelles
était si ennuyeux que j’ai failli m’orienter vers les mathématiques ou la physique. Ma mère m’a encouragé à
persévérer, et j’ai commencé des études de biologie à l’université. Je n’ai pas tellement apprécié l’approche
académique : nous n’avions de rapports aux animaux qu’à travers des schémas ou des exercices de
vivisection. Et puis j’ai pris un petit boulot d’assistant dans un laboratoire de psychologie comportementale
qui menait des expériences sur deux chimpanzés mâles. Ce fut une révélation : j’ai compris que, depuis
toujours, je voulais travailler avec des animaux.
Primatologue, vous avez été le premier à étudier les bonobos. Pourquoi vos confrères avant vous se
sont-ils principalement occupés des chimpanzés ?
La première fois que j’ai vu des bonobos, c’était dans un zoo néerlandais en 1978. La pancarte indiquait :
« Chimpanzés pygmées » ! À l’époque, ils étaient considérés comme une version plus petite de leurs cousins.
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Les bonobos ont un corps plus gracile et délicat que celui des chimpanzés, qui sont des athlètes. De plus, ils
ont des mœurs différentes. Les chimpanzés entrent souvent en conflit et, pour réguler la violence au sein du
groupe, ils contractent des alliances politiques ; ils ont un côté machiavélique. Chez les bonobos, les femelles
dominent le groupe, ce qui le rend plus pacifique. La violence est souvent détournée et canalisée vers
l’activité sexuelle. L’intensité de la sexualité, qui lie des partenaires de sexes opposés ou de même sexe, est
une autre caractéristique des bonobos. Songez qu’en un seul hiver, au zoo de San Diego, j’ai observé sept
cents coïts ! Mais pour répondre à votre question, je pense que la préférence des chercheurs a porté sur les
chimpanzés pour des raisons idéologiques. Dans la communauté scientifique, l’hypothèse que j’appelle
« killer apes » (« les singes tueurs ») a longtemps dominé. Selon cette conception, l’Homo sapiens était un
animal brutal, qui se serait répandu hors d’Afrique à travers l’Eurasie en éliminant les autres grands singes
bipèdes. Le chimpanzé, violent et guerrier, semble avoir le profil pour une telle expansion, mais pas le
bonobo, pacifique et hédoniste. Or, cette version idéologique et impérialiste de l’évolution humaine a été
contredite par des découvertes récentes. Le cerveau humain serait en réalité plus proche du cerveau bonobo
que du cerveau chimpanzé, et la même proximité se retrouverait dans les gènes.
Ces observations vous ont conduit à définir l’homme comme un « animal bipolaire », mi-bonobo michimpanzé, tiraillé entre hédonisme et agressivité ?
C’est une bonne manière de résumer les choses, qui se vérifie dans la vie courante. Chez les chimpanzés,
sexe, violence et conquête du pouvoir sont associés, et nos politiciens, de J. F. Kennedy à Dominique
Strauss-Kahn en passant par Silvio Berlusconi, correspondent à peu près à ce portrait-robot. Mais il y a chez
l’homme une tendance plus pacifique, une aptitude à la coopération et une utilisation non reproductive de la
sexualité, pour générer du lien social. Le bonobo, qui préfère faire l’amour que la guerre, renvoie à notre face
angélique.
«Vous ne pouvez observer les animaux
en n’utilisant aucune catégorie humaine,
ce sont les seules
à notre disposition!»
Lorsqu’on observe des animaux, il y a deux risques : l’anthropomorphisme et l’anthropodéni.
Comment éviter de projeter nos catégories humaines sur les comportements des animaux ? Et
inversement, comment ne pas passer à côté des similitudes importantes ?
Vous ne pouvez observer les animaux en n’utilisant aucune catégorie humaine, puisque ce sont les seules
dont nous disposons ! Par ailleurs, certains animaux nous ressemblent fortement : l’ADN des grands singes
est presque à 99 % identique au nôtre. Génétiquement parlant, la différence entre un chimpanzé et un être
humain est la même que, mettons, entre un zèbre et un cheval. Maintenant, pour vous répondre plus
concrètement, partons d’une observation : nous voyons deux chimpanzés se bagarrer, puis s’éloigner l’un de
l’autre, renouer dix minutes plus tard, s’embrasser et commencer à s’épouiller. Comment appeler cela ? Il me
semble qu’il est légitime d’employer le terme humain de « réconciliation ». En présence d’espèces
génétiquement proches, j’estime qu’il est justifié d’user de la même terminologie et de supposer que ces
comportements mettent en jeu des processus mentaux comparables. Hume l’affirmait dans son Enquête sur
l’entendement humain [1748] : si vous observez des comportements et des discours similaires, vous devez en
déduire que les processus dont ils résultent sont aussi similaires. Darwin a fait la même hypothèse : si deux
espèces sont proches et présentent des comportements semblables, alors c’est qu’elles sont probablement
apparentées.
Mais chez les humains, la réconciliation n’est pas toujours manifestée, il n’y a pas toujours
d’embrassade ni de geste observable…
Je différencierais la réconciliation du pardon, lequel est moral et interne. L’impossibilité de poser des
questions aux singes impose certaines limites. Je ne peux pas demander à un chimpanzé : « As-tu pardonné à
ton camarade ? » D’un autre côté, il y a un immense avantage avec les animaux, qui autorise une lecture
assez littérale de leurs comportements : ils ne mentent pas ! Plus fondamentalement, les progrès des
neurosciences permettent de préciser certaines hypothèses sur la similitude des processus internes chez les
animaux et les humains. On sait, par imagerie cérébrale, quelle partie du complexe amygdalien s’active chez
un être humain quand il éprouve de la peur. Lorsque vous stimulez la même partie du cerveau d’un rat, il
éprouve aussi de la peur. Nous avons affaire au même processus.
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Récemment, vous avez travaillé sur la notion d’empathie. Comment la définissez-vous ?
En psychologie, elle est souvent définie de manière trop cognitive : pouvoir se mettre à la place d’un autre, se
représenter la situation dans laquelle il se trouve… Je dirais plus simplement que faire preuve d’empathie,
c’est d’abord être sensible aux émotions ou à l’état de quelqu’un d’autre, au langage de son corps. Si vous
discutez avec une personne triste, vous adopterez une expression triste et vous ressentirez une part de sa
tristesse. L’empathie commence avec ce genre de contagions émotionnelles élémentaires.
Vous distinguez trois niveaux d’empathie.
Oui, après la contagion émotionnelle, vient le deuxième niveau, plus complexe, que j’appelle l’empathie
cognitive : je ne suis plus seulement affecté par vos émotions, je veux aussi en connaître la cause, savoir ce
que je peux faire pour vous aider, ce qui implique d’envisager votre futur. Les humains y arrivent vers l’âge
de 2 ans, en même temps qu’ils distinguent leur reflet dans un miroir. Cela marque le passage de l’enfant à
une meilleure distinction entre lui-même et autrui.
«La morale est très antérieure au monothéisme et même
à toutes les religions»
Les animaux arrivent-ils à ce deuxième stade ?
Des expériences ont montré que les chiens sont capables d’empathie émotionnelle mais pas d’empathie
cognitive. Face à des humains en situation difficile – leur maître est bloqué sous une table renversée –, la
plupart se contentent de s’asseoir, d’aboyer ou de lécher le visage de la personne en danger… Les dauphins
et les chimpanzés, par contre, réagissent en fournissant une aide intelligente. Citons l’exemple de Kuni, une
femelle bonobo du zoo de Twycross en Grande-Bretagne. Un jour, elle a recueilli un étourneau blessé. Elle
l’a pris dans sa main, lui a déployé délicatement les ailes et a essayé de le frotter doucement, pour qu’il
s’envole à nouveau. Cette méthode n’aurait pas convenu à un bonobo. Kuni a donc imaginé ce qui pouvait
être bon pour un oiseau. Autre exemple, survenu dans un zoo suédois : un jeune chimpanzé s’était retrouvé
pendu à une corde, dont la pression était en train de le tuer. Le mâle dominant du groupe inventa un
stratagème pour le libérer : il le souleva en le prenant dans ses bras, diminuant ainsi la pression de la corde ;
il le maintint en hauteur et défit le nœud de sa main libre, puis posa le jeune à terre. Voilà une réaction très
intelligente : s’il avait tiré sur la corde, le jeune chimpanzé serait mort. Il s’agit là, dans les deux cas, d’une
aide ciblée, d’une réaction fondée sur la compréhension de la situation et de ce qu’il convient de faire.
Le troisième stade de l’empathie, celui de l’attribution d’états mentaux, reste le domaine réservé des
humains ?
Pour désigner la capacité à attribuer à autrui des intentions ou des croyances, les psychologues emploient le
terme de « théorie de l’esprit ». Je n’aime pas beaucoup cette expression, car je ne sais pas à quel point il
s’agit d’un processus théorique. Les chercheurs David Premack et Guy Woodruff ont montré dans les années
1970 que les chimpanzés étaient capables d’attribuer des intentions à leurs congénères. Ils ont observé
qu’après avoir trouvé de la nourriture, un chimpanzé avait poussé un cri d’alerte comme s’il avait vu un
serpent et avait profité de la panique pour déguster tranquillement les fruits abandonnés par les autres.
Tricher, c’est être capable de manipuler les intentions des autres. Conçue comme une faculté cognitive
supérieure, la « théorie de l’esprit » a été d’abord mise en évidence chez les enfants, puis niée chez les
singes, puis de nouveau reconnue chez certains d’entre eux… C’est un débat sans fin.
Précisons que l’empathie n’est pas toujours bienveillante, c’est aussi l’aptitude qui permet la cruauté.
On pense que l’empathie dérive de l’attention maternelle ; originellement, l’empathie est donc probablement
une aptitude orientée vers des objectifs positifs. Mais une fois ajoutées les composantes cognitives, rien ne
vous empêche de vous en servir contre les autres. Si un vendeur veut vous fourguer une mauvaise voiture, il
essaiera d’entrer en empathie avec vous. Un tortionnaire a aussi besoin de savoir ce qui est douloureux ou
effrayant pour vous ; il se montrera donc d’autant plus habile qu’il sera plus empathique.
Comme David Hume et Adam Smith, vous faites de l’empathie le point de départ des comportements
moraux.
En morale, l’empathie est nécessaire mais pas suffisante, ce que Hume et Smith avaient compris. C’est parce
qu’il y a empathie que les individus n’agissent pas comme des cellules isolées, qu’ils s’intéressent les uns
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aux autres et créent des interactions sociales. Sans empathie, pas de société, et donc pas de dilemmes
moraux. Néanmoins, l’empathie n’est pas suffisante car il faut, pour pouvoir porter un jugement sur ce qui
est bien ou mal, être capable de faire la distinction entre les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles
devraient être. Quand on me demande si les chimpanzés sont des êtres moraux, je réponds que les grands
singes ont les fondations émotionnelles pour construire une morale, mais que je ne suis pas sûr qu’ils
discutent du bien et du mal. Darwin, influencé par Hume et Smith, identifiait la même progressivité, depuis
les bases du comportement jusqu’au jugement moral élaboré : pour lui, la morale naît de l’instinct social.
Avec d’autres chercheurs, vous êtes porteur d’une petite révolution philosophique, puisque vous êtes
en train de réintégrer l’apparition de la morale dans la dynamique de l’évolution de l’espèce humaine,
et donc d’en faire un prolongement de la nature…
Il y a trente ans, tout le monde croyait à la fable du « vernis de civilisation » : nous autres humains serions
par nature égoïstes et violents. La morale serait apparue dans un second temps, au sein de la civilisation, pour
contrer nos instincts animaux. Elle serait le fruit d’un développement culturel et religieux. Mais l’équilibre
serait précaire et le vernis de civilisation toujours prêt à se craqueler pour révéler la brutalité naturelle
inhérente à notre espèce. Or, c’est le christianisme qui nous a inculqué une vision si noire de l’animalité !
Comme l’ont montré nombre de découvertes en neurosciences ou en primatologie, l’espèce humaine est
également naturellement douée pour l’empathie et la coopération. Nous avons découvert qu’il existait des
pulsions altruistes involontaires.
Que répondez-vous aux croyants, pour qui la morale vient de Dieu, et aux anthropologues qui font de
la morale une construction culturelle ?
Les religions actuelles sont vieilles de quelques milliers d’années. Du point de vue de l’évolution, ce n’est
rien. J’ai du mal à admettre qu’il y a vingt-cinq ou trente mille ans, nos ancêtres ne disposaient d’aucune
forme de système moral. Je suis convaincu que la morale est très antérieure au monothéisme et même à
toutes les religions. Quant à la culture, la difficulté est autre : l’apparition des premières organisations
culturelles remonte à un ou deux millions d’années. Qui fut le premier de la morale ou de la culture ? Je ne
saurais le dire, mais je vais vous citer un fait troublant. Sous l’influence de Lévi-Strauss, les anthropologues
ont longtemps estimé que la civilisation s’était construite à partir du tabou de l’inceste. Cet interdit serait une
façon pour l’homme de prendre le dessus sur ses instincts sexuels et de réguler la société. Mais d’autres
animaux évitent ce que nous appelons l’inceste. Des expériences sur des mouches de laboratoire ont montré
que celles élevées dans une même boîte préféraient des partenaires sexuels venus de l’extérieur. Éviter les
croisements : beaucoup d’espèces le font sans avoir besoin du mot d’inceste, ni d’un tabou culturel. La
philosophie occidentale a adopté une vision descendante de la morale en en faisant un produit de la raison
cognitive. À mon sens, c’est l’inverse qui est vrai. Nous interagissons et éprouvons de ce fait des émotions :
de là naît la posture morale. Le raisonnement moral vient donc a posteriori, et la morale se construit du bas
vers le haut. Par exemple, si l’on place des gens dans des scanners et qu’on leur demande de résoudre des
dilemmes moraux, ils activent d’anciens centres émotionnels, enfouis dans le cerveau. La décision morale
puise à une source cérébrale vieille de plusieurs millions d’années.
Outre l’empathie, vos travaux ont mis en évidence le sens de la justice et de l’équité chez certaines
espèces animales. De quoi s’agit-il ?
Vous faites allusion aux expériences menées par mon équipe sur les capucins. Nous avions placé deux
capucins côte à côte, puis nous leur avions distribué des jetons, qu’ils devaient nous rendre en échange de
morceaux de concombres. Nous avons répété l’opération vingt-cinq fois sans incident entre eux. Si nous
reproduisions l’expérience en donnant du raisin à l’un des deux capucins alors que l’autre continuait à
recevoir du concombre, que se passait-il ? Celui qui recevait le raisin était ravi. Mais l’autre ne l’entendait
pas ainsi ! Certains des capucins lésés se désintéressaient du jeu, d’autres s’énervaient et envoyaient
promener raisins et concombres. Aussi, nous pouvons parler d’« aversion à l’injustice ». Ma collègue Sarah
Brosnan a répété l’expérience sur les chimpanzés : dans certains cas, celui qui obtient le raisin refuse la
récompense jusqu’à ce que l’autre obtienne du raisin. Il s’agit là du sens de l’équité, plus complexe que
l’aversion à l’injustice, et qui s’approche du comportement humain. Le sens de l’équité est caractéristique
des animaux coopératifs.
«Si j’accorde des droits aux chimpanzés ou aux éléphants, pourquoi pas
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les souris?»
Pourquoi ?
C’est simple : à l’issue de toute coopération, on compare ce que les uns et les autres obtiennent. Imaginez
que nous partons chasser tous les deux et que nous tuons un animal. Si vous prenez tout le gibier, cela me
pousse à reconsidérer la situation. Une relation de coopération implique que vous partagiez équitablement ce
que vous obtenez ; sinon, vous n’êtes pas un bon partenaire. Chez les grands singes, ce sens de l’équité
existe, et il y a une exigence de partage égal des butins obtenus par coopération. Quand nous avons publié
ces travaux, en 2003, nous avons reçu un e-mail très amusant. Un philosophe nous expliquait que notre étude
ne pouvait pas être correcte car, je cite, « tout le monde sait que l’équité a été inventée pendant la Révolution
française ». Voilà un exemple éloquent de cette vision descendante de la morale que je critiquais à l’instant.
Mais la formulation d’un principe ne signifie pas qu’il soit effectif ! Le sens de l’équité a été observé partout,
même chez des personnes qui n’ont jamais entendu parler de la Révolution française. Mieux, nous savons
que les grands singes en sont capables.
Peter Singer soutient qu’il faudrait accorder des droits aux grands singes et aux animaux ressentant la
douleur. Comment vous situez-vous dans le débat du droit animal ?
Je n’aime pas le langage du droit, trop tranché, trop absolu : vous avez des droits ou vous n’en avez pas.
Accorder un droit, c’est ouvrir la voie à des disputes sans fin. Si j’accorde des droits aux chimpanzés ou aux
éléphants, pourquoi pas les souris ? Et que feriez-vous si votre maison était envahie par les souris et que vous
n’étiez pas autorisé à les tuer ni à les pourchasser ? Je crois que nous avons l’obligation de bien traiter les
animaux, sans que le bon outil pour réformer nos attitudes soit juridique. En outre, je suis en désaccord avec
Peter Singer, car sa pensée n’intègre pas l’importance de la loyauté. En utilitariste radical, il soutient que
tous les êtres ressentant de la douleur méritent une considération égale : selon lui, un chimpanzé bien portant
a davantage de droit à la vie qu’un bébé humain mentalement handicapé. Singer veut maximiser le bonheur
du plus grand nombre – animaux sensibles compris –, mais la morale humaine ne fonctionne pas ainsi : notre
loyauté s’exerce davantage envers les membres de notre espèce qu’envers les non-humains, et davantage
envers les membres de notre famille qu’envers des étrangers. C’est tout à fait normal. En cas de famine, si je
trouve du pain alors que mes enfants sont en train de mourir de faim, j’ai l’obligation morale de le leur
apporter. Si je rentre à la maison les mains vides, en disant : « J’ai distribué ce pain à d’autres affamés dans
la rue », ils risquent à juste titre d’être bouleversés. J’ai plus d’obligations envers eux qu’envers les autres.
Tant que l’utilitarisme négligera cette logique de loyauté, il restera abstrait et déconnecté des tendances
humaines.
Le figaro
INTERVIEW - La philosophe, auteur d'un ouvrage de référence, Le Silence des bêtes, défend les
animaux sans rabaisser le genre humain.
LE FIGARO. - De quand date votre intérêt pour les animaux?
Élisabeth DE FONTENAY. - J'ai toujours vécu avec des chiens et je montais à cheval. Enfant, pendant la
guerre, j'ai passé des vacances dans une petite ferme normande: il y avait dix vaches et trois chevaux et ce fut
un bonheur fondateur. Par ailleurs, mon père chassait. Je n'ai jamais tiré, mais je suivais et parfois je
rabattais, ce dont je ne parviens pas à avoir totalement honte. Dans un premier temps de ma vie de
philosophe, je n'aurais pas eu l'idée de faire de l'animal un objet de réflexion. Mais 1968 est arrivé: avec les
philosophes qui ont été pour moi de jeunes maîtres, Foucault et Derrida, j'ai commencé à réfléchir à ce que
l'histoire de la métaphysique avait occulté, refoulé: l'animal s'est alors imposé à ma réflexion.
On pourrait croire que la cause des animaux est une nouvelle lubie d'intellectuels. Pourtant, des
philosophes ont depuis longtemps pris leur défense?
Oui, c'est une vieille histoire, notamment chez les Grecs, Pythagore et Plutarque. Et plus tard, chez
Montaigne et chez le philosophe anglais du XVIIe siècle Bentham, qui fondait le droit des animaux en
substituant à la question «peuvent-ils parler?» la question «peuvent-ils souffrir?». Cela dit, cette inflation de
publications plus ou moins pertinentes sur le sujet ne me plaît qu'à moitié, car il règne aujourd'hui une sorte
21
de zoomanie dont je ne suis pas sûre qu'elle serve la cause animale. Les animaux, qui ne peuvent pas
s'opposer et sont privés de la parole, sont des vies nues, et cette vie vulnérable, il s'agit et de la penser et de la
défendre.
Les découvertes scientifiques ont mis à mal la différence, qui paraissait évidente, entre l'homme et
l'animal.
On ne peut plus, en effet, ne pas être darwinien. Les scientifiques se sont rendu compte que les chimpanzés
et les gorilles avaient les moyens de s'exprimer et de communiquer, même si cette capacité n'avait rien de
commun avec l'articulation du langage humain. Alors, oui, on a découvert que certaines espèces avaient un
QI équivalent à celui d'un jeune enfant, qu'une mère primate était capable de ralentir ses gestes pour
enseigner un savoir-faire à son petit, que les chimpanzés pratiquaient la réconciliation. Mais je dois avouer
que le réductionnisme du grand primatologue Franz de Waal, qui parle à longueur de pages du sens moral
des grands singes et du modèle qu'ils devraient constituer, me semble discutable. L'homme n'a sans doute pas
le monopole de l'empathie, mais le sens moral, est-ce seulement de l'empathie? Je n'aime pas qu'on réduise
les actes moraux dont certains hommes sont capables à une simple caractéristique de l'évolution. Les actes de
résistants, prêts à mourir, et parfois sous la torture, sont-ils assimilables à un déterminisme biologique? Je
maintiens donc à la fois qu'il y a une continuité entre l'animal et l'homme, à travers le processus évolutif qui
n'est commandé que par le hasard et la nécessité, et qu'au cours de ce processus il y a eu des aléas, des hiatus,
des émergences dont l'hominisation et l'aptitude humaine à la bonté et à la cruauté semblent l'exemple le plus
frappant.
Vous renvoyez dos à dos ceux qui veulent animaliser l'homme et ceux qui voudraient humaniser
l'animal?
Je réclame qu'on soit à la fois humaniste et animaliste, ce qui implique qu'on rejette les thèses spécistes: le
spécisme serait à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe. Les
animaux ont droit à des droits mais ceux-ci ne sauraient se confondre avec les droits humains.
Et pourtant nous avons 99 % de patrimoine génétique commun avec le chimpanzé…
C'est ce 1 % qui a fait la différence, et quelle différence! Il a permis que les hommes aient une histoire
politique, culturelle, juridique, morale. Il est à l'origine de la prodigieuse transmission des caractères
culturels acquis qui caractérise notre devenir.
Peut-on saisir ce 1 %?
Si je refuse de dénier la différence humaine, je refuse aussi de définir le propre de l'homme, car cette volonté
de définition, quelle qu'elle soit, a toujours entraîné l'exclusion de l'humanité pour les nouveau-nés, les
handicapés mentaux, les «sauvages», les personnes âgées qui perdent la tête, les fous, voire les criminels. Je
dirai néanmoins que ce fameux 1 % a donné la possibilité d'inventer, de produire du nouveau tout en gardant
de l'ancien, et donc de faire l'histoire. L'anthropologue Maurice Godelier reconnaît que les bandes de
chimpanzés sont capables de négociations et d'arrangements à l'intérieur des structures sociales qui leur sont
données. Mais, ajoute-t-il, ils ne sont pas capables de changer leurs structures sociales: la nuit du 4 août
n'aurait pas pu avoir lieu chez eux. Les grands singes ne peuvent pas faire la révolution!
L'homme n'est donc pas qu'un animal évolué?
Bien que je sois immanentiste et matérialiste, je ne partage pas la volonté qu'ont certains de réduire
l'ethnologie à l'éthologie, la sociologie à la biologie et la psychologie aux neurosciences. On peut ne pas
croire à un Dieu créateur, législateur et sauveur, et rester cependant attaché à quelque chose comme la
transcendance. Je fais mienne la réponse du philosophe Paul Ricœur (1913-2005) au neurobiologiste JeanPierre Changeux: «Ce n'est pas dans votre champ que l'on sait ce que signifie évaluer ou normer.» Pour le
dire autrement, il y a, à cause de ce 1 %, du tragique dans toute existence humaine et il importe de ne pas
suturer cette faille par une idéologie scientiste.
Au fond, la meilleure façon de respecter l'animal ne serait-elle pas de respecter son énigme?
Oui. Ce qui m'aura retenue, avant l'éthique et même avant le droit, c'est le mystère de l'animal. Je n'aime pas
trop ce mot de «mystère», mais il me semble en l'occurrence juste. Dans son silence ou par ses cris, l'être de
l'animal se donne de façon mystérieuse. C'est pourquoi il est bon de consentir à l'étonnement, à la
contemplation, à l'émerveillement. Mais on ne peut pas s'en tenir là, car il est urgent de dénoncer la condition
animale.
Qu'est-ce qui vous émerveille chez un animal?
Que chaque espèce et chaque individu soit parfait. On est, bien sûr, obligé d'établir une hiérarchie entre les
espèces vivantes, pour évaluer leur différent degré d'organisation et de sensibilité et ainsi décider de la nature
de leurs droits. Mais, en réalité, chaque animal est absolument abeille, singe, chevreuil ou poule.
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Dans son livre sur François d'Assise, G.K. Chesterton écrit que le saint n'aimait pas la nature en
général mais tel âne et telle hirondelle. Qu'en pensez-vous?
Il est très important de ne pas parler de l'animal mais des animaux, et même de chaque animal. Chez les
mammifères notamment, et même dans les troupeaux, chaque individu a une mémoire, une histoire, une
capacité à se projeter dans l'avenir. Claudel dans son Bestiaire spirituel a écrit des pages magnifiques, dans
lesquelles il dénonce l'industrialisation de l'élevage. Il évoque sa jeunesse à la campagne, quand «les
animaux faisaient l'alliance entre la terre et l'homme» et il va jusqu'à se demander si le besoin que bêtes et
hommes avaient les uns des autres dans une ferme ne serait pas l'équivalent, sur un autre plan, de la
communion des saints. De façon bouleversante, Léon Bloy, dans La Femme pauvre, suggérait aussi que les
animaux dans leur douleur incompréhensible apparaissent comme des collaborateurs de la rédemption. À cet
égard, bien que je sois agnostique et que je pense que le catholicisme a mis trop de temps à reconnaître
l'injustice radicale de la souffrance infligée aux animaux, le fait d'accuser, de manière univoque, les
monothéismes de tous les crimes commis envers les animaux me paraît inepte et désormais inopérant.
N'est-il pas plus judicieux d'admettre que l'homme est différent des animaux si l'on veut qu'il prenne
ses responsabilités envers eux?
Nous sommes pleinement d'accord.
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Entretien avec Elisabeth de Fontenay (Le
Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de
l'animalité, Paris Fayard, 1998)
VOTRE OUVRAGE Le Silence des bêtes porte en sous-titre: La philosophie à l'épreuve de l'animalité.
Pourquoi avoir voulu mettre la philosophie à l'épreuve de l'animalité plutôt qu'à l'épreuve du «langage», de
la « conscience », du «pouvoir», de la «corporéité» ou de tout autre thème traditionnel de la philosophie?
Je crois que le langage, la conscience, le pouvoir, la corporéité constituent autant de manières de parler de
l'animal dans son rapport avec l'Homme. Si nous reprenons dans l'ordre ces philosophèmes que vous
évoquez, je constate que l'animal est un chemin de traverse peu fréquenté et pourtant très) sûr pour aborder
ces grandes questions. Le langage? En accompagnant la grande lignée philosophique qui va des
Présocratiques à Heidegger et Levinas, nous constatons que le langage aura permis aux philosophes, à
l'exception de quelques pensées minoritaires ou marginales, de fonder le propre de l'Homme, c'est-à-dire ce
qu'on désigne comme la différence anthropologique. Et les rares penseurs qui d'âge en âge auront osé
affirmer qu'il y avait un langage animal l'ont toujours fait dans le but de déstabiliser la métaphysique
occidentale-chrétienne. La conscience? Lorsque j'ai commencé à réfléchir sur le statut de l'animal dans
l'histoire de la philosophie, j'avais beaucoup de mépris pour cette notion de conscience que je trouvais
bêtement psychologisante et spiritualiste. J'ai peu à peu appris à comprendre que cette instance permettait de
penser dans une certaine continuité les hommes et les animaux, et qu'il fallait garder ses forces cri- tiques
pour mettre plutôt en cause une certaine conception de la subjectivité humaine, solipsiste, appropriatrice,
prédatrice.
Le pouvoir? La question animale est une question politique, dans la mesure où elle renvoie à nos rapports
avec les animaux: ce qui ne signifie pas que les animaux sont des êtres politiques, mais que la manière dont
on les traite, on les élève, on les abat concerne notre existence sociale, et même citoyenne. Victor Hugo,
Jules Michelet, Victor Schœlcher, Georges Clemenceau le savaient qui défendaient avec acharnement la
cause animale dans les débats publics où s'affrontaient la gauche républicaine et la droite cléricale. La
corporéité ? Le corps me semble une question philosophique par excellence et j'ai jadis amorcé une analyse
de ce que pouvaient être les rapports du corps propre et de la propriété privée (2). Est-ce que la bête que l'on
exploite, que l'on massacre, a un «corps propre», c'est-à-dire «est» son corps? Pour résumer ma réponse à
votre question, je vois donc dans l'animal une figure qui permet de traverser et de déconstruire toute la
tradition métaphysique. Ne pourrait-on pas dire cependant que votre tra vail philosophique sur l'animalité
constitue finale ment une sorte de « sous-traitance philosophique», puisqu'il ne s'agirait plus vraiment de
philosophie, mais d'anthropologie, de psychologie, d'éthologie, que sais-je encore? Je suppose que c'est
proba blement l'argument que l'on vous a opposé.
Vous êtes le premier à me le dire, et je le prends pour un éloge, car cela implique que la réalité sociale n'est
pas absente de mon parcours réflexif. Mais j'ai cependant pris soin dans Le Silence des bêtes de ne faire état
d'aucun savoir, ni de sociologie, ni d'éthologie, ni de primatologie, ni de neurosciences. Je me rattache à une
lignée philosophique qui consiste à déconstruire, mais de l'inté rieur, la tradition métaphysique. Les quelques
pas hors de la discursivité philosophique que j'ai risqués m'ont menée vers la littérature et la peinture, jamais
vers les savoirs constitués. Quand je traite l'animal philosophiquement comme une figure, j'y vois un
réservoir d'arguments disponibles pour le grand radotage spéculatif sur le propre de l'homme, et par
conséquent déconstructibles à partir d'un souci non plus métaphysique mais ontologique.
Peut-on imaginer que votre réflexion sur l'animalité et plus généralement sur le vivant est une réponse
implicite voire explicite aux grandes questions qui traversent l'ontologie et la métaphysique occidentales: les
distinctions et hiérarchies entre les êtres vivants, le rapport de l'Être pensant Homo sapiens sapiens à
l'animal qui est souvent supposé n'être que de la « viande à quatre pattes », la question du rapport de l'âme
et du corps, la question de l'âme des animaux? Pour ma part j'associe- rais volontiers votre travail à une
lecture en termes de « devenir-animal» au sens deleuzien du terme (3). Pensez-vous l'animal comme un deve
nir comme on a pu penser le devenir-femme, le devenir-philosophe (4) ou le devenir-minoritaire? Cette
analogie animal/femme/minoritaire est féconde, et il est probable qu'elle a joué un rôle dans mon parcours;
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mais je ne m'y suis pas attardée, de peur qu'elle ne serve à me dérober devant une question difficile, parce
que singulière et universelle, et surtout peu frayée en dépit de ou à cause de sa radicalité: celle de l'animal.
Une grande philosophie rencontre immanquablement la question de l'animal, comme une épreuve de vérité.
Seulement, il fallait relever un philosophème insistant et le faire passer du statut de thème récessif à celui de
motif dominant. J'ai relu certains textes que je connais- sais bien pour les avoir expliqués en enseignant
l'histoire de la philosophie, je les ai relus en pensant très fort aux animaux, mais en ne me fermant pas à tout
le reste. Il s'est agi alors d'observer comment fonctionnait ce thème de l'animalité dans l'économie de chaque
oeuvre et dans l'enchaînement historique des philosophies.
Force a été de constater qu'il n'y avait pas une trajectoire univoque. Ce qu'on trouve le plus facilement, c'est
la tradition métaphysique, idéaliste, spiritualiste, qui dévalue]' animal. Ce qu'on voit moins distincte- ment,
mais qui existe par à-coups, avec la force d'une résistance à la pensée dominante et la prudence d'une
clandestinité c'est l' orientation sceptique, ou le mouvement empiriste qui a réhabilité l' animal. Vous, en tant
que philosophe, diriez-vous que nous sommes des bêtes? Il Y a deux réponses possibles à cette question.
Étymologiquement, si j'ose dire, nous sommes des animaux car il ne faut pas oublier qu'il y a anima, âme en
latin, dans « animal ». Mais direz-vous, qu'entendez-vous alors par âme? Je ne déteste ni le mot ni l'idée que
je trouve plutôt moins sotte et moins inopérante que d'autres. À condition de faire de l'âme quelque chose de
matériel, comme le pensaient les matérialistes de l'Antiquité, Épicure et Lucrèce, et les philosophes du XVIII
siècle, Diderot, Maupertuis, La Mettrie et les autres. Il suffisait pour eux que l'âme soit composée d'une
matière extrêmement subtile. Si nous sommes tous des êtres psychiques, animés, en ce sens nous sommes
tous des animaux. Je ne souhaite pas définir quelque « propre de l'Homme », je trouve même cela dangereux,
parce qu'il y a toujours des hommes qui en sont exclus à cause de leur déficience ou leur différence. Par
contre, à la question " sommes- nous des bêtes», je répondrai en second lieu: non, les déterminismes qui nous
font agir et penser sont infiniment plus complexes, plus subtils. Pour me résumer, je me rallie au continuisme
et donc au monisme, mais je considère que ce n'est pas parce qu'on assigne l' Homme à la nature qu'on ne
peut pas le considérer comme différent des autres animaux. Charles Darwin et Jean Rostand méritent qu'on
les relise. Même si Rostand a écrit des textes eugénistes, comme du reste tous les biologistes de son époque,
il a su tenir une position matérialiste non réductionniste, et ce n'est pas par hasard si un penseur des limites et
de la prudence, le biologiste et généticien Jacques Testard, lui a consacré un livre (5). Permettez-moi de vous
citer un passage du Ce que je crois de Rostand: « Persuadé que la conscience ne peut exister
indépendamment d'un substrat matériel, je suis fermement "moniste" et ne vois d'ailleurs qu'une nuance entre
le monisme dit matérialiste et le monisme dit spiritualiste: que tout soit appelé matière, ou tout appelé
pensée, cela revient quasiment au même» (6).
Les questions posées aujourd'hui par les débats contemporains qui traversent l'éthologie, la primatologie
mais aussi d'autres disciplines (7) concernent la « frontière» entre l'animal et l' humain. Il semblerait que
cette frontière, qui est supposée distinguer l'être humain des animaux supérieurs, soit en train de devenir de
plus en plus poreuse... L'essentiel c'est d'être darwinien, de se rallier à ce qu'on nomme « la théorie
synthétique de l'évolution ». Alors, on peut discuter, on peut disputer dans une aire d'acceptabilité. Ce qui est
absolument intolérable c'est de voir soutenir une conception créationniste, métaphysique, spiritualiste,
religieuse du « propre de l'Homme », de la. destination de l'Homme. Tout cela a fait son temps ou, plus
exactement, ne nous a pas préservés du pire de ce temps. Quand on se situe dans une perspective néodarwinienne, on sait que ce «propre», cette caractéristique spécifique de l'Homme, par exemple le langage,
est apparue tardivement. La capacité de se représenter, le langage conceptuel, l'aptitude à se servir du
langage pour déclarer ou pour raconter, semblent indéniablement le fait de l'Homme. Même les
primatologues et les philosophes analytiques les plus naturalistes vous diront qu'il y a une spécificité du
langage humain. Mais cette singularité n'est pas une essence, une nature, elle a été acquise au cours de
l'évolution comme Darwin l'a montré et comme les travaux qui se sont inscrits dans sa postérité l'ont
confirmé. Cette perspective évolutionniste, nous devons en faire le cadre de toutes nos réflexions sur
l'Homme et l'anima1. J'en exclus évidemment les retombées idéologiques fascisantes et racistes qui, sous le
nom de darwinisme social puis de sociobiologie, ont falsifié le message darwinien. Les travaux de Patrick
Tort ont parfaitement clarifié la question, en faisant apparaître le concept qui règle la pensée darwinienne de
l'évolution sociale: "L'effet réversif de l'évolution". Une fois que la sélection naturelle a joué son rôle dans le
développement de la rationalité et des instincts sociaux, il y a un moment où ces instincts sociaux se
développent, s'élargissent et où l'évolution et la sélection font que les hommes civilisés ont des
comportements anti-sélectifs et protègent les faibles. Maintenant, y a-t-il des comportements moraux
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extraordinaires qui échapperaient à cette appréhension, qui vont au-delà de cette norme naturelle sociale? Je
n'en suis pas sûre. Mais vous voyez que je n'en suis pas à prétendre que l'Homme n'est qu'un animal, ce qui
serait d'ailleurs stupidement non dialectique. Je crois par exemple que l'érotisme ou bien la pudeur, ces deux
conduites excessives et d'une extrême complexité biologique, psychologique et culturelle, révèlent une
spécificité de l'humain. Il y a quelque chose de pervers, de polymorphe, quelque chose d'empêché et
d'erratique dans la sexualité humaine qui n'existe jamais chez les animaux. Plusieurs accidents génétiques
imprévisibles et sans finalité nous ont faits, pour un temps indéterminable, ce que nous sommes ou croyons
être. Il s'est passé quelque chose, Homo sapiens sapiens a surgi et nous voici nous interrogeant de façon de
plus en plus précise sur notre généalogie animale. Il s'est passé quoi? Voilà la question, même si ce n'est
peut-être pas l'objet proprement dit de notre entretien. Peut -être quelque chose que des biologistes et des
primatologues ont appelé la« néoténie ». Tout se serait passé comme si le devenir - homme avait été le
résultat d'un accident de l'évolution: des primates non pubères auraient réussi à se reproduire et auraient été à
l'origine d'une lignée de prématurés, les humains que nous sommes. L'Homme serait d'âge en âge un
prématuré. C'est sans doute cela l'événement qui a eu lieu: la transmission d'une immaturité biologique,
réclamant une maturité sociale, d'une relative non programmation, d'une ouverture inouïe des possibles.
Je voudrais vous poser une question qui concerne la distinction entre l'animal et le vivant. On estime
généralement que les animaux sont des vivants, mais peut-on imaginer des vivants qui ne seraient pas des
animaux ? Je ne pense pas seulement ici aux plantes. Nous avons une idée a priori de la vie et du vivant qui
risque de nous poser problème ou de nous réserver quelques surprises si par exemple un jour on pouvait
attester d'une vie extraterrestre ou non terrestre. C'est une question qui me paraît philosophiquement
intéressante. Qu'en pensez-vous? Je prendrai dans un premier temps la question à l' inverse. Je crois que
parler des animaux c'est par- 1er de quelque chose de concret, de singulier, et qui est l'objet de la zoologie, de
l'éthologie, ou qui relève des choses de la vie. En revanche, lorsqu'on parle du «vivant », on fait plutôt de la
biologie, et là il Y a déjà une différence fondamentale. Le vivant est devenu un concept abstrait, général,
désignant les règnes végétal, animal, humain, alors que dans l'Antiquité et au Moyen-âge il désignait par
excellence le divin et le démoniaque, la vie par excellence. Les philosophes de la période classique, des
Lumières et du XIX è siècle parlent plutôt des animaux que des vivants; cela montre qu'ils se rallient à une
conception commune, doxique, avant que n'apparaisse, du fait de la pratique systématique de
l'expérimentation, le . concept théorique de vivant. On doit en tout cas, me semble-t-il, maintenir la
différence entre la représentation scientifique du vivant et la notion familière d'animal, toute pleine
d'expérience humaine, mêlée de croyances, de mémoire, de peurs, de tendresse, de scories merveilleuses.
Maintenant, peut-on dire qu'il y a des vivants autres que des animaux et des hommes, d'autres mondes
habités par quelque chose comme des « âmes» ? Je ne puis répondre que de manière oblique à votre question.
Un thème philosophique récessif mais récurrent m'a toujours intéressée, c'est celui de la pluralité des
mondes, cette grande idée matérialiste de Lucrèce, de Cyrano de Bergerac, de Fontenelle, et qui traverse la
pensée de Leibniz. C'est une hypothèse sceptique, porteuse de la plus inquiétante subversion, et d'abord
contre la révélation judéo-chrétienne. S'il y a d'autres mondes habités, en effet, pourquoi Dieu ne se serait-il
pas adressé aussi - par la parole ou par un autre médium? - aux êtres qui y vivent, pourquoi se serait-il fait
Homme, c'est-à-dire Terrien, et non pas aussi habitant de la Lune? Vous voyez les abîmes de doute où peut
mener cette conjecture. Mais, pour être tout à fait franche, votre question me déstabilise un peu, car j'ai une
vieille propension ptoléméenne à penser que les vivants vivent sur« le plancher des vaches », dont font partie
l'air et l'eau, naturellement, et que la profusion, la diversité des vivants réels qui existent, ont existé,
disparaîtront, mérite plus d'étonnement que les animaux fabuleux. Voilà tout ce que je peux vous dire, dans
la mesure où je suis assez ignorante de la science- fiction, bien que j'ai été bouleversée par le personnage
d'ET. On peut aussi penser à Alien qui est un «monstre absolu». C'est aussi de la philosophie...
Je n'ai pas eu envie de voir A lien. Ce qui me paraît précieux dans le vivant, dans l'animal, c'est sa précarité,
sa vulnérabilité, c'est le « naître pour mourir ». L'idée d'un vivant immortel me semble revenir à quelque
chose comme Dieu, les anges et le diable, et je dis non merci! Au fond le thème d'une vie ailleurs ou
autrement que dans notre ici- bas m'indispose, car elle ressemble à l'idée d'une vie après la mort: c'est la porte
ouverte à toutes ces sornettes dont nous devons faire une critique systématique si nous voulons avoir le droit
d' espérer un ici, un maintenant et un avenir moins homicide, moins zoocide aussi. «Ma sévérité envers
l'occultisme, écrit encore Rostand [mais sa critique, je le reconnais volontiers, pourrait épargner la sciencefiction qui ne prétend pas à un au-delà du rationnel] n'est point refus de l'inconnu. Bien au contraire, c'est
dans la mesure où la nature toute normale me paraît emplie de vrais et francs mystères que je repousse ces
mystères de mauvais aloi. Il y a pour moi plus d'inexplicable dans le protoplasme que dans l'ectoplasme,
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dans la division d'une cellule que dans toutes les histoires de tables tournantes et de fantômes» (8) - et,
ajouterais-je, de bêtes fabuleuses. Il existe un roman de science-fiction de Simak (9) où les chiens racontent
à leurs chiots, le soir à la veillée, des histoires sur l'origine et le devenir des humains. C'est un peu la fiction
du chien devenu anthropologue des mythes humains. Le sens commun dit d'ailleurs à leur propos: « Il ne
leur manque que la parole ». C'est la raison pour laquelle j'ai été frappé par le beau titre de votre ouvrage
qui exprime à la fois l'énigme abyssale de l'animal qui ne parle pas mais avec lequel on communique malgré
tout, et la condition de ce vivant qui subit sans broncher toutes les violences humaines. Lorsqu'on regarde un
porc qui va à l'abattoir ou tout autre animal qu'on amène au sacrifice, il y a une empathie immédiate, une
sympathie, une communication affective, il y a quelque chose qui passe, cela tout le monde le sait (10).
Évidemment nous aimerions tous que les chiens, les chats ou les chimpanzés parlent, mais ce ne sont que des
animaux...
Wittgenstein disait: «Si les lions pouvaient parler, nous ne pourrions pas les comprendre». Certes, nous
sommes prisonniers du langage articulé qui commande toutes nos représentations, qui constitue pour nous le
monde: les plus libres et inventifs d'entre nous restent enfermés dans la clôture de la représentation. Ce qui,
en principe, exclut toute possibilité d'empathie. Et pourtant, les recherches actuelles en primatologie attestent
que nous pouvons communiquer par ordinateurs, par le langage américain des sourds-muets, avec les singes
supé- rieurs. C'est pourquoi certains ont été jusqu'à réclamer au profit des chimpanzés l'extension des droits
de l'Homme....
On pourrait peut-être aussi envisager que nous sommes incapables de communiquer avec toutes sortes
d'êtres parce que nous ne pouvons même pas imaginer qu'ils existent. Et pourtant les Terriens envoient
régulièrement des messages dans le cosmos à l'intention d'hypothétiques intelligences extra terrestres et il
existe des pro- grammes d'écoute du ciel dans l'espoir de capter des signes de vie «ailleurs» (11). C'est
évidemment élargir considérablement l'horizon métaphysique. D'un autre côté nous ne connaissons pas
toutes les formes animales vivantes, il y a des espèces qui disparaissent ou qui ont disparu et d'autres que
nous ne connaîtrons peut-être jamais, mais nous avons une idée intuitive du vivant et de la vie. Ceci pour
dire qu'en rencontrant d'autres formes de vie que celles que nous connaissons, nous serions peut-être devant
quelque chose de proprement stupéfiant. Je trouve que les philosophes manquent là un peu d'audace. Qu'en
pensez-vous?
Vous ouvrez une porte sur le gouffre inexplorable d'un au-delà de la représentation que nous pouvons avoir
de la vie et de l'être. Il est vrai que l'étonnement philosophique ne porte jamais sur ce qui pourrait être mais
sur ce qui est. Je ne crois pas que ce soit pusillanimité mais bien plutôt souci du monde que ce refus de
l'utopie et de la science- fiction. La question de l'animal est-elle liée pour vous à une ontologie du
vivant? Comme je vous l'ai dit, je ne récuse pas l'idée d'une expérience ontologique ou d'un point de vue
ontologique en tant qu'il s'oppose aux systèmes métaphysiques. Il y a un balbutiement onto- logique - que
risquent certains poètes et bien peu de philosophes - qui me semble très efficace pour déconstruire les grands
systèmes métaphysiques. Mais je dois avouer que je ne cesse de me reprendre sur une idiosyncrasie vitaliste.
Je suis marquée par Diderot, par Maupertuis, mais aussi par le romantisme allemand, par delà l'opposition du
Romantisme aux Lumières. En même temps, je vois le danger théorique et politique que peut représenter le
vitalisme. Si je définissais l'ontologie de la vie qui est la mienne, je dirais que le « matérialisme enchanté»
dont je me réclame implique un rapport à l'être qui conduit à une méditation plu- tôt qu'à une réflexion sur
l'énigme de la vie dans le vivant. Je ne voudrais pas vous lasser avec Rostand mais, tout de même, encore ce
passage: « Incohérente, imprévoyante, gaspilleuse, tumultueuse, insoucieuse de l'échec comme de la réussite,
œuvrant désordonnément dans tous les styles et dans toutes les directions, prodiguant les nouveautés en
pagaïe, lançant les espèces les unes contre les autres, façonnant à la fois l'harmonieux et le baroque, lésinant
sur le nécessaire et raffinant sur le superflu, créant indifféremment ce qui doit succomber demain et ce qui
doit traverser les âges, ce qui va dégénérer et ce qui va persévérer dans le progrès ainsi nous apparaît la vie
évoluante et qui, tout à la fois, nous stupéfie par la puissance de ses talents et nous déconcerte par]' emploi
qu'elle en fait» (12). Ce texte semble écrit par Diderot ou Buffon, et il est en même temps celui d'un
biologiste du XX è siècle! Mais je répondrai encore mieux à votre question en citant une phrase par laquelle
Merleau-Ponty me semble déclarer l'orientation ontologique de son travail: " On voit le protoplasme bouger,
une matière vivante qui bouge, à droite, la tête de l'animal, à gauche, la queue. À partir de ce moment,
l'avenir vient au- devant du présent. Un champ d'espace-temps a été ouvert: il y a là une bête» (13). Une
remarque de Claude Lévi-Strauss me vient encore à l'esprit: il a écrit ou dit que c'était dans les concepts
biologiques que résidaient les derniers vestiges d'une transcendance. En même temps, cette position me
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semble de plus en plus difficile à tenir, parce que l'idée de fabriquer la vie est en train de se réaliser.
Vous pensez sérieusement, au nom d'un matérialisme enchanté, non réducteur ou dialectique, qu'il est
possible d'engendrer, de créer, dé-fabriquer ou de produire du vivant à partir de l'inerte?
Nous n'y arrivons pas encore, mais nous y arriverons sans doute un jour. Avec la mutation que représente la
biologie moléculaire, le physico-chimique a saisi la totalité du vivant. La physique des parti- cules s'est
emparée du biologique. Il n'y a plus de spécificité de la vie.
Hans Jonas remarque que jusqu'au début de la pensée moderne à la Renaissance la vie était évidente,
naturelle et compréhensible et que la mort représentait au contraire un problème. Le pan vitalisme était par
conséquent la vue englobante et la mort le fait particulier à explique/: Après la Renaissance, c'est la mort
qui est la chose naturelle et la vie devient le problème. Aujourd'hui le pan - mécanisme est l'hypothèse
englobante et le monisme vitaliste a été remplacé par le monisme mécanique. « En conséquence, écrit Jonas,
c'est l'existence de la vie au sein d'un univers mécanique qui à présent appelle une explication, et cette
explication doit être fonction du sans vie» (14). Les chercheurs se posent donc les questions de l'origine de
la vie, de la nature du vivant, voire de la finalité de la vie. Quelle différence y a-t-il en effet entre un amas de
cellules plus ou moins complexe et ce qui fait qu'un amas de cellules plus ou moins organisé devient un être
vivant? La transcendance du vivant est par conséquent un problème qui se pose à partir du saut de l'inerte
vers le vivant. Buffon disait déjà que Je vivant et l'animé étaient une propriété physique de la matière et qu'à
partir de « l'océan primitif », ensemble désordonné de « matières huileuses et ductiles », et par des
combinaisons rendues possibles par un simple échauffement mécanique, étaient apparues les molécules
organiques qui étaient à l'origine de la vie. Diderot reprend ce thème dans la Lettre sur les aveugles, puis
dans Le Rêve de d'Alembert (15), et Rostand est leur continuateur. Mais ces problématiques datent désormais
et je pressens que dans quelques années les questions que nous nous posons seront complètement obsolètes.
Même l'image d'une « soupe primitive» apparaît aux scientifiques d'aujourd'hui comme une conception
encore vitaliste, une illusion que les savoirs contemporains achèvent d'ébranler.
Une fois que le biologique ou le vivant est là on fait du vivant à partir du vivant, mais pour l'instant on ne
fabrique pas encore du vivant à partir de l'inerte. Mais on le fera sans doute bientôt. Vous avouerez que
fabriquer un vertébré ou un mammifère cloné c'est déjà lui ôter une partie considérable de son originalité qui
vient de l'union de deux êtres différents. Les partisans du clonage nous disent qu'un être humain ne se réduit
pas à ses gènes. Qu'en savons-nous? Où en sommes-nous au sujet des parts respectives de l'inné et de
l'acquis? Avec la pratique du clonage, l'énigme du vivant a« pris du plomb dans l'aile». D'un point de vue
éthique quelle est votre position sur le clonage thérapeutique, l'utilisation des embryons, des biomatériaux,
l'utilisation de la « viande humaine» en somme, vieille ou jeune, à diverses fins? Êtes-vous pour le droit
absolu à la recherche, pour un moratoire, pour l'interdiction? Je ne peux pas vous répondre précisément,
parce que je manque de moyens pour penser ces choses, que je me méfie de mes tendances passéistes, que
j'ai peur de l'émergence, non d'un autre Homme mais d'un être autre que l 'Homme. En même temps je récuse
toute prétention à définir l'essence ou la nature humaine. Prise dans cette double injonction - limiter d'une
part, ne pas circonscrire de l'autre -, vous comprendrez que je sois toujours en faveur des moratoires!
Si l'on admet la position cartésienne, jusqu'à quel point peut-on soutenir que l'être humain peut être maître
et possesseur de la nature, y compris de sa propre nature? A-t-on le droit? Et si oui pourquoi et au nom de
quoi? Pour Descartes l'Homme n'est pas seulement un être de la nature. Ceci dit, à quel titre, au nom de
quoi, l'Homme n'aurait-il pas le droit de transformer sa nature? Qu ' est-ce que vous en pensez, vous? J'y
suis opposé pour des raisons politiques de fond. Ce serait permettre en effet aux apprentis sorciers désireux
de breveter le vivant, en commercialisant la vie comme une marchandise ordinaire, de déchaîner des
processus incontrôlables et irréversibles. Certains chercheurs imaginent déjà les étapes suivantes à travers
les manipulations génétiques intra et interspécifiques assistées par les nanotechnologies, l'informatique et
les neurosciences. Ils voudraient créer des êtres mixtes, des artefacts, des chimères qui seraient à la fois
issus du clonage et des divers traitements transgéniques (16). Nous allons vers un monde grouillant où la
science-fiction est en train de se réaliser sous, nos yeux. L'intérêt de ces êtres mixtes? La raison
technologique, la maîtrise. Certains prophètes de la computation envisagent la possibilité d'implanter des
ordinateurs miniaturisés dans le cerveau en associant étroitement la matière cérébrale et la matière
informatique pour fabriquer des cybernanthropes de troisième génération. D'autres fanatiques de
l'intelligence artificielle envisagent de construire des cerveaux artificiels, des machines «super intelligentes», des «artilects» qui rivaliseraient avec les humains avant de les coloniser et de les soumettre
(17).
Votre analyse me semble juste, ainsi que votre refus de la réification universelle. Mais vous ne prenez pas en
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compte l'autorité catégorique de l'argument humaniste, humanitaire, philanthropique: pour pallier certains
handicaps comme la paralysie et la cécité laissons la recherche bionique se développer sans l'entraver... Que
répondre? Revenons, si vous le permettez, à l'animal et à la question du fondement philosophique du respect
de la vie. Faut-il respecter toutes les formes de vie?
Non et du reste cette question est un piège. Il est tout à fait indiscutable que nous devons pou- voir utiliser
des formes de vie larvaires, inférieures à des formes de vie plus évoluées. Mais alors jusqu'où ira-t-on dans la
hiérarchisation des formes de vie? Comment éviter l'arbitraire et le relativisme culturel ? C'est en effet la
question des niveaux et des limites: quels sont les êtres vivants qui ont droit au respect de leur vie?
Il faut se débarrasser du « respect », concept moral qui n'a été forgé par Kant que pour affirmer une
distinction entre l'homme, seul digne d'un absolu respect parce que rationnel et libre, et les autres êtres
vivants qui doivent être considérés comme de purs moyens et évalués selon leur prix.
Il y a beaucoup d'hommes qui ne sont ni rationnels ni libres. Leur doit-on le respect au sens où l'entend
Kant? Vous avez cité Jonas. Avec lui, je veux substituer la« responsabilité» au« respect ». Et la question
revient alors à ceci; est-ce que nous sommes responsables de toutes les vies, même animales? Je dirai oui, et
d'autant plus que les bêtes sont domestiques, destinées par notre histoire à nous servir et à nous nourrir,
d'autant plus qu'elles sont sauvages et qu'elles ne nous doivent rien, mal aussi, «naturellement », d'autant plus
que les animaux sont des vertébrés, plus encore des mammifères. Ce qui implique de lutter contre J'obsession
anthropocentriste qui dispose, sans état d'âme, de toute vie au bénéfice de l'Homme. Il faut développer un
anthropomorphisme éthique, tenter de s'imaginer à la place des bêtes, pouvant souffrir et avoir peur comme
elles, il faudrait être «voleur de feu, chargé de l'humanité des animaux mêmes», comme écrivait Rimbaud. Si
tous les vivants n'ont pas le même droit de vivre, qu'est-ce qui fonde alors le droit de tuer un animal? Rien.
On répète à l'envi que dans la Genèse Dieu a donné à l'Homme le pouvoir de nommer et de dominer les
animaux. Mais dans la Genèse même il est précisé que les hommes n'ont eu le droit de tuer les animaux pour
les manger qu'après le Déluge, quand Dieu a vu combien l'Homme était mauvais. Du reste, si l'on s'en tient à
La Bible, il est tellement regrettable de devoir tuer pour se nourrir qu'il faut manger seulement le corps de
l'animal et ne pas absorber son âme qui ne fait qu'un avec son sang: c'est pourquoi, dans J'abattage rituel, on
vide l' animal de son sang avant qu'il ne meure. Cela peut paraître une pratique cruelle aujourd'hui, mais dans
La Bible et Le Talmud c'est une marque d'égard envers les autres «animés». L'abattage en vue de la
nourriture est donc un crime, mais autorisé dans certaines conditions. Il y a, d'une toute autre part, la tradition
végétarienne antique de l'abstinence de viande, très vivante chez les Grecs Théophraste et Plutarque, chez le
poète latin Ovide qui dit ne pas comprendre comment le laboureur peut manger son compagnon de labeur.
En fin de compte, rien ne fonde, si « Dieu est mort », le droit de tuer des animaux, de chasser, de pêcher, de
faire des expériences sur eux. II y a là une alternative claire: ou c'est Dieu qui donne aux hommes le droit de
tuer les bêtes ou les hommes commettent un crime. On vous répondra que c'est pour manger!
De Homère à Derrida, la question se pose: que manger, comment manger, pourquoi la viande? Ce qui
caractérise l'Homme qui, à peu de choses près, ne dispose pas d'un capital génétique supé- rieur à celui du
chimpanzé, c'est de chasser et de manger de la viande. L'Homme a imité les loups, il s'est mis à chasser
comme eux et à rapporter la nourriture aux siens. On explique le développement cérébral très rapide, il y a
cinq ou sept millions d'années, par la condition nouvelle de carnivore. Mais on ne chasse et ne pêche pas
toujours pour manger. On ne fait pas non plus des expériences sur les animaux et on n'organise pas des
corridas pour manger! Si on laisse de côté la question de la nourriture - question fondamentale car elle est à
l'articulation du corps et de la nature, du crime et de la vie -, le droit de tuer que les hommes s'arrogent n'est
fondé sur rien sinon sur la certitude narcissique de leur excellence. Une certaine pensée matérialiste
positiviste explique qu'il Y a un cycle vital: le ver de terre se fait manger par la poule, la poule par le renard
et ainsi de suite... Tel est en effet le cycle de la nature. Or, nous nous vantons de notre humanité, de notre
liberté et nous pensons pouvoir échapper à cette loi de fer. Mais il faut choisir. Ou bien nous sommes dans
l'excellence humaine, la différence, le propre de l'Homme, etc., et alors nous arrêtons de tuer des innocents
pour les manger car nous pouvons parfaitement vivre sans ingérer de la viande. Ou bien il faut consentir au
fait que nous sommes dans la continuité de la chaîne animale, et alors on peut persister à tuer pour se nourrir.
Personnellement je mange de la viande, car être végétarien c'est se couper des siens puisqu'on ne peut plus
partager leurs repas. J'aime dans l'Évangile cette fête magnifique du retour du fils prodigue en l'honneur
duquel on tue le veau gras. Et je suis très mal à l'aise avec les végéta- riens, ce sont des gens qui m'angoissent
à mort, ils ne boivent pas, ne fument pas, se sentent purs... C'est un néo-ascétisme terrifiant, presque
totalitaire ! Lors des repas partagés avec eux on a l'impression d'être d'une telle grossièreté morale. Peu de
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philosophes s'intéressent à la nourriture, à part peut-être aujourd'hui Michel Onfray (18). Ludwig
Feuerbach avait déjà relevé que l'estomac de l'homme n'est pas un être animal, mais un être humain parce
qu'il est universel et ne se contente pas d'une nourriture particulière. « C'est juste- ment pourquoi l'homme
échappe à la rage gloutonne qui jette la bête sur la proie. Conserve à l'homme sa tête, mais donne lui
l'estomac d'un loup ou d'un cheval, il cesse à coup sûr d'être un homme. Un estomac borné ne s'entend
qu'avec une sensibilité bornée, autrement dit animale» (19). Dans de nombreuses cultures les sacrifices
animaux, voire l'anthropophagie plus ou moins rituelle, consistent à s'approprier les qualités de l'animal ou
de l'être humain. Ne pourrait-on pas dire que manger un être vivant c'est d'abord s'approprier ses qualités?
Le texte de Feuerbach que vous citez est magnifique. Mais je rencontre ici le concept de Jacques Derrida,
celui de carno-phallogocentrisme (20). L'ingestion de viande rouge, sanglante, représente l'appropriation par
le mâle humain de la force ani male. Il y a là une symbolique assez limpide. Mais, de toutes façons, ce n'est
aucunement mépriser un animal que de le manger, encore faut-il ne pas l'avoir élevé ou tué n'importe
comment. De ce point de vue nous avons encore beaucoup de leçons à recevoir des sacrifices antiques, grecs
ou hébraïques. Les travaux de Henri Hubert et Marcel Mauss à ce sujet sont passionnants (21). Si nous nous
arrogeons le droit de tuer l'animal, c'est que nous exerçons d'une certaine manière le droit du plus fort.
Jusqu'où peut aller ce droit, comment doit-on traiter les animaux? Y a-t-il des droits pour l'animal? (22).
Que nous ayons des devoirs envers les animaux, je crois qu'il serait très grave de le nier. Les gens qui le
contestent aujourd'hui sont parfaitement inconscients de ce qui est, et surtout de ce qui vient. Ils ne
comprennent pas que les manipulations génétiques auxquelles nous nous livrons aujourd'hui sur l'animal
concerneront l'Homme dans un avenir très proche, comme vous venez de le souligner. La manière dont nous
traitons l'animal et les devoirs que nous avons vis-à-vis de lui constituent une question politique. Tôt ou tard
en effet le rapport à l'animal se répète dans le rapport de l'Homme à l'homme. Je reprends ici Marx: le rapport de l'Homme à la nature commande le rapport des hommes entre eux. Et je déplace son assertion en
disant que le rapport de l'Homme à l'animal commande le rapport des hommes entre eux: ce qui modifie la
pensée marxiste dans un sens resté ignoré de Marx et de Engels qui considèrent les animaux comme des êtres
purement «en-soi», incapables de « pour-soi », ce en quoi ils continuent, sans le savoir ni le vouloir, une
tradition idéaliste et même pré-hégélienne. Maintenant peut-on affirmer que les animaux ont des droits? Il est
très difficile de le dire dans la mesure où ils ne contractent pas. Mais ce n'est pas parce qu'on ne peut pas
passer contrat qu'on ne dispose pas de droits: les enfants, les handicapés mentaux, certains vieillards en sont
la preuve. La tutelle est un dispositif juridique qui permet que les êtres prétendument libres et rationnels
n'aient pas seuls droit au droit. Mais cette question est très compliquée parce qu'il faudrait établir un droit
gradua- liste: les droits du moustique ne sont évidemment pas ceux du chimpanzé. Ce droit gradualiste soumis aux dernières découvertes scientifiques rencontre bien des difficultés. Il n'empêche que nous devons
défendre cette idée limite d'un droit pour les animaux. Il existe une « Déclaration Universelle des Droits de
l'Animal », faite sous l'égide de l'UNESCO, qui est très naïve, mais qu'il faut prendre comme un mythe ou
comme une métaphore, et qui donne à réfléchir et à agir. Par ailleurs, je viens d'évoquer ce programme
antispéciste qui revendique les droits de l'Homme pour les chimpanzés. Dans un premier mouvement
irréfléchi, j'ai trouvé cela très bien. Dans un second mouvement, je pense que ça ne peut que braquer les
défenseurs des Droits de l'Homme. Il est extrêmement contre-performant d'émettre une demande aussi
radicale que celle-là. Je crois que l'on peut se contenter de réclamer des droits pour les animaux, pour les
chimpanzés notamment, sans pour cela les faire bénéficier d'une extension des Droits de l'Homme. Ce qui
m'avait particulière- ment frappée dans une discussion parue dans la revue Le Débat, il y a près de deux ans,
c'est que la militante qui défendait ce point de vue, Paola Cavalieri, avait consacré toute une partie de son
article à une mise en cause du tribunal de Nuremberg (23). Vous voyez à quel point la question animale
relève du politique puisque quelqu'un ose évoquer le tribunal de Nuremberg pour dire que l'exigence
d'expérimenter sur l'animal avant d'expérimenter sur l'Homme est inadmissible. On constate ici que certains
défenseurs du droit animal sont vraiment anti-humanistes, je veux dire politiquement désastreux. Certains
écologistes expliquent qu'il faut respecter les animaux au nom de la biodiversité, qu'il est détestable que les
tigres, les éléphants, les rhinocéros, etc., disparaissent. D'autres pensent comme Brigitte Bardot que les
bébés phoques méritent attention... Je suis d'accord avec cette idée, pourvu qu'on n'oublie pas les bébés
humains... En effet! La question qui se pose alors philosophiquement est peut-être celle-ci: comment peuton imaginer l'articulation correcte entre la lutte pour un monde humain et la lutte pour le respect du monde
animal, de sorte que ces deux mondes soient « co-vivables» ? Je vous le redis, je me considère comme
héritière de Michelet, de Hugo, de Schœlcher, de Clémenceau qui étaient obsédés par la souffrance animale
et par l'idée d'un droit des animaux. Cette question a eu un véritable statut dans la tradition française,
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républicaine et démocratique. Par ailleurs, je suis plus que mal à l'aise face à la misanthropie et souvent
même au racisme de certains défenseurs des animaux. Je voudrais vous raconter une anecdote. Il y a une
quinzaine d'années, je suis allée à une manifestation de différentes sociétés de protection animale, la seule
d'ailleurs à laquelle j'ai jamais participé.
On rencontre aujourd'hui l'animal sous trois figures essentielles dans les « pays développés ». Comme
animal sauvage ou exotique, fantasmé dans l'imaginaire ou parqué dans les zoos. Comme animal utilitaire
voué à l'abattage et à la consommation de masse, à l'expérimentation scientifique ou à l'industrie
cosmétique. Comme animal de compagnie enfin. Il me semble que ces figures de l'animal ne sont pas
équivalentes. Or, l'animal de compagnie, aujourd'hui survalorisé, a tendance à faire oublier le sort réservé
aux autres figures de l'animal. Jusqu'à quel point admettriez-vous qu'un chien, un chat ou tout autre animal
de compagnie puisse faire partie de la famille? (26).
Je l'admets sans concession! Un chien fait partie de la famille et de l'être le plus intime de son maître, ce n'est
pas à vous que je vais l'apprendre. Mais je dirai que les animaux de ferme aussi, ces travail1eurs, ces
fournisseurs, appartenaient à la maisonnée. C'est une époque révolue, et il n'est pas sûr que l'Homme n'ait pas
perdu un peu de son humanité du fait de l'agriculture et de l'élevage intensifs et motorisés. Regardez la
couverture de mon livre, cette reproduction d'un tableau de Chagall intitulé L'Étable. On ne voit pas bien où
est la bête, elle est partout, à l'intérieur et sortant la tête à travers le toit, elle semble emplir la mai son de sa
chaleur vitale. L'animal domestique reste la plus grande énigme. Je suis intéressée par les travaux de
Dominique Lestel qui étudie les «communautés hybrides» hommes-animaux (27). Bien que les singes ne «
parlent» pas spontanément, ce que nous appelons proprement parler, pour- quoi tenons-nous malgré tout à les
faire parler, demande-t-il ? Et il répond que c'est à cause de la souffrance que suscite notre solitude dans la
nature. Il construit ainsi ce concept de « communauté hybride» en constatant que le primate développe ses
capacités lorsqu'il est en présence de l'Homme et qu'il n'agit pas avec lui comme il le fait avec ses
congénères. Ce qui est vrai des rap ports entre les primatologues et leurs singes l'est aussi de nos rapports
avec les animaux domestiques. On arrive ainsi à faire de son chien ou de son cheval un compagnon, un
interlocuteur, un ami, un médiateur. Il est question de 1 'Homme dans le propre du chien et il est question du
chien dans le propre de l'Homme: ainsi s'énonce mon existentialisme. À quoi il faut ajouter ce constat que
l'Homme est un dieu pour le chien. Les animaux domestiques nous rappellent peut- être la vie de la nature
que nous avons perdue?
Oui et ils citent quelque chose de la campagne d'où nous venons tous plus ou moins et de façon plus ou
moins lointaine. C'est une forme de rap pel à la vie brute, pré-réflexive, pré-linguistique, c'est notre manière
de rester encore enfants! Avec un peu de senteurs des chemins de la Forêt- Noire, si je puis me permettre...
Heidegger est pour moi un philosophe incontournable, mais il n'a pas su penser l'expérience existentielle
qu'est l'animal pour l'Homme. Il nie, par exemple, que le chien puisse partager la mai- son avec nous. J'ai
envie de dire de lui ce que Schopenhauer disait de Spinoza, lequel niait que nous ayons un quelconque devoir
envers les ani maux: on voit qu'il n'a jamais eu de chien! Car il y a là une expérience spécifique et une joie
tout à fait particulière que ne se représentent pas ceux qui ne vivent pas avec un animal domestique. C'est
quelque chose de très fort, et qui malheureusement dégénère parfois en conduites pénibles: des gens
complètement fixés sur leur animal ou qui l'ont humanisé, c'est-à-dire détruit. Il est très difficile de vivre
avec une bête. Dans ma famille, nous avons eu l'habitude d'accepter la présence de nos chiens pendant les
repas et de leur donner quelque chose à manger. Or, un chien qui a le droit de venir à table devient
rapidement un être absolument infernal qu'il faut finir par enfermer ou attacher. Mais se priver de la joie de
donner un petit morceau à son chien, renoncer à ce dialogue exquis, c'est terrible, on se prive d'une
communication très riche avec lui.
..." Vous connaissez sans doute l'ouvrage de Herbert Marcuse, Éros et civilisation (28) où il évoque la
possibilité d'une « nature pacifiée» ? C'est un thème d'une profondeur inégalée dans la pensée marxiste, ce
n'est pas Marcuse cependant, mais plutôt Adorno et Horkheimer qui en ont la paternité, et surtout Walter
Benjamin. « La nature pacifiée» implique l'attente ou l'espérance d'une« rédemption» de tous les vivants.
C'est une idée immensément généreuse mais qui pourrait légitimer la renonciation au travail et à la transformation du monde, ce qui va à l'encontre du processus cumulatif de la civilisation occidentale. La
réconciliation avec la nature suppose un change- ment considérable de mentalités et de pratiques. Pour que
cela ne soit pas la nostalgie d'un retour à un âge d'or ou à un état de nature, il faudrait qu'ait lieu une mutation
de civilisation. Certains signes attesteraient qu'on en est tout près, d'autres que cela ne peut plus arriver. En
tous cas c'est une idée messianique qu'il faut maintenir tout en sachant la préserver de toute révélation
religieuse.
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Les rapports à l'animal, à la nature, à l'environnement sont probablement les points d' horizon limites de
toute politique. S'il n 'y a pas un changement radical de civilisation, il est certain que nous courrons droit
dans le mur. C'est pour cela peut-être que l'animal est l'analyseur.
C'est ce que je veux dire quand je parle de l'animal comme figure de la déconstruction. Vous évoquiez tout à
l'heure les joies de la campagne. Peut-on dire que l'animal est l'analyseur d'un monde urbain de plus en plus
totalitaire? La science-fiction a imaginé des villes « d'anticipation » où les animaux ont disparu au profit
d'êtres mécaniques. Jusqu'où peut-on imaginer cette disparition de l'animal? Ne sommes-nous pas entrés
dans une civilisation où il y aurait d'un côté les animaux sauvages que l'on parque et détruit et de l'autre les
animaux domestiques que l'on exploite?
Peut-être allons-nous vers cela et je crois que c'est quelque chose de très grave qui arrive aux hommes dans
la mesure où il est question de l'animal dans l'être de l'humain. Depuis le commencement de l'humanité,
l'Homme se définit dans son rapport avec l'animal. Si nous n'avons plus d'autre rapport avec l'animal que de
le massacrer pour en faire de la matière première ou une denrée et de le faire disparaître de notre vue, nous
allons vers une civilisation machiniste et totalitaire, une sorte de Metropolis où l'effervescence de la vie et du
vivant sera absente. Nous nous mécanisons nous-mêmes, c'est d'ailleurs ce que vous dites quand vous parlez
du sport: tous ces phénomènes convergent. Le massacre d'animaux auquel on se livre aujourd'hui en Europe
représente au fond la même chose que le Paris- Dakar ou la Coupe du Monde de Football. Tout cela me
semble pou- voir être subsumé sous la même catégorie de productivisme qui nous condamne à une
abstraction de plus en plus grande.
Quelle est votre position par rapport aux zoos? Il faut les supprimer. Je connais des zoos écologiques ou
éthologiques qui sont moins scandaleux que d'autres, mais les zoos sont une honte, ce sont des hôpitaux
psychiatriques qui rendent fous les animaux! Il Y a un très beau livre d'Élisabeth Hardouin- Fugier et Éric
Baratay sur l'histoire des zoos: cette histoire commence avec les ménage- ries des cours royales et el1e se
poursuit grâce à des alibis scientifiques, pédagogiques ou écologiques (29). Oui, il faut supprimer les
zoos. Que répondez-vous à ceux qui affirment que les zoos sont pédagogiques pour les enfants et
nécessaires pour la survie des espèces? Pour la survie des espèces il faudrait multi- plier les génothèques,
puisque nous en sommes capables, et rendre les bêtes ainsi nées à leur environnement. Quant aux enfants, la
première chose à faire est de ne pas les laisser regarder ce que la télévision montre tous les jours en ce
moment: les bûchers. Ils ne comprennent plus rien: on les émerveil1e avec des histoires d'ani- maux et dans
le même temps ils voient qu'on tue sans hésiter des mil1ions de bêtes inoffensives et non malades. Donc si
nous voulons commencer à familiariser les enfants avec les animaux et à leur faire comprendre ce qu'est un
animal, expérience capitale dans leur développement, nous devons changer nos manières d'élever et d'abattre
les animaux et de surcroît nous devons supprimer les zoos. On ne doit pas leur montrer des animaux rendus
fous dans des cages. À cet égard je pense qu'il faut combattre aussi énergiquement les zoos que la corrida ou
la chasse à courre. Pour revenir à l'actualité, vous venez d'évoquer les massacres de masse du bétail.
Indépendamment des raisons proprement économiques qui sont évidentes et assez sordides, n 'y a-t-il pas
d'autres motifs à ces sinistres bûchers en Europe? Comment peut-on imaginer cela aujourd'hui alors qu'il y
a très peu de réactions de révolte, puisque les gens y assistent impuissants? Mais ils sont horrifiés. Je sais,
par des personnes qui ont des responsabilités dans la « filière viande », qu'il y avait des excédents
alimentaires et qu'il s'est agi de les réduire. C'est du reste ce que pensent beaucoup de paysans de
l'Ouest. Donc on détruit les stocks... Oui. Ce qui me frappe aussi c'est qu'on fait passer pour une logique
sanitaire quelque chose qui est de l'ordre de la pure logique économique. Laissons de côté la question du
prion, encore que nous l'ayons fabriqué de toutes pièces au moyen des farines animales. Mais la fièvre
aphteuse! El1e n'est pas mortelle, le risque de contagion pour l'Homme est infime, l'animal maigrit, la vache
donne un peu moins de lait, mais on peut la soigner. C'est pour des raisons de pur productivisme, de
rentabilité et de convenance que l'on détruit ces animaux et non pas pour des raisons sanitaires. La démesure
dans la technicisation et la marchandisation» des vivants éclate au grand jour main- tenant que les animaux
sont massacrés pour rien. Les gouvernants européens contraignent les éleveurs à des conduites magiques, à
multiplier des simulacres d'holocauste comme pour expier le crime qui aura consisté à ne plus traiter que de
manière industrielle la naissance, la vie et la mort de ces vivants qui ne sont pas des biens comme les autres,
qui ne sont pas des choses qu'on peut traiter n'importe comment suivant les caprices d'un anthropocentrisme
forcené. Dans cette destruction qui est une des conséquences du productivisme de l'élevage intensif et de
l'industrie agro-alimentaire, les responsables (FNSEA, Crédit Agricole et Ministère de l'Agriculture) ont fait
preuve d'irresponsabilité non seulement envers la santé publique mais aussi envers des bêtes dont nous avons
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la garde et envers le monde des hommes et tout ce qu'il comporte d'histoire symbolique, car cette
extermination industrielle d'animaux ne peut avoir que des conséquences profondément
déshumanisantes. Élisabeth DE FONTENAY - Philosophe
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Petite bibliographie
https://leportique.revues.org/287
Que diraient les animaux si... on leur posait les bonnes questions ?
Auteur Vinciane Despret
Éditeur La découverte
Pages: 325
Prix : 19,00 €
Niveau pour tout le monde
« À se demander parfois si l’éthologie n’a pas été inventée par quelque jésuite amateur de casuistique
primesautière », s’amuse Vinciane Despret. La philosophe et éthologue reprend ici, sous forme d’abécédaire
commenté, les cas et anecdotes rapportés par les éleveurs, dresseurs et autres gardiens de zoo, longtemps
relégués par les scientifiques au rang de contes pour les « amis de bêtes ». Elle propose ainsi une très
sérieuse remise en cause des postulats épistémologiques qui émaillent toute recherche sur les animaux. Le
laboratoire, unique lieu d’observation des faits scientifiques ? Pas si les chercheurs n’y font qu’imposer à
leurs rats des conditions de vie que ceux-ci ne risquent de trouver nulle part ailleurs qu’en… laboratoire. Les
femelles toujours dominées par les mâles ? Oui, surtout lorsque des primatologues un poil machistes, voire
pétris de morale victorienne, les observent. Au fil de cet abécédaire, on sourit (Q comme Queer : les
pingouins sor
tiraient-ils du placard ?), on frémit (K comme Kilos d’animaux d’élevage abattus/an : existe-t-il des espèces
tuables ? – l’un des articles les plus fins et audacieux du livre), et surtout l’on s’instruit tout « en riant d’un
rire animal ».
L'éthique animale
Auteur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
Éditeur Presses Universitaires de France - PUF
Pages: 128
Prix : 9,20 €
Niveau lecteur curieuxEntrez dans l’arène, des hommes et des femmes s’y écharpent. L’éthique animale
n’est pas une contrée paisible du savoir contemporain. Entre « spécistes » et « antispécistes » (ceux qui
maintiennent une différence entre l’homme et les diverses espèces animales, et ceux qui la rejettent
radicalement), « abolitionnistes » et « welfaristes » (ceux qui s’opposent à l’exploitation des animaux, et
ceux qui entendent la réformer au nom du bien-être animal), les débats font rage. Pour s’orienter dans cette
jungle fertile, et comprendre ses enjeux, il fallait une boussole fiable. La voici.
Montaigne et animalité
http://ecole-thema.ens-lyon.fr/IMG/pdf/Article_Giocanti-2.pdf
Portfolio : les animaux dans l’art
http://www.cles.com/enquetes/article/les-animaux-dans-l-art
Antoine, S. (2007). Le droit de l’animal. Legis-France, Paris.
Auffret Van Der Kemp, T. et Nouët, J. C. (Sous la direction de) (2008). Homme et animal: de la douleur
à la cruauté. L’Harmattan, Paris.
Brunois, A. (1984). L’animal sujet de droit, Les droits de l’animal et la pensée contemporaine, pp. 41-47.
Ligue Française des Droits de l’Animal, Paris.
Chapouthier, G. (2000). « Impact de l’animal-machine sur la biologie moderne: triomphe
34
épistémologique et désastre moral », L’esprit cartésien, Vol. 2, pp. 742-744. Vrin, Paris.
Chapouthier, G. (2009), Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art. Belin -Pour la
Science, Paris.
De Fontenay, E. (1998). Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité. Fayard, Paris.
Nouët, J. et Chapouthier, G. (Sous la direction de) (2006). Humanité, Animalité: quelles frontières ?
Editions « Connaissances et savoirs », Paris.
Des liens vidéo et audio :
Y-A-T-IL UNE BARRIÈRE ENTRE L'HOMME ET L'ANIMAL ?
https://www.canalu.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/y_a_t_il_une_barriere_entre_l_homme_et_l_animal.1483
Le langage est-il le propre de l’homme ?
https://www.youtube.com/watch?v=CrW72DKGLo0
L’HOMME ET L’ANIMAL : MÉTAMORPHOSE D’UNE RELATION / VINCIANE
DESPRET, ANNE SIMON, GÉRARD CAUSSIMONT
https://www.canalu.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/l_homme_et_l_animal_metamorphose_d_une_relation_vin
ciane_despret_anne_simon_gerard_caussimont.21904
L'homme et l'animal : quand la frontière disparaît (14 février 2012)
https://www.youtube.com/watch?v=FmSiySnH3AY
Emission en plusieurs partie sur un sujet de bac sur ce thème
http://www.ina.fr/audio/P14146190
http://www.ina.fr/audio/P14146189
http://www.ina.fr/audio/P14146190
http://www.ina.fr/audio/P14146191
http://www.ina.fr/audio/P14146192
http://www.ina.fr/audio/P14146193
L’animal est l’avenir de l’homme
http://www.les-ernest.fr/dominique-lestel-lanimal-est-lavenir-de-lhomme/
Luc Ferry : différence homme/animal
http://www.dailymotion.com/video/x8tk8y_15-luc-ferry-la-difference-entre-l_webcam
L’animal machine
https://www.canal-u.tv/video/ecole_normale_superieure_de_lyon/actualite_de_l_animal_machine.4803
Comportement : qu’est-ce qui rapproche l’homme de l’animal ? (E=M6)
http://www.m6.fr/emission-e_m6/videos/126470comportement_qu_8217_est_ce_qui_rapproche_l_8217_homme_de_l_8217_animal.html
Amour et sexualité : l’Homme est-il différent de l’Animal ?
http://www.m6.fr/emission-e_m6/videos/126472amour_et_sexualite_l_8217_homme_est_il_different_de_l_8217_animal.html
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Le propre de l’homme
https://www.youtube.com/watch?v=eJqrJ-WKcLI
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