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Mais ressemblance ne veut pas dire identité. L’hérédité admet une marge de variation,
des écarts : premier indice qu’à la longue, ou de temps à autre, une espèce peut changer,
évoluer, devenir une autre espèce. L’homme en a profité. En choisissant les reproducteurs
appropriés, il a créé ou tout au moins isolé les races animaux domestiques, de chiens par
exemple, et les variétés de plantes utiles, comme celles des choux. Cette sélection artificielle
due à l’homme suggère l’idée d’une sélection due à la nature elle-même, d’une sélection
naturelle, par survivance des individus les plus aptes, sélection qui a pu contribuer à la
formation, ou du moins à l’expansion de variétés ou d’espèces nouvelles. Telle fut la grande
idée de Darwin.
Un nouvel indice à l’appui nous vient de la répartition des formes, des organes et des
fonctions parmi les espèces vivantes. Elle ne s’est pas du tout faite au hasard. Les chats, les
lions, les tigres, les panthères, les lynx se ressemblent beaucoup entre eux, et forment un
ensemble plus vaste, la famille des félins. Avec les chiens, les belettes, les ours et plusieurs
autres, ils forment un ensemble encore plus vaste, celui des carnivores. Et ainsi de suite :
l’ensemble des mammifères, dont nous faisons partie ; l’embranchement des vertébrés ; les
animaux à plusieurs cellules ; le règne animal en général ; et enfin le monde vivant tout entier.
Cet emboîtement d’ensemble successifs, dont chacun englobe tous les précédents, est fondé
sur les ressemblances ; s’il est vrai que ressemblance peut indiquer parenté, on a là un nouvel
indice en faveur de l’idée que toutes les espèces ont dérivé, en fin de compte, les unes des
autres.
En tout cas, rien dans le monde inanimé ne montre un tel emboîtement, par extensions
répétées six à dix fois suivant les cas, et fondé sur les ressemblances : cet emboîtement est
l’un des traits caractéristiques fondamentaux de l’ensemble des êtres vivants.
Mais, diront certains, le monde inanimé aussi nous montre des ensembles emboîtés :
les corps planétaires, avec le Soleil, forment le Système Solaire ; le Soleil, qui est une étoile,
forme avec des milliards d’autres étoiles la voie lactée, qui est une galaxie ; les galaxies sont
groupées en amas, eux-mêmes groupés en superamas. C’est vrai. Mais tous ces groupements,
tous ces ensembles, différent de ceux du monde vivant sur deux points au moins. D’une part,
dans l’espace, ils n’empiètent pas les uns sur les autres, sauf rares exceptions ; chacun d’eux
est même séparé de ses semblables par d’énormes distances - des distances astronomiques.
Dans le monde vivant, au contraire, l’ensemble des félins empiète largement sur le territoire
de ses proies et de bien d’autres animaux et plantes de toutes sortes. Et surtout, je peux par la
pensée, faire passer telle étoile d’une galaxie dans une autre : chacune des deux reste une
galaxie. Mais je ne peux pas faire passer un lion dans la classe des poissons ou dans celle des
insectes : ce serait un non-sens. L’emboîtement des ensembles, dans le monde vivant, est en
effet fondé sur les degrés plus ou moins grands de ressemblances, degrés répartis en six à dix
échelons. Rien de tel dans le monde inanimé.
Bien entendu, plus on avance vers l’extérieur de cet emboîtement des vivants, plus
l’éventail de variation de la dimension augmente. De 1,3 à l’intérieur de l’espèce humaine, on
passe à quatre cent pour les mammifères, de la baleine à une petite souris ; à deux millions
pour le règne animal, de la baleine au plus petit animal à une seule cellule et enfin à cinq
milliards au moins pour le monde vivant, tout entier, du séquoia au virus. Au total, la vie a
abouti finalement à une très grand diversité.