PARTIE 1
Fondation
de la discipline
juridique à la période
antique
Si toute société, traditionnelle comme moderne, connaît des modes de régu-
lation des rapports humains, sous forme de règles coutumières ou dautres
modalités, cest en Mésopotamie, à lemplacement de lIrak et de la Syrie
actuels, où lécriture prend naissance sous forme cunéiforme il y a environ
cinq mille ans quont été retrouvés les premiers documents juridiques de
notre histoire. Les civilisations antiques moyen-orientales ont en effet laissé
une documentation juridique considérable, sous la forme de tablettes
dargile qui mettent en lumière les actes de la pratique, les contrats, les
constitutions de dot, usités par les contemporains de cette époque, et sous
forme également de stèles gravées pour les textes législatifs comme le Code
des lois dHammourabi conservé au musée du Louvre du XVIII
e
siècle av. J.-C.
Les systèmes juridiques en cause font preuve dune grande stabilité dans le
temps et forment un ensemble évolué et cohérent. La règle déjà présente
contribue à lessor de la civilisation au sein de sociétés très hiérarchisées
pour constituer une « aurore » de la vie juridique. Ces systèmes sont
marqués par deux caractéristiques essentielles. Dabord, ils sont restés essen-
tiellement pragmatiques et nont pas fait lobjet dune réflexion théorique.
De ce fait, leur influence sur les systèmes postérieurs est indirecte, par linter-
médiaire des Grecs et des Romains, qui les ont connus et sen sont parfois
inspirés. Quant au droit hébraïque, cest le christianisme qui lui assurera un
certain écho en Occident aux premiers siècles de notre ère. Ensuite, la
réflexion religieuse y domine largement la réflexion légale, de façon plus ou
moins impérative selon la cosmogonie des sociétés en cause et le caractère
exigeant des dieux considérés qui requièrent lobéissance absolue ou tolè-
rent linterprétation et lapplication humaine des règles juridiques.
La filiation de nos droits modernes est davantage à rechercher dans les civi-
lisations de la Grèce et de Rome. Les Grecs et les Latins sinstallent sur les
côtes méditerranéennes à la suite de migrations plus de mille ans avant
notre ère et connaissent des civilisations brillantes respectivement entre les
VI
e
et IV
e
siècles pour les Grecs, entre le II
e
av. J.-C. et III
e
siècle apr. J.-C.
pour les Romains.
Si les Grecs renforcent la place de lhomme dans la définition et linter-
prétation du droit en lui assignant un objectif de justice fortement développé
par la philosophie, ils conservent un ordre juridique peu systématisé très
pragmatique. Le 1
er
chapitre dressera un panorama rapide de lapport juri-
dique des civilisations du Moyen-Orient et de la Grèce.
Cest à la civilisation romaine quil revient davoir détaché le plus profondé-
ment le droit de la religion dans lorganisation politique et sociale, den avoir
systématisé le contenu dans des classements et définitions sophistiqués, et
davoir différencié explicitement la sphère privée de la sphère publique dans
les catégories de règles applicables. Le 2
e
chapitre sattachera au modèle
romain.
18 MÉMENTOS LMD INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT
CHAPITRE
1
Droit et religion
de lOrient ancien
à la Grèce,
lintime mélange
Les droits des civilisations de la haute Antiquité orientale sont tous lœuvre des dieux,
qui manifestent ainsi sous des principes supérieurs leur volonté profonde aux hommes
qui leur doivent obéissance. Ce lien étroit entre droit et religion, non spécifique aux
périodes anciennes, caractérise encore certaines sociétés traditionnelles approchées à
des périodes récentes par les anthropologues du droit en Afrique, en Asie ou en
Océanie.
Dans cette tradition, les sociétés moyen-orientales antiques présentent la particularité
dêtre structurées autour dun chef charismatique, élu des dieux et intermédiaire entre
eux et les hommes. Au regard des critères de lanthropologie moderne, les circons-
tances géopolitiques de ces Empires aux territoires étendus, aux populations
nombreuses tournées vers lactivité agricole, sous la menace durable de possibles agres-
sions des populations extérieures expliquent facilement lorganisation de monarchies
autoritaires établies sur la base du pouvoir militaire, au service de lÉtat plus que de
lhomme, dans lesquelles lindividu sefface devant le groupe et où un roi surhumain
incarne le pouvoir maximal.
Cest dans ce rapport étroit du chef aux dieux quest élaborée la règle de droit, sans
intervention des hommes pas même des prêtres . Les dieux dictent la loi au roi qui
la reçoit. Cette révélation divine confère à celle-ci son caractère obligatoire par sa
double fonction dinstruire et de corriger le peuple.
Ce point commun entre civilisations moyen-orientales ne doit pas dissimuler en
revanche une graduation de situations distinctes, selon que les dieux dictent intégrale-
ment la loi ou bien se contentent de la souffler à loreille des hommes (1). Les dieux des
religions polythéistes de lOrient se révèlent ici moins catégoriques que ceux des reli-
gions monothéistes tels que Yahvé chez les Hébreux qui simpose en législateur et
dont les commandements doivent être respectés et ne peuvent être interprétés par les
hommes (2).
De façon intermédiaire dans lhistoire du droit, la civilisation grecque initie le transfert
des dieux aux hommes de la compétence délaborer le droit, dans un esprit de justice.
Si les critères de lanthropologie peuvent apporter une explication possible à cette
évolution, il faut remarquer que les circonstances géopolitiques de la Grèce diffèrent
considérablement des civilisations moyen-orientales et ne sont pas propices à létablis-
sement durable de monarques tout puissants : la Grèce est un territoire étroit ouvert sur
la mer, morcelé géographiquement et divisé en différentes villes, îles auxquels sajou-
tent les comptoirs commerciaux établis sur le pourtour méditerranéen, une population
tournée vers les échanges et le commerce maritime plus que vers une agriculture aux
capacités limitées, une unité de langue et de religion... De fait, dès la fin du VIII
e
siècle
av. J.-C., les monarques établis en Grèce connaissent des difficultés et sont supplantés
par des oligarchies ou des tyrannies. Aux termes de luttes de pouvoirs et doppositions
dintérêts entre propriétaires terriens, paysans et commerçants, surgissent au tournant
du VI
e
siècle av. J.-C. des cités-États matures dont lapogée va caractériser le V
e
siècle
avant leur déclin jusquà la soumission à lautorité romaine au II
e
siècle av. J.-C.
Cette période de la Grèce classique est la plus féconde pour ce qui intéresse lhistoire et
la philosophie du droit. Sans être la civilisation de juristes techniciens que va connaître la
période de la Rome antique, elle donne lieu de façon innovante à une réflexion théo-
rique sur la définition et les finalités du droit de la part des philosophes. Or ces penseurs
défendent lidée dun droit humain dont les fondements sont pensés par les hommes et
qui, relatif et susceptible de modifications, doit tendre vers lidéal de justice. Suggéré
par les dieux, le droit est désormais laffaire des hommes (3).
1LES DROITS DORIGINE DIVINE DE LORIENT ANCIEN
La Mésopotamie, « le pays entre les fleuves » littéralement, située entre le Tigre et
lEuphrate au Moyen-Orient, constitue le creuset ancien de nos civilisations occiden-
tales, au croisement des traditions indo-européennes. Depuis le III
e
millénaire avant
notre ère sy organisent au fil des invasions successives différentes monarchies militaires
qui se constituent autour de grands centres urbains : Ur, Sumer, Akkad et Babylone. Le
développement de lagriculture conduit à la sédentarisation et à laugmentation de
densité puis à la hausse démographique des populations et favorise lémergence
précoce dun pouvoir politique organisé. Linstrument de lécriture 3000 ans avant
notre ère, grâce à lalphabet cunéiforme formé de coins et de pointes, permet le déve-
loppement de structures administratives, la multiplication des échanges, et le premier
contact de lhomme au droit dont nous ayons des traces écrites majeures.
Ces règles juridiques restent de nature essentiellement empirique et font la liste de
solutions applicables en différentes situations sans référence à des concepts abstraits
ni à une doctrine théorique. Le droit semble être directement inspiré par les divinités
mais est immédiatement applicable à lhomme, par lui-même (A). Le roi sert dinter-
médiaire entre la divinité et les hommes pour transcrire la règle divine en prescriptions
juridiques (B).
A - La révélation du droit par les dieux
Le droit des civilisations de la Mésopotamie et du Moyen-Orient antique est fortement
imprégné par la religion et la morale et nest souvent conçu que comme le contenu
dune révélation divine. Les différentes législations dont nous conservons des éléments
20 MÉMENTOS LMD INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT
illustrent ce rapport étroit du droit à la volonté divine. Plus que des codes, ce sont
davantage des recueils de lois, dobjets et dépoques divers, reprenant souvent une
part du droit local antérieur.
Mal connue faute de sources, la première législation élaborée par un roi sous linspira-
tion divine remonterait au roi Urukaniga, en 2400 av. J.-C. Le code dUr-Nammu autour
de 2100 av. J.-C., en revanche, ne laisse aucun doute sur cette filiation divine ; le roi est
considéré comme lintermédiaire du dieu qui communique aux hommes la volonté de
cette autorité supérieure et constitue le gardien de lordre divin.
Pour aller aux sources du droit
Texte 1 : Extrait du Code dUr Nammu, tiré de Samuel Noah Kramer, Lhistoire
commence à Sumer, réed. Flammarion 1957, 313 p, pp 79-80
Le Code dUr-Nammu est la plus ancienne tablette contenant un code juridique qui nous soit
parvenue. Elle fut rédigée en sumérien vers 2100-2050 av. J.-C. Le premier exemplaire du
code fut découvert en deux fragments à Nippur, puis fut traduit en 1952. Des tablettes furent
ensuite trouvées à Ur puis traduites en 1965 permettant la reconstitution de près de 40 des 57
lois dorigine. De façon moderne, ce code institue une forme de compensation financière en
cas datteinte physique. Les actes de meurtre, vol, adultère et viol restent punis de la peine
capitale.
Voici le prologue brièvement résumé (les vides sont remplis par S. K.).
« Quand le monde eut été créé et que le sort de Sumer et de la cité dUr eut été décidé, An et
[[Enlil]], les deux principaux dieux sumériens, nommèrent roi dUr le dieu de la lune, [[Nanna]].
Celui-ci à son tour choisit Ur-Nammu comme son représentant terrestre pour gouverner Sumer
et Ur. Les premières décisions du nouveau chef eurent pour objet dassurer la sécurité politique
et militaire du pays. Il jugea nécessaire dentrer en conflit avec lEtat voisin de Lagash qui
commençait à saccroître aux dépens dUr. Il vainquit son souverain, Namhani, et le mit à
mort, puis, fort de laide de Nanna, roi de la cité, il rétablit les frontières primitives dUr ».
« Alors vint le moment de se consacrer aux affaires intérieures et dinstaurer des réformes
sociales ou morales. Il révoqua les fraudeurs et les prévaricateurs ou, comme le code les
désigne, les "rapaces" qui sappropriaient les bœufs, les moutons et les ânes des citoyens. Il
établit un ensemble de poids et de mesures honnêtes et invariables. Il veilla à ce que lorphelin
ne devînt pas la proie du riche, la veuve la proie du puissant, lhomme dun sicle la proie de
lhomme dune mine ». (...)
Le Code dHammourabi établi entre 1792 et 1750 av. J.-C. pour maintenir la grandeur
de lÉtat constitue le plus complet des textes juridiques à notre disposition et le meilleur
exemple de cette tradition. Le roi Hammourabi qui unifie la Mésopotamie vers 1750
avant J.-C. se pose certes en « roi du droit » mais est présenté, sur la pierre dont on
conserve lexemplaire au musée du Louvre, comme écrivant le droit sous la dictée du
dieu Shamash. Expression de la volonté divine appelée à rester inchangée dans la
durée, ce droit proche de la morale a peu évolué et se retrouve appliqué sur des bases
identiques près dun millénaire plus tard. Distinct dune loi religieuse, il sapparente à un
règlement de paix et insiste sur la qualité de justicier et de protecteur du roi. Récom-
penses et sanctions divines accompagnent néanmoins son application.
CHAPITRE 1DroitetreligiondelOrient ancien à la Grèce, lintime mélange 21
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !