22 Revue française de pédagogie | 185 | octobre-novembre-décembre 2013
L’intérêt de se focaliser, pour répondre à ces questions,
sur une discipline peu centrale dans les curricula3, est
multiple. Tout d’abord, la faible légitimité scolaire de la
matière –faisant d’elle le support de savoirs souvent
considérés comme « gratuits »–, combinée à la place cen-
trale de la musique dans les pratiques culturelles juvé-
niles
4
, limite de manière très significative le pouvoir d’im-
position symbolique de l’école dans le domaine musical,
les schèmes de perception et d’appréciation des élèves
en matière de musique étant en grande partie forgés en
dehors du champ scolaire, par des instances de légiti-
mation potentiellement concurrentes de l’école, telles
que la famille, les médias, les industries culturelles ou
encore les groupes de pairs (Lahire, 2004 ; Pasquier,
2005). Constituant à cet égard un « cas limite », l’ensei-
gnement de la musique au collège est tout particulière-
ment confronté à la question de la prise en compte de
l’expérience ordinaire des élèves.
Traiter ces questions à travers l’exemple de l’enseigne-
ment de la musique au collège invite en outre à dépasser
les frontières entre grands domaines de la sociologie, afin
d’être en mesure de saisir des logiques relevant simulta-
nément de différents champs ou sous-champs sociaux
(Bourdieu, 2004 ; Lahire, 2005). En effet, pour comprendre
les évolutions du curriculum de la discipline, il est indis-
pensable de « sortir de l’école » et de se pencher sur les
évolutions culturelles durant la période considérée (1938-
2008), relevant aussi bien du domaine de la sociologie de
la jeunesse que de la sociologie de la culture: d’une part,
le développement très important des pratiques d’écoute
musicales juvéniles dans les années1960, qui vient modi-
fier le poids respectif des différents prescripteurs en
matière de musique, au détriment de l’école (Bantigny,
2008) ; d’autre part, les « métamorphoses de la distinction »
(Coulangeon, 2011), autrement dit l’évolution des modes
de consommation culturelle socialement considérés
comme « cultivés » et dignes d’être transmis (Bourdieu
&Passeron, 1964 ; Bourdieu, 1967, 1979).
Cette réflexion s’appuiera essentiellement sur un cor-
pus composé des textes officiels de l’enseignement musi-
cal au collège depuis 1938, qu’il s’agisse des programmes
au sens strict du terme ou des textes d’accompagnement
des programmes donnant des exemples de séquences
de cours qui illustrent les cheminements intellectuels atten-
dus des élèves
5
. Le travail réalisé sur ce matériau consiste
en une analyse qualitative centrée sur les contenus d’en-
seignement et les indications relatives aux manières de
les appréhender avec les élèves. Il s’agira tout d’abord de
décrire les manifestations de cette ouverture du curricu-
lum à la sensibilité et à la subjectivité des élèves, conco-
mitante d’une prise de distance avec la « théorie musi-
cale ». Nous montrerons ensuite qu’à travers cette
évolution s’affirme un autre type de regard formel sur la
musique, basé sur l’intériorisation de dispositions culti-
vées à l’égard de l’écoute musicale.
« SENTIR D’ABORD, COMPRENDRE ENSUITE,
APPRENDRE ENFIN »
À partir de la fin des années1970, les références à
l’expérience ordinaire des élèves en matière de musique
se multiplient dans les textes officiels de l’enseignement
de la musique au collège, et ce de plusieurs manières:
non seulement par une ouverture du curriculum aux pré-
férences musicales des élèves
6
, mais également par l’in-
citation à la prise en compte de leur sensibilité, de leurs
manières d’écouter et de penser la musique. Ainsi, la
prégnance du code musical est progressivement remise
en question dans le cadre d’une injonction croissante à
mobiliser la sensibilité des élèves.
L’élève et sa culture placés au centre
du curriculum
Avant d’aborder plus précisément la multiplication des
références à la sensibilité des élèves dans les textes offi-
ciels au cours de la période étudiée, il convient de pré-
ciser deux évolutions plus globales qui ont modifié le
contexte dans lequel intervient l’enseignement musical.
Les évolutions pédagogiques rattachées au « puérocen-
trisme » (Rayou, 2000), ainsi que le développement des
pratiques d’écoute de musique enregistrée chez les
élèves, ont en effet transformé profondément le position-
nement des programmes officiels vis-à-vis des élèves,
programmes qui, à partir des années1970, dans un
contexte de diversification progressive du recrutement
social de l’enseignement secondaire, enjoignent de plus
en plus les enseignants à s’appuyer sur les pratiques
culturelles juvéniles dans les processus d’apprentissage.
C’est ce que suggèrent A.Barrère et F.Jacquet-Francillon
(2008): « Plus l’“élève global”, c’est-à-dire l’enfant et
l’adolescent, est reconnu comme tel à l’intérieur de
l’école, ce que rappellent les textes officiels depuis une
vingtaine d’années, plus il y amène un ensemble de
désirs et d’usages (musiques, télévision, ordinateur,
vêture, etc.) qui avaient toujours été étrangers voire
exclus des institutions éducatives ».
L’ouverture à la culture des élèves est ainsi encouragée
par la diffusion d’un modèle éducatif puérocentré, qui, se