Intentions de jeu :
Cette farce tragi-comique de Federico Garcia Lorca est construite autour d'une figure centrale: la jeune save-
tière. Les différents personnages gravitent et tournoient autour d'elle. Ils s'observent, se toisent, se confron-
tent, jouent parfois les uns avec les autres, et souvent les uns contre les autres.
Tout au long de l'histoire, la trame du mélodrame se tisse: une jeune femme étouffe dans une vie qu'on lui a
imposée, autour d'elle les rumeurs enflent, les femmes la jalousent férocement, son mari la quitte, elle est
presque lapidée sur la place publique.
Pourtant, Federico Garcia Lorca parvient à faire de cette histoire une comédie mordante en forçant le trait
des personnages et en installant une distanciation entre le public et l'histoire. Il montre bien aux spectateurs
qu'ils sont au théâtre, que ce qu'ils vont voir n'est que du jeu. Dès le prologue, l'auteur se met en scène et
s'adresse aux spectateurs: «Honorable public...L'auteur a choisi de donner à son thème dramatique le rythme
vif d'une petite savetière du peuple... le public ne devra pas s'étonner de sa véhémence ni de sa brusquerie...»
Il donne même, en public, les dernières indications de jeu à la savetière qui piaffe d'impatience pour entrer
en scène: «Pour commencer, tu arrives de la rue.»
Nous voulons jouer à vue la transformation des comédiens en personnages. Nous souhaitons mettre en scène
des comédiens qui, tout comme les personnages, luttent eux aussi pour conserver ou se débarrasser de leurs
rôles. Des comédiens qui parfois prendront même le dessus sur le jeu de leurs personnages.
Cette pièce aborde principalement les thèmes du désir et de l'illusion. Elle porte sur la scène la perception
fantasmée de la réalité, principe même du théâtre. Où se trouve la frontière entre le rêve et la réalité? Les
protagonistes sont en lutte avec le rôle que la société leur a imposé ou refusé : le savetier a été poussé à se
marier alors que sa vie de célibataire lui convenait. La savetière a été contrainte d'épouser un homme qui
pourrait être son père. Elle rêve d'un mari jeune et riche qui lui donnerait un enfant, elle ne supporte plus le
savetier, mais à partir du moment où il la quitte sans rien dire, elle l'attend, le magnifie, l'idolâtre.
Le personnage de l'enfant est à la frontière de la réalité et du fantasme. Il dit à la savetière les rumeurs qui
courent, sans pour autant y croire, sans rien projeter sur elle, sans jugement.
L'enfant joue avec la savetière le même rôle que l'auteur joue avec le public.
L'adresse directe de l'auteur au public et la ligne ténue qui s'installe entre la vie réelle et la vie rêvée, nous
ont donné l'envie de pousser plus loin cette mise en abîme du théâtre. La rumeur occupe aussi une place très
importante dans cette pièce. C'est elle qui fait basculer le fantasme dans la réalité.
Aussi, dans la continuité d'un principe de jeu interactif, nous avons envie de donner à voir ces commérages
et cette foule en utilisant le public comme quatrième comédien. Cette interactivité s'installera peu à peu,
d'abord avec le public tout entier, et toujours en étant guidée jamais imposée. Les spectateurs pourront donc
faire enfler la rumeur qui gronde ou apaiser, par l'empathie, la savetière trop émotive. Nous souhaitons réunir
les comédiens, les personnages et le public dans un même rythme et une même pulsation, comme une ru-
meur qui court.
Première représentation de la savetière prodigieuse,
1931.