QUESTION POUR UN CHAMPION EN REANIMA TION 541
QUAND ARRETER LA REANIMATION ?
F. Lemaire, Service de Réanimation Médicale, Hôpital Henri Mondor, 94010 Créteil.
INTRODUCTION
Les décisions d’arrêt (AT) ou de limitation (LT) des traitements actifs font désor-
mais partie intégrante de l’exercice de la réanimation. Même s’il existe à cet égard un
très fort consensus professionnel dont témoignent les récentes études épidémiologi-
ques françaises [1, 2], ce n’est que très récemment que le débat est sorti de la sphère
médicale. La présentation par Edouard Ferrand de l’étude LATAREA, au congrès de la
Société de Réanimation de Langue Française en janvier 1998, a provoqué une explo-
sion de titres spectaculaires dans la presse grand public : «Euthanasie passive, la fin
d’un tabou ?» s’interrogeait en première page Libération [3]. L’avis n°63 du Comité
Consultatif National d’Ethique [4] a été à nouveau l’occasion d’expliquer publique-
ment la réalité des pratiques d’interruption des soins en réanimation [5]. L’enjeu,
aujourd’hui en France, est en effet de faire participer les familles à ce qui reste encore
bien souvent l’exercice solitaire du paternalisme médical.
1. DEFINITIONS
On peut distinguer en réanimation [6] les soins de base (hydratation, hygiène, ali-
mentation), les soins de confort (sédation, analgésie ; l’intubation et la ventilation
mécanique peuvent, par certains aspects, entrer dans cette catégorie) et les soins actifs.
Ces derniers se décomposent entre traitements étiologiques et traitement de suppléance
vitale (life-saving therapy) : hémodialyse, ventilation artificielle, support inotrope.
La limitation des traitements (en anglais withholding) consiste à ne pas débuter un
traitement actif, en poursuivant les thérapeutiques déjà entreprises, alors que l’arrêt des
traitements actifs (withdrawing ou forgoing) consiste en l’interruption de la ventilation
mécanique et/ou l’extubation, ou encore l’arrêt de l’épuration extra-rénale d’un patient
en insuffisance rénale. LT et AT sont parfois qualifiés d’euthanasie passive [4, 5, 7] (on
laisse mourir) par opposition à l’euthanasie active (on fait mourir un patient, à l’aide
d’une injection par exemple).
2 . EPIDEMIOLOGIE DES DECISION D’AT ET DE LT
C’est évidemment aux Etats-Unis que l’on dispose de la meilleure visibilité. L’étu-
de la plus importante est celle de Smedira et al. [8], réalisée en 1987 et 1989 dans deux
hôpitaux de San Francisco, qui avait montré que la moitié des décès en réanimation
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étaient précédés par une décision d’AT (5 % des admissions) ou de LT (1 %). L’arrêt de
la ventilation mécanique représentait 83 % des décisions d’AT. Une enquête réalisée à
nouveau dans les mêmes unités de réanimation, cinq ans plus tard, en 1992 et 1993, a
montré que cette fois 90 % des décès étaient précédés d’une décision d’AT ou de LT.
Plus récemment, au Canada, Keenan et al. ont également évalué, prospectivement, dans
9 services de réanimation, l’incidence des AT ou des LT. Ils ont trouvé que 70 % des
décès étaient précédés par l’une ou l’autre de ces mesures [9].
L’étude LATAREA [1], réalisée dans 113 services de réanimation pendant deux mois,
a donné la vision la plus complète, révélant que 50 % des décès en France étaient pré-
cédés par une décision d’AT ou de LT. Des résultats identiques ont été depuis retrouvés
par Pochard et al. [2] : en 1999, dans 36 services de réanimation affiliés à la SRLF, des
décisions d’AT précédaient 50 % des 208 décès.
Une étude prospective monocentrique réalisée en 1994 dans une unité de réanima-
tion neuro-chirurgicale, par Peillon et al. [10], avait déjà montré qu’une limitation ou
un arrêt des soins avait précédé 67 % des décès.
3 . SIGNIFICATION ETHIQUE DES DECISIONS D’AT OU DE LT
3.1. CONTEXTE DES DECISIONS D’AT OU DE LT
Toutes les études d’incidence, ainsi que les questionnaires d’intention [11] mon-
trent que les deux raisons majeures qui président aux décisions d’AT ou de LT sont un
mauvais pronostic vital à court ou moyen terme et une mauvaise qualité de vie future.
Ces deux items se rejoignent dans le concept nord-américain de futilité [10], exprimé
aussi bien pour le patient que pour le médecin. Dans l’étude LATAREA, l’argument
économique (les décisions d’AT ou de LT pour réduire les dépenses) n’est cité qu’en
dernier par les réanimateurs français.
3.2. DEROULEMENT DES AT
En pratique, c’est la perfusion de catécholamines qui est arrêtée le plus souvent en
premier, avec l’hémodialyse [13], avant la ventilation. Dans l’étude LATAREA, celle-
ci n’est interrompue que dans 19 % des cas d’AT et l’extubation réalisée seulement
34 fois (dans 534 cas). A. Grenvik avait décrit en 1983 [14] le «terminal weaning», un
sevrage lent qui n’avait de sevrage que le nom puisque sa finalité était bien d’aboutir au
décès du patient. Mais, selon Grenvik lui-même, la lenteur du procédé (plusieurs jours),
le monitorage (gaz du sang répétés), sont surtout destinés à bien séparer cette procédure
d’un acte d’euthanasie active. Quant à l’extubation de patients sans autonomie respira-
toire, elle reste plus pratiquée aux Etats-Unis qu’en France. Daly et al. [15], par exemple,
ont évalué prospectivement l’arrêt de la ventilation réalisée chez 42 patients. Trente
trois (85 %) de ces patients avaient été extubés. L’étude LATAREA a montré que la
suppression de l’hydratation n’était pratiquée en France qu’exceptionnellement.
3.3. RESSENTI DES SOIGNANTS
En pratique, l’intentionnalité des réanimateurs est certainement de concourir à ce
qui est ressenti comme le «bien» du patient. La raison majeure de recourir à une déci-
sion d’AT ou de LT est, nous l’avons dit, le sentiment de futilité de ces soins de
réanimation délivrés à des patients condamnés à plus ou moins brève échéance. Le
principe éthique mis en jeu ici est certainement celui de bienfaisance, l’arrêt de l’achar-
nement étant conforme au code de déontologie, aux recommandations religieuses [16],
aux «guidelines» nord-américains [12, 17].
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CONCLUSION
Il faut bien savoir que la loi française ne fait pas de différence aujourd’hui entre cette
interruption de soins actifs et un homicide volontaire (meurtre ou assassinat) ou in-
volontaire (par imprudence ou négligence). La seule décision de justice rendue en
France dans ce domaine a concerné un anesthésiste-réanimateur de Dieppe, condamn
é
à 15 mois de prison avec sursis pour l’extubation d’une patiente atteinte de polytrau-
matisme grave et au pronostic désespéré selon les experts [18]. L’interprétation de
cette décision, qui a été confirmée en appel et en cassation, donnée par le Pr. Cheva-
lier, de la Faculté de droit de Rennes, est que les juges ont voulu donner un «coup
d’arrêt» à la pratique, qu’ils réprouvent, de l’euthanasie [19].
Il faut aussi reconnaître que la distinction, pourtant commode, entre laisser mourir et
faire mourir est bien ténue. Malgré l’avis des bioéthiciens qui soutiennent que AT et
LT sont éthiquement semblables, l’interruption de la ventilation artificielle, l’extuba-
tion ou l’arrêt de la perfusion de Levophed®qui peuvent aboutir à la mort du patient
en quelques minutes sont bien ressentis comme un acte «actif» [20].
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
[1] Ferrand E, Robert R, Ingrand P et le groupe LATAREA. Réalités des pratiques de LT et d’AT en
France. Réan Urg 1997;6:60-9
[2] Pochard E. Actes de fin de vie médicalisés en réanimation : l’éthique médicale entre théorie et prati-
que. Thèse de l’Université René Descartes. Paris V. Soutenue le 17 décembre 1999
[3] Favereau F. Euthanasie passive : la fin d’un tabou ? Libération 24 mars 1998;1-4
[4] Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie. Avis n° 63 du 27 février 2000. Comité Consultatif National
d’Ethique : http//www.ccne.ethique.org
[5] Lemaire F. En réanimation, 50 % des décès sont liés à l’euthanasie passive. Interview par
B. Benkimoun. Le Monde 25 février 2000
[6] Grosbuis S, Nicolas F, Rameix S, Pourrat O, Kossman-Michon F, Ravaud Y, Blin F, Edde P. Bases de
réflexions pour la limitation et l’arrêt des traitements en réanimation. Réan Urg 2000;9:11-25
[7] Lemaire F. Limitation et arrêt de traitement actif en réanimation. Un autre point de vue. Réan Urg
2000;9:3-7
[8] Smedira NG, Evans BH, Grais LS, Cohen NH, LO B, Cook M, et al. Withholding and withdrawal of
life-support from the critically ill. New Engl J Med 1990;322:309-15
[9] Keenan SP, Busche KD, Chen LM, McCarthy L, Inman KJ, Sibbald WJ. A retrospective review of a
large cohort of patients undergoing the process of withholding or withdrawal of life support. Crit Care
Med 1997;25:1324-31
[10] Peillon D, Salord L, Waked L et Al. Abandon ou acharnement thérapeutique en réanimation : évalua-
tion des pratiques médicales. Réan Urg 1995;4:3-6
[11] Vincent JL. Forgoing life-support in western European Intensive Care Units: the results of an ethical
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[12] Withholding ans withdrawing life-sustaining therapy. An official statement of the American Thoracic
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[13] Asch DA, Faber-Langendoen K, Shea JA, Christakis NA. The sequence of withdrawing life-sustaining
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[14] Grenvik A. Terminal weaning: discontinuance of life-support therapy in the terminally ill patient.
Crit Care Med 1983;11:394-5
[15] Daly BJ, Thomas D, Dyer MA. Procedures used in withdrawal of mechanical ventilation. Am J Crit
Care Med 1996;5:331-8
[16] Catéchisme de l’Eglise catholique. Edition de 1998
MAPAR 2000544
[17] Consensus report on the ethics of foregoing life-sustaining treatment in the critically ill. A Task Force
of the SCCM. Crit Care Med 1990;18:1435-9
[18] Cassation. Arrêt n° 937 du 19 février 1997;6
[19] Chevalier JY. Homicide et blessures involontaires. La semaine juridique, édition générale, 1997;31-35
[20] Melltor P and Nilsum T. The difference between withholding and withdrawing life-sustaining treatment.
Intens Care Med 1997;23:1264-7
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