La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire. L`éducation

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Revue française de pédagogie
Recherches en éducation
185 | 2013
L’enseignement de la musique, entre institution
scolaire et conservatoires
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire.
L’éducation musicale au collège, de formalisme en
formalisme
Sensitivity to music taken into account by school curricula. Music education in
middle school from formalism to formalism
Florence Eloy
Éditeur
ENS Éditions
Édition électronique
URL : http://rfp.revues.org/4327
ISSN : 2105-2913
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2013
Pagination : 21-34
ISBN : 978-2-84788-523-1
ISSN : 0556-7807
Référence électronique
Florence Eloy, « La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire. L’éducation musicale au collège,
de formalisme en formalisme », Revue française de pédagogie [En ligne], 185 | 2013, mis en ligne le 31
décembre 2016, consulté le 02 janvier 2017. URL : http://rfp.revues.org/4327 ; DOI : 10.4000/rfp.4327
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© tous droits réservés
La sensibilité musicale saisie
par la forme scolaire.
L’éducation musicale au collège,
de formalisme en formalisme
Florence Eloy
Cet article vise à analyser le développement, à partir des années 1970, de la référence à la sensibilité des élèves
– considérée comme point de départ incontournable de toute démarche d’apprentissage musical – dans les textes
officiels de l’éducation musicale au collège. Moins qu’une remise en cause de la « forme scolaire », l’appel à la
sensibilité signale bien davantage une variation de cette dernière, puisque le rapport « scriptural-scolaire » au monde
qu’elle suppose est mis au centre des apprentissages, l’objectif étant de transmettre des modes d’écoute « cultivés »
de la musique très proches de la « disposition esthétique » décrite par Pierre Bourdieu dans La Distinction.
Mots-clés (TESE) : jeunesse, musique, éducation artistique, réforme des programmes d’études, objectifs pédagogiques,
processus d’apprentissage.
Cet article s’appuie sur un constat : le développement
notable, depuis la fin des années 1970, de la référence
à la sensibilité des élèves dans les textes officiels de
l’éducation musicale au collège. Plus précisément, cette
référence est présentée comme le point de départ incontournable de toute démarche d’apprentissage musical,
ce dont est emblématique la formule énoncée dans les
programmes de 1977 comme de 1985, « sentir d’abord,
comprendre ensuite, apprendre enfin » (Ministère de
l’Éducation nationale, 1977a, 1985). Cette conception
des cheminements cognitifs à adopter, loin de ne concerner que l’éducation musicale au collège, s’inscrit plus
largement dans le cadre d’une prise en compte accrue,
dans les curricula, de l’expérience ordinaire des élèves,
étroitement liée à une volonté de rendre les processus
d’apprentissage plus actifs et les savoirs plus concrets
dans le contexte du collège massifié et de la diffusion
de pédagogies inspirées par les principes de l’« éduca
tion nouvelle »1 (Bautier & Rochex, 1997 ; Bonnéry, 2007 ;
Harlé, 2003 ; Lahire, 1993 ; Rochex & Crinon, 2011).
Il s’agira donc, à partir de l’exemple du curriculum de
l’éducation musicale et du rôle important qu’il assigne à
la sensibilité des élèves, de s’interroger sur la portée de
ces évolutions : qu’indiquent-elles quant au renouvellement des processus de transmission scolaire ? Opèrentelles une rupture par rapport aux caractéristiques associées à la « forme scolaire » (Vincent, Lahire & Thin, 1994 ;
Lahire, 1993) ? En effet, la forme scolaire repose sur – et
cherche à transmettre – un rapport distancié au langage
et au monde (un rapport « scriptural-scolaire » au langage
et au monde, pour reprendre les termes de B. Lahire)2,
qui semble entrer en tension avec le recours à l’expérience ordinaire des élèves, en bonne partie ancrée dans
la pratique.
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L’intérêt de se focaliser, pour répondre à ces questions,
sur une discipline peu centrale dans les curricula3, est
multiple. Tout d’abord, la faible légitimité scolaire de la
matière – faisant d’elle le support de savoirs souvent
considérés comme « gratuits » –, combinée à la place centrale de la musique dans les pratiques culturelles juvéniles4, limite de manière très significative le pouvoir d’imposition symbolique de l’école dans le domaine musical,
les schèmes de perception et d’appréciation des élèves
en matière de musique étant en grande partie forgés en
dehors du champ scolaire, par des instances de légitimation potentiellement concurrentes de l’école, telles
que la famille, les médias, les industries culturelles ou
encore les groupes de pairs (Lahire, 2004 ; Pasquier,
2005). Constituant à cet égard un « cas limite », l’enseignement de la musique au collège est tout particulièrement confronté à la question de la prise en compte de
l’expérience ordinaire des élèves.
Traiter ces questions à travers l’exemple de l’enseignement de la musique au collège invite en outre à dépasser
les frontières entre grands domaines de la sociologie, afin
d’être en mesure de saisir des logiques relevant simultanément de différents champs ou sous-champs sociaux
(Bourdieu, 2004 ; Lahire, 2005). En effet, pour comprendre
les évolutions du curriculum de la discipline, il est indispensable de « sortir de l’école » et de se pencher sur les
évolutions culturelles durant la période considérée (19382008), relevant aussi bien du domaine de la sociologie de
la jeunesse que de la sociologie de la culture : d’une part,
le développement très important des pratiques d’écoute
musicales juvéniles dans les années 1960, qui vient modifier le poids respectif des différents prescripteurs en
matière de musique, au détriment de l’école (Bantigny,
2008) ; d’autre part, les « métamorphoses de la distinction »
(Coulangeon, 2011), autrement dit l’évolution des modes
de consommation culturelle socialement considérés
comme « cultivés » et dignes d’être transmis (Bourdieu
& Passeron, 1964 ; Bourdieu, 1967, 1979).
Cette réflexion s’appuiera essentiellement sur un corpus composé des textes officiels de l’enseignement musical au collège depuis 1938, qu’il s’agisse des programmes
au sens strict du terme ou des textes d’accompagnement
des programmes donnant des exemples de séquences
de cours qui illustrent les cheminements intellectuels attendus des élèves5. Le travail réalisé sur ce matériau consiste
en une analyse qualitative centrée sur les contenus d’enseignement et les indications relatives aux manières de
les appréhender avec les élèves. Il s’agira tout d’abord de
décrire les manifestations de cette ouverture du curriculum à la sensibilité et à la subjectivité des élèves, conco22 Revue
mitante d’une prise de distance avec la « théorie musicale ». Nous montrerons ensuite qu’à travers cette
évolution s’affirme un autre type de regard formel sur la
musique, basé sur l’intériorisation de dispositions cultivées à l’égard de l’écoute musicale.
« SENTIR D’ABORD, COMPRENDRE ENSUITE,
APPRENDRE ENFIN »
À partir de la fin des années 1970, les références à
l’expérience ordinaire des élèves en matière de musique
se multiplient dans les textes officiels de l’enseignement
de la musique au collège, et ce de plusieurs manières :
non seulement par une ouverture du curriculum aux préférences musicales des élèves6, mais également par l’incitation à la prise en compte de leur sensibilité, de leurs
manières d’écouter et de penser la musique. Ainsi, la
prégnance du code musical est progressivement remise
en question dans le cadre d’une injonction croissante à
mobiliser la sensibilité des élèves.
L’élève et sa culture placés au centre
du curriculum
Avant d’aborder plus précisément la multiplication des
références à la sensibilité des élèves dans les textes officiels au cours de la période étudiée, il convient de préciser deux évolutions plus globales qui ont modifié le
contexte dans lequel intervient l’enseignement musical.
Les évolutions pédagogiques rattachées au « puérocentrisme » (Rayou, 2000), ainsi que le développement des
pratiques d’écoute de musique enregistrée chez les
élèves, ont en effet transformé profondément le positionnement des programmes officiels vis-à-vis des élèves,
programmes qui, à partir des années 1970, dans un
contexte de diversification progressive du recrutement
social de l’enseignement secondaire, enjoignent de plus
en plus les enseignants à s’appuyer sur les pratiques
culturelles juvéniles dans les processus d’apprentissage.
C’est ce que suggèrent A. Barrère et F. Jacquet-Francillon
(2008) : « Plus l’“élève global”, c’est-à-dire l’enfant et
l’adolescent, est reconnu comme tel à l’intérieur de
l’école, ce que rappellent les textes officiels depuis une
vingtaine d’années, plus il y amène un ensemble de
désirs et d’usages (musiques, télévision, ordinateur,
vêture, etc.) qui avaient toujours été étrangers voire
exclus des institutions éducatives ».
L’ouverture à la culture des élèves est ainsi encouragée
par la diffusion d’un modèle éducatif puérocentré, qui, se
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Présentation du corpus
Les instructions officielles de l’éducation musicale retenues pour ce corpus remontent jusqu’à la fin des années 1930 (1938).
Cette borne temporelle a été retenue car c’est avec les textes de 1938 que l’enseignement scolaire de la musique se généralise
à l’ensemble du premier cycle du secondaire, y compris les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires. En
effet, systématique dans les établissements féminins, cette discipline n’est, avant 1938, obligatoire pour les garçons durant
tout le cycle qu’à de courtes périodes. Ces textes, qui émanent du ministère de l’Éducation nationale, sont au nombre de
vingt-deux répartis en sept « générations de programmes » (les textes sont publiés de manière fragmentée, les différents
niveaux du premier cycle du secondaire faisant par exemple l’objet de publications différentes et n’intervenant pas au même
moment), et ont des statuts différents. Ce corpus réunit ainsi des arrêtés ministériels et des circulaires (ces dernières sont des
compléments de programmes qui concernent soit uniquement l’éducation musicale soit l’enseignement des arts en général).
L’analyse de ce corpus est de nature qualitative. Ainsi, nous n’avons pas procédé à une analyse de contenu de nature quantitative, comme a pu le faire V. Isambert-Jamati (1970) sur les discours de distribution de prix au lycée. Un des éléments
majeurs plaidant selon nous pour l’adoption de cette modalité de traitement des données qualitatives est relatif à l’instabilité
du corpus selon les périodes. Il est donc difficile de comparer les termes employés par les textes « toutes choses égales par
ailleurs ».
Pour résumer ces évolutions, on peut tout d’abord évoquer la variation importante des activités recouvertes par la discipline : en schématisant (les vocables assignés à chacune des activités évoluant au cours du temps, ce qui complique l’effort
de synthèse), le programme de 1938 fait la part belle au chant, qui permet d’aborder à la fois la technique vocale et des notions
de solfège (abordées aussi à travers les dictées et les lectures de notes). L’histoire de la musique constitue l’autre pan du programme, avec une partie théorique et une partie destinée à l’écoute des œuvres. Cette configuration reste sensiblement la
même jusqu’aux textes de 1977-1978, même si s’opère un certain rééquilibrage au profit de l’histoire de la musique et de
l’écoute, qui font l’objet de prescriptions plus détaillées dans les instructions des années 1940 et 1960 que dans le programme
de 1938. Le programme de 1977 introduit des changements importants du point de vue de l’organisation de la discipline, avec
la disparition des rubriques « solfège » et « histoire de la musique » et l’apparition de la pratique instrumentale. Les instructions
de 1985, quant à elles, prescrivent de manière inédite les activités de création et d’invention, même si un paragraphe est déjà
consacré à la « création personnelle » dans la circulaire de 1977 portant sur les disciplines artistiques. Ce n’est qu’avec le texte
de 2008 que cette configuration se modifie, la pratique instrumentale n’apparaissant plus comme une activité à part entière de
l’éducation musicale (bien qu’elle puisse être abordée ponctuellement à travers les « projets musicaux »).
Enfin, autre évolution remarquable, la présentation des directives – qui se résument jusqu’aux années 1960 en bonne partie
à une énumération des contenus d’enseignement à transmettre aux élèves (techniques de chant, notions de solfège, périodes
ou compositeurs) – devient tout autre par la suite : les rédacteurs des programmes insistent alors bien davantage sur la
conception à défendre quant aux objectifs de l’éducation musicale, et sur les méthodes à appliquer pour la mettre en œuvre
dans chaque activité. Par conséquent, on assiste à une tendance « inflationniste » de la longueur des textes (celle-ci allant
d’une page pour le programme de 1938 à une vingtaine de pages pour le programme de 2008), les instructions officielles prenant alors la forme de longs textes rédigés – au besoin agrémentés de schémas, comme c’est le cas pour le programme de
2008 – détaillant la manière dont les œuvres doivent être présentées aux élèves ainsi que les compétences d’écoute et de
pratiques de la musique à transmettre.
nourrissant des théoriciens et des expériences de l’« éducation nouvelle » et trouvant également des prolongements
à travers les théories développées par les défenseurs de
la « cause des enfants », s’impose progressivement dans
les années 1970 (Rayou, 2000). Dépassant les antagonismes entre des acteurs éducatifs très divers, cette
conception pédagogique est progressivement adoptée par
le ministère de l’Éducation nationale. La loi d’orientation
sur l’éducation de 1989, impulsée par Lionel Jospin alors
ministre de l’Éducation nationale, entérine définitivement
l’adoption de cette conception de l’éducation par le système éducatif français, à travers le mot d’ordre de « l’élève
au centre ». Selon ce texte, c’est dorénavant l’école qui
doit s’adapter à l’élève, et non plus l’inverse.
Cette conception puérocentrée transparaît très clairement dans les instructions officielles de l’éducation
­musicale à partir des années 1970. Cela se manifeste,
entre autres, par la multiplication des références à l’élève
et à l’enfant, mise en évidence par O. Tripier-Mondancin
(2008, p. 204‑206). L’attention croissante portée à l’élève
se décline plus particulièrement à travers la contribution
souhaitée de l’éducation musicale au développement de
la personnalité de l’enfant, qui reprend la perspective
défendue par les tenants de l’éducation nouvelle. C’est
ainsi que R. Cousinet conçoit l’acte éducatif comme une
« attitude d’acceptation de l’enfance en tant que telle,
reconnaissance de la valeur de l’enfance comme une
période nécessaire dans le développement de l’homme »
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire 23
(Cousinet, cité par Rayou, 2000, p. 248). L’apparition de
la pratique instrumentale (avec les textes de 1977-1978)
puis celle des activités d’« invention et de création » (avec
le programme de 1985) entrent tout à fait dans cette
logique, le cours de musique devant constituer un espace
d’expression pour l’élève, dans le cadre duquel est stimulée sa créativité. Le développement de la personnalité
de l’enfant à travers l’expression artistique devient ainsi
un objectif prioritaire de l’enseignement scolaire de la
musique à partir des textes de 1977-1978 :
L’éducation artistique joue un rôle considérable dans la
formation globale de l’individu, en mettant en jeu des
capacités créatives qui risqueraient sans cela de rester
en partie inemployées et en intervenant comme élément
de développement de la personnalité […]. L’éducation
artistique doit être tout à la fois une formation par l’art et
une formation à l’art : formation par l’art, dans la mesure
où l’objectif à atteindre concerne les composantes
mêmes de la personnalité de l’élève et notamment sa
sensibilité, sa créativité. […] On peut imaginer que cette
éducation esthétique se caractérise par l’aspect global
de son action sur la personnalité de l’élève, se révélant
ainsi sensiblement différente de ce que furent autrefois
les enseignements traditionnels de la musique et du
dessin (Ministère de l’Éducation nationale, 1977b)7.
Se démarquant explicitement des programmes précédents, les textes de 1977-1978 mettent au premier plan
l’apport que constituent les enseignements artistiques
pour le développement de la personnalité de l’élève. Ce
faisant, ils reflètent l’orientation que voulait donner aux
programmes l’inspecteur général de l’époque, Marcel
Landowski, fervent partisan des méthodes associées à
l’« éducation nouvelle »8. Cette évolution s’inscrit par ailleurs dans des tendances curriculaires plus larges, rejoignant celles soulignées par la littérature sociologique à
d’autres niveaux du système éducatif, par exemple le tournant « expressif-créatif » mis en exergue par É. Plaisance
dans l’enseignement maternel (Plaisance, 1986).
Cet objectif implique une prise en compte a minima des
rapports à la musique et des goûts développés dans la
sphère des pratiques culturelles ordinaires. C’est d’autant
plus le cas que l’on assiste, à partir des années 1960, au
« boom musical » porté par les jeunes générations (Donnat,
1994), qui s’intensifie dans les décennies suivantes avec
l’apparition de nouveaux supports d’écoute de musique
enregistrée (cassettes, CD, puis supports numériques via
les lecteurs MP3) et le développement des industries
culturelles, dont des segments entiers sont explicitement
dédiés à la jeunesse (Sohn, 2001). Les rapports à la
musique du public auquel s’adresse l’enseignement musical évoluent donc considérablement entre l’immédiat
24 Revue
après-guerre et les années 1960 et 1970. Les élèves
deviennent progressivement des auditeurs assidus, dont
les préférences musicales sont susceptibles d’entrer en
contradiction avec celles dictées par le curriculum de
l’éducation musicale. Il devient dès lors très difficile pour
les rédacteurs des programmes d’ignorer ces pratiques
et ces goûts juvéniles en matière de musique, dont les
programmes de 1985 prennent explicitement acte :
Le développement des techniques d’enregistrement et
l’industrie du disque et de la cassette marquent forcément la pratique de l’écoute des œuvres au collège. La
plupart des élèves possèdent ou peuvent posséder des
disques ou des cassettes (Ministère de l’Éducation
nationale, 1985)9.
Par conséquent, les allusions au « répertoire actuel »
et aux « goûts des élèves » se multiplient dans les textes
officiels. C’est ce que l’on peut constater à travers
l’exemple du programme de 1985, qui incite les enseignants à s’appuyer sur des œuvres en prise avec l’actualité musicale, en insistant sur les modes de diffusion
qui les caractérisent :
Il est donc normal que le professeur prenne en considération le répertoire actuel. Le champ est suffisamment
vaste pour qu’il y trouve un accord entre les goûts de
son temps et ses propres objectifs. Ces références fondamentales comprennent la diffusion ordinaire des
disques et des cassettes, les programmes musicaux
radiodiffusés et les programmes des concerts et festivals. […] Il importe que l’initiation à la culture musicale
donnée par le collège garde une communication directe
avec la musique entendue au-dehors [et réponde] à la
diversité des attentes et des besoins individuels des
élèves (Ministère de l’Éducation nationale, 1985).
La prise en compte des univers musicaux des élèves
et l’ouverture du répertoire de la discipline se prolongent
dans les textes des années 1990 et 2000, dans lesquels
les incitations à être attentif aux préférences musicales
des élèves sont elles aussi présentes, notamment à l’occasion des activités de chant et de création10 :
L’interprétation d’un répertoire diversifié, intégrant le
goût des adolescents pour la chanson contemporaine
constitue la base des activités vocales […]. La création
de chanson permet aux élèves de s’exprimer avec leurs
mots, avec leurs musiques tout en intégrant les acquis
du cours d’éducation musicale (Ministère de l’Éducation
nationale, 1997a).
Le contexte dans lequel se développent les références
à la sensibilité des élèves dans le curriculum de l’éducation musicale au collège est donc marqué par un
décloisonnement de la culture scolaire, comme cela a
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pu être souligné concernant d’autres pans du système
éducatif (Bautier & Rayou, 2009 ; Bautier & Rochex, 1997 ;
Bonnéry, 2007 ; Rochex & Crinon, 2011). Ce faisant,
l’élève est pris en compte aussi bien sous un angle strictement scolaire que de manière plus globale, l’attention
étant portée également sur sa « personnalité » et sur ses
pratiques culturelles extra-scolaires.
Le code et le sensible : à la recherche
d’une approche pratique de la musique
Dans le cadre de ces objectifs et de cette conception
de l’élève, l’approche des activités musicales préconisée
par les textes officiels, qu’il s’agisse de l’écoute ou de
la pratique vocale et instrumentale, évolue considérablement. Durant la première moitié du xxe siècle, l’enseignement de la musique dans le secondaire accorde une
grande importance à la maîtrise de la codification de la
musique. La prégnance de la théorie musicale se manifeste clairement dans les premiers programmes de notre
corpus – ceux de 1937-1938 et de 1944 en particulier –
qui prescrivent l’apprentissage de quantité de notions
de solfège (à travers des exercices de lecture, de dictée
et de chant). Voici par exemple le programme de solfège
prévu pour le niveau 6e en 1944 :
Audition, chant lecture ; Solfège à une et à deux voix
1o L’accord parfait de do, de fa, de sol ; Exercices polyphoniques ; Audition (extraits oraux) ; Lecture des notes
et des accords parfaits, durées et silences correspondants ; Mesures 2/4, 3/4, 4/4
2o La gamme de do
Tons et demi-tons, les tierces, audition (exercices oraux),
chant et lecture ; Nouvelles figures de durées ; La liaison
3o Bémol, la gamme de fa (Ministère de l’Éducation
nationale, 1944).
Au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, le « sensible », la « sensation » ou encore l’« imagination » sont de
plus en plus sollicités pour appréhender la musique. C’est
à partir de la série de programmes de la fin des
années 1970 – qui explicitent, bien davantage que les
textes précédents, la manière dont les enseignants
doivent aborder les œuvres avec les élèves – que s’exprime pleinement ce souci de ne pas mettre au premier
plan l’étude théorique de la structure musicale, à travers
la référence à la « sensibilité » de l’élève. Cette injonction
se traduit bien dans les directives concernant les activités d’écoute de la génération de programmes de 19951998, qui est probablement celle qui va le plus loin dans
cette logique de la « primauté du sensible »11 :
Une [première] approche globale et sensible de la
musique est privilégiée : répartition spatiale et temporelle
des évènements sonores (masses, lignes, horizontalité,
verticalité, logique des rapports), couleurs (familles d’instruments d’abord, timbres individuels ensuite, combinaisons), dynamiques (accents, nuances, contrastes,
silences) (Ministère de l’Éducation nationale, 1995).
Une première écoute [de l’œuvre étudiée] privilégiera la
sensibilité et l’imagination en s’attachant à la globalisation des éléments sonores. […] Elle amène l’élève à
s’imprégner du climat de l’œuvre sans souci prématuré
d’analyse ou d’identification. À l’issue de cette première
écoute, les élèves seront invités à s’exprimer de manière
sensible sur des modes variés (verbe, geste, mouvement, image, dessin, graphisme, induits éventuellement
par une consigne initiale). […] Réagir, nommer des émotions : ce premier niveau du commentaire d’œuvres
musicales est subjectif (Ministère de l’Éducation nationale, 1997b).
Ces extraits insistent tous deux sur l’importance
d’aborder les morceaux étudiés lors des activités
d’écoute sans recours, dans un premier temps, à des
notions de théories musicales : l’élève doit en premier
lieu retirer une impression globale du morceau. Si, dans
le premier extrait, il s’agit tout de même d’en identifier
les principales caractéristiques formelles à travers des
notions voulues intuitives, comme « la répartition spatiale
et temporelle des évènements sonores », ou encore « la
couleur » du morceau, le second extrait va plus loin dans
cette perspective, invitant les enseignants à s’en tenir au
registre de l’émotion et du subjectif dans cette première
phase de l’écoute.
L’impératif du primat du sensible est d’autant plus
explicité pour la pratique vocale et instrumentale que ces
activités ont davantage partie liée avec l’usage de la théorie musicale, et notamment de la partition. Les concernant, les rédacteurs des programmes sont donc contraints
d’expliciter les manières de concilier une approche sensible avec l’utilisation d’éléments de l­angage musical, et
notamment ceux relatifs au solfège. On retrouve à leur
propos la même démarche encourageant une première
phase d’« imprégnation », durant laquelle l’usage du code
est présenté comme contre-productif et comme un procédé pédagogique pouvant contribuer à inhiber les capacités expressives des élèves :
Lorsque les élèves ont mémorisé le premier couplet et le
refrain, la partition peut être distribuée puis commentée.
En effet, la distribution prématurée d’un document visuel
crée une diversion très dommageable à la qualité
expressive et à la rapidité de l’apprentissage : l’écoute
s’en trouve manifestement émoussée et la cohésion du
groupe classe a tendance à se désagréger, chacun se
réfugiant derrière sa partition. [...] Elle [la partition]
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire 25
s’­intègre à un cheminement pédagogique commun à
l’ensemble des activités du cours d’éducation musicale,
cheminement caractérisé par la primauté et la prégnance de l’écoute et de l’oral (Ministère de l’Éducation
nationale, 1998).
Il s’agit donc d’éviter dans un premier temps le « jargon » du solfège, dans la continuité du point de vue sur
la théorie musicale développé dans les programmes dès
la fin des années 1970. Dans cette perspective, la question du langage musical ne doit pas être abordée indépendamment des œuvres étudiées. Non seulement il faut
privilégier dans un premier temps le « sensible » et ne pas
partir de la théorie musicale ou de considérations techniques, mais, de surcroît, le solfège ne doit plus constituer un objectif d’enseignement en soi. Les notions techniques ne sont pas pour autant bannies des programmes,
mais elles sont de plus en plus considérées comme des
moyens, ou mieux comme des outils de l’éducation musicale, et non comme une fin en soi. Cette conception, si
elle imprègne les instructions officielles à partir de la fin
des années 1970, est exprimée de manière particulièrement claire dans le programme de 1985 :
Les activités de codage et de décodage ne doivent être
abordées, pour chacune des notions [du langage musical] considérées, qu’au terme d’une phase d’imprégnation, de pratique et d’analyse absolument indispensable
et prioritaire [...]. La technicité des codes n’est pas une fin
en soi. C’est une convention commode qui permet au
compositeur et à l’interprète de s’investir [...]. La musique
est par essence un art abstrait. Mais c’est aussi un art
immédiat. La difficulté de la pédagogie musicale tient à
ce paradoxe apparent. L’éducation musicale doit donc
combiner ces approches qui appartiennent à deux ordres
différents : un ordre de codes et d’analyse et un ordre de
perception immédiate et intuitive. L’activité musicale
réelle constitue le point de départ obligé pour toute
acquisition d’ordre sensoriel, sensible ou cognitif (Ministère de l’Éducation nationale, 1985).
À travers ce positionnement des textes officiels vis-àvis du solfège, tout se passe comme s’il s’agissait de
mettre en suspens la forme scolaire et le rapport scriptural-scolaire dans la phase d’« approche » des œuvres étudiées, pour privilégier un apprentissage par imitation, ou
encore « par corps », pour reprendre le terme de
P. Bourdieu (1980), qui se passerait, à ce premier stade
d’imprégnation, de savoirs objectivés par l’écrit. Les
textes de 1995-1998 explicitent particulièrement ce type
de démarches pédagogiques qui ont l’ambition de se
fonder sur la pratique et l’incorporation, comme l’illustre
cet extrait à propos de la pratique instrumentale :
26 Revue
Les méthodes d’apprentissage sont fondées sur la transmission orale et la perception globale et immédiate du
langage. Elles favorisent la spontanéité et l’aisance tout
en constituant un moyen de parvenir à l’improvisation.
Ainsi, le geste instrumental réalise-t-il un son intérieur
dont l’existence est liée au chant ou à une expression
verbale (par exemple, les onomatopées pour les apprentissages rythmiques) qui le précède et oblige-t-il l’élève à
penser les sons, les phrases, avant de les réaliser à l’instrument (Ministère de l’Éducation nationale, 1977a).
La tension existant entre, d’une part, la volonté d’adopter des modes oraux, pratiques et intuitifs de transmission, et, d’autre part, l’ambition de transmettre une
approche formelle de la pratique musicale – signalée par
l’injonction à « penser les sons », ou encore l’évocation
des « phrases » – est manifeste dans cet extrait. En effet,
l’idée de « penser les sons » peut être assimilée à un procédé de distanciation et à une attitude réflexive, tandis
que la notion de « phrase » implique un découpage de la
musique, deux manières d’envisager la pratique caractéristiques de la logique scripturale-scolaire. Les
exemples de séquences de cours proposés aux enseignants dans les documents d’accompagnement des programmes précisent cette aspiration à concilier le sensible
et le code dans la pratique musicale, à l’instar de cette
activité de cours intitulé « pratique rythmique » autour
d’un extrait de La Passion selon Saint-Jean de JeanSébastien Bach :
Concevoir une pédagogie du rythme à partir de diverses
percussions, c’est viser un double but : rendre au corps
de l’enfant et de l’adolescent sa liberté première, qui est
la possibilité de dissocier les mouvements des différentes parties du corps [...]. Apprendre à analyser, puis à
noter les différentes cellules composant ces motifs dans
une deuxième phase de cette activité, une fois ces
diverses séquences totalement intégrées par le corps,
sans aucune intervention de notions théoriques, pendant ce temps d’assimilation corporelle (Ministère de
l’Éducation nationale, 1998).
Dans cet extrait également, les textes décrivent une
démarche dont les visées ne sont pas dénuées d’ambiguïté. Ils visent ainsi la « liberté première » de l’adolescent,
donc une forme de spontanéité postulée chez l’élève, à
travers une dissociation des mouvements des différentes
parties du corps au contraire très liée à un rapport scriptural-scolaire au savoir, fondé sur la décomposition des pratiques ou des savoirs faisant l’objet de la transmission.
Cet exemple souligne particulièrement la dualité de l’approche musicale proposée dans les textes officiels, qui
doit être à la fois intuitive et intellectualisée, pratique et
réflexive, tout en affirmant la primauté de cette première
dimension sur la seconde. À travers la priorité accordée
française de pédagogie | 185 | octobre-novembre-décembre 2013
à la pratique et au sensible – renvoyant à l’expérience ordinaire des élèves – est recherchée une « mise en activité »
de ces derniers afin de « donner du sens » aux apprentissages et de les rendre plus attractifs12. Ces conceptions
pédagogiques tranchent avec les opérations de « mémorisation-restitution » (Johsua, 1999) sous-tendant les textes
les plus anciens de notre corpus, que commente ainsi un
acteur central de la rédaction des programmes, interrogé
dans le cadre de cette recherche : « On voit des définitions,
on voit des photocopies sur les compositeurs, sur les
œuvres, bon. Et tout ça, ça ne garantit absolument rien
sur le sens que ça peut avoir pour l’élève. »
La place centrale donnée à la sensibilité des élèves
s’inscrit donc dans un processus d’ouverture de l’école
à des formes culturelles qui lui sont extérieures. À cet
égard, on peut reprendre la distinction opérée par
B. Bernstein (1975) entre « code série » et « code intégré »
pour décrire cette évolution : de la compartimentation
rigide entre savoirs (entre les différentes disciplines, mais
aussi entre les savoirs relevant de la sphère scolaire et
les expériences non scolaires) caractérisant le « code
série », le curriculum a évolué vers des formes et des
modalités beaucoup plus souples de classifications,
notamment celle distinguant culture scolaire et « culture
libre », dont l’agencement relève ainsi davantage du
« code intégré » à partir des années 1970. Dans cette
mesure, on peut souligner la plus grande porosité de la
forme scolaire par rapport à des répertoires culturels
autres que ceux relevant des références canoniques,
auparavant au centre du curriculum13.
LA TRANSMISSION D’UN « SAVOIR-ÉCOUTER » :
UNE MODALITÉ D’APPROCHE FORMELLE
DE LA MUSIQUE
Néanmoins, cette tension entre approche sensible et
transmission d’un regard formel sur la musique, si on
l’examine à l’aune des caractéristiques de la forme scolaire, ne renvoie pas à une rupture vis-à-vis de cette dernière. En effet, la porosité accrue de la forme scolaire ne
signe pas pour autant une diminution de son emprise.
Comme le suggère la volonté énoncée par les textes officiels de concilier le sensible et le code, il serait trop
rapide de considérer cette évolution comme un recul de
l’ambition formaliste – au sens de Durkheim – de l’éducation musicale au collège. S’il s’agit, comme on l’a vu
précédemment, de privilégier l’« entrée sensible » dans
les œuvres, il n’est pas pour autant question de se limi-
ter à cette dimension de la perception et de la production artistique. Les élèves, avec l’aide de l’enseignant,
doivent construire un savoir à partir de leurs « impressions immédiates » et, à terme, intérioriser des dispositions « cultivées » à l’égard de la musique. On retrouve
ici le constat fait par I. Harlé sur l’introduction de l’enseignement de la technologie au collège : si celui-ci repose
sur une volonté de s’appuyer sur le concret et la pratique
dans le cadre de la massification de l’enseignement
secondaire, il ne s’impose qu’à travers des formes scolaires instituées (Harlé, 2003).
Ce faisant, l’appui sur la sensibilité des élèves, destiné
à les rendre acteurs des processus d’apprentissage,
révèle des objectifs cognitifs beaucoup plus ambitieux
que ceux associés au modèle de la « mémorisation-restitution » dans la mesure où il implique une appropriation
des savoirs et une intériorisation des dispositions en jeu
dans les apprentissages, et non une simple attitude de
conformité. Moins les savoirs au centre des activités
pédagogiques sont clairement définis (par exemple via
une liste de notions de solfège que les élèves doivent
maîtriser), dans le cadre d’un recours plus important à
l’expérience ordinaire des élèves, plus les apprentissages
supposent un « savoir-écouter » permettant de transmuer
les contenus abordés en objet de connaissance.
L’objectivation de la subjectivité musicale
C’est véritablement à partir du programme de 1985
qu’est explicité le cheminement attendu des élèves pour
convertir leur expérience subjective en une approche plus
systématisée de la musique, mais la génération de
­programmes de la fin des années 1990, et plus encore
celle de 2008, développent davantage les indications
relatives à ce processus (les procédés pédagogiques
prescrits étant au fil du temps de plus en plus détaillés :
voir encadré). Si l’on reprend l’exemple des textes de
1995-1998, après une première phase d’écoute « globale
et sensible », « sans souci prématuré d’analyse ou d’identification », qui se prolonge par un premier « commentaire
subjectif », les élèves sont invités – et aidés pour cela par
l’enseignant, ici « facilitateur », animateur et intermédiaire – à objectiver leurs impressions :
C’est seulement ensuite [après une première approche
globale et sensible] que, guidés par le professeur dans
des auditions fractionnées, les élèves pourront mieux
cerner l’organisation des principales composantes musicales et synthétiser éventuellement leurs observations
sous la forme de plans ou de schémas (Ministère de
l’Éducation nationale, 1995).
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire 27
Si dans un premier temps de la séquence de cours,
l’écoute, s’appuyant sur la subjectivité et les émotions,
reste globale, le morceau étant appréhendé dans son
unité, cette approche doit ensuite progressivement être
transmuée en modalités d’appropriation d’ordre formel,
à travers des procédés de décomposition, d’identification, de classement et de qualification. C’est donc un
véritable processus de conversion des modes de perception et d’appréciation de la musique qui est attendu
des élèves. L’extrait du texte d’accompagnement des
programmes de 5e et 4e de 1997 suivant précise les
étapes nécessaires à cette conversion :
Les écoutes suivantes permettront de s’approprier les
éléments musicaux et les principes de composition
essentiels retenus par le professeur. Les élèves seront
ainsi conduits collectivement à mémoriser et reproduire
les cellules, motifs, phrases, thèmes, etc., à les redécouvrir dans l’œuvre travaillée, puis dans l’audition
d’autres extraits relevant d’esthétiques éventuellement
différentes [...]. Pour chaque œuvre, la trace écrite figurant dans le cahier de l’élève s’élabore progressivement
et collectivement. Elle peut prendre plusieurs formes
éventuellement combinées : notes écrites, graphisme,
fragment de partition, etc. (Ministère de l’Éducation
nationale, 1997b).
Ce qui est décrit dans cet extrait renvoie à une opération de « décontextualisation-recontextualisation » : les
éléments faisant l’objet de la séquence de cours – à
savoir des notions qui renvoient à une approche formelle
de la musique consistant à en identifier la structure mélodique, harmonique ou rythmique (« principes de composition », « cellules », etc.) – sont extraits de l’œuvre écoutée, sont travaillés pour eux-mêmes, puis replacés
ensuite dans le contexte du morceau puis d’autres répertoires, processus relevant d’un rapport « scriptural-scolaire » au monde et au langage tel qu’il a été mis en évidence par B. Lahire (1993, 2008). Tout comme il le décrit
au sujet du langage dans le cadre de l’apprentissage de
la lecture et de l’écrit, l’éducation musicale, en décontextualisant la musique par rapport à ses usages ordinaires, la recontextualise en fait dans un autre système
de relations, à savoir les différentes dimensions du langage musical formel14. La comparaison (oppositions, ressemblances, continuités…) entre répertoires hétérogènes,
au principe d’un cheminement inductif vers le formalisme15, est centrale dans cette démarche. Ainsi, à travers la mise en lien de contenus musicaux à première
vue dissemblables (du point de vue de l’époque ou du
genre desquels ils relèvent, des instruments en présence,
des thématiques auxquelles ils renvoient, etc.), il est
attendu de l’élève qu’il puisse identifier des logiques formelles communes (par exemple la récurrence d’un motif
28 Revue
mélodique, ou encore la présence d’une syncope rythmique). Dans cette logique, les programmes présentent
ces procédés de mise en lien comme un moyen d’identifier et d’assimiler des éléments du langage musical en
passant par l’« intuition musicale » des élèves, qui doivent
sur cette base élaborer un savoir qui dépasse ce registre
subjectif d’écoute.
Le cas de l’éducation musicale met tout particulièrement au jour le lien très étroit entre ce rapport au savoir
attendu des élèves et la « disposition esthétique » telle
qu’elle est décrite par P. Bourdieu (1979), disposition
constitutive des mécanismes de distinction culturelle.
D’une part, la « disposition esthétique » peut être ramenée
à un processus de décontextualisation-recontextualisation, en tant qu’elle implique, selon P. Bourdieu, une rupture avec l’attitude ordinaire à l’égard du monde, avec ce
qui relève de l’humain et de « la vie », afin d’adopter une
posture ne se référant qu’à l’univers des œuvres d’art et
de son histoire propre. D’autre part, cette disposition à
l’égard de la culture repose, à l’instar des approches comparatives évoquées précédemment, sur des procédés de
mise en relation, comme le souligne P. Bourdieu, qui décrit
le « regard pur » sur les œuvres comme « un déplacement
de l’intérêt du “contenu”, personnages, péripéties, etc.,
vers la forme, vers les effets proprement artistiques qui
ne s’apprécient que relationnellement, par une comparaison avec d’autres œuvres tout à fait exclusive de l’immersion dans la singularité de l’œuvre immédiatement
donnée » (Bourdieu, 1979, p. 36). Dans cette mesure, les
programmes de musique montrent bien en quoi le « rapport scriptural-scolaire » au savoir, visé par les textes officiels, constitue une forme rationalisée de la disposition
esthétique, cette dernière étant généralement acquise par
imprégnation et non par inculcation explicite.
L’opération de « décontextualisation-recontextualisation » attendue des élèves s’apparente à un processus
d’objectivation du subjectif, dont le principe est particulièrement explicité dans les textes de 2008, notamment
à travers un schéma (figure 1) retraçant à la fois le cheminement et les objectifs poursuivis à travers l’enseignement de la musique au collège :
Tout au long de sa scolarité au collège, l’élève mobilise
et développe des capacités et attitudes spécifiques [...].
Il apprend à tirer parti de la subjectivité de sa perception
plutôt que d’en rester dépendant. [...] Il apprend que
sentiment et émotion sont les révélateurs d’une réalité
complexe et permettent de comprendre les significations portées par la musique [...]. Il apprend que l’émotion est un sentiment relatif, propre à chaque individu,
qu’elle ne présume pas de l’objectivité des faits et doit
française de pédagogie | 185 | octobre-novembre-décembre 2013
Figure 1. Schéma relatif à l’écoute musicale
dans le programme de 2008
de vue techniques » sont également présentés dans ce
schéma comme mis au service du regard exigé des
élèves sur la musique, et non comme une fin en soi.
Écouter le SONORE (la musique)
C
O
N
D
U
I
T
E
Sensations - Émotions
Matériaux sonores,
Métaphores
Images
Narrations
P
E
R
C
E
P
T
I
V
E
Points de vue techniques
Relations internes,
Verbaliser
&
Produire
Organisation dans
l’espace et le temps
Vocabulaire spécifique
Vocabulaire général
Connaissances, capacités et attitudes,
relevant de la perception de la musique
Connaissance…
Capacités à…
Attitudes
des langages
percevoir / produire
des contextes
décrire
de l’histoire de la musique
et des autres arts
analyser
Curiosité
Attention et
concentration auditives
Recherche et exploration
commenter
Esprit critique
Comprendre la MUSIQUE
Source : Ministère de l’Éducation nationale, 2008.
donc être acceptée pour ce qu’elle est chez lui et chez
les autres (Ministère de l’Éducation nationale, 2008).
Ces extraits du texte de 2008 décrivent bien, chacun
à leur manière, ce processus d’objectivation du subjectif. Dans le premier, la « subjectivité », le « sentiment » et
l’« émotion » sont présentés comme devant être mobilisés par l’élève, mais les « capacités » et « attitudes » attendues consistent justement à ce qu’il parvienne à les
exploiter tout en s’en dégageant, en mettant ces dimensions à distance. Le deuxième extrait (figure 1) a pour
ambition de décrire la « conduite perceptive », à savoir la
manière dont les élèves doivent apprendre à percevoir
la musique. Si les « sensations » et les « émotions » font
partie intégrante du processus visé, elles ne constituent
qu’un moyen au service d’une fin : la conversion du
regard des élèves sur la musique pour qu’ils parviennent
à une « compréhension » de la musique. Celle-ci, passant
par l’élaboration de connaissances concernant le « langage », le « contexte », l’« histoire de la musique et des
autres arts », ou encore des capacités à « analyser » et à
« commenter », fait directement écho à la « disposition
esthétique » décrite par P. Bourdieu. On peut par ailleurs
noter que, conformément à la logique défendue par les
textes officiels depuis la fin des années 1970, les « points
Dans le contexte de la prise en compte de la sensibilité des élèves, les contenus de savoirs sont beaucoup
plus subtils et difficiles à circonscrire. Il ne s’agit plus de
répertoires particuliers, ou de notions techniques, mais,
in fine, d’un cheminement cognitif aboutissant à un
« savoir-écouter ». Deux processus concomitants et étroitement liés sont observables dans le corpus des textes
officiels : d’une part, une moindre concentration sur les
contenus, et notamment le répertoire des « canons musicaux » qui renvoie au décloisonnement entre culture scolaire et « culture libre », et, d’autre part, une focalisation
sur la transmission de compétences d’écoute. Ce double
processus, qui aboutit à un nouveau type de formalisme
dans les curricula que décrit le schéma présenté plus
haut (figure 1), et dans lequel le statut accordé aux
grandes œuvres décline, peut être analysé une fois de
plus en s’appuyant sur la description que fait B. Bernstein
du code intégré : « Les différents contenus du savoir sont
subordonnés à une certaine idée qui les rapproche les
uns des autres et, par suite, réduit l’autorité propre de
chacun de ces savoirs envisagés séparément » (Bernstein,
1975, p. 283). Ainsi, cette citation permet de toucher du
doigt le lien entre importance des compétences relatives
à des procédés de mises en relation et moindre poids
des contenus.
Le rapport des programmes aux canons musicaux évolue en effet considérablement. Ceux-ci sont, jusqu’aux
années 1960, au cœur des visées de l’éducation musicale, qui doit amener les élèves à les connaître et les
reconnaître, avec par exemple l’idée qu’il faut se baser,
en chant, sur les « mélodies simples des maîtres »
(Ministère de l’Éducation nationale, 1938a), qu’« il faut
mettre les élèves exclusivement en présence de belle
musique et proscrire la médiocrité » (Ministère de l’Éducation nationale, 1938b), ou encore qu’« il n’est pas permis d’ignorer » certaines œuvres comme la musique religieuse de Palestrina, de Luther et de Bach. Les schèmes
de perception et d’appréciation relevant de la disposition
esthétique, « seule manière socialement tenue pour
“convenable” d’aborder les objets socialement désignés
comme œuvres d’art » (Bourdieu, 1979, p. 29), sont en
jeu dans cette transmission des canons. Néanmoins, ils
n’en constituent pas l’objectif premier (centré sur la
connaissance des œuvres et des compositeurs), et les
savoirs relatifs au solfège renvoyant à une appréhension
formelle de la musique sont étudiés indépendamment.
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire 29
À partir des années 1970, les répertoires évoqués ne
se limitent plus aux canons de la musique « savante »,
mais surtout l’injonction centrale en la matière consiste
désormais à étudier la plus grande diversité possible de
registres musicaux : c’est ce qu’énonce par exemple le
programme de 1985 : « Le champ d’investigation doit être
aussi large que possible […]. Le répertoire musical doit
être utilisé dans toute son étendue et sa diversité »
(Ministère de l’Éducation nationale, 1985). Dans ce cadre,
les modalités de perception et d’appréciation de la
musique inhérentes à la « disposition esthétique »
deviennent centrales et sont destinées à être appliquées
à tous les répertoires musicaux, qu’ils relèvent ou non de
la musique « savante » la plus consacrée. C’est d’ailleurs
via cette diversité musicale et les comparaisons qu’elle
offre que ces compétences d’écoute doivent être acquises.
Ce constat fait fortement écho au recentrage des programmes scolaires autour de la transmission de compétences (Ropé & Tanguy, 1994 ; Clément, 2013) au détriment de l’étude des grandes œuvres, et notamment en
français, discipline dans laquelle ce phénomène est relié
par la littérature sociologique aussi bien à des mutations
culturelles comme le développement des communications « de masse » qu’à la diversification importante du
public de l’enseignement secondaire. Ainsi, ce « savoirécouter » est comparable au « savoir-communiquer » dont
L. Demailly (1985) a montré l’importance dans l’enseignement du français à partir des années 198016, analyse
qui rejoint celle faite par V. Isambert-Jamati et
M.-F. Grospiron concernant les instructions officielles de
1981 relatives à l’enseignement du français au lycée,
dans lesquelles « on parle au premier chef de “former
des capacités qui permettent de communiquer et de
s’exprimer dans la langue d’aujourd’hui” » tandis que
l’étude des grands auteurs perd de son importance
(Isambert-Jamati & Grospiron, 1984).
L’objectif de la « domestication » des pratiques
d’écoute des élèves
On peut par conséquent estimer que l’ouverture de
l’école à l’expérience ordinaire des élèves relève d’une
« hyperscolarisation implicite » (Bonnéry, 2007, p. 71). En
effet, dans l’optique des textes officiels, les élèves doivent
être eux-mêmes en mesure, de manière autonome et
spontanée, de scolariser leurs expériences ordinaires pour
qu’elles deviennent objets de savoir, ce qui revient paradoxalement à donner davantage de poids à l’objectif de
l’acquisition d’un regard formel sur la musique. On peut
faire ici le parallèle avec l’évolution de la forme scolaire
qui s’est opérée à travers le développement des écoles
30 Revue
mutuelles. Avec ces dernières, la discipline doit être intériorisée par les élèves, comprise et acceptée et pas seulement appliquée (Vincent, Lahire & Thin, 1994 ; Vincent,
1980)17. De même, on peut envisager les évolutions des
programmes de musique comme une variation comparable de la forme scolaire : les cheminements intellectuels
attendus des élèves doivent être non seulement suivis par
les élèves, mais également intériorisés et maîtrisés, jusqu’à
devenir une « seconde nature ».
Loin de se cantonner à la sphère scolaire, cette ambition concerne les pratiques d’écoute des élèves en général, y compris hors l’école. L’objectif est donc de « redresser » durablement les dispositions à l’égard de la musique
des élèves, développées en grande partie hors du cadre
scolaire. À terme, l’élève doit incorporer les rapports à
la musique prescrits par l’école, ceux-ci devant devenir
« spontanés », comme l’énonce le texte de 1985 : « Une
oreille bien éduquée est une oreille qui a appris à mettre
spontanément de l’ordre dans la complexité brute des
matériaux sonores. Elle est prête à assimiler des éléments
de couleur, de forme et de style qui sont au fondement
de la culture musicale » (Ministère de l’Éducation nationale, 1985).
Les élèves doivent, en d’autres termes, se défaire des
schèmes d’appréciation développés hors de l’école pour
parvenir à un regard formel sur les œuvres, seul considéré comme valable ou adéquat par les programmes.
Cette ambition de redresser les pratiques des élèves,
loin de se limiter à la sphère strictement scolaire, vise les
situations d’écoute extra-scolaires :
La musique tient une place essentielle dans la vie des
élèves aujourd’hui. Il revient à l’éducation musicale de
donner les moyens de s’approprier ce mode d’expression et les aider à acquérir des capacités de discernement et un esprit d’ouverture (Ministère de l’Éducation
nationale, 1995).
Il [l’élève] apprend à transposer ses connaissances et
compétences vers des musiques qu’il écoute de sa
propre initiative. […] Si l’élève dispose aujourd’hui de
tous les moyens possibles pour écouter, l’éducation
musicale lui apprend à en tirer parti. Sur des supports
variés, elle entraîne sa perception à construire des
connaissances et à susciter des émotions nouvelles. Elle
l’amène à identifier les caractéristiques constitutives de
ce qu’il entend afin de construire un avis personnel
argumenté. Il développe ses capacités de jugement et
son esprit critique. Il effectue progressivement des choix
personnels dans le vaste éventail des musiques qu’il
peut écouter (Ministère de l’Éducation nationale, 2008).
Il s’agit bien de « domestiquer » les pratiques d’écoute
française de pédagogie | 185 | octobre-novembre-décembre 2013
juvénile, dans la mesure où l’empreinte de l’enseignement scolaire de la musique est destinée à être intériorisée, à façonner les habitudes des élèves en dehors du
monde scolaire, tout comme l’usage de l’écrit modifie
en profondeur les « modes de pensée » des sociétés
alphabétisées. Cette influence ne se limite pas aux situations dans lesquelles intervient l’écrit, mais produit des
habitudes durables en termes d’itinéraire de pensée, ce
qui amène J. Goody à parler de « domestication » de la
« pensée sauvage » (Goody, 1979). De la même manière,
les procédés utilisés dans le cadre de l’enseignement
scolaire de la musique sont destinés à forger chez eux
des schèmes pérennes de perception et d’appréciation
de la musique qui relèvent de dispositions « cultivées » à
l’égard de la musique, et qui leur permettent d’établir
eux-mêmes des hiérarchies musicales n’étant plus données d’emblée par les instructions officielles.
La référence centrale à la sensibilité des élèves perceptible dans les textes officiels depuis les années 1980
se conjugue donc à l’intériorisation de la « disposition
esthétique », signalant un approfondissement de l’objectif de la transmission d’un rapport formel au savoir. Ce
faisant, l’éducation musicale suit une tendance générale
affectant la forme scolaire, qui s’est recentrée sur des
dispositifs exigeant la compréhension et l’appropriation
des savoirs par les élèves.
L’exemple de l’enseignement scolaire de la musique
met en exergue en quoi cette évolution a partie liée avec
les transformations des mécanismes de distinction soulignées par la littérature sociologique (Coulangeon, 2010,
2011 ; Donnat, 1994 ; Peterson & Simkus, 1992), dans le
contexte d’un brouillage des frontières symboliques entre
« savant » et « populaire » remettant en question la définition traditionnelle de la légitimité culturelle, centrée autour
de la familiarité avec les répertoires culturels « savants ».
Ainsi, ces analyses s’accordent sur le constat selon lequel
les attitudes culturelles des classes supérieures se caractériseraient aujourd’hui davantage par l’hétérogénéité de
leurs registres de consommation culturelle que par leur
appétence pour les répertoires « savants », signalant ce
faisant une valorisation sociale de l’éclectisme culturel
qui fait pendant à l’injonction à la diversité musicale présente dans les programmes depuis les années 1980.
Dans ce cadre, O. Donnat et P. Coulangeon signalent
l’importance accrue des modalités d’appropriation des
biens culturels dans les mécanismes de distinction culturelle, qui fait également écho au recentrage des objectifs
de l’éducation musicale autour de la transmission de
schèmes de perception et d’appréciation de la musique
relevant de la « disposition esthétique » : c’est autant, si
ce n’est plus, à travers la manière d’écouter de la musique
qu’il s’agit de se distinguer, que par les répertoires musicaux appréciés ou écoutés.
CONCLUSION
Les évolutions du curriculum de l’enseignement de la
musique au collège que nous avons soulignées dans cet
article signalent moins une remise en cause de la forme
scolaire qu’une variation de cette dernière, puisque le rapport « scriptural-scolaire » au monde qu’elle suppose est
mis au centre des apprentissages. À la suite de G. Vincent,
B. Lahire et D. Thin (1994, p. 45-46), on peut donc interpréter l’ouverture du curriculum à l’expérience ordinaire
des élèves comme une extension de l’emprise de la forme
scolaire, suffisamment hégémonique – à l’intérieur, mais
aussi en dehors de l’institution scolaire – pour que la scolarisation de formes culturelles extérieures à l’école soit
possible. Dans ce cadre, on peut reprendre l’analyse que
proposait É. Durkheim du système scolaire dans L’évolution
pédagogique en France, selon lequel on voit « passer
[l’école] de formalisme en formalisme » (Durkheim, [1938]
1990, p. 61). Récusant une approche jargonneuse et trop
déconnectée de l’« activité musicale réelle » en s’appuyant
sur la sensibilité des élèves, l’éducation musicale n’en
abandonne pas moins – et approfondit même au cours
de la période étudiée – une visée formaliste constitutive
de la « mise en forme scolaire » de la musique.
En outre, l’éducation musicale, en se centrant davantage sur la transmission d’un rapport à la culture qui
relève de la « disposition esthétique » – relativement autonome par rapport aux contenus transmis – prend acte
et contribue à la diffusion des transformations de la
culture légitime. Ce faisant, l’éducation musicale peut
être appréhendée comme une discipline permettant tout
particulièrement de toucher du doigt le renouvellement
du lien étroit entre culture scolaire et culture légitime, qui
pose sous d’autres formes la question des inégalités
sociales d’appropriation des savoirs scolaires.
Florence Eloy
[email protected]
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis,
CIRCEFT-ESCOL, CEMS/IMM-EHESS
La sensibilité musicale saisie par la forme scolaire 31
NOTES
1
Le champ recouvert par cette expression est très hétérogène et
renvoie, dans le cadre de cet article, davantage à la vulgate des
« méthodes actives » qui lui est liée qu’à la grande variété d’auteurs
et d’élaborations théoriques de ce courant.
2
C’est sur cet aspect cognitif de la forme scolaire, mis en exergue
par B. Lahire (1993), que nous nous centrerons dans cet article.
3
Si cette discipline relève des matières obligatoires au collège, et
renvoie donc à des savoirs estimés indispensables à ce niveau du
système éducatif, la faiblesse des coefficients et des volumes
horaires qui lui sont affectés sont autant de signes de la reconnaissance limitée dont elle bénéficie et de son poids limité dans les
processus de sanction et d’orientation scolaire.
4
Selon les données de l’enquête L’enfance des loisirs, à la fin du collège, en 2006, plus de la moitié des élèves écoute de la musique quotidiennement (58 %), pourcentage qui progresse au fur et à mesure
de l’avancée dans l’adolescence (Octobre, Détrez, Mercklé et al., 2010).
5
Pour plus détail sur le corpus de textes officiels sur lequel s’appuie
cet article, voir l’encadré. L’analyse présentée dans cet article est
issue d’un travail de thèse sur les tensions et les porosités entre
modalités de scolarisation de la musique et pratiques culturelles juvéniles (Eloy, 2012), dans le cadre duquel ce corpus est confronté à
d’autres types de données permettant de ne pas limiter la réflexion
à la dimension du « curriculum formel » (Isambert-Jamati, 1990). D’une
part, il s’agit d’une enquête de terrain dans des établissements secondaires à recrutement socio-scolaire contrasté. Ce travail de terrain a
donné lieu à des observations de pratiques d’enseignement de la
musique dans une dizaine de classes de 3e, complétées par des
entretiens avec des professeurs de musique et des élèves. D’autre
part, nous avons également procédé à une analyse secondaire des
données de l’enquête L’enfance des loisirs (Octobre, Détrez, Mercklé
et al., 2010) du ministère de la Culture et de la Communication sur
les univers culturels des enfants et des adolescents, comportant
notamment des questions sur les goûts et pratiques en matière de
musique, ainsi que sur les enseignements artistiques.
6
Pour plus de détail sur ce point, voir d’autres publications dans lesquelles nous avons plus précisément exploré la question de l’évolution des répertoires musicaux mobilisés dans le cadre de l’enseignement scolaire de la musique (Eloy, 2010, 2014).
7
Souligné par nous. Tous les passages de citation en italique le sont
également dans l’ensemble de cet article.
8
C’est ce qui transparaît clairement dans ces extraits d’une note du
3 mai 1968 de Marcel Landowski, alors directeur de la musique au
ministère des Affaires culturelles (fonction qu’il exerce de 1966 à
1975 avant d’être nommé inspecteur général de la musique au ministère de l’éducation nationale), concernant les programmes de 2de,
1re et terminale section A ainsi que des épreuves de musique du
baccalauréat, rapportés par O. Tripier-Mondancin : « M’inspirant de
cette idée qui me paraît essentielle, “les disciplines de la sensibilité
sont aussi importantes pour la formation d’un homme que les disciplines de la connaissance”, j’ai proposé un programme faisant
appel surtout à la participation des élèves à diverses actions musicales, c’est-à-dire à la créativité, à l’improvisation, à la connaissance
pratique des éléments sonores mis à notre disposition par les
sciences, à la réflexion enfin sur les divers aspects psychiques,
sociaux et historiques du phénomène musical, j’ai donc été amené
à ne pas accepter le projet présenté par l’inspecteur général Favre,
projet basé sur le solfège, l’analyse harmonique et l’histoire de la
musique […]. La mutation profonde, la révolution presque qu’implique le programme de baccalauréat option musique tel qu’il a été
décidé, demande que l’homme qui sera chargé de le faire appliquer
soit un homme profondément convaincu de la nécessité de sortir
des habitudes actuelles que nous considérons comme néfastes et
qu’il soit l’apôtre de la pédagogie nouvelle […]. La nouvelle orientation pédagogique ne doit pas être seulement appliquée aux classes
terminales, option musique, mais bien à l’ensemble de l’enseigne-
32 Revue
ment musical dans l’enseignement général depuis les cours préparatoires du cycle primaire » (Landowski, cité par Tripier, 2008, p. 225).
9
Ce genre d’assertion contraste avec la vision de la culture juvénile
qui transparaissait dans les programmes de l’immédiat après-guerre,
où les élèves sont plutôt décrits comme ayant peu de connaissances
concrètes de la musique, la mission de l’éducation musicale étant
de les sensibiliser à ce domaine artistique : « L’enseignement musical n’a pas seulement pour objet d’amener les élèves à chanter en
chœur ; il tend aussi à leur donner le goût de la musique.
[…] L’essentiel sera que les élèves comprennent la richesse et la
variété d’un moyen d’expression représenté pour eux trop souvent
par des mots et des noms sans substances » (Ministère de l’Éducation nationale, 1944).
10 Les activités de création sont introduites dans le curriculum de la
discipline avec les programmes de 1985-1987. Elles peuvent consister, par exemple, à réécrire le texte d’une chanson déjà existante, ou
à y ajouter des parties de chant ou d’instruments. Sur ce type d’activités, les programmes incitent également les enseignants à choisir
des chansons correspondant à la culture musicale des élèves : « La
création de chanson permet aux élèves de s’exprimer avec leurs
mots, avec leurs musiques tout en intégrant les acquis du cours
d’éducation musicale » (Ministère de l’Éducation nationale, 1997a).
11 Dans le cadre de cet article, nous n’avons pu citer l’ensemble des
extraits des textes officiels se référant aux procédés pédagogiques
et aux visées de l’enseignement de la musique au collège que nous
mettons en exergue ; sauf mention inverse, les tendances identifiées
se retrouvent dans tous les programmes à partir des années 1970.
12 La diffusion de ces conceptions pédagogiques durant les dernières
décennies a été largement mise en évidence à travers des travaux
portant sur des segments variés du système éducatif, notamment dans
le cadre de l’équipe ESCOL (Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Bautier
& Rochex, 1997 ; Bonnéry, 2007 ; Lahire, 1993 ; Rochex & Crinon, 2011).
13 Si l’élargissement des références musicales énoncées dans les programmes est sélectif et concerne les pans les plus consacrés des
répertoires dits « populaires », il n’en est pas moins notable. Par
exemple, le schéma illustrant le « domaine des styles » à balayer
avec les élèves présenté par les programmes de 2008 cite comme
faisant partie du « vocabulaire de référence » les « comédies musicales », les « musiques de film », le « jazz », les « musiques actuelles »
ou encore le « rock » sur la période du xxe siècle, au côté des
« musiques savantes et usant de nouveaux matériaux, langages et
technologies » (Ministère de l’Éducation nationale, 2008).
14 « En se plaçant dans une telle position par rapport au langage [celle
de la logique scripturale-scolaire], l’élève découvre un monde de relations tout à fait inédit. Les divers exercices scolaires le forcent à saisir
les différents éléments du langage comme les parties d’un système
complexe de relations qu’il ignorait jusqu’à là. La décontextualisation
des éléments du langage opérée à l’école est bien une recontextualisation dans de nouveaux contextes (paradigmes et systèmes de
relations entre les éléments des différents paradigmes) qui ne sont
pas plus artificiels que les contextes ordinaires » (Lahire, 2008, p. 55).
15 Cela s’inscrit plus globalement dans une tendance au développement, mis en exergue par S. Bonnéry (2009, p. 21-22), des dispositifs
pédagogiques relevant de logiques comparatives et inductives.
16 L. Demailly estime ainsi que le développement des communications
de masse a conduit à une mutation de l’enseignement du français,
dont les objectifs sont passés d’un raffinement élitaire à un « savoircommuniquer » : « En matière d’éducation langagière, le développement des communications de masse valorise, aux dépens de la
recherche d’un raffinement élitaire, un “savoir-communiquer”, transclassiste et discret. L’école est censée maintenant fournir aux enfants
une compétence linguistique polyvalente d’intervention et de communication » (Demailly, 1985, p. 110, souligné par l’auteur).
17 « La transformation de l’écolier discipliné et “dressé” en écolier “raisonnable”, qui suppose un autre rapport aux règles impersonnelles,
française de pédagogie | 185 | octobre-novembre-décembre 2013
va s’opérer tout d’abord à l’intérieur des écoles mutuelles. […] Tout
ce qui est enseigné doit être expliqué, la discipline ne doit pas être
subie mais comprise et acceptée. Si l’élève comprend les règles, il
se les approprie par lui-même et pratique une sorte d’auto-discipline, un self-government » (Vincent, Lahire & Thin, 1994, p. 34-35).
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