L'économie politique mise à nu par la question sociale même Henri SOLANS L'économie politique mise à nu par la question sociale même L'Harmattan @ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-06839-1 EAN:9782296068391 Paris À Maudite Si rien n'intriguait les êtres humains, l'activité scientifique serait sans objet. Les sciences se choisissent comme objets des phénomènes intrigants. L'économie politique est une science, science sociale, qu'est ce qui l'intrigue et constitue son objet. L'objet de l'économie politique est la souffrance humaine engendrée par la vie collective. C'est là son énigme. Deux questions lui donnent corps: pourquoi la vie collective engendre-telle de la souffrance et comment les sociétés humaines réagissent-elles lorsque tout ou partie de leurs membres souffre? On attend des économistes qu'ils répondent à ces deux questions. Tous le font. Mais comment s'y prennent-ils? Cet ouvrage se propose de le dire. Il s'ouvre par la présentation d'un élément qu'ont en commun les discours des économistes: le procédé qu'ils utilisent pour exposer leurs arguments, procédé d'exposition. Certes, d'un groupe de chercheurs à l'autre, les arguments avancés pour répondre aux deux questions précédentes, varient, mais la chronique des arguments, elle, demeure. Le procédé d'exposition. Si l'on veut savoir pourquoi la vie collective engendre de la souffrance, il faut se donner les moyens de comprendre le fonctionnement des sociétés humaines. Le procédé d'exposition sert de guide aux analyses à mener dans ce sens; il présente l'enchaînement des pas qu'il convient d'effectuer afin de se mettre en position de comprendre. Le premier pas est suscité par une question dont on peut douter de l'intérêt dans la mesure où l'on croit en détenir déjà la réponse: la vie collective est au centre de la réflexion, mais la vie collective de qui? Des êtres humains, évidemment. Cependant, ce n'est pas leur nature d'êtres humains qui importe ici, mais plutôt le rôle qu'ils jouent dans la société. En d'autres termes, c'est en tant qu'acteurs du jeu social qu'il faut les connaître. Le premier pas consiste donc à identifier et définir les acteurs du jeu social. Cette opération réalisée, le chercheur se trouve en présence d'acteurs qu'il a distingués et par là même séparés. D'évidence il ne peut s'en tenir à cela puisqu'il sait que ces acteurs vivent ensemble. Il doit identifier ce qui les relie. L'ensemble des éléments qui relient les uns aux autres les acteurs du jeu social sera nommé dispositif vecteur de cohésion sociale. « Dispositif», parce que les éléments qui le composent ne voisinent pas dans le désordre mais font l'objet d'un agencement spécifique. « Cohésion sociale », parce que les acteurs mis en relation deviennent des partenaires et que la cohésion sociale est définie en référence au partenariat: la cohésion sociale est l'état dans lequel se trouve un groupe dont les membres s'acceptent comme partenaires. Le dispositif vecteur de cohésion sociale est l'ensemble des éléments qui concourent à la réalisation de la cohésion sociale. Comme il est au cœur des sociétés humaines, les économistes le décrivent avec une grande minutie. Les deux opérations qui consistent pour l'une à identifier les acteurs du jeu social, pour l'autre à décrire le dispositif vecteur de cohésion sociale produisent une description du monde. Après les avoir réalisées, chacun connaît « le monde tel qu'il est ». Dans les pages qui suivent, cette expression renverra au monde dans lequel nous vivons et que certains appellent « économie de marchés », alors que d'autres l'appellent « économie capitaliste ». Par l'intermédiaire du dispositif vecteur de cohésion sociale se réalise une opération fondatrice: la désignation des partenaires, et par là, la naissance de la société. Ce dispositif est chargé de rendre publique l'identité des partenaires. Cependant, en procédant ainsi, c'est à dire en désignant les partenaires, il désigne aussi ceux qui ne le sont pas. De manière plus précise, il classe en trois catégories les candidats à la vie collective: la catégorie de ceux auxquels il reconnaît la qualité de partenaires; nous dirons qu'ils sont intégrés. La catégorie de ceux auxquels il ne reconnaît pas la qualité de partenaires et qui, non partenaires, sont exclus, puis la catégorie de ceux dont il doute de la qualité de partenaires. Ces derniers, partenaires douteux, ne sont pas exclus puisqu'ils reçoivent le qualificatif de partenaires; ils ne sont cependant pas des partenaires à part entière: localisés sur les franges de la société, ils font l'objet de discriminations. 10 Insistons sur un point. L'expression, «candidats à la vie collective» ne désigne pas une fraction de la population, mais la population tout entière. A chaque instant du temps, intégré ou non, chacun est candidat et fait l'objet d'un classement: celui qui est intégré aujourd'hui et souhaite le demeurer, pourrait être exclu demain et vice versa. En permanence, donc, le dispositif vecteur de cohésion sociale se prononce sur les candidatures, il les classe, en d'autres termes, il sépare les candidats. Une telle opération n'est évidemment pas sans conséquence sur la vie collective, la séparation fait débat et la collectivité s'interroge: ceux qui sont frappés d'exclusion ou de discrimination le méritent-ils? Un jugement est alors porté sur le classement que le dispositif vecteur de cohésion sociale impose. Comme pour tout jugement, il utilise des critères d'évaluation. Pour les êtres humains, un moyen sûr d'évaluer ce qu'ils observent consiste à s'appuyer sur leur conception de l'humain. Ils dénonceront ce qui, à leurs yeux, est inhumain, et valoriseront ce qui, selon eux, est humain. Afin de juger de cela, il leur suffit d'utiliser la notion de justice sociale. On dit en effet que le monde est juste lorsque les êtres humains sont considérés et traités comme tels. En utilisant le critère de la justice sociale, la collectivité se prononce sur le contenu humain du classement. S'il est considéré comme juste, donc humain, ceux qui sont frappés d'exclusion ou de discrimination ont ce qu'ils méritent et n'ont pas à se plaindre. En revanche, dans le cas inverse, le sort qui leur est fait étant inhumain, ils deviennent des victimes. La victime est celui qui ne peut se protéger contre la venue d'évènements injustes. La victime souffre, elle souffre d'injustice. La souffrance s'exprime par le biais de douleurs psychologiques ou physiques de formes variées que nous n'auront pas à connaître dans leur détail. Ce qui importe ici c'est de savoir pourquoi la vie collective engendre de la souffrance quelle que soit sa forme. Or, nous venons de l'apprendre, en étudiant le fonctionnement du dispositif vecteur de cohésion sociale on accède à ce savoir. Néanmoins, cela ne suffit pas, l'histoire ne s'arrête pas en ce point, celui où apparaît la victime. En effet, cette dernière n'est pas inactive, bien au contraire. Elle juge légitime d'agir afin d'échapper à l'injustice. Pour ce faire, elle entreprend des actions de tout types, actions quelquefois légales, quelques fois illégales. L'injustice les légitime toutes. L'illégalité peut prendre la forme d'une atteinte à la propriété d'autrui (accompagnée ou non d'atteintes à la personne); dans ce cas, la victime fait à son tour des victimes que nous appellerons des victimes de victimes. Mais les actions illégales peuvent prendre une autre forme, celle de la tentative de destruction de l'ordre social existant. La contestation politique radicale est contemporaine des victimes; une partie de la population se persuade que l'ordre présent, parce qu'il fabrique de la souffrance est illégitime; par voie 11 de conséquence, il doit disparaître et céder la place à un ordre différent, incapable de faire souffrir. On conçoit aisément que l'illégalité soit porteuse de conflits, conflits entre les victimes et les victimes de victimes, conflit entre les tenants de l'ordre présent et ceux qui envisagent de le détruire. Ces conflits, porteurs de violence, peuvent aller jusqu'à la guerre civile. Ils constituent un germe d'éclatement de l'organisation sociale, germe de « dissociation sociale ». Le lecteur a peut-être trouvé surprenante cette caractéristique du dispositif vecteur de cohésion sociale: il sépare quand on croit qu'il rassemble. Mais il y a plus surprenant encore. Le dispositif vecteur de cohésion sociale en désignant les partenaires donne naissance à la vie sociale, mais en désignant au même moment les victimes, ilIa menace de mort. Il promet la mort à ce qu'il vient de faire naître. Cette contradiction indépassable puisqu'elle est dans la nature même de cette fabrique de lien qu'est le dispositif vecteur de cohésion sociale, porte un nom, on l'appelle « la question sociale », « la question sociale est une aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l'énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture (...) La question sociale se pose explicitement sur les marges de la vie sociale, mais elle met en question l'ensemble de la société (...) Elle peut être caractérisée par une inquiétude sur la capacité à maintenir la cohésion d'une société» (Castel, 1995, 25-30-39). Donc, la question sociale se pose. La collectivité, en totalité ou en partie, lui répond. Un foisonnement d'activités l'agite. Les relations jusque là établies entre les acteurs du jeu social se modifient. Le partenariat prend de nouvelles formes (entraide, charité, assistance, solidarité.. .). En d'autres termes, un nouveau dispositif vecteur de cohésion sociale voit le jour. Ce dispositif ne se substitue pas au dispositif initial (ou fondateur), il vient le compléter en affaiblissant ou éliminant les risques de dissociation sociale qu'il porte. Nous le nommerons, dispositif vecteur de cohésion sociale complémentaire. La complémentarité suppose une articulation singulière entre les deux dispositifs. L'ensemble ainsi articulé constitue ce que nous appellerons, un montage. Si les montages sont efficaces, ils répondent correctement à la question sociale ce qui élimine le risque de dissociation sociale. Grâce au montage la souffrance disparaît et avec elle les victimes. A ce titre le contenu du montage permet de savoir comment les sociétés humaines s'organisent lorsqu'une partie de leurs membres souffre. On pourrait même s'en servir comme d'un modèle puisqu'il dit comment les êtres humains doivent s'organiser pour vivre ensemble sans qu'aucun d'entre eux ne souffre. La description des montages constitue le dernier pas que le chercheur doit effectuer s'il veut se mettre en position de comprendre le fonctionnement 12 des sociétés humaines. L'ensemble de ces pas, le procédé d'exposition, est représenté par l'organigramme ci-après. Dispositif vecteur de cohésion sociale fondateur Partenaires (Intégration) Partenaires douteux Non partenaires Jugement (Justice) Dispositif vecteur de cohésion sociale complémentaire Dispositif fondateur + dispositif complémentaire = montage Le lecteur sait maintenant ce qu'il est en droit de demander aux économistes. Il sait qu'ils disposent des moyens de répondre à ces deux questions: pourquoi les économies de marchés ou capitalistes font-elles souffrir et comment réagissent-elles face à la souffrance? Il s'attend probablement à ce qu'à chacune de ces questions, les économistes n'apportent qu'une seule réponse. De ce point de vue il sera déçu, les réponses sont nombreuses et surtout irréconciliables. Cela ne tient pas à l'humeur des auteurs, mais aux paris qu'ils font quant à la nature des êtres humains et à celle des sociétés humaines. A chaque pari correspond une 13 manière spécifique de voir le monde, une manière spécifique de faire de l'économie et donc d'élucider l'énigme fondatrice. Les lignes qui suivent présentent la variété des points de vue. Une typologie des approches de l'économie politique. Pour construire cette typologie, nous poserons deux questions probablement inouïes pour des oreilles d'économistes et pourtant essentielles. La première est ainsi formulée: pourquoi les êtres humains vivent-ils ensemble? A cette question, les économistes apportent deux types de réponse. La première réponse avance que les êtres humains vivent ensemble parce qu'ils y trouvent avantage. Elle s'appuie sur une vue particulière de la nature humaine, les êtres humains sont des individus. Le terme individu désigne une entité qui dispose d'une intériorité sur laquelle le social n'a pas de prises. Cette intériorité lui fournit les moyens d'observer les évènements qui font l'histoire, d'en produire une analyse, de porter un jugement, de choisir et d'agir. Cette capacité, il l'exerce, et cela est fondamental, à l'occasion de son engagement dans la vie collective: ou bien il décide de vivre seul, en autarcie, ou bien il décide de vivre avec les autres, en société. Dans la mesure où les relations qui s'instaurent entre individus vivant en société, sont uniquement fonction de l'intérêt, elles naissent et meurent avec lui, à ce titre, elles sont éphémères, «L'intérêt est ce qu'il y a de moins constant au monde (...) une telle cause ne peut donner lieu qu'à des rapprochements passagers et à des associations d'un jour» (Durkheim cité par Orléan, 1994, 21). Ce type de relation a la nature d'une liaispn ; aussi nommerons-nous théoriciens de la liaison sociale, ceux qui apportent cette réponse. La seconde réponse prend le contre-pied de la première: par nature, les êtres humains sont des animaux sociaux; la vie collective ne relève pas de leur choix mais de la nécessité. A ce titre, le chercheur est tenu de penser les êtres humains vivant ensemble, mais comment les penser ainsi? Deux procédés sont proposés. Certains conseillent de procéder comme si les sociétés humaines étaient des réseaux de statuts. Un statut est un ensemble non cessible de droits et de devoirs; ces derniers relient durablement les statuts entre eux et les constituent en réseaux. Les individus sont de simples porteurs de statuts: «Nos rôles et nos relations sociales, ou du moins certains d'entre eux, doivent être considérés comme des données préalables à toute délibération personnelle» (Kymlicka, 1998, 227). Chacun est pris dans des relations 14 statutaires, par définition durables. Pour cette raison, la propension à durer, ces relations ont la nature de liens; aussi les chercheurs qui utilisent ce procédé seront-ils classés dans la catégorie des théoriciens du lien social. D'autres conseillent de considérer les sociétés humaines comme des systèmes de fonctions. Pour comprendre ce qu'est une fonction, il suffit de la comparer à ce que l'on appelle une force, en physique. La force est une entité qui, lorsqu'elle s'applique à un objet, le transforme. Une fonction est comme une force, cependant, les objets auxquels elle s'applique sont les êtres humains. Ces derniers sont, par nature dit-on ici, asociaux; les fonctions ont pour mission de les transformer en êtres socialisés: «le processus de socialisation doit normalement aboutir à l'adaptation des personnalités individuelles au système social tel qu'il fonctionne dans ses structures les plus profondes» (Dubar, 1996,53). Les fonctions socialisent. Concrètement, cette opération est réalisée par l'intermédiaire d'institutions (familles, églises, école à titre d'exemple). Les institutions accomplissent leur mission en émettant des normes, des règles et des conventions. Les êtres humains sont donc immergés dans un bain de normes, de règles, de conventions, produisant un effet de socialisation. Les relations interindividuelles s'établissent par l'intermédiaire des constituants de ce bain. Chacun est relié aux autres comme le sont, dans le béton, les grains de sable grâce au ciment; cette image fournit le vocabulaire permettant de nommer la ligne de recherche, nous parlerons de théorie du liant social. Deuxième question. La souffrance, la cohésion sociale, les victimes, et par là, la question sociale, constituent l'objet et les motifs de l'économie politique. Il semble difficile de proposer une définition de la discipline dans laquelle ces expressions n'apparaîtraient pas. Cela autorise l'utilisation d'une formulation du type suivant: parce qu'elle est préoccupée par la souffrance humaine engendrée par la vie collective, l'économie politique est la discipline qui étudie la manière dont se nouent les fils de la cohésion sociale et se résolvent les problèmes posées par les victimes; la question sociale constitue son motif principal. Cette définition suffirait amplement si d'autres sciences sociales n'avaient pas le même objet qu'elle, mais ce n'est pas le cas. Ainsi, propos de sociologue, «Les pères fondateurs de la sociologie prennent pour objet le vaste problème de la cohésion sociale» (Xiberras, 1993,35), propos d'historien, «L'historien (...) a pour objectif de comprendre ce qui meut et fait tenir ensemble les sociétés» (Muchembled, 2000, 8), propos de politologue, «Comment notre corps politique réussit-il à préserver sa cohésion en dépit de la multiplication des séparations? Qu'est-ce qui le fait tenir ensemble en dépit de tout?» (Manent, 2001, 56), propos d'anthropologue, «Dans les termes d'une anthropologie générale (il faut) concevoir qu'il existe une fonction 15 coextensive au vivant parlant, fonction de nouage ou symbolique (...) ayant en charge de faire tenir ensemble et combiner les données humaines élémentaires, le biologique, le social, le subjectif» (Legendre, 1999, 8). La sociologie, l'histoire, les sciences politiques, l'anthropologie, l'économie politique se sont données le même objet. Leur différence vient d'ailleurs. La définition d'une science sociale a un double versant celui que constitue l'objet étudié et celui que constitue son champ. Un champ correspond à un secteur clairement défini de l'activité des êtres humains. L'économie politique a choisi son champ, il s'agit de l'approvisionnement; la science politique celui des rapports entre gouvernants et gouvernés, et par là, la légitimité; la sociologie, en la matière, manque de clarté « Sur un point et peut être sur un seul, tous les sociologues sont d'accord: la difficulté de définir la sociologie» (Aron, 1992, 212). Pour aussi réducteur que cela puisse paraître, on considèrera que la sociologie travaille sur un champ, au moins, celui des processus identitaires ; les difficultés de la cohésion sociale s'y analysent à travers le jeu des Nous multiples. L'approvisionnement serait donc le champ de l'économie politique. Mais de quoi s'agit-il exactement? Pour aussi divers et nombreux qu'ils soient, les gestes que les êtres humains effectuent quotidiennement, peuvent être classés en deux catégories, d'un côté, ceux qui sont accomplis à l'instant où les êtres humains satisfont leurs désirs, de l'autre, les gestes accomplis pour obtenir ce qui est nécessaire à la satisfaction de ces mêmes désirs. Ce clivage correspond à ces deux moments que sont celui de la jouissance et celui d'avant la jouissance, moment de sa préparation; l'ensemble des gestes de l'avant, constitue l'espace de l'approvisionnement. Ces gestes sont généralement classés en deux séries: ceux qui relèvent de la production et ceux qui relèvent de la distribution. Afin d'éviter toute erreur d'interprétation, il convient de noter que l'opération appelée consommation relève de l'approvisionnement; elle désigne le dernier effort avant l'utilisation.« L'économie concerne le processus institutionnalisé d'interaction entre les hommes et la nature pour la satisfaction des besoins d'une société (...) Lorsque leur satisfaction requiert la production et la distribution de moyens matériels, on en appelle à l'économie» (Trigilia, 2002, 14); quand la satisfaction des désirs exige un préalable, il faut faire appel à l'économie. Les économistes font de ce préalable, le champ de leur recherche. Comme tous les chercheurs en sciences sociales, les économistes sont des chroniqueurs de l'histoire humaine; leur originalité tient au choix de leur champ: ils racontent 1'histoire des êtres humains préoccupés par la résolution de leurs problèmes d'approvisionnement. Pour obtenir une définition satisfaisante de l'économie politique il suffit de lier en une seule formule l'objet de la discipline et son champ. Parce qu'elle 16 est intriguée par la souffrance humaine engendrée par la vie collective, l'économie politique est la discipline qui étudie la manière dont, à l'occasion de l'approvisionnement, se nouent les fils de la cohésion sociale et se résolvent les problèmes posés par les victimes,. l'un de ses motifs principaux est la question sociale. Le moment de l'approvisionnement, préoccupation centrale de l'économie, est un moment de grande convoitise, puisque s'y décide la jouissance future. On est en droit d'imaginer que s'instaurent alors, entre les êtres humains, des rapports d'autorité. C'est ce point qu'il convient d'interroger: quelle est la nature des relations qui s'établissent entre les membres de la collectivité à l'occasion de l'approvisionnement? Pour certains, les relations qui se nouent à cette occasion sont naturellement des relations d'indépendance, pour d'autres, elles sont par nature des relations de subordination. On vise par là l'absence ou la présence de rapports de domination. Ceux qui supposent que ces rapports existent sont classés du côté des théoriciens de la subordination, les autres du côté des théoriciens de l'indépendance. Combinées avec les réponses apportées à la question précédente, ces deux dernières réponses permettent de proposer une typologie des points de vue. Elle est constituée de six types, que le tableau ci-après présente. Dans chaque case de ce tableau sont portés, à titre indicatif, les noms d'écoles parmi les plus connues, chacune pourrait être décomposée en sous-écoles; en outre, les autres écoles trouvent leur place dans la grille. Indépendance Subordination Liaison sociale Ecole néoclassique Ecole radicale Lien social Ecole keynésienne Ecole marxiste Liant social Ecole institutionnaliste Ecole régulationniste Les moyens que chaque approche développe pour élucider l'énigme qui fait l'économie politique sont si singuliers que les approches deviennent étrangères les unes aux autres. Chacune constitue une langue à part entière; chacune propose ses propres réponses aux questions soulevées par le vivre ensemble. Cet ouvrage présente les réponses apportées par les écoles dont les noms apparaissent dans le tableau ci-dessus. 17 Contenu de l'ouvrage. L'ouvrage présente les procédés qu'utilisent les économistes pour penser la vie en société. D'évidence, il ne concerne pas tous les modes d'organisation de la vie collective concevables. Comme indiqué plus haut, l'ensemble social auquel il est dédié, est celui qui est quelques fois nommé économie de marchés, quelques fois économie capitaliste. Puisqu'il s'agit d'un ouvrage d'économie politique, il n'y est pas question de macroéconomie. La question sociale l'occupe tout entier. La liste des victimes au sujet desquelles la question sociale se pose, sera amputée d'une part importante. Les victimes peuvent être classées en deux catégories, la première est composée de ceux qui sont capables de fournir un travail, la seconde de ceux qui, parce que trop vieux, trop jeunes, malades ou handicapés..., sont incapables de le faire; l'étude de la liste entière des victimes est réservée à un autre ouvrage, celui-ci est consacré aux seuls candidats à la vie collective qui sont capables de fournir du travail. Ce n'est pas pour autant qu'ils obtiennent sans faillir la qualité de partenaire. Ils sont en effet soumis au jeu du dispositif vecteur de cohésion sociale. Ce dispositif constitue la pièce maîtresse de l'analyse, sa description doit impérativement ouvrir toute réflexion sur le social. Cela sera fait dans le cadre d'un chapitre préliminaire. Le chapitre préliminaire parle du monde tel qu'il est, acteurs du jeu social et dispositif vecteur de cohésion sociale fondateur. Ce monde est celui dans lequel nous vivons, bien sûr. Il semble évident qu'au cours de ce moment, moment descriptif, les auteurs, en désaccord par ailleurs, se seront réconciliés et qu'ils s'entendront pour proposer une seule description de ce monde. Or, il n'en va pas ainsi et le chapitre préliminaire dit pourquoi. Ce résultat informe le découpage du texte qui va suivre: chaque approche doit être présentée dans sa globalité. Le reste de l'ouvrage présente donc les six points de vue séparément. En conformité avec le procédé d'exposition, chaque présentation rend compte des événements auquel le dispositif vecteur de cohésion sociale donne naissance: classement (intégration, exclusion, discrimination), jugement Gustice sociale), question sociale (victimes), montage (en réponse à la question sociale). En ce qui concerne ce dernier point, les montages, les théoriciens de l'indépendance et de la subordination se différencient. Les analyses que conduisent les premiers les amènent à décrire le montage tel que nous devrions l'observer. Certes, il n'est pas le même pour les théoriciens de la liaison sociale, du lien social ou du liant social, mais chacun considère qu'en déclinant les caractéristiques du montage auquel il pense, il décrit le montage concret, celui qui fait notre quotidien. Ces montages, il est possible de les nommer: montage libéral appareillé, montage libéral répressif, montage libéral libertaire pour les 18 néoclassiques, montage ordo libéral, montage néocorporatif pour les institutionnalistes, montage républicain pour les keynésiens. D'évidence, à un instant du temps, le monde ne peut prendre toutes ces formes à la fois. Le besoin d'en savoir plus sur l'émergence des montages concrets se fait sentir. Les théoriciens de la subordination interviennent dans cette problématique, leurs propositions valent théorie de l'émergence des montages concrets. Ces remarques orientent le plan de l'ouvrage. Une partie, la première, est consacrée aux théoriciens de l'indépendance; elle est constituée de six chapitres, un par montage. L'autre partie est réservée aux théoriciens de la subordination. 19